Avec
ceux qui les séparent, ces écrits scandent l’assemblage
des pièces d’un puzzle ; je veux dire
qu’ils sont tributaires du temps nécessaire, et
des difficultés qui s’opposaient, à la récolte
des moyens d’une démonstration, ou du moins d’une
exposition.
Parce qu’il a fallu,
chaque fois, s’évertuer à faire entendre la
cohérence des faits – quand l’accumulation des évidences
(au sens anglais comme au sens français du mot) ne parvenaient
pas à faire sens – l’auteur demande qu’on
lui passe quelques redites.
Je ne prétends pas, en si peu de pages, offrir une analyse suffisante,
moins encore un historique, de la complicité de génocide, de crime
contre l’humanité et de crime de guerre qui associe depuis huit
ans le pouvoir de Belgrade et celui de Zagreb aux Etats dits de l’Ouest.
Le lecteur y trouvera toutefois des repères pour l’orienter dans
le dédale du crime inter-étatique dont les ensembles humains qui
composent l’ « ex-Yougoslavie » ont fait, font
et continueront de faire les frais.
Ce n’est pas eux, pourtant, qu’il importerait d’éclairer.
Les Bosniaques savent mieux que nous, et les Kosovars commencent à savoir,
ce qu’il convient de penser du rôle qu’ont joué,
pour leur malheur, les Etats du Groupe de contact, de l’OTAN,
de l’OSCE ou les membres permanents du Conseil de sécurité de
l’ONU. Ce sont plutôt Bouvard et Pécuchet, Homais
ou Tintin à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales et leurs homologues anglo-saxons, hispaniques, romains
et germaniques qu’il faudrait déciller à l’endroit
de leurs chers Etats et de leurs chères institutions, qu’ils
s’obstinent à croire fondamentalement bons et indéfiniment
perfectibles.
Disons, à leur décharge, qu’on ne les a pas
aidés. Si la version franco-anglo-serbo-croato-onusienne
du conflit a bien été le discours dominant dans tous
les pays européens comme outre-Atlantique, du moins s’est
il trouvé, hors de France, des journalistes assez curieux
et assez honnêtes pour prendre le risque professionnel d’énoncer
quelques vérités gênantes, de mener de véritables
enquêtes, de proposer une interprétation du cours
des choses qui se distinguât de la récitation servile.
On doit à ces rares esprits libres (il y en eut aussi parmi
des gens étrangers au monde journalistique) de nombreux
textes de qualité, aujourd’hui encore inconnus en
France, où l’étouffoir politico-médiatique
ne s’est jamais heurté à une contradiction
sérieuse. Aucune analyse correctement documentée
de la collusion serbo-croato-occidentale n’est parue, rien
qui fût susceptible de fournir ne serait-ce que l’esquisse
d’une intelligibilité globale pour rendre compte d’un
processus international.
Ceux qui, en France, ont soutenu la cause des Bosniaques ont fait
l’impasse sur les conditions de possibilité inter-étatiques
de la « purification ethnique » et des guerres
de Milosevic-Tudjman. Leurs critiques ont été parcellaires
et circonstancielles, sans portée parce que sans vue d’ensemble
ou sans force parce qu’elles ne voulaient pas d’adversaire :
aucun dirigeant politique ou militaire occidental n’a été nommément
mis en cause au titre de sa complicité, aucune institution
au titre de sa nocivité. Les plus audacieux se sont répandus
en exhortations, rappelant telle ou telle instance à ses
devoirs et au soin plus attentif qu’elle devrait prendre
de son « honneur », ou la « patrie
des droits de l’homme » à sa mission éternelle.
Non, une si respectable organisation internationale, de si intègres
représentants du peuple, une si éminente nation,
une si valeureuse armée ne pouvaient souffrir que leurs
noms fussent associés à la passivité devant
le crime. Il n’y avait, bien sûr, nulle passivité.
Au langage de collabo tenu par la très grande majorité de
ceux dont le public peut lire la prose, écouter les discours
ou voir les reportages ont répondu des propos de courtisan.
Encore étaient-ils si peu nombreux qu’ils ont paru
hardis.
La complaisance a été sans faille parce que rien
n’a été dit ni fait qui rompît avec l’acceptation
de l’ordre socio-politique dont procèdent les pratiques
criminelles contre lesquelles on protestait. L’ignorance
et l’incompréhension y ont naturellement été pour
beaucoup ; les soucis de carrière et d’ «image » publique
n’ont pas compté pour peu ; le crétinisme
politique contemporain, qui se flatte de ne pas penser plus loin
que le bout de l’ordre établi, a pesé autant.
Un bilan des publications françaises relatives à cette
période montrerait donc une succession de guerres et de
crimes suspendus dans le vide ou confinés sur une planète
où les puissances terrestres n’abordent jamais et
n’ont aucune influence, si ce n’est post festum.
Ainsi est-on allé radotant que « la France » devrait
agir de telle ou telle manière pour faire cesser ou réparer
les torts infligés aux civils par les guerres de ses amis,
sans que quiconque s’avisât que l’Etat français
agissait dès avant le déclenchement des opérations
militaires serbo-fédérales, puis au long d’une
agression dont il est l’un des responsables et l’un
des protagonistes.
Depuis que l’OTAN a pilonné des objectifs civils en
Serbie et au Kosovo (chacun sait à présent que l’armée
serbe en est sortie indemne), la presse française s’est
aperçue que Milosevic est un « criminel » qui
persécute les populations yougoslaves depuis dix ans. Mieux
vaut tard que jamais. Mais c’est encore trop tôt pour
des légions d’« intellectuels de gauche »,
dernières vestales, avec les « nationaux-républicains »,
d’un pro-serbisme qui n’ose presque plus dire son nom.
L’impérialisme otanien échauffe leur bile,
mais ils n’ont jamais vu passer l’impérialisme
serbe, qui n’est d’ailleurs pas si méchant parce
qu’il est plus petit. Dans l’opération « Force
alliée », ils n’ont vu, c’est le
cas de le dire, que du feu – nulle mesure qui pût servir
la domination serbe, dont Milosevic n’est à l’évidence
qu’un accessoire à usure programmée et un valet
qu’on renvoie lorsqu’on juge qu’il abuse des
libertés qu’on lui octroie. Voici huit ans qu’en
spécialistes de la « complexité » ils
pontifient sur ces guerres auxquelles ils n’entendent rien,
et dans leurs fiefs, ils ne sont pas près de tolérer
autre chose que l’écho de leurs chansons (cf. annexe F).
Pour ne mentionner qu’une ou deux de leurs plus récentes
performances, le dernier printemps a vu tel d’entre eux,
historien de grand renom, découvrir la cause de la déportation
des Kosovars dans l’exode des Serbes de « Krajina » devant
l’offensive croate en septembre 1995.
Quelques semaines plus tard, les massacres des Kosovars étant
avérés, tel autre qui trouvait jadis la terreur stalinienne « proprement
restauratrice » et disait « redouter les
antistaliniens vulgaires » parce qu’il était
un lacano-stalinien qui se croyait distingué, expliquait
qu’il ne fallait rien faire pour empêcher les Serbes
de commettre leurs crimes (le remède serait fatalement pire
que le mal). Cette intéressante opinion, développée
dans les pages « Débats » du Monde,
ne mérite-t-elle pas d’être considérée :
oui, on extermine, et alors ?
Semblable posture, qui rend tout négationnisme superflu,
devrait connaître une carrière très française.
Faute de pouvoir dissimuler leur rôle dans le génocide
des Tutsi – auquel celui des Bosniaques a servi de modèle
et d’inspiration (technique, impunité et complicités
internationales similaires) - ses souteneurs hexagonaux ne tarderont
plus à dire tout haut ce que Mitterrand murmurait à ses
proches : « dans ces pays-là, un génocide,
c’est pas trop important ».
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