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Le Témoignage dans le travail d'histoire
L'exemple algérien

Par N. Andersson, texte publié dans L'Histoire trouée, C. Coquio dir., L'Atalante, 2004 (Voir notre rubrique 'Publications' dans le menu d'accueil pour plus de renseignements sur l'ouvrage).

La guerre d'Algérie rejoint plusieurs interrogations qui participent de cette réflexion collective, et d'abord la place du témoignage au croisement des pratiques historiographique et juridique. Il est incontestable que le grand nombre de témoignages rapportés et publiés entre 1954 et 1962 est une source essentielle d'informations crédibles pour la recherche historique ou, à l'intention des juristes, pour qualifier les actes commis.

Ces témoignages de victimes, d'acteurs ou de témoins relatent, des couloirs de la villa Sesini et de la cité Ameziane aux "zones interdites", des camps de Paul Cazelles et Berrouaghia à la prison de Barberousse, en Algérie, comme de la rue des Saussaies à Paris à la rue Vauban à Lyon, en France, toutes les formes de la violence politique à laquelle il a été fait recours. Ainsi, après la signature des Accords de paix d'Évian et la fin des hostilités, il n'a pas été révélé de méthodes répressives qui n'aient été dénoncées dans le cours des événements ; les témoignages de victimes de tortures rapportés ces derniers mois, présentés journalistiquement comme des révélations, sans rien leur retirer de leur valeur et de leur signification, ne font que confirmer des faits, des lieux, des noms de tortionnaires déjà dénoncés il y quarante ans et plus.

L'importance, par le nombre et la crédibilité, des témoignages publiés alors, tient au fait que la dénonciation de l'indicible fut, et cela dès les premières semaines du conflit, un moyen essentiel, voire le premier, pour stigmatiser la guerre coloniale conduite par les gouvernements de la Troisième puis de la Quatrième République. On sait les grandes difficultés que rencontrent les populations victimes de répressions à faire entendre leurs cris, raison pour laquelle, le plus souvent, l'horreur ne se dévoile pleinement qu'au terme du conflit. S'il n'en fut pas ainsi lors de la guerre d'Algérie, cela est dû au fait que, pour mener le travail de dénonciation, ce sont des Français, bénéficiant d'un accès à la parole refusé aux Algériens, qui furent le principal vecteur de la voix des suppliciés.

Face aux accusations de propagande contre leur pays, voire de trahison, dont ils se voyaient l'objet, ou pour éviter les risques d'instrumentalisation, il était important, toute fausse imputation permettant de contester les sévices, même les plus avérés, et de jeter le discrédit sur leur action, de faire montre, dans ce travail de divulgation, de sérieux et d'être pleinement certains de l'authenticité des sources. Si déterminé qu'ait pu être l'engagement anticolonialiste de ces porteurs de témoignage, cette entreprise de rupture se devait de ne pas se confondre avec une action de propagande.

Si l’on a en mémoire qu’une grande majorité de voix autorisées s’exprimaient contre tout abandon de l’Algérie ou les sentiments d’une population pour laquelle tout naturellement, depuis les bancs de l’école, l’Algérie était française, si l’on rappelle les moyens dont disposaient le lobby colonial pour maintenir ses privilèges et ceux déployés par le pouvoir et l’armée pour s’assurer le contrôle de l’opinion, si l’on prend en compte un racisme latent à l’encontre des populations nord-africaines, on conçoit combien il fut (alors) subversif de prendre position contre cette guerre et de dénoncer ses infamies. [1]

Mais, malgré les entraves évidentes à vérifier les informations reçues, malgré les poursuites judiciaires et bien que leur publication fut soumise aux saisies "effectuées en vertu de la loi du 3 avril 1955, renforcée par un décret du 17 mars 1956, déclarant l’état d’urgence et autorisant les autorités administratives à prendre toutes les mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature", la publication de témoignages put se faire. Elle le fut notamment dans Esprit, Les Temps Modernes, les Cahiers de Témoignage Chrétien, dans des publications comme Témoignages et Documents et Vérité-Liberté ou par les Éditions de Minuit, François Maspero ou La Cité-Éditeur et elle permit ainsi de lézarder la chape de silence imposée par le pouvoir et de fissurer le discours colonial dominant jusqu'à influencer sur le cours de la guerre. À ce titre, La Question d'Henri Alleg a joué un rôle semblable à celui de la photo d'enfants, brûlés au napalm, fuyant sur une route, pendant la guerre du Vietnam.

Acte moral, ce travail fut conduit de façon scrupuleuse; la démarche de Pierre Vidal-Naquet et Jerôme Lindon, qui, effectuant un travail d'historien mais également de juge d'instruction, ont recomposé, dans le temps de la guerre, les conditions de l'assassinat et de la disparition de Maurice Audin, reste à ce titre exemplaire. Ces centaines de J’accuse que sont les témoignages de victimes rendus publics, allant de Mohammed Abbas Turqui à Saïd Zouaoui, récits souvent confirmés par des officiers et des rappelés, eurent, sur le cours des événements et dans le cheminement et la montée de l'opposition à cette guerre, une importance, aujourd'hui sous-estimée, qui méritait d'être rappelée.

Ces témoignages, étayés par les centaines de livres et documents filmés publiés ou réalisés après la fin des hostilités, contribuèrent aussi, on l'ignore trop, à l'échec de la "guerre psychologique", qui légitimait la torture comme moyen d'intervention; échec si traumatisant pour ses instigateurs qu’il fallut près de 40 ans, et la guerre au Kosovo, pour que “ l’action psychologique ” ne soit plus un sujet tabou dans les États-majors de l'armée. Surtout, ces milliers de pages, véritables "archives citoyennes", constituent un dossier irrécusable à l'encontre de toute tentative ou volonté de déni.

Y a-t-il déni des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité commis lors des événements d'Algérie? À ce sujet, le débat engagé sur le "devoir de mémoire" apparaît fort ambigu. Il n'y a pas déni, par exemple, si l'on se réfère aux déclarations et aux écrits du général Aussaresses, lorsque le crime est revendiqué ou qu'il est avoué par le général Massu dans une interview. [2] Il n'y a pas non plus déni quand, dans des déclarations, des actes officiels, ou par l'apposition d'une plaque commémorative, la torture ou la répression du 17 octobre à Paris sont reconnus.

Toutefois, quand le recours à la torture comme méthode de guerre est présenté comme une bavure nécessaire et qu'il serait le fait de dérives individuelles, bien qu'il ne s'agisse nullement d'actes isolés, spontanés, à la marge, mais que son usage récurrent fut couvert, alors s'insinue, par le biais d'une relativisation de la gravité des exactions, par un refus de leur caractère méthodique et par la banalisation des actes de guerre, une déréalisation quicouvre le déni. Déni de surcroît bien réel quand il s'agit des ratonnades, des camps de regroupement, des bombardements aveugles, des exécutions sommaires, des "opérations homo", sur lesquels le mutisme reste entier.

Cette forme diffuse du déni, quipasse par la reconnaissance sélective de certains actes et l'occultation délibérée d'autres crimes de guerre ou crimes coloniaux, relève d'un raisonnement spécieux qui permet de dégager la responsabilité de la hiérarchie militaire et, au-delà de la responsabilité des militaires, celles des politiques, niveau auquel furent couvertes les exactions, niveau auquel furent prises les décisions, depuis le transfert des pouvoirs de police à l'autorité militaire, jusqu'au recours au terrorisme d'État avec l'envoi de colis piégés. C'est bien là la finalité du clair-obscur qui entoure le "devoir de mémoire".

0n touche icià uneautre interrogation de ce colloque, le brouillage politique. Les principaux partis, et de droite et de gauche, qui composent aujourd'hui la majorité et l'opposition furent, de 1954 à 1962, successivement au pouvoir. Stratégie politique ou inhibition, ces partis récusent aujourd'hui la qualification des faits et la responsabilité des leurs dans la politique suivie et les moyens utilisés lors de la guerre ou du moins se refusent à les assumer pleinement. Aucun transfert de responsabilité des actes commis, comme il en est avec le régime de Vichy lors de la Seconde Guerre mondiale, n'étant possible, les conditions sont remplies pour l'effacement de la ligne de partage entre la droite et la gauche, pour une connivence tacite dans une attitude de silence et d'oubli. Ce brouillage se trouve renforcé en raison des tensions et déchirures qui traversent toujours la société française à propos des événements d'Algérie, les plaies physiques et morales qu'ils ont occasionnées demeurent et les sentiments exacerbés qui en résultent dans la mémoire collective n'autorisent toujours pas une approche dépassionnée du conflit.

La justification simplificatrice le plus souvent évoquée pour le détournement de l'examen des faits est le renvoi aux actes de l'adversaire. Il ne s'agit pas d'esquiver cet argument. Que les Algériens aient également à assumer des crimes de guerre, qu'il s'agisse d'exactions, de l'antagonisme entre le FLN et le MNA, de liquidations internes, de l'épuration des harkis - dans laquelle le gouvernement français porte lui-même une très grande responsabilité -, nul ne le conteste, mais cette question ne peut se résoudre par un "donnant donnant et nous sommes quittes." Dans cette guerre, comme lors de tous les conflits si les crimes commis par l'autre partie peuvent expliquer certains actes, jamais ils ne les justifient.

Engrenage de la peur ou ivresse du carnage, il n’y a pas de guerre sans bavures, chacun est conscient de ce fait. Mais, quand il s'agit d'assumer des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité ou le crime de génocide, chaque État, chaque nation se trouve seule face aux décisions prises et aux actes commis, et il n'est pas de guerre au terme de laquelle le travail d'Histoire, comme certains le proposent, puisse être conduit conjointement par ceux qui se sont affrontés, ne serait-ce que parce que chaque population a son vécu propre de l'événement, surdéterminé par son rapport avec son passé et sa condition présente. Ainsi, il faut accepter que l'occultation de l'événement, côté français, ou sa réécriture politique, côté algérien, soient deux réalités qui font obstacles à la réflexion, l'une et l'autre ne pouvant encore être contestées ou, à tout le moins relativisées.

La confusion ou le rejet des responsabilités n’aide pas la réflexion. Cependant, dans le cas de la guerre d'Algérie, on ne peut ignorer une chronologie dans les responsabilités. Nul ne peut nier que la violence première fut, cela dès 1830, la violence coloniale : violence physique, violence morale, violence identitaire. On ne peut non plus négliger le fait que la France est un État de droit dans lequel les décisions gouvernementales, politiques, militaires, judiciaires, et leurs applications, doivent faire l'objet d'un contrôle. Plus encore, l'État français, au contraire du FLN, était un État de droit engagé par des instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme, au traitement des prisonniers et à la protection des personnes civiles en temps de guerre, qu'il avait ratifiés. Cette imprescriptibilité introduite dans le droit international au cours de la seconde moitié du XXe siècle autorise que soit posée la question de la responsabilité des pouvoirs politiques et cela non pas tant dans un besoin de décisions judiciaires, moins encore par un besoin de vengeance, mais pour comprendre l'engrenage et les logiques qui conduisent l'État à user de la violence politique et à la légitimer.

Ce refus des forces politiques, de droite comme de gauche, d'assumer les décisions prises constitue un acte de déni qui se manifeste non seulement dans la réduction du débat aux seuls faits de torture - force est d'ailleurs de constater que celui-ci est devenu incontournable, puisque son recours est avoué et même revendiqué -, mais également dans une volonté affirmée de circonscrire ce débat aux seuls historiens, comme si le "devoir de mémoire" ne concernait pas d'autres domaines de la recherche, ainsi que le montre à l'évidence ce colloque, et comme si le "devoir de mémoire" ne concernait pas, plus largement, chaque citoyen.

L'acte de déni se constate aussi dans l'entrave ou l'interdit qui frappe certains chercheurs, ceux-ci se voyant refuser l'accès aux archives d'État. Le secret d'État ne pouvant plus raisonnablement être invoqué, le refus d'ouvrir les archives, sur cette époque, les obstacles dressés à leur consultation ou le fait que des documents accessibles aux historiens soient expurgés, doivent donc être considérés comme participant d'un discours de la négation.

Pour répondre à ce discours, il convient, autre thématique de ce colloque, de penser au rôle du témoignage : ne s'agit-t-il pas dans le cas de la guerre d'Algérie, prenant en compte son importance et sa crédibilité, "d'archives ouvertes" pour interpeller l'État afin qu'il donne une réponse sur les faits relatés et, s'il y a lieu, les récuse ? Mémoire brute, plus factuelle que littéraire, dans ces témoignages, on trouve les noms des victimes, de lieux où les actes furent commis, de prisons, de camps de regroupement, de centres de torture, etc. Y sont précisés également des noms de tortionnaires, de leurs responsables hiérarchiques, mais y figurent aussi les noms de ceux qui ont porté secours aux suppliciés. Il est donc encore possible, mais le temps presse, de vérifier les allégations et de procéder aux recoupements nécessaires car, dans le jugement de crimes de guerre, la pire des calomnies n'est pas les accusations portées mais le silence observé à leur égard.

Une telle démarche, introduisant le témoignage dans l'écriture de l'histoire, pourrait aider à répondre à l’interrogation de Pierre Vidal-Naquet formulée il y a quarante ans dans son ouvrage La Raison d'État :

Comment fixer le rôle, dans l’État futur, de la magistrature ou de l’armée ou de la police si nous ne savons pas d’abord comment l’État, en tant que tel, s’est comporté devant les problèmes posés par la répression de l’insurrection algérienne, comment il a été informé par ceux dont c’était la mission de l’informer, comment il a réagi en présence de ces informations, comment il a informé à son tour les citoyens? [3]

Que le pouvoir ait été informé ou non par ses services ou ses émissaires n’est pas une question secondaire, mais les gouvernements successifs furent, en tout état de cause, alertés par ceux qui refusaient le terrible engrenage. Il le furent au plus haut niveau, par Edmond Michelet, ministre, Paul Delouvrier, délégué général du gouvernement, Paul Teitgen, haut fonctionnaire de la justice, le général de Bollardière, par des écrivains aux convictions aussi différentes qu’André Malraux, Roger Martin du Gard, François Mauriac et Jean-Paul Sartre. Ce sont là des allégations indiscutables.

La reconnaissance d'avoir enfreint dans le cadre de la guerre les conventions sur les combattants, les prisonniers et les personnes civiles et la compréhension des mécanismes de ces dérives constituent un acte nécessaire, mais ces archives ouvertes offrent un champ de réflexions plus large et éclairent une autre face de la violence d'État à prendre en compte. On ne ressort pas indemne d’avoir pratiqué la question ou d'avoir participé à des ratissages. Les témoignages accumulés, on l'a dit, ne sont pas du seul fait des victimes, mais ils émanent aussi de témoins, ils ouvrent ainsi un terrain de recherche pour penser, transmettre et surmonter l'événement.

À l'encontre de la négation, la réflexion ne doit en effet pas se limiter au travail d'histoire sur la violence politique, mais doit s'accompagner d'un travail d'ordre psychologique. La torture avilit plus encore celui qui commet l'acte que celui qui le subit, et, pendant la guerre d'Algérie, la logique répressive a gangrené l'armée, mais aussi la société, jusqu'à menacer la République. Dénier les crimes de guerre revient non seulement à nier les victimes algériennes, mais également à ignorer le traumatisme infligé à une génération de jeunes Français, témoins ou acteurs. Au sortir du conflit, les témoins, comme les victimes, ont cherché à effacer l'abomination de leur mémoire, mais dans l'impossibilité de pouvoir communiquer avec leur entourage, avec la société, qui, voulant tourner la page, ne souhaitaient ni les écouter, ni les entendre, les uns et les autres se sont alors murés dans leur silence. Le traumatisme du silence infligé à cette génération, doit, lui aussi, être assumé. L'Histoire est obstinée et les cicatrices ne s'effacent pas avec le temps, ce sont elles qui fondent la pensée diffuse d'où ressurgissent, au détour des événements, la violence et la haine.

Aujourd'hui objet d'histoire plus qu'instrument judiciaire, le témoignage pourrait donc, dans le cas des événements d'Algérie, contribuer à établir la chaîne des responsabilités dans les prises de décisions, permettre de mieux connaître les mécanismes du recours à la violence politique. Il pourrait également permettre de réagir à l'interpellation de Sartre dans Une Victoire, écrit après la publication de La Question :

  Les Français découvrent cette évidence terrible : si rien ne protège une nation contre elle-même, ni son passé, ni ses fidélités, ni ses propres lois, s’il suffit de quinze ans () pour changer en bourreaux les victimes, c’est que l’occasion décide seule : selon l’occasion, n’importe qui, n’importe quand, deviendra victime ou bourreau. [4]

Enfin, et ce n'est pas là le moins important, ces témoignages feraient connaître les raisons et les motifs de ceux qui ont refusé l'engrenage de la violence d'État. Le "devoir de mémoire" n'est pas péché et repentance; brutalement dit, il devrait être pédagogique ou rien.

De la "rose blanche" aux "archives citoyennes", la mémoire n’est pas faite que de mauvais exemples et le refus du crime de guerre, du crime contre l'humanité, constitue un acte civique à inculquer. Comme le disait Karl Jaspers dans La Culpabilité allemande : "Celui qui est resté passif sait qu'il s'est rendu moralement coupable chaque fois qu'il a manqué à l'appel". [5] C'est cet enseignement qu'interdit encore d'accomplir une mémoire embarrassée par le déni.

 

NOTES


[1] N. Andersson, "La censure en échec", in Le 17 octobre 1961, Un crime d'État à Paris, Editions La Dispute, 2001

[2] Le Monde, 2 novembre 2000

[3] Pierre Vidal-Naquet, Le Raison d'État, Les Éditions de Minuit, 1962

[4] Jean-Paul Sartre, Une Victoire, La Cité-Éditeur, 1958. Quinze ans était alors le temps écoulé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

[5] Karl Jaspers, La Culpabilité allemande, Les Éditions de Minuit, 1948