Il est incontestable
que le pouvoir algérien a usé de tous les registres,
dont les plus criminels, pour s’assurer le soutien des
dirigeants français dans sa politique d’éradication
de toute contestation populaire. Il est tout aussi évident
que ces derniers ont poussé loin la complaisance à l’égard
des putschistes algériens, approuvant certaines de leurs
opérations spectaculaires, collaborant même à leur
mise en œuvre afin de justifier leur appui au régime
contrôlé par les militaires, et de s’assurer
la caution de l’opinion française.
Nous nous souvenons de la période 1994-1998, durant
laquelle il ne se passait pas un jour sans son lot d’arrestations,
d’exécutions sommaires et de massacres. Côté français,
ceux qui connaissent bien le fonctionnement des services secrets
algériens savent que, dès 1992, les hommes de
Smaïl Lamari, dit « Smaïn »,
patron de la Direction du Contre Espionnage (DCE) du DRS (Département
du Renseignement et de la Sécurité), procèdent
eux aussi à des tortures et des assassinats, comme l’ont
relevé Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire :
« Que l’armée, la police procèdent à des
exécutions sommaires, non seulement c’est probable,
mais c’est vrai », confirmait en 1997 Yves
Bonnet, l’ancien patron de la DST (Direction de la Surveillance
du Territoire). Se présentant comme l’ami personnel
de Smaïl Lamari, Bonnet défend pourtant bec et
ongles le patron du contre-espionnage algérien, qu’il
qualifie d’ « honnête homme » : « Il
est probablement strict dans son métier, mais il est
très profondément intègre. […]
Quand on arrête les gens les armes à la main,
ils ne finissent pas en prison. Smaïn s’inscrit
dans ce cadre. Les guerres civiles sont toujours épouvantablement
sales. »[1]
Pendant ces années de sang et de plomb, les quelques
voix qui osent accuser le commandement militaire algérien
de crimes contre l’humanité sont systématiquement
suspectées ou traitées de « complices
du terrorisme islamiste ». Jusqu’à nos
jours, et des deux côtés de la Méditerranée,
le silence officiel sur ces crimes reste de règle. Rappelons
par exemple le revirement d’un Lionel Jospin, critique
tant qu’il était dans l’opposition, devenu
muet une fois à la tête du gouvernement. Le 27 janvier
1997 il avait déclaré au quotidien Libération : « La
France doit briser le silence. […] Le gouvernement et
les hommes politiques français doivent dire qu’il
n’y a pas d’issue pour une politique uniquement
répressive. » Huit mois plus tard, devenu
Premier ministre, il déplorait les massacres en ces
termes : « Sur le plan officiel, le gouvernement
français est contraint dans son expression. Prendrait-il
des initiatives qu’elles ne seraient pas reçues,
nous le savons. » [2] C’est
tout le drame qui marque le traitement de la situation en Algérie.
En 2005, si l’intensité des violences a sensiblement
baissé, celles-ci n’ont pas disparu. En Algérie
comme en France, les crimes qui continuent d’être
perpétrés ne sont attribués qu’aux
seuls islamistes, et l’heure est à l’amnésie
et l’impunité. Or celles-ci ne sauraient régler
la question ni endiguer les effets des violences commises, ni
d’un côté ni de l’autre. Il ne s’agit
en aucun cas ici d’effacer la criminalité terroriste,
rigoureusement injustifiable, en évoquant les crimes d’État,
mais de désigner le puissant déni de ceux-ci comme
l’envers d’une politique de soutien actif, et d’interroger
le caractère criminel de cette politique-là.
La classe politique et les médias français dans
leur ensemble maintiennent leur soutien à un régime
répressif qui, après le coup d’État
de janvier 1992, a mis en place une redoutable « machine
de mort » [3],
devenue très performante à partir de 1994, et qui
n’a jamais été démantelée depuis.
Le soutien de la France s’est même considérablement
renforcé, les intérêts économiques
et géopolitiques passant avant tout : d’une
part l’Algérie, grâce au prix élevé des
hydrocarbures, est devenue un pays riche, d’autre part,
les attentats du 11 septembre 2001 ont considérablement
modifié les enjeux régionaux et internationaux.
Coups tordus made in Françalgérie
Fin octobre 1993
a lieu le « vrai-faux » enlèvement
de trois fonctionnaires français en poste à Alger.
On sait que cette opération, officiellement attribuée
aux islamistes armés, a été planifiée
en réalité par les chefs du DRS et Jean-Charles
Marchiani, conseiller de Charles Pasqua, ministre français
de l’Intérieur, qui défend la politique « éradicatrice » des
putschistes algériens [4].
Le but était d’infléchir l’attitude
de l’Élysée et du Quai d’Orsay, jugée
trop critique à l’égard de ces derniers.
À sa libération, l’une des trois otages transmet
un ultimatum « islamiste » adressé aux étrangers
résidant en Algérie, les sommant de quitter le
pays. Leur départ, la fermeture d’une grande partie
des ambassades occidentales, puis les menaces pesant sur les
journalistes étrangers (dont les accréditations
ne sont attribuées qu’au compte-goutte), font que
la guerre menée contre la population, coupable d’avoir
soutenu le FIS (Front Islamique du Salut) lors des élections
législatives de décembre 1991, se déroule à huis
clos. L’ambassade française est une des seules représentations étrangères
encore opérationnelle. Parallèlement, Charles Pasqua
tire argument du vrai-faux enlèvement pour satisfaire
la demande d’Alger de neutraliser les opposants algériens
réfugiés en France : lancée en novembre 1993,
l’opération Chrysanthème se
solde par l’expulsion – donc la déportation – de
dizaines d’opposants, et le démantèlement
des structures du FIS en exil.
Malgré quelques grincements de dents, la France officielle
finit par appuyer les généraux algériens,
notamment en leur permettant début 1994 un rééchelonnement
de la dette, qui dégagera les fonds nécessaires
pour intensifier une guerre plus « sale » que
conventionnelle. Des deux côtés de la Méditerranée,
l’amalgame entre le FIS et les Groupes islamiques armés
(GIA) – dont la branche la plus sanguinaire, celle qui
est contrôlée par le DRS à partir de 1994,
multiplie les crimes et les déclarations incendiaires – sert à discréditer
les islamistes dans leur ensemble, à confirmer le soutien
de Paris et à torpiller toute perspective de compromis
politique en Algérie.
En novembre 1994 et janvier 1995, sous les auspices de la communauté catholique
de Sant’Egidio, toute l’opposition représentative
algérienne (dont les trois plus importants partis, FIS,
FLN et FFS) se réunit à Rome pour proposer une « plate-forme
de sortie de crise » : cette perspective est
violemment rejetée par le pouvoir algérien.
Paris, qui dans un premier temps accueille plutôt favorablement
cette initiative, va cependant se soumettre au diktat des généraux
alors même que ces derniers exportent le terrorisme en
France. Qu’ils s’expriment anonymement ou ouvertement,
de nombreux acteurs et observateurs français ont confirmé depuis
que les cercles « bien informés » savaient
pertinemment que la série d’attentats meurtriers
commis au nom du GIA entre juillet et octobre 1995 était
commanditée par le chef de la direction du contre-espionnage
algérien, Smaïn Lamari, pour pousser la France à soutenir
inconditionnellement les généraux éradicateurs.
Citons par exemple le juge Alain Marsaud, ex-chef du service
central de lutte antiterroriste de 1986 à 1989 :
« Quand on a vécu les années 1983 à 1990,
on se rend compte que le terrorisme d’État est quelque
chose d’assez particulier, cela utilise des organisations écrans.
En l’espèce, on peut considérer qu’à un
moment ou à un autre, le GIA a été une organisation écran
pour porter le feu en France. […] Cela ne sert à rien
de commettre des attentats si vous ne faites pas passer le message
et si vous ne forcez pas la victime à céder. Donc
après, se met en place une diplomatie parallèle :
il faut bien faire comprendre d’où vient la menace
et comment on peut y mettre fin en contrepartie de certains avantages… » [5]
Le ministre de l’Intérieur de l’époque,
Jean-Louis Debré, jette à son tour un pavé dans
la mare lors d’un déjeuner de presse à la
mi-septembre 1995, se demandant « si une manipulation
des autorités algériennes était possible » [6].
Malgré – ou à cause de – l’accumulation
d’indices sur l’implication du DRS, les politiques
français ne vont pas lâcher Alger. Alors que de
nombreuses preuves attestent que le chef du réseau en
France, Ali Touchent, est un agent du DRS [7],
il échappe à la police ; seuls des seconds
couteaux du GIA, impliqués dans les attentats, seront
condamnés en octobre 2002 à Paris, sans que
la justice ait cherché à remonter aux commanditaires.
Le gouvernement français a ainsi été « piégé » par
son étroite collaboration avec le DRS de ses services
de renseignement, qu’il s’agisse de réseaux
parallèles proches de Charles Pasqua ou de la DST. Dès
1993, en effet, des dizaines d’agents des services algériens
avaient été envoyés en France, officiellement
pour seconder leurs homologues français. Ces derniers
finiront par savoir que certains des Algériens travaillaient
en sous-main pour le DRS, et entretenaient des « réseaux
dormants » pouvant être activés en cas
de nécessité [8].
Quelles conséquences en ont été tirées ?
Qu’il s’agisse de la fusillade le 3 août
1994 dans la cité Aïn-Allah à Alger (dans
laquelle vivaient les employés consulaires, et qui se
solda par la mort de cinq fonctionnaires français), du
détournement de l’Airbus d’Air-France, de
l’assassinat de quatre pères blancs à Tizi-Ouzou
en décembre 1994, de l’enlèvement et
de l’assassinat des moines de Tibhirine en 1996, ou encore
de l’assassinat de Mgr Pierre Claverie peu après,
il est troublant de constater que les véritables commanditaires
de ces crimes n’ont jamais été désignés
ni même recherchés, alors que l’implication
du DRS était connue au plus haut niveau. Il est vrai que
les autorités algériennes ont refusé toute
enquête française en Algérie, mais cela ne
saurait justifier le fait qu’aucune information judiciaire
n’a été ouverte sur ces affaires à l’initiative
des autorités françaises, comme c’est la
règle en cas d’actions terroristes à l’étranger
ayant causé la mort de citoyens français. La seule
explication vraisemblable est que Paris s’est vu contraint – pour éviter
le scandale qu’aurait déclenché la révélation
des liens DST-DRS – de couvrir ses « amis » algériens,
dont la DST savait dès octobre 1994 qu’ils
contrôlaient Djamel Zitouni, le chef du GIA qui revendiquait
ces crimes [9].
Les questions troublantes se multiplient au moment de l’enlèvement
puis de l’assassinat des moines trappistes en mars-mai 1996.
On ignore si, à l’image de l’enlèvement
des agents consulaires trois ans plus tôt, la DST était
ou non de connivence avec le DRS dans cette nouvelle opération.
Mais ce qui est certain, c’est que de nouveau les réseaux
parallèles de Pasqua interviennent en la personne de Jean-Charles
Marchiani, mais aussi du général Philippe Rondot
de la DST, très proche du DRS. La prise d’otages,
qui semble alors pouvoir se dénouer, prend un autre tour
lorsque Alain Juppé, alors chef du gouvernement, et la
DGSE s’en mêlent. Sans connaître les circonstances
exactes de la mort des religieux, il est probable, pour certains,
que le DRS les ait assassinés afin de dissimuler son rôle
dans l’enlèvement [10].
Encore une fois, aucune enquête n’a été ouverte
du côté français et il faudra attendre qu’un
supérieur des trappistes, le père Armand Veilleux,
et la famille d’une des victimes, Christophe Lebreton,
déposent une plainte en décembre 2003 pour
que la justice française se charge de l’affaire [11].
Les massacres : la
France au secours des généraux
À partir
de 1996, les tueries ciblant des populations civiles dans les
villages ou agglomérations connus pour avoir voté pour
le FIS en 1991 s’intensifient. La banlieue d’Alger,
la plaine de la Mitidja, Médéa, Blida, situés
dans la 1ère région militaire, celle qui regroupe
le plus de structures et d’effectifs militaires, sont
particulièrement touchés. Curieusement, plus
l’armée réinvestit le terrain occupé en
1993-1994 par les insurgés islamistes, plus sévissent
les groupes armés inconnus. Les massacres, enlèvements
de femmes, sabotages, sont revendiqués ou imputés
aux Groupes islamiques armés (GIA) qui, selon la version
officielle, usent de la terreur pour rallier les populations à la
cause des « combattants », ou les punissent
pour avoir pris leur distance avec eux. Or, force est de constater
que les massacres font totalement le jeu des putschistes :
les civils, terrorisés, fuient par centaines de milliers
leurs villages ou, embrigadés, s’enrôlent
dans les milices pour échapper à la mort et n’être
pas suspectés de soutenir le terrorisme. Il leur faut
survivre, tandis que des centaines de milliers de travailleurs
sont jetés à la rue en raison des fermetures
d’usines sur injonction du FMI, et que les structures
d’État garantissant un minimum de protection sociale
sont démantelées.
À partir du printemps 1997, les massacres prennent des
dimensions hallucinantes : au mois d’avril par exemple,
un groupe investit à cheval une ferme à l’entrée
de Bougara (Blida) et tue 120 personnes. Tous les deux ou trois
jours se déroule un nouveau massacre, faisant entre une
et plusieurs dizaines de victimes. Le 28 août, plus
de 300 hommes, femmes et enfants sont sauvagement tués à Raïs,
une banlieue lointaine d’Alger. Le 5 septembre, 70
personnes sont massacrées à Sidi-Youcef, un quartier
populaire de Béni-Messous, dans la périphérie
d’Alger, à deux pas de l’immense caserne servant
de siège au DRS ! Kofi Anan, secrétaire général
de l’ONU, demande d’agir afin que cessent les violences.
La position officielle algérienne est aussi cinglante
qu’intraitable : « Pas d’immixtion
dans les affaires algériennes ». L’ONU
se soumet, et réagit à peine au massacre du 21 septembre à Bentalha
dans la région d’Alger, qui fait plus de 400 morts.
Mais l’horreur et l’indignation semblent prévaloir :
des médias, des ONG, des intellectuels de plusieurs pays
et de nombreux Algériens exigent des enquêtes pour
faire la lumière sur ces massacres où la responsabilité des
autorités paraît directement engagée :
les forces de sécurité en effet les ont laissés
se dérouler sans jamais intervenir, malgré leur
présence en nombre sur les lieux – et de fait, on
l’apprendra plus tard, les massacres ont bel et bien été organisés
par le DRS [12].
Le 15 octobre, quatre ONG internationales lancent un appel
pour la tenue d’une session extraordinaire de la Commission
des droits de l’homme des Nations unies et la constitution
d’une commission d’enquête internationale.
Les pressions sur le gouvernement algérien s’intensifient :
Mary Robinson, Haut Commissaire aux droits de l’homme des
Nations unies, proteste contre son intransigeance, le porte-parole
du département d’État américain demande
début janvier 1998 l’ouverture d’une
enquête internationale et réclame des mesures de
protection pour la population civile, les autorités allemandes
suspendent les décisions de refoulement des réfugiés
algériens. Des manifestations de rues se déroulent
dans différentes capitales. Le gouvernement français
quant à lui reste frileux : il dénonce les
seuls crimes terroristes et rappelle que la population doit être
protégée. Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères,
va jusqu’à rejeter le 12 septembre « toute
possibilité d’action internationale ».
Le pouvoir algérien, acculé, ne peut se contenter
d’exiger la dénonciation des réseaux de soutien
du GIA en Europe. Il contre-attaque sur différents fronts.
Dès la fin 1997, une campagne médiatique sans précédent
est déclenchée, relayée notamment par la
chaîne franco-allemande Arte, qui, le 22 janvier 1998,
organise une soirée sur les massacres dans le but de dédouaner
le commandement militaire algérien. En France, cette campagne
se double d’une offensive politico-diplomatique destinée à étouffer
la mobilisation spontanée face aux horreurs vécues
en Algérie. Des émissaires algériens, à l’instar
de Ali Haroun, Khalida Messaoudi ou Saïd Sadi, vont « délivrer
la bonne parole à quelques personnalités politiques
et intellectuelles, surtout de gauche, jugées influentes ». [13] Et
dès le début 1998, alors même que de nouveaux
massacres font plus de 1 000 victimes dans la région
de Rélizane, de nombreuses personnalités françaises
et européennes se déplacent en Algérie (dont
Claude Cheysson, Yvette Roudy, Francis Wurtz, Jack Lang) pour
affirmer à leur retour : « Il est clair
que ce sont les islamistes, ces fous de Dieu, qui tuent » (El
Watan, 1er mars 1998) ; face à eux, « seule
la contre-violence est possible » (L’Express,
22 janvier 1998) [14].
Ceux qui assurément donnent alors le plus grand « coup
de main » aux « éradicateurs » sont
Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann. Tous deux
se rendent en Algérie et produisent des reportages publiés
dans différents pays, ce qui leur vaudra un hommage chaleureux
du sanguinaire général Khaled Nezzar, l’un
des principaux artisans du putsch. « Ils ont par leur
courage fait connaître la vérité. », écrit-il
début février 1998 dans El Watan.
La propagande ne suffisant pas, des visites de délégations
officielles contrôlées par le pouvoir algérien
sont organisées : en janvier 1998, trois secrétaires
d’État européens passent vingt-quatre heures à Alger,
pour ne rencontrer que des fonctionnaires et des opposants à l’idée
d’une mission d’enquête sur les massacres et
autres violations. Dans leur rapport, toute référence
aux massacres est évitée, il n’est question
que de « coopération contre le terrorisme ».
Début février, c’est au tour d’une
délégation d’eurodéputés de
faire le déplacement pour quatre jours, avec, à leur
tête, le français André Soulier, « vieil
ami de l’Algérie ». La participante belge,
Anne-André Léonard, rapporte qu’une partie
de la délégation avait émis le souhait de
se rendre à Bentalha : « Alger dit non,
c’est clair et net. Pas question qu’on mette notre
nez dans les affaires algériennes. L’enjeu, c’était : ‘Si
vous insistez sur les massacres, vous n’entrerez pas en
Algérie.’ Oui, il faut reconnaître qu’on
n’a pas voulu prendre ce risque-là. » [15] Soulier
s’oppose fermement à l’idée d’une
enquête internationale et affirme que les militaires « ne
sont pas impliqués dans les massacres », mais
que l’armée est « mal entraînée
et mal équipée pour lutter contre des formes mutantes
de terrorisme »… [16]
Face à la mobilisation internationale pour l’envoi
d’une commission d’enquête indépendante
sur les massacres en Algérie, la diplomatie française
s’active en coulisses pour torpiller cette revendication.
Et, en juillet 1998, c’est un « panel de
personnalités éminentes » délégué par
Kofi Anan qui fait une visite d’information en Algérie.
Les membres de ce « panel onusien » – dont
l’ancien président portugais Mario Soares et, en
France, Simone Weil – sont soigneusement choisis en haut
lieu. Le rapport final sera largement instrumentalisé par
le pouvoir algérien, qui parvient à substituer
cette visite à celle de la commission d’enquête
indépendante tant réclamée. Le panel constate
un certain nombre de manquements en matière de respect
des droits de l’homme, mais soutient que, malgré les « bavures
dans la lutte contre le terrorisme », il ne faut pas « mettre
sur le même plan » les violences des forces
de l’ordre et celles des terroristes. Les coupables des
massacres étant identifiés, leur élimination
est justifiée. De plus, « il y a des preuves
que certains pays et groupements, bien connus pour leur soutien
du terrorisme, apportent un appui financier, matériel
et refuge aux terroristes » [17].
Cette conclusion servait les dirigeants algériens, qui
fustigent régulièrement les gouvernements européens
dont les pays offrent une « base arrière au
terrorisme ». Mission accomplie : officiellement,
il n’est plus question de commission d’enquête.
La France au secours des
putschistes
En septembre 1998, à l’issue
d’une lutte de clans qui aura duré près de
deux ans et qui s’exprime notamment par massacres interposés,
le président Zéroual annonce sa démission.
Abdelaziz Bouteflika prend la relève à la tête
de l’État en avril 1999, à l’occasion
d’élections notoirement truquées. Il annonce
une nouvelle « ère » avec sa politique
dite de « réconciliation ». Depuis,
deux thèses sont martelées par les politiques et
les médias des deux côtés de la Méditerranée :
1. la violence en Algérie est exclusivement due
au terrorisme islamiste ; 2. cette situation n’a duré que
de 1992 à 1998, la paix étant rétablie grâce à la
politique de réconciliation. Les crimes commis depuis
ne sont plus que l’expression d’un « terrorisme
résiduel ».
L’heure de la paix ayant ainsi sonné, il devient
tout à fait opportun pour les politiques et médias
français d’afficher publiquement leur bienveillance à l’égard
du pouvoir algérien. Ainsi, en mars 2003, le 20 heures
de TF1 lançait en ces termes un reportage sur les disparus :
« En Algérie, où la situation s’est
calmée depuis l’arrivée du président
Bouteflika, il faut tout de même savoir que les exactions
des islamistes se poursuivent. Les groupes armés islamistes
ont fait près de 100 000 morts dans tout le pays
depuis dix ans et ils ont effectué des milliers d’enlèvements.
L’État algérien n’a toujours pas enquêté sur
ces disparitions » [18].
L’épisode parisien de la fuite organisée
en haut lieu du général Khaled Nezzar, ancien homme
fort du régime algérien et ministre de la Défense
de 1990 à 1993, afin de le soustraire à la justice,
montre jusqu’où peut aller la complaisance française.
Le 25 avril 2001, le général présente
son livre de mémoires au Centre culturel algérien
de Paris, quand il apprend qu’une plainte pour « torture,
traitements inhumains, cruels et dégradants » vient
d’être déposée contre lui par trois
victimes. Le jour même, il est précipitamment exfiltré de
France avec l’aide du gouvernement français, éludant
de fait ses obligations internationales. Cette plainte, comme
celle déposée par d’autres victimes un an
plus tard, sera classée sans suite, sans que l’ouverture
d’une information judiciaire ait été ordonnée [19].
Cependant, un autre événement va sérieusement écorner
l’image trompeuse d’État de droit que s’évertuent à diffuser
l’appareil de propagande de la junte algérienne
et ses relais français. Le général Nezzar,
encore lui, a l’audace de porter plainte en diffamation
contre l’ex-officier Habib Souaïdia, auteur d’un
livre truffé de révélations sur la « sale
guerre » menée par les militaires contre les
islamistes et la population [20].
En juillet 2002, pendant cinq jours, se déroule à Paris
un procès durant lequel comparaissent hommes politiques,
victimes, militaires et experts. Ce ne sont pas les propos du
sous-officier qui sont incriminés, mais bien le régime
des généraux algériens et leurs suppôts
civils [21].
Le général Nezzar est sèchement débouté.
C’est là une gifle pour le pouvoir algérien,
qui comprend que faire appel à la justice ne peut que
le desservir. Le régime redouble alors d’efforts
et met en branle toute la machine de propagande algérienne
et française pour occulter les crimes du commandement
militaire. En organisant l’ « année
de l’Algérie » en 2003, la France officielle,
de son côté, contribue à établir l’amnésie
collective.
L’Algérie
au cœur des rivalités franco-américaines
Les attentats du 11 septembre
2001 sont un secours inespéré pour les généraux
algériens : ils accréditent la thèse
des réseaux terroristes sévissant depuis l’Occident,
martelée depuis plusieurs années par le pouvoir
algérien, à présent dotée d’un
répondant de taille du côté des Américains.
Un an plus tard, le secrétaire d’État adjoint
américain au Proche-Orient, William Burns, loue les « méthodes » algériennes
de lutte contre le terrorisme en déclarant que « Washington
[devait] beaucoup apprendre de l’Algérie ». [22] De
fait, la coopération militaire entre les deux pays s’intensifie à partir
de 2001, sous forme de coopération avec l’OTAN mais
aussi de programmes exclusivement américains.
C’est que, selon la conception géostratégique
américaine du « Grand Moyen-Orient »,
l’Algérie pourrait être considérée
comme un « État pivot », indispensable
dans les futurs déploiements militaires accompagnant la
course aux réserves d’hydrocarbures. À court
terme, le pays est intégré dans l’ « initiative
Pan-Sahel », destinée à fédérer
les pays de la région aux côtés des États-Unis
sous couvert de lutte contre le terrorisme. Divers médias évoquent
l’existence d’une base militaire non loin de Tamanrasset [23] ,
la présence d’experts militaires américains
en Algérie [24] et
les ventes américaines d’armes létales [25] .
Cette offensive comprend aussi des programmes civils, politiques, économiques,
sociaux ou culturels, renforçant la présence américaine
dans la région.
Ce rapprochement entre Washington et Alger déplait sans
conteste aux Français, qui, contrairement aux Américains,
ont soutenu les putschistes tout au long de la décennie
sanglante. Les relations complexes entre la France et sa plus
importante ex-colonie relèvent souvent de liens personnels étroits
datant de la période coloniale, du « copinage » au
sein des services secrets, du système de corruption fondé sur
les commissions et « rétrocommissions »,
d’affaires troubles, de pots de vins et autres financements
louches. Ce qu’on appelle communément les « réseaux
de la Françalgérie » semblait être
une garantie suffisante pour conserver l’Algérie
dans le giron de la France. Or les ambitions hégémoniques
américaines contraignent celle-ci à revoir sa politique,
d’autant plus que cette offensive états-unienne
s’étend à toute la zone d’influence
traditionnellement française . [26]
Les contacts avec Alger s’accélèrent donc à partir
de 2002. Jacques Chirac se rend sur place en mars 2003 et signe
avec son homologue algérien la déclaration d’Alger,
prélude d’un « traité d’amitié » qui
doit être conclu en 2005 [27].
Dans les mois qui suivent, les visites à Alger de ministres
français se comptent par dizaines, dont celle, en juillet 2004,
de la ministre de la Défense venue préparer un « accord
de défense » entre les deux pays, comprenant
un volet armement. Afin d’éviter un débat
public et des résistances possibles au niveau du Parlement
français, il a été convenu « d’exclure
certaines dispositions juridiques dans le ‘domaine de l’armement’ et
sur le ‘statut’ des militaires concernés par
cette coopération » [28].
Sous couvert de lutte contre le terrorisme, l’ « axe
stratégique dans la région méditerranéenne »,
dans lequel l’Algérie et les autres pays du Maghreb
jouent le beau rôle, va être surtout consacré au
contrôle de l’immigration clandestine vers le nord.
Cette recrudescence d’intérêt se manifeste évidemment
sur le plan économique. Premier fournisseur de l’Algérie
avec une part de marché de 25 % – contre
9 % seulement pour les États-Unis – Paris entend
augmenter le volume de ses exportations vers Alger (3,7 milliards
d’euros en 2003), mais doit aussi motiver les sociétés
françaises, jusque-là frileuses, à investir
dans le pays. Plusieurs contrats ont finalement été signés
durant l’année 2004, comme celui concernant le financement
du métro d’Alger, dans lequel le gouvernement français
s’est engagé à hauteur de 350 millions
d’euros, en échange de l’achat d’équipements
français par la société du métro
d’Alger. Fin juillet 2004, le ministre de l’Économie
et des Finances Nicolas Sarkozy conclut avec ses homologues algériens
un « accord d’exception » de deux
milliards d’euros : « La France alloue à l’Algérie,
sous forme de ‘concours financiers’ ciblés,
288 millions d’euros de conversion de dettes en investissements,
750 millions d’euros de crédits concessionnels
et 1 milliard d’euros de crédits commerciaux
garantis. » [29] L’État
français fait ainsi d’une pierre deux coups :
tout en cofinançant l’investissement en Algérie,
il organise le sauvetage de firmes françaises avec le
concours algérien.
Ce « partenariat d’exception » se
dote forcément d’un volet culturel et politique,
domaine d’une extrême sensibilité en raison
du passé colonial commun. La « coopération » s’effectue
dans le domaine juridique et judiciaire, scolaire et universitaire,
de la formation d’enseignants en langue française,
etc. Paris semble avoir pris conscience de l’importance
qu’accordent les États-Unis à la « société civile » algérienne
et compte là aussi affirmer sa présence sur place.
La Françalgérie
pour toujours ?
Ballottée entre
les intérêts de l’ex-métropole coloniale
et ceux de la nouvelle puissance hégémonique, l’Algérie
a une marge de manœuvre réduite. Pour tenter de
clore le dossier de son implication dans les crimes contre l’humanité,
le commandement militaire s’appuie sur Bouteflika, connu
pour être un habile diplomate. À partir de la fin
2004, ce dernier prépare l’opinion publique nationale
et internationale à l’idée d’une amnistie
générale. Là encore, le soutien de la France
dans cette ultime opération de blanchiment du commandement
militaire reste décisif vis-à-vis de la communauté internationale.
De fait, la préparation de cette amnistie et celle du « traité d’amitié » franco-algérien,
qui devraient être conclus fin 2005, sont conduites en étroite
coordination entre Paris et Alger, et il est clair que le second
sert à cautionner la première. Dans cette perspective,
nombre d’indices montrent que l’Élysée
dicte quelques conditions aux décideurs d’Alger,
parmi lesquelles l’éviction de certains officiers
supérieurs notoirement impliqués dans le terrorisme
d’État. C’est ainsi que, peu après
la visite de la ministre française de la Défense
en juillet 2004, le chef d’état-major de l’armée,
le général-major Mohamed Lamari, a été « démissionné »,
de même que le général-major Brahim Fodhil
Chérif, commandant de la 1ère région militaire :
dès 1992, l’un et l’autre avaient joué un
rôle décisif dans l’organisation de la « sale
guerre », conduite notamment par les « forces
spéciales » placées sous leurs ordres.
La marginalisation de deux des plus importants responsables de
centres de torture avait précédé cette mise à l’écart :
le colonel Djebbar M’henna, qui a dirigé de 1990 à 2003
le centre du DRS de Blida (véritable usine de torture
et d’exécution où ont péri au moins
4 000 « disparus »), et le colonel
Athmane Tartag, qui était à la tête du sinistre
CPMI (Centre principal militaire d’investigations) de Ben-Aknoun
de 1990 à 2001, ont tous deux été mutés
après avoir été nommés généraux.
Mais les véritables « patrons » de
l’Algérie depuis 1990, au cœur des réseaux
de la Françalgérie, sont toujours en poste, et
ce sont eux qui continuent à tirer toutes les ficelles
et à contrôler les circuits de corruption :
le chef du DRS, le général-major Mohamed Médiène
et celui de la DCE (Direction du contre-espionnage), le général-major
Smaïl Lamari, sans oublier le « parrain »,
le « faiseur de rois », le général-major
Larbi Belkheir [30] .
Enfin, le renforcement de la Françalgérie
prend une dernière forme : la reconnaissance des
crimes commis par la France coloniale en Algérie. On imagine
mal que le futur traité d’amitié, identifié pour
son importance à celui qui scella la réconciliation
franco-allemande en 1965, puisse les passer complètement
sous silence. C’est évidemment dans cette perspective
que le 27 février 2005, l’ambassadeur de France à Alger,
dans un discours fleuve à Sétif, a reconnu que
les massacres commis par l’armée et les colons français
dans cette ville et d’autres villes du Nord-Constantinois
en mai-juin 1945 – et qui firent plus de 15 000
morts – furent une « tragédie inexcusable ».
Au même moment, le 23 février, était votée à l'Assemblée
française une loi portant « reconnaissance
de la Nation et contribution nationale en faveur des Français
rapatriés ». Son article 4 impose la reconnaissance
du « rôle positif de la présence française
outre-mer, notamment en Afrique du Nord » dans les
programmes scolaires.
Évoquant le drame de Sétif le 7 mai 2005,
le président Bouteflika – qui n’a pas hésité à comparer
les fours à chaux dans lesquels des corps furent brûlés à Guelma
avec les fours crématoires des camps de concentration
nazis – a demandé à la France d’aller
plus loin, en faisant un « geste qui libérerait
[sa] conscience ». Plus que le signe d’une soudaine
tension entre Paris et Alger, cette sortie provocatrice du président
relevait sans doute plutôt d’une mise en scène
calculée : il fallait, à l’occasion
de la signature du traité d’amitié, magnifier
le rôle du pouvoir algérien dans la reconnaissance
française de certains des crimes de la colonisation – reconnaissance
d’ailleurs limitée aux épisodes notoirement
scandaleux.
Sans le sursaut de forces politiques françaises et algériennes
extérieures à cet imbroglio politico-mafieux, et
non-récupérées par le pouvoir, la Françalgérie
aura encore de belles années devant elle, et ses responsables
pourront continuer à piller les richesses de l’Algérie
et à opprimer sa population.
NOTES
[1] Interview
d’Yves Bonnet pour le reportage « Bombes
Algérie », Le Vrai Journal,
Canal Plus, 16 novembre 1997 (cité in Lounis
Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie,
crimes et mensonges d’État, La Découverte,
Paris, 2004, p. 264).
[2] Le
Monde, 16 septembre 1997.
[3] Algeria-Watch
et Salah-Eddine Sidhoum, Algérie, la machine de
mort. Un rapport sur la torture, les centres de détention
secrets et l’organisation de la machine de mort,
octobre 2003, <www.algeria-watch.org/fr/mrv/mrvtort/machine_mort/machine_mort.htm>.
[4] Lounis
Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie,
crimes et mensonges d’État, op. cit.,
pp. 342-351.
[5] Documentaire
de Jean-Baptiste Rivoire et Romain Icard, Attentats
de Paris : on pouvait les empêcher, Canal
Plus, 4 novembre 2002 ; le script du documentaire
est disponible à l’adresse <www.algeria-watch.org/farticle/sale_guerre/documentaire_attentats.htm>.
[6] Lounis
Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie,
crimes et mensonges d’État, op. cit.,
p. 456.
[10] Armand
Veilleux, « Hypothèses sur la mort des
moines de Tibéhirine », Le Monde,
24 janvier 2003.
[11] Voir
le texte de la plainte : <www.algeria-watch.org/fr/article/just/moines/plainte_texte.htm>.
[12] Lounis
Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie,
crimes et mensonges d’État, op. cit.,
p. 502 sq.
[13] François
Gèze, « Françalgérie :
sang, intox et corruption », Mouvements,
n° 21-22, 16 mai 2002.
[14] Cités
parFrançois Gèze, ibid.
[15] Jean-Baptiste
Rivoire et Jean-Paul Billault, Bentalha, Autopsie d’un
massacre, « Temps Présent »,
TSR 1, 8 avril 1999 ; et « Envoyé spécial »,
France 2, 23 septembre 1999 (script : <www.algeria-watch.org/farticle/bentalha/Bentalhafilm.htm>).
[16] Le
Monde, 19 février 1998.
[17] <www.algeria-watch.org/farticle/un/unorap.htm>.
[18] Claire
Chazal, TF1, 2 mars 2003 (cité par Lounis Aggoun
et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie,
crimes et mensonges d’État, op. cit.,
p. 582).
[19] Voir <www.algeria-watch.org/fr/article/just/nezzar_plainte/plainte_nezzar.htm>.
[20] Habib
Souaïdia, La Sale Guerre, La Découverte,
Paris, 2001.
[21] Voir
les minutes intégrales du procès : Habib
Souaïdia, Le Procès de la “sale guerre”,
La Découverte, Paris, 2002 ; et aussi :
Fatiha Talahite, « L’histoire jugera… ou
le procès déplacé », in Catherine
Coquio (dir.), L’Histoire trouée. Négation
et témoignage, L’Atalante, Paris, 2003. <www.algeria-watch.org/fr/article/analyse/talahite_proces.htm>.
[22] The
New York Times, New York, 10 décembre
2002.
[23] Le
Point, 10 juin 2004.
[24] Le
Canard enchaîné, 7 juillet 2004.
[25] El
Watan, 15 mai 2004.
[26] Salima
Mellah et Jean-Baptiste Rivoire, « Enquête
sur l’étrange “Ben Laden du Sahara” », Le
Monde diplomatique, février 2005.
<http://www.algeria watch.org/fr/article/mil/groupes_armes/manoeuvres_algero_amÉricaines.htm>
[27] <www.elysee.fr/magazine/deplacement_etranger/sommaire.php?doc=
/documents/discours/2003/03ALGE04.html>
[28] Lutte
ouvrière, 23 juillet 2004.
[29] Le
Quotidien d’Oran, 28 juillet 2004.
[30] Jusque
là conseiller à la présidence, il
vient d’être nommé ambassadeur au Maroc, à un
moment où les États-Unis s’attaquent
au conflit entre le Maroc et l’Algérie autour
du dossier du Sahara Occidental, véritable frein
dans leur projet régional).
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