La guerre d'Algérie
rejoint plusieurs interrogations qui participent de cette réflexion
collective, et d'abord la place du témoignage au
croisement des pratiques historiographique et juridique.
Il est incontestable que le grand nombre de témoignages
rapportés et publiés entre 1954 et 1962 est une
source essentielle d'informations crédibles pour la
recherche historique ou, à l'intention des juristes,
pour qualifier les actes commis.
Ces témoignages
de victimes, d'acteurs ou de témoins relatent, des couloirs
de la villa Sesini et de la cité Ameziane aux "zones
interdites", des camps de Paul Cazelles et Berrouaghia à la
prison de Barberousse, en Algérie, comme de la rue des
Saussaies à Paris à la rue Vauban à Lyon,
en France, toutes les formes de la violence politique à laquelle
il a été fait recours. Ainsi, après la signature
des Accords de paix d'Évian et la fin des hostilités,
il n'a pas été révélé de méthodes
répressives qui n'aient été dénoncées
dans le cours des événements ; les témoignages
de victimes de tortures rapportés ces derniers mois, présentés
journalistiquement comme des révélations, sans
rien leur retirer de leur valeur et de leur signification, ne
font que confirmer des faits, des lieux, des noms de tortionnaires
déjà dénoncés il y quarante ans et
plus.
L'importance, par le nombre
et la crédibilité, des témoignages publiés
alors, tient au fait que la dénonciation de l'indicible
fut, et cela dès les premières semaines du conflit,
un moyen essentiel, voire le premier, pour stigmatiser la guerre
coloniale conduite par les gouvernements de la Troisième
puis de la Quatrième République. On sait les grandes
difficultés que rencontrent les populations victimes de
répressions à faire entendre leurs cris, raison
pour laquelle, le plus souvent, l'horreur ne se dévoile
pleinement qu'au terme du conflit. S'il n'en fut pas ainsi lors
de la guerre d'Algérie, cela est dû au fait que,
pour mener le travail de dénonciation, ce sont des Français,
bénéficiant d'un accès à la parole
refusé aux Algériens, qui furent le principal vecteur
de la voix des suppliciés.
Face aux accusations de
propagande contre leur pays, voire de trahison, dont ils se voyaient
l'objet, ou pour éviter les risques d'instrumentalisation,
il était important, toute fausse imputation permettant
de contester les sévices, même les plus avérés,
et de jeter le discrédit sur leur action, de faire montre,
dans ce travail de divulgation, de sérieux et d'être
pleinement certains de l'authenticité des sources. Si
déterminé qu'ait pu être l'engagement anticolonialiste
de ces porteurs de témoignage, cette entreprise de rupture
se devait de ne pas se confondre avec une action de propagande.
Si l’on a en mémoire
qu’une grande majorité de voix autorisées
s’exprimaient contre tout abandon de l’Algérie
ou les sentiments d’une population pour laquelle tout naturellement,
depuis les bancs de l’école, l’Algérie était
française, si l’on rappelle les moyens dont disposaient
le lobby colonial pour maintenir ses privilèges et ceux
déployés par le pouvoir et l’armée
pour s’assurer le contrôle de l’opinion, si
l’on prend en compte un racisme latent à l’encontre
des populations nord-africaines, on conçoit combien il
fut (alors) subversif de prendre position contre cette guerre
et de dénoncer ses infamies. [1]
Mais, malgré les
entraves évidentes à vérifier les informations
reçues, malgré les poursuites judiciaires et bien
que leur publication fut soumise aux saisies "effectuées
en vertu de la loi du 3 avril 1955, renforcée par un décret
du 17 mars 1956, déclarant l’état d’urgence
et autorisant les autorités administratives à prendre
toutes les mesures pour assurer le contrôle de la presse
et des publications de toute nature", la publication
de témoignages put se faire. Elle le fut notamment dans Esprit, Les
Temps Modernes, les Cahiers de Témoignage Chrétien,
dans des publications comme Témoignages et Documents et Vérité-Liberté ou
par les Éditions de Minuit, François Maspero ou
La Cité-Éditeur et elle permit ainsi de lézarder
la chape de silence imposée par le pouvoir et de fissurer
le discours colonial dominant jusqu'à influencer sur le
cours de la guerre. À ce titre, La Question d'Henri
Alleg a joué un rôle semblable à celui de
la photo d'enfants, brûlés au napalm, fuyant sur
une route, pendant la guerre du Vietnam.
Acte moral, ce travail
fut conduit de façon scrupuleuse; la démarche de
Pierre Vidal-Naquet et Jerôme Lindon, qui, effectuant un
travail d'historien mais également de juge d'instruction,
ont recomposé, dans le temps de la guerre, les conditions
de l'assassinat et de la disparition de Maurice Audin, reste à ce
titre exemplaire. Ces centaines de J’accuse que
sont les témoignages de victimes rendus publics, allant
de Mohammed Abbas Turqui à Saïd Zouaoui, récits
souvent confirmés par des officiers et des rappelés,
eurent, sur le cours des événements et dans le
cheminement et la montée de l'opposition à cette
guerre, une importance, aujourd'hui sous-estimée, qui
méritait d'être rappelée.
Ces témoignages, étayés par les centaines
de livres et documents filmés publiés ou réalisés
après la fin des hostilités, contribuèrent
aussi, on l'ignore trop, à l'échec de la "guerre
psychologique", qui légitimait la torture comme moyen
d'intervention; échec si traumatisant pour ses instigateurs
qu’il fallut près de 40 ans, et la guerre au Kosovo,
pour que “ l’action psychologique ” ne
soit plus un sujet tabou dans les États-majors de l'armée.
Surtout, ces milliers de pages, véritables "archives
citoyennes", constituent un dossier irrécusable à l'encontre
de toute tentative ou volonté de déni.
Y a-t-il déni des
crimes de guerre et des crimes contre l'humanité commis
lors des événements d'Algérie? À ce
sujet, le débat engagé sur le "devoir de mémoire" apparaît
fort ambigu. Il n'y a pas déni, par exemple, si l'on se
réfère aux déclarations et aux écrits
du général Aussaresses, lorsque le crime est revendiqué ou
qu'il est avoué par le général Massu dans
une interview. [2] Il
n'y a pas non plus déni quand, dans des déclarations,
des actes officiels, ou par l'apposition d'une plaque commémorative,
la torture ou la répression du 17 octobre à Paris
sont reconnus.
Toutefois, quand le recours à la
torture comme méthode de guerre est présenté comme
une bavure nécessaire et qu'il serait le fait de dérives
individuelles, bien qu'il ne s'agisse nullement d'actes isolés,
spontanés, à la marge, mais que son usage récurrent
fut couvert, alors s'insinue, par le biais d'une relativisation
de la gravité des exactions, par un refus de leur caractère
méthodique et par la banalisation des actes de guerre,
une déréalisation quicouvre le déni.
Déni de surcroît bien réel quand il s'agit
des ratonnades, des camps de regroupement, des bombardements
aveugles, des exécutions sommaires, des "opérations
homo", sur lesquels le mutisme reste entier.
Cette forme diffuse du
déni, quipasse par la reconnaissance
sélective de certains actes et l'occultation délibérée
d'autres crimes de guerre ou crimes coloniaux, relève
d'un raisonnement spécieux qui permet de dégager
la responsabilité de la hiérarchie militaire et,
au-delà de la responsabilité des militaires, celles
des politiques, niveau auquel furent couvertes les exactions,
niveau auquel furent prises les décisions, depuis le transfert
des pouvoirs de police à l'autorité militaire,
jusqu'au recours au terrorisme d'État avec l'envoi de
colis piégés. C'est bien là la finalité du
clair-obscur qui entoure le "devoir de mémoire".
0n touche icià uneautre
interrogation de ce colloque, le brouillage politique.
Les principaux partis, et de droite et de gauche, qui composent
aujourd'hui la majorité et l'opposition furent, de 1954 à 1962,
successivement au pouvoir. Stratégie politique ou inhibition,
ces partis récusent aujourd'hui la qualification des faits
et la responsabilité des leurs dans la politique suivie
et les moyens utilisés lors de la guerre ou du moins se
refusent à les assumer pleinement. Aucun transfert de
responsabilité des actes commis, comme il en est avec
le régime de Vichy lors de la Seconde Guerre mondiale,
n'étant possible, les conditions sont remplies pour l'effacement
de la ligne de partage entre la droite et la gauche, pour une
connivence tacite dans une attitude de silence et d'oubli. Ce
brouillage se trouve renforcé en raison des tensions et
déchirures qui traversent toujours la société française à propos
des événements d'Algérie, les plaies physiques
et morales qu'ils ont occasionnées demeurent et les sentiments
exacerbés qui en résultent dans la mémoire
collective n'autorisent toujours pas une approche dépassionnée
du conflit.
La justification simplificatrice
le plus souvent évoquée pour le détournement
de l'examen des faits est le renvoi aux actes de l'adversaire.
Il ne s'agit pas d'esquiver cet argument. Que les Algériens
aient également à assumer des crimes de guerre,
qu'il s'agisse d'exactions, de l'antagonisme entre le FLN et
le MNA, de liquidations internes, de l'épuration des harkis
- dans laquelle le gouvernement français porte lui-même
une très grande responsabilité -, nul ne le conteste,
mais cette question ne peut se résoudre par un "donnant
donnant et nous sommes quittes." Dans cette guerre, comme
lors de tous les conflits si les crimes commis par l'autre partie
peuvent expliquer certains actes, jamais ils ne les justifient.
Engrenage de la peur ou
ivresse du carnage, il n’y a pas de guerre sans bavures,
chacun est conscient de ce fait. Mais, quand il s'agit d'assumer
des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité ou
le crime de génocide, chaque État, chaque nation
se trouve seule face aux décisions prises et aux actes
commis, et il n'est pas de guerre au terme de laquelle le travail
d'Histoire, comme certains le proposent, puisse être conduit
conjointement par ceux qui se sont affrontés, ne serait-ce
que parce que chaque population a son vécu propre de l'événement,
surdéterminé par son rapport avec son passé et
sa condition présente. Ainsi, il faut accepter que l'occultation
de l'événement, côté français,
ou sa réécriture politique, côté algérien,
soient deux réalités qui font obstacles à la
réflexion, l'une et l'autre ne pouvant encore être
contestées ou, à tout le moins relativisées.
La confusion ou le rejet
des responsabilités n’aide pas la réflexion.
Cependant, dans le cas de la guerre d'Algérie, on ne peut
ignorer une chronologie dans les responsabilités. Nul
ne peut nier que la violence première fut, cela dès
1830, la violence coloniale : violence physique, violence morale,
violence identitaire. On ne peut non plus négliger le
fait que la France est un État de droit dans lequel les
décisions gouvernementales, politiques, militaires, judiciaires,
et leurs applications, doivent faire l'objet d'un contrôle.
Plus encore, l'État français, au contraire du FLN, était
un État de droit engagé par des instruments internationaux
relatifs aux droits de l'homme, au traitement des prisonniers
et à la protection des personnes civiles en temps de guerre,
qu'il avait ratifiés. Cette imprescriptibilité introduite
dans le droit international au cours de la seconde moitié du
XXe siècle autorise que soit posée la question
de la responsabilité des pouvoirs politiques et cela non
pas tant dans un besoin de décisions judiciaires, moins
encore par un besoin de vengeance, mais pour comprendre l'engrenage
et les logiques qui conduisent l'État à user de
la violence politique et à la légitimer.
Ce refus des forces politiques,
de droite comme de gauche, d'assumer les décisions prises
constitue un acte de déni qui se manifeste non seulement
dans la réduction du débat aux seuls faits de torture
- force est d'ailleurs de constater que celui-ci est devenu incontournable,
puisque son recours est avoué et même revendiqué -,
mais également dans une volonté affirmée
de circonscrire ce débat aux seuls historiens, comme si
le "devoir de mémoire" ne concernait pas d'autres
domaines de la recherche, ainsi que le montre à l'évidence
ce colloque, et comme si le "devoir de mémoire" ne
concernait pas, plus largement, chaque citoyen.
L'acte de déni se
constate aussi dans l'entrave ou l'interdit qui frappe certains
chercheurs, ceux-ci se voyant refuser l'accès aux archives
d'État. Le secret d'État ne pouvant plus raisonnablement être
invoqué, le refus d'ouvrir les archives, sur cette époque,
les obstacles dressés à leur consultation ou le
fait que des documents accessibles aux historiens soient expurgés,
doivent donc être considérés comme participant
d'un discours de la négation.
Pour répondre à ce
discours, il convient, autre thématique de ce colloque,
de penser au rôle du témoignage : ne s'agit-t-il
pas dans le cas de la guerre d'Algérie, prenant en compte
son importance et sa crédibilité, "d'archives
ouvertes" pour interpeller l'État afin qu'il donne
une réponse sur les faits relatés et, s'il y a
lieu, les récuse ? Mémoire brute, plus factuelle
que littéraire, dans ces témoignages, on trouve
les noms des victimes, de lieux où les actes furent commis,
de prisons, de camps de regroupement, de centres de torture,
etc. Y sont précisés également des noms
de tortionnaires, de leurs responsables hiérarchiques,
mais y figurent aussi les noms de ceux qui ont porté secours
aux suppliciés. Il est donc encore possible, mais le temps
presse, de vérifier les allégations et de procéder
aux recoupements nécessaires car, dans le jugement de
crimes de guerre, la pire des calomnies n'est pas les accusations
portées mais le silence observé à leur égard.
Une telle démarche,
introduisant le témoignage dans l'écriture de l'histoire,
pourrait aider à répondre à l’interrogation
de Pierre Vidal-Naquet formulée il y a quarante ans dans
son ouvrage La Raison d'État :
Comment fixer le rôle,
dans l’État futur, de la magistrature ou de l’armée
ou de la police si nous ne savons pas d’abord comment l’État,
en tant que tel, s’est comporté devant les problèmes
posés par la répression de l’insurrection
algérienne, comment il a été informé par
ceux dont c’était la mission de l’informer,
comment il a réagi en présence de ces informations,
comment il a informé à son tour les citoyens? [3]
Que le pouvoir ait été informé ou
non par ses services ou ses émissaires n’est pas
une question secondaire, mais les gouvernements successifs furent,
en tout état de cause, alertés par ceux qui refusaient
le terrible engrenage. Il le furent au plus haut niveau, par
Edmond Michelet, ministre, Paul Delouvrier, délégué général
du gouvernement, Paul Teitgen, haut fonctionnaire de la justice,
le général de Bollardière, par des écrivains
aux convictions aussi différentes qu’André Malraux,
Roger Martin du Gard, François Mauriac et Jean-Paul Sartre.
Ce sont là des allégations indiscutables.
La reconnaissance d'avoir
enfreint dans le cadre de la guerre les conventions sur les combattants,
les prisonniers et les personnes civiles et la compréhension
des mécanismes de ces dérives constituent un acte
nécessaire, mais ces archives ouvertes offrent un champ
de réflexions plus large et éclairent une autre
face de la violence d'État à prendre en compte.
On ne ressort pas indemne d’avoir pratiqué la question
ou d'avoir participé à des ratissages. Les témoignages
accumulés, on l'a dit, ne sont pas du seul fait des victimes,
mais ils émanent aussi de témoins, ils ouvrent
ainsi un terrain de recherche pour penser, transmettre et surmonter
l'événement.
À l'encontre de
la négation, la réflexion ne doit en effet pas
se limiter au travail d'histoire sur la violence politique, mais
doit s'accompagner d'un travail d'ordre psychologique. La torture
avilit plus encore celui qui commet l'acte que celui qui le subit,
et, pendant la guerre d'Algérie, la logique répressive
a gangrené l'armée, mais aussi la société,
jusqu'à menacer la République. Dénier les
crimes de guerre revient non seulement à nier les victimes
algériennes, mais également à ignorer le
traumatisme infligé à une génération
de jeunes Français, témoins ou acteurs. Au sortir
du conflit, les témoins, comme les victimes, ont cherché à effacer
l'abomination de leur mémoire, mais dans l'impossibilité de
pouvoir communiquer avec leur entourage, avec la société,
qui, voulant tourner la page, ne souhaitaient ni les écouter,
ni les entendre, les uns et les autres se sont alors murés
dans leur silence. Le traumatisme du silence infligé à cette
génération, doit, lui aussi, être assumé.
L'Histoire est obstinée et les cicatrices ne s'effacent
pas avec le temps, ce sont elles qui fondent la pensée
diffuse d'où ressurgissent, au détour des événements,
la violence et la haine.
Aujourd'hui objet d'histoire
plus qu'instrument judiciaire, le témoignage pourrait
donc, dans le cas des événements d'Algérie,
contribuer à établir la chaîne des responsabilités
dans les prises de décisions, permettre de mieux connaître
les mécanismes du recours à la violence politique.
Il pourrait également permettre de réagir à l'interpellation
de Sartre dans Une Victoire, écrit après
la publication de La Question :
Les Français
découvrent cette évidence terrible : si rien
ne protège une nation contre elle-même, ni son passé,
ni ses fidélités, ni ses propres lois, s’il
suffit de quinze ans () pour changer en bourreaux les victimes,
c’est que l’occasion décide seule : selon
l’occasion, n’importe qui, n’importe quand,
deviendra victime ou bourreau. [4]
Enfin, et ce n'est pas
là le moins important, ces témoignages feraient
connaître les raisons et les motifs de ceux qui ont refusé l'engrenage
de la violence d'État. Le "devoir de mémoire" n'est
pas péché et repentance; brutalement dit, il devrait être
pédagogique ou rien.
De la "rose blanche" aux "archives
citoyennes", la mémoire n’est pas faite que
de mauvais exemples et le refus du crime de guerre, du crime
contre l'humanité, constitue un acte civique à inculquer.
Comme le disait Karl Jaspers dans La Culpabilité allemande : "Celui
qui est resté passif sait qu'il s'est rendu moralement
coupable chaque fois qu'il a manqué à l'appel". [5] C'est
cet enseignement qu'interdit encore d'accomplir une mémoire
embarrassée par le déni.
NOTES
[1] N.
Andersson, "La censure en échec", in
Le
17 octobre 1961, Un crime d'État à Paris, Editions
La Dispute, 2001
[2] Le
Monde, 2 novembre 2000
[3] Pierre
Vidal-Naquet, Le Raison d'État, Les Éditions
de Minuit, 1962
[4] Jean-Paul
Sartre, Une Victoire, La Cité-Éditeur,
1958. Quinze ans était alors le temps écoulé depuis
la fin de la Seconde Guerre mondiale.
[5] Karl
Jaspers, La Culpabilité allemande, Les Éditions
de Minuit, 1948