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Nuits serbes et brouillards occidentaux. Introduction à la complicité de génocide


Jean-Franklin Narodetzki, L'Esprit frappeur, 1999.

 

Voici un mélange de textes inédits et d’articles publiés par des revues francophones et étrangères (« L’égorgeur et le faussaire » est paru en traduction dans le mensuel bosniaque Dani de septembre et octobre 1996 et « L’Alliance contre les Kosovars », dans la revue italienne Mille Piani). A l’exception de l’article publié par Libération en juin 1993 (« C’est tout », en annexe), ils ont été écrits dans l’après-coup de séjours faits en Bosnie entre août 1992 et décembre 1995. Le premier expose les motifs de ces voyages et les raisons du parti que j’ai pris. Le dernier compare la stratégie occidentale appliquée au Kosovo avec celle qui a été exercée à l’encontre des Bosniaques.

Avec ceux qui les séparent, ces écrits scandent l’assemblage des pièces d’un puzzle ; je veux dire qu’ils sont tributaires du temps nécessaire,  et des difficultés qui s’opposaient, à la récolte des moyens d’une démonstration, ou du moins d’une exposition.
Parce qu’il a fallu, chaque fois, s’évertuer à faire entendre la cohérence des faits – quand l’accumulation des évidences (au sens anglais comme au sens français du mot) ne parvenaient pas à faire sens – l’auteur demande qu’on lui passe quelques redites.
Je ne prétends pas, en si peu de pages, offrir une analyse suffisante, moins encore un historique, de la complicité de génocide, de crime contre l’humanité et de crime de guerre qui associe depuis huit ans le pouvoir de Belgrade et celui de Zagreb aux Etats dits de l’Ouest. Le lecteur y trouvera toutefois des repères pour l’orienter dans le dédale du crime inter-étatique dont les ensembles humains qui composent l’ « ex-Yougoslavie » ont fait, font et continueront de faire les frais.

Ce n’est pas eux, pourtant, qu’il importerait d’éclairer. Les Bosniaques savent mieux que nous, et les Kosovars commencent à savoir, ce qu’il convient de penser du rôle qu’ont joué, pour leur malheur, les Etats du Groupe de contact, de l’OTAN, de l’OSCE ou les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU. Ce sont plutôt Bouvard et Pécuchet, Homais ou Tintin à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et leurs homologues anglo-saxons, hispaniques, romains et germaniques qu’il faudrait déciller à l’endroit de leurs chers Etats et de leurs chères institutions, qu’ils s’obstinent à croire fondamentalement bons et indéfiniment perfectibles.


Disons, à leur décharge, qu’on ne les a pas aidés. Si la version franco-anglo-serbo-croato-onusienne du conflit a bien été le discours dominant dans tous les pays européens comme outre-Atlantique, du moins s’est il trouvé, hors de France, des journalistes assez curieux et assez honnêtes pour prendre le risque professionnel d’énoncer quelques vérités gênantes, de mener de véritables enquêtes, de proposer une interprétation du cours des choses qui se distinguât de la récitation servile. On doit à ces rares esprits libres (il y en eut aussi parmi des gens étrangers au monde journalistique) de nombreux textes de qualité, aujourd’hui encore inconnus en France, où l’étouffoir politico-médiatique ne s’est jamais heurté à une contradiction sérieuse. Aucune analyse correctement documentée de la collusion serbo-croato-occidentale n’est parue, rien qui fût susceptible de fournir ne serait-ce que l’esquisse d’une intelligibilité globale pour rendre compte d’un processus international.


Ceux qui, en France, ont soutenu la cause des Bosniaques ont fait l’impasse sur les conditions de possibilité inter-étatiques de la « purification ethnique » et des guerres de Milosevic-Tudjman. Leurs critiques ont été parcellaires et circonstancielles, sans portée parce que sans vue d’ensemble ou sans force parce qu’elles ne voulaient pas d’adversaire : aucun dirigeant politique ou militaire occidental n’a été nommément mis en cause au titre de sa complicité, aucune institution au titre de sa nocivité. Les plus audacieux se sont répandus en exhortations, rappelant telle ou telle instance à ses devoirs et au soin plus attentif qu’elle devrait prendre de son « honneur », ou la « patrie des droits de l’homme » à sa mission éternelle. Non, une si respectable organisation internationale, de si intègres représentants du peuple, une si éminente nation, une si valeureuse armée ne pouvaient souffrir que leurs noms fussent associés à la passivité devant le crime. Il n’y avait, bien sûr, nulle passivité.
Au langage de collabo tenu par la très grande majorité de ceux dont le public peut lire la prose, écouter les discours ou voir les reportages ont répondu des propos de courtisan. Encore étaient-ils si peu nombreux qu’ils ont paru hardis.


La complaisance a été sans faille parce que rien n’a été dit ni fait qui rompît avec l’acceptation de l’ordre socio-politique dont procèdent les pratiques criminelles contre lesquelles on protestait. L’ignorance et l’incompréhension y ont naturellement été pour beaucoup ; les soucis de carrière et d’ «image » publique n’ont pas compté pour peu ; le crétinisme politique contemporain, qui se flatte de ne pas penser plus loin que le bout de l’ordre établi, a pesé autant.
Un bilan des publications françaises relatives à cette période montrerait donc une succession de guerres et de crimes suspendus dans le vide ou confinés sur une planète où les puissances terrestres n’abordent jamais et n’ont aucune influence, si ce n’est post festum. Ainsi est-on allé radotant que « la France » devrait agir de telle ou telle manière pour faire cesser ou réparer les torts infligés aux civils par les guerres de ses amis, sans que quiconque s’avisât que l’Etat français agissait dès avant le déclenchement des opérations militaires serbo-fédérales, puis au long d’une agression dont il est l’un des responsables et l’un des protagonistes. 

        
Depuis que l’OTAN a pilonné des objectifs civils en Serbie et au Kosovo (chacun sait à présent que l’armée serbe en est sortie indemne), la presse française s’est aperçue que Milosevic est un « criminel » qui persécute les populations yougoslaves depuis dix ans. Mieux vaut tard que jamais. Mais c’est encore trop tôt pour des légions d’« intellectuels de gauche », dernières vestales, avec les « nationaux-républicains », d’un pro-serbisme qui n’ose presque plus dire son nom. L’impérialisme otanien échauffe leur bile, mais ils n’ont jamais vu passer l’impérialisme serbe, qui n’est d’ailleurs pas si méchant parce qu’il est plus petit. Dans l’opération « Force alliée », ils n’ont vu, c’est le cas de le dire, que du feu – nulle mesure qui pût servir la domination serbe, dont Milosevic n’est à l’évidence qu’un accessoire à usure programmée et un valet qu’on renvoie lorsqu’on juge qu’il abuse des libertés qu’on lui octroie. Voici huit ans qu’en spécialistes de la « complexité » ils pontifient sur ces guerres auxquelles ils n’entendent rien, et dans leurs fiefs, ils ne sont pas près de tolérer autre chose que l’écho de leurs chansons (cf. annexe F).


Pour ne mentionner qu’une ou deux de leurs plus récentes performances, le dernier printemps a vu tel d’entre eux, historien de grand renom, découvrir la cause de la déportation des Kosovars dans l’exode des Serbes de « Krajina » devant l’offensive croate en septembre 1995.
Quelques semaines plus tard, les massacres des Kosovars étant avérés, tel autre qui trouvait jadis la terreur stalinienne « proprement restauratrice » et disait « redouter les antistaliniens vulgaires » parce qu’il était un lacano-stalinien qui se croyait distingué, expliquait qu’il ne fallait rien faire pour empêcher les Serbes de commettre leurs crimes (le remède serait fatalement pire que le mal). Cette intéressante opinion, développée dans les pages « Débats » du Monde, ne mérite-t-elle pas d’être considérée : oui, on extermine, et alors ?


Semblable posture, qui rend tout négationnisme superflu, devrait connaître une carrière très française. Faute de pouvoir dissimuler leur rôle dans le génocide des Tutsi – auquel celui des Bosniaques a servi de modèle et d’inspiration (technique, impunité et complicités internationales similaires) - ses souteneurs hexagonaux ne tarderont plus à dire tout haut ce que Mitterrand murmurait à ses proches : « dans ces pays-là, un génocide, c’est pas trop important ».

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Association Internationale de Recherches sur les Crimes contre l'Humanité et les Génocides (AIRCRIGE)