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France - Algérie : de l'"amitié" à l'amnistie :
La France officielle et les généraux d'Alger

Par S. Mellah, publié dans Des crimes contre l'humanité en république française, C. Coquio - C. Guillaume éd., L'Harmattan, 2006. (voir notre rubrique "Publications" dans le menu d'accueil pour plus de renseignements sur l'ouvrage)

Il est incontestable que le pouvoir algérien a usé de tous les registres, dont les plus criminels, pour s’assurer le soutien des dirigeants français dans sa politique d’éradication de toute contestation populaire. Il est tout aussi évident que ces derniers ont poussé loin la complaisance à l’égard des putschistes algériens, approuvant certaines de leurs opérations spectaculaires, collaborant même à leur mise en œuvre afin de justifier leur appui au régime contrôlé par les militaires, et de s’assurer la caution de l’opinion française.

Nous nous souvenons de la période 1994-1998, durant laquelle il ne se passait pas un jour sans son lot d’arrestations, d’exécutions sommaires et de massacres. Côté français, ceux qui connaissent bien le fonctionnement des services secrets algériens savent que, dès 1992, les hommes de Smaïl Lamari, dit « Smaïn », patron de la Direction du Contre Espionnage (DCE) du DRS (Département du Renseignement et de la Sécurité), procèdent eux aussi à des tortures et des assassinats, comme l’ont relevé Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire :

« Que l’armée, la police procèdent à des exécutions sommaires, non seulement c’est probable, mais c’est vrai », confirmait en 1997 Yves Bonnet, l’ancien patron de la DST (Direction de la Surveillance du Territoire). Se présentant comme l’ami personnel de Smaïl Lamari, Bonnet défend pourtant bec et ongles le patron du contre-espionnage algérien, qu’il qualifie d’ « honnête homme » : « Il est probablement strict dans son métier, mais il est très profondément intègre. […] Quand on arrête les gens les armes à la main, ils ne finissent pas en prison. Smaïn s’inscrit dans ce cadre. Les guerres civiles sont toujours épouvantablement sales. »[1]

Pendant ces années de sang et de plomb, les quelques voix qui osent accuser le commandement militaire algérien de crimes contre l’humanité sont systématiquement suspectées ou traitées de « complices du terrorisme islamiste ». Jusqu’à nos jours, et des deux côtés de la Méditerranée, le silence officiel sur ces crimes reste de règle. Rappelons par exemple le revirement d’un Lionel Jospin, critique tant qu’il était dans l’opposition, devenu muet une fois à la tête du gouvernement. Le 27 janvier 1997 il avait déclaré au quotidien Libération : « La France doit briser le silence. […] Le gouvernement et les hommes politiques français doivent dire qu’il n’y a pas d’issue pour une politique uniquement répressive. » Huit mois plus tard, devenu Premier ministre, il déplorait les massacres en ces termes : « Sur le plan officiel, le gouvernement français est contraint dans son expression. Prendrait-il des initiatives qu’elles ne seraient pas reçues, nous le savons. » [2] C’est tout le drame qui marque le traitement de la situation en Algérie.


En 2005, si l’intensité des violences a sensiblement baissé, celles-ci n’ont pas disparu. En Algérie comme en France, les crimes qui continuent d’être perpétrés ne sont attribués qu’aux seuls islamistes, et l’heure est à l’amnésie et l’impunité. Or celles-ci ne sauraient régler la question ni endiguer les effets des violences commises, ni d’un côté ni de l’autre. Il ne s’agit en aucun cas ici d’effacer la criminalité terroriste, rigoureusement injustifiable, en évoquant les crimes d’État, mais de désigner le puissant déni de ceux-ci comme l’envers d’une politique de soutien actif, et d’interroger le caractère criminel de cette politique-là.

La classe politique et les médias français dans leur ensemble maintiennent leur soutien à un régime répressif qui, après le coup d’État de janvier 1992, a mis en place une redoutable « machine de mort » [3], devenue très performante à partir de 1994, et qui n’a jamais été démantelée depuis. Le soutien de la France s’est même considérablement renforcé, les intérêts économiques et géopolitiques passant avant tout : d’une part l’Algérie, grâce au prix élevé des hydrocarbures, est devenue un pays riche, d’autre part, les attentats du 11 septembre 2001 ont considérablement modifié les enjeux régionaux et internationaux.

 

Coups tordus made in Françalgérie

Fin octobre 1993 a lieu le « vrai-faux » enlèvement de trois fonctionnaires français en poste à Alger. On sait que cette opération, officiellement attribuée aux islamistes armés, a été planifiée en réalité par les chefs du DRS et Jean-Charles Marchiani, conseiller de Charles Pasqua, ministre français de l’Intérieur, qui défend la politique « éradicatrice » des putschistes algériens [4]. Le but était d’infléchir l’attitude de l’Élysée et du Quai d’Orsay, jugée trop critique à l’égard de ces derniers.

À sa libération, l’une des trois otages transmet un ultimatum « islamiste » adressé aux étrangers résidant en Algérie, les sommant de quitter le pays. Leur départ, la fermeture d’une grande partie des ambassades occidentales, puis les menaces pesant sur les journalistes étrangers (dont les accréditations ne sont attribuées qu’au compte-goutte), font que la guerre menée contre la population, coupable d’avoir soutenu le FIS (Front Islamique du Salut) lors des élections législatives de décembre 1991, se déroule à huis clos. L’ambassade française est une des seules représentations étrangères encore opérationnelle. Parallèlement, Charles Pasqua tire argument du vrai-faux enlèvement pour satisfaire la demande d’Alger de neutraliser les opposants algériens réfugiés en France : lancée en novembre 1993, l’opération Chrysanthème se solde par l’expulsion – donc la déportation – de dizaines d’opposants, et le démantèlement des structures du FIS en exil.

Malgré quelques grincements de dents, la France officielle finit par appuyer les généraux algériens, notamment en leur permettant début 1994 un rééchelonnement de la dette, qui dégagera les fonds nécessaires pour intensifier une guerre plus « sale » que conventionnelle. Des deux côtés de la Méditerranée, l’amalgame entre le FIS et les Groupes islamiques armés (GIA) – dont la branche la plus sanguinaire, celle qui est contrôlée par le DRS à partir de 1994, multiplie les crimes et les déclarations incendiaires – sert à discréditer les islamistes dans leur ensemble, à confirmer le soutien de Paris et à torpiller toute perspective de compromis politique en Algérie.

En novembre 1994 et janvier 1995, sous les auspices de la communauté catholique de Sant’Egidio, toute l’opposition représentative algérienne (dont les trois plus importants partis, FIS, FLN et FFS) se réunit à Rome pour proposer une « plate-forme de sortie de crise » : cette perspective  est violemment rejetée par le pouvoir algérien.

Paris, qui dans un premier temps accueille plutôt favorablement cette initiative, va cependant se soumettre au diktat des généraux alors même que ces derniers exportent le terrorisme en France. Qu’ils s’expriment anonymement ou ouvertement, de nombreux acteurs et observateurs français ont confirmé depuis que les cercles « bien informés » savaient pertinemment que la série d’attentats meurtriers commis au nom du GIA entre juillet et octobre 1995 était commanditée par le chef de la direction du contre-espionnage algérien, Smaïn Lamari, pour pousser la France à soutenir inconditionnellement les généraux éradicateurs. Citons par exemple le juge Alain Marsaud, ex-chef du service central de lutte antiterroriste de 1986 à 1989 :

« Quand on a vécu les années 1983 à 1990, on se rend compte que le terrorisme d’État est quelque chose d’assez particulier, cela utilise des organisations écrans. En l’espèce, on peut considérer qu’à un moment ou à un autre, le GIA a été une organisation écran pour porter le feu en France. […] Cela ne sert à rien de commettre des attentats si vous ne faites pas passer le message et si vous ne forcez pas la victime à céder. Donc après, se met en place une diplomatie parallèle : il faut bien faire comprendre d’où vient la menace et comment on peut y mettre fin en contrepartie de certains avantages… » [5]

Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Jean-Louis Debré, jette à son tour un pavé dans la mare lors d’un déjeuner de presse à la mi-septembre 1995, se demandant « si une manipulation des autorités algériennes était possible » [6]. Malgré – ou à cause de – l’accumulation d’indices sur l’implication du DRS, les politiques français ne vont pas lâcher Alger. Alors que de nombreuses preuves attestent que le chef du réseau en France, Ali Touchent, est un agent du DRS [7], il échappe à la police ; seuls des seconds couteaux du GIA, impliqués dans les attentats, seront condamnés en octobre 2002 à Paris, sans que la justice ait cherché à remonter aux commanditaires.

Le gouvernement français a ainsi été  « piégé » par son étroite collaboration avec le DRS de ses services de renseignement, qu’il s’agisse de réseaux parallèles proches de Charles Pasqua ou de la DST. Dès 1993, en effet, des dizaines d’agents des services algériens avaient été envoyés en France, officiellement pour seconder leurs homologues français. Ces derniers finiront par savoir que certains des Algériens travaillaient en sous-main pour le DRS, et entretenaient des « réseaux dormants » pouvant être activés en cas de nécessité [8]. Quelles conséquences en ont été tirées ?

Qu’il s’agisse de la fusillade le 3 août 1994 dans la cité Aïn-Allah à Alger (dans laquelle vivaient les employés consulaires, et qui se solda par la mort de cinq fonctionnaires français), du détournement de l’Airbus d’Air-France, de l’assassinat de quatre pères blancs à Tizi-Ouzou en décembre 1994, de l’enlèvement et de l’assassinat des moines de Tibhirine en 1996, ou encore de l’assassinat de Mgr Pierre Claverie peu après, il est troublant de constater que les véritables commanditaires de ces crimes n’ont jamais été désignés ni même recherchés, alors que l’implication du DRS était connue au plus haut niveau. Il est vrai que les autorités algériennes ont refusé toute enquête française en Algérie, mais cela ne saurait justifier le fait qu’aucune information judiciaire n’a été ouverte sur ces affaires à l’initiative des autorités françaises, comme c’est la règle en cas d’actions terroristes à l’étranger ayant causé la mort de citoyens français. La seule explication vraisemblable est que Paris s’est vu contraint – pour éviter le scandale qu’aurait déclenché la révélation des liens DST-DRS – de couvrir ses « amis » algériens, dont la DST savait dès octobre 1994 qu’ils contrôlaient Djamel Zitouni, le chef du GIA qui revendiquait ces crimes [9].

Les questions troublantes se multiplient au moment de l’enlèvement puis de l’assassinat des moines trappistes en mars-mai 1996. On ignore si, à l’image de l’enlèvement des agents consulaires trois ans plus tôt, la DST était ou non de connivence avec le DRS dans cette nouvelle opération. Mais ce qui est certain, c’est que de nouveau les réseaux parallèles de Pasqua interviennent en la personne de Jean-Charles Marchiani, mais aussi du général Philippe Rondot de la DST, très proche du DRS. La prise d’otages, qui semble alors pouvoir se dénouer, prend un autre tour lorsque Alain Juppé, alors chef du gouvernement, et la DGSE s’en mêlent. Sans connaître les circonstances exactes de la mort des religieux, il est probable, pour certains, que le DRS les ait assassinés afin de dissimuler son rôle dans l’enlèvement [10]. Encore une fois, aucune enquête n’a été ouverte du côté français et il faudra attendre qu’un supérieur des trappistes, le père Armand Veilleux, et la famille d’une des victimes, Christophe Lebreton, déposent une plainte en décembre 2003 pour que la justice française se charge de l’affaire [11].

 

Les massacres : la France au secours des généraux

À partir de 1996, les tueries ciblant des populations civiles dans les villages ou agglomérations connus pour avoir voté pour le FIS en 1991 s’intensifient. La banlieue d’Alger, la plaine de la Mitidja, Médéa, Blida, situés dans la 1ère région militaire, celle qui regroupe le plus de structures et d’effectifs militaires, sont particulièrement touchés. Curieusement, plus l’armée réinvestit le terrain occupé en 1993-1994 par les insurgés islamistes, plus sévissent les groupes armés inconnus. Les massacres, enlèvements de femmes, sabotages, sont revendiqués ou imputés aux Groupes islamiques armés (GIA) qui, selon la version officielle, usent de la terreur pour rallier les populations à la cause des « combattants », ou les punissent pour avoir pris leur distance avec eux. Or, force est de constater que les massacres font totalement le jeu des putschistes : les civils, terrorisés, fuient par centaines de milliers leurs villages ou, embrigadés, s’enrôlent dans les milices pour échapper à la mort et n’être pas suspectés de soutenir le terrorisme. Il leur faut survivre, tandis que des centaines de milliers de travailleurs sont jetés à la rue en raison des fermetures d’usines sur injonction du FMI, et que les structures d’État garantissant un minimum de protection sociale sont démantelées.

À partir du printemps 1997, les massacres prennent des dimensions hallucinantes : au mois d’avril par exemple, un groupe investit à cheval une ferme à l’entrée de Bougara (Blida) et tue 120 personnes. Tous les deux ou trois jours se déroule un nouveau massacre, faisant entre une et plusieurs dizaines de victimes. Le 28 août, plus de 300 hommes, femmes et enfants sont sauvagement tués à Raïs, une banlieue lointaine d’Alger. Le 5 septembre, 70 personnes sont massacrées à Sidi-Youcef, un quartier populaire de Béni-Messous, dans la périphérie d’Alger, à deux pas de l’immense caserne servant de siège au DRS ! Kofi Anan, secrétaire général de l’ONU, demande d’agir afin que cessent les violences. La position officielle algérienne est aussi cinglante qu’intraitable : « Pas d’immixtion dans les affaires algériennes ». L’ONU se soumet, et réagit à peine au massacre du 21 septembre à Bentalha dans la région d’Alger, qui fait plus de 400 morts.

Mais l’horreur et l’indignation semblent prévaloir : des médias, des ONG, des intellectuels de plusieurs pays et de nombreux Algériens exigent des enquêtes pour faire la lumière sur ces massacres où la responsabilité des autorités paraît directement engagée : les forces de sécurité en effet les ont laissés se dérouler sans jamais intervenir, malgré leur présence en nombre sur les lieux – et de fait, on l’apprendra plus tard, les massacres ont bel et bien été organisés par le DRS [12]. Le 15 octobre, quatre ONG internationales lancent un appel pour la tenue d’une session extraordinaire de la Commission des droits de l’homme des Nations unies et la constitution d’une commission d’enquête internationale.

Les pressions sur le gouvernement algérien s’intensifient : Mary Robinson, Haut Commissaire aux droits de l’homme des Nations unies, proteste contre son intransigeance, le porte-parole du département d’État américain demande début janvier 1998 l’ouverture d’une enquête internationale et réclame des mesures de protection pour la population civile, les autorités allemandes suspendent les décisions de refoulement des réfugiés algériens. Des manifestations de rues se déroulent dans différentes capitales. Le gouvernement français quant à lui reste frileux : il dénonce les seuls crimes terroristes et rappelle que la population doit être protégée. Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères, va jusqu’à rejeter le 12 septembre « toute possibilité d’action internationale ».

Le pouvoir algérien, acculé, ne peut se contenter d’exiger la dénonciation des réseaux de soutien du GIA en Europe. Il contre-attaque sur différents fronts. Dès la fin 1997, une campagne médiatique sans précédent est déclenchée, relayée notamment par la chaîne franco-allemande Arte, qui, le 22 janvier 1998, organise une soirée sur les massacres dans le but de dédouaner le commandement militaire algérien. En France, cette campagne se double d’une offensive politico-diplomatique destinée à étouffer la mobilisation spontanée face aux horreurs vécues en Algérie. Des émissaires algériens, à l’instar de Ali Haroun, Khalida Messaoudi ou Saïd Sadi, vont « délivrer la bonne parole à quelques personnalités politiques et intellectuelles, surtout de gauche, jugées influentes ». [13] Et dès le début 1998, alors même que de nouveaux massacres font plus de 1 000 victimes dans la région de Rélizane, de nombreuses personnalités françaises et européennes se déplacent en Algérie (dont Claude Cheysson, Yvette Roudy, Francis Wurtz, Jack Lang)  pour affirmer à leur retour : « Il est clair que ce sont les islamistes, ces fous de Dieu, qui tuent » (El Watan, 1er mars 1998) ; face à eux, « seule la contre-violence est possible » (L’Express, 22 janvier 1998) [14].

Ceux qui assurément donnent alors le plus grand « coup de main » aux « éradicateurs » sont Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann. Tous deux se rendent en Algérie et produisent des reportages publiés dans différents pays, ce qui leur vaudra un hommage chaleureux du sanguinaire général Khaled Nezzar, l’un des principaux artisans du putsch. « Ils ont par leur courage fait connaître la vérité. », écrit-il début février 1998 dans El Watan.

La propagande ne suffisant pas, des visites de délégations officielles contrôlées par le pouvoir algérien sont organisées : en janvier 1998, trois secrétaires d’État européens passent vingt-quatre heures à Alger, pour ne rencontrer que des fonctionnaires et des opposants à l’idée d’une mission d’enquête sur les massacres et autres violations. Dans leur rapport, toute référence aux massacres est évitée, il n’est question que de « coopération contre le terrorisme ». Début février, c’est au tour d’une délégation d’eurodéputés de faire le déplacement pour quatre jours, avec, à leur tête, le français André Soulier, « vieil ami de l’Algérie ». La participante belge, Anne-André Léonard, rapporte qu’une partie de la délégation avait émis le souhait de se rendre à Bentalha : « Alger dit non, c’est clair et net. Pas question qu’on mette notre nez dans les affaires algériennes. L’enjeu, c’était : ‘Si vous insistez sur les massacres, vous n’entrerez pas en Algérie.’ Oui, il faut reconnaître qu’on n’a pas voulu prendre ce risque-là. » [15] Soulier s’oppose fermement à l’idée d’une enquête internationale et affirme que les militaires « ne sont pas impliqués dans les massacres », mais que l’armée est « mal entraînée et mal équipée pour lutter contre des formes mutantes de terrorisme »… [16]

Face à la mobilisation internationale pour l’envoi d’une commission d’enquête indépendante sur les massacres en Algérie, la diplomatie française s’active en coulisses pour torpiller cette revendication. Et, en juillet 1998, c’est un « panel de personnalités éminentes » délégué par Kofi Anan qui fait une visite d’information en Algérie. Les membres de ce « panel onusien » – dont l’ancien président portugais Mario Soares et, en France, Simone Weil – sont soigneusement choisis en haut lieu. Le rapport final sera largement instrumentalisé par le pouvoir algérien, qui parvient à substituer cette visite à celle de la commission d’enquête indépendante tant réclamée. Le panel constate un certain nombre de manquements en matière de respect des droits de l’homme, mais soutient que, malgré les « bavures dans la lutte contre le terrorisme », il ne faut pas « mettre sur le même plan » les violences des forces de l’ordre et celles des terroristes. Les coupables des massacres étant identifiés, leur élimination est justifiée. De plus, « il y a des preuves que certains pays et groupements, bien connus pour leur soutien du terrorisme, apportent un appui financier, matériel et refuge aux terroristes » [17]. Cette conclusion servait les dirigeants algériens, qui fustigent régulièrement les gouvernements européens dont les pays offrent une « base arrière au terrorisme ». Mission accomplie : officiellement, il n’est plus question de commission d’enquête.

 

La France au secours des putschistes

En septembre 1998, à l’issue d’une lutte de clans qui aura duré près de deux ans et qui s’exprime notamment par massacres interposés, le président Zéroual annonce sa démission. Abdelaziz Bouteflika prend la relève à la tête de l’État en avril 1999, à l’occasion d’élections notoirement truquées. Il annonce une nouvelle « ère » avec sa politique dite de « réconciliation ». Depuis, deux thèses sont martelées par les politiques et les médias des deux côtés de la Méditerranée :

 1. la violence en Algérie est exclusivement due au terrorisme islamiste ; 2. cette situation n’a duré que de 1992 à 1998, la paix étant rétablie grâce à la politique de réconciliation. Les crimes commis depuis ne sont plus que l’expression d’un « terrorisme résiduel ».

L’heure de la paix ayant ainsi sonné, il devient tout à fait opportun pour les politiques et médias français d’afficher publiquement leur bienveillance à l’égard du pouvoir algérien. Ainsi, en mars 2003, le 20 heures de TF1 lançait en ces termes un reportage sur les disparus :

« En Algérie, où la situation s’est calmée depuis l’arrivée du président Bouteflika, il faut tout de même savoir que les exactions des islamistes se poursuivent. Les groupes armés islamistes ont fait près de 100 000 morts dans tout le pays depuis dix ans et ils ont effectué des milliers d’enlèvements. L’État algérien n’a toujours pas enquêté sur ces disparitions » [18].

L’épisode parisien de la fuite organisée en haut lieu du général Khaled Nezzar, ancien homme fort du régime algérien et ministre de la Défense de 1990 à 1993, afin de le soustraire à la justice, montre jusqu’où peut aller la complaisance française. Le 25 avril 2001, le général présente son livre de mémoires au Centre culturel algérien de  Paris, quand il apprend qu’une plainte pour « torture, traitements inhumains, cruels et dégradants » vient d’être déposée contre lui par trois victimes. Le jour même, il est précipitamment exfiltré de France avec l’aide du gouvernement français, éludant de fait ses obligations internationales. Cette plainte, comme celle déposée par d’autres victimes un an plus tard, sera classée sans suite, sans que l’ouverture d’une information judiciaire ait été ordonnée [19].

Cependant, un autre événement va sérieusement écorner l’image trompeuse d’État de droit que s’évertuent à diffuser l’appareil de propagande de la junte algérienne et ses relais français. Le général Nezzar, encore lui, a l’audace de porter plainte en diffamation contre l’ex-officier Habib Souaïdia, auteur d’un livre truffé de révélations sur la « sale guerre » menée par les militaires contre les islamistes et la population [20]. En juillet 2002, pendant cinq jours, se déroule à Paris un procès durant lequel comparaissent hommes politiques, victimes, militaires et experts. Ce ne sont pas les propos du sous-officier qui sont incriminés, mais bien le régime des généraux algériens et leurs suppôts civils [21]. Le général Nezzar est sèchement débouté. C’est là une gifle pour le pouvoir algérien, qui comprend que faire appel à la justice ne peut que le desservir. Le régime redouble alors d’efforts et met en branle toute la machine de propagande algérienne et française pour occulter les crimes du commandement militaire. En organisant l’ « année de l’Algérie » en 2003, la France officielle, de son côté, contribue à établir l’amnésie collective.

 

L’Algérie au cœur des rivalités franco-américaines

Les attentats du 11 septembre 2001 sont un secours inespéré pour les généraux algériens : ils accréditent la thèse des réseaux terroristes sévissant depuis l’Occident, martelée depuis plusieurs années par le pouvoir algérien, à présent dotée d’un répondant de taille du côté des Américains. Un an plus tard, le secrétaire d’État adjoint américain au Proche-Orient, William Burns, loue les « méthodes » algériennes de lutte contre le terrorisme en déclarant que « Washington [devait] beaucoup apprendre de l’Algérie ». [22] De fait, la coopération militaire entre les deux pays s’intensifie à partir de 2001, sous forme de coopération avec l’OTAN mais aussi de programmes exclusivement américains.

C’est que, selon la conception géostratégique américaine du « Grand Moyen-Orient », l’Algérie pourrait être considérée comme un « État pivot », indispensable dans les futurs déploiements militaires accompagnant la course aux réserves d’hydrocarbures. À court terme, le pays est intégré dans l’ « initiative Pan-Sahel », destinée à fédérer les pays de la région aux côtés des États-Unis sous couvert de lutte contre le terrorisme. Divers médias évoquent l’existence d’une base militaire non loin de Tamanrasset [23] , la présence d’experts militaires américains en Algérie [24] et les ventes américaines d’armes létales [25] . Cette offensive comprend aussi des programmes civils, politiques, économiques, sociaux ou culturels, renforçant la présence américaine dans la région.

Ce rapprochement entre Washington et Alger déplait sans conteste aux Français, qui, contrairement aux Américains, ont soutenu les putschistes tout au long de la décennie sanglante. Les relations complexes entre la France et sa plus importante ex-colonie relèvent souvent de liens personnels étroits datant de la période coloniale, du « copinage » au sein des services secrets, du système de corruption fondé sur les commissions et « rétrocommissions », d’affaires troubles, de pots de vins et autres financements louches. Ce qu’on appelle communément les « réseaux de la Françalgérie » semblait être une garantie suffisante pour conserver l’Algérie dans le giron de la France. Or les ambitions hégémoniques américaines contraignent celle-ci à revoir sa politique, d’autant plus que cette offensive états-unienne s’étend à toute la zone d’influence traditionnellement française . [26]

Les contacts avec Alger s’accélèrent donc à partir de 2002. Jacques Chirac se rend sur place en mars 2003 et signe avec son homologue algérien la déclaration d’Alger, prélude d’un « traité d’amitié » qui doit être conclu en 2005 [27]. Dans les mois qui suivent, les visites à Alger de ministres français se comptent par dizaines, dont celle, en juillet 2004, de la ministre de la Défense venue préparer un « accord de défense » entre les deux pays, comprenant un volet armement. Afin d’éviter un débat public et des résistances possibles au niveau du Parlement français, il a été convenu « d’exclure certaines dispositions juridiques dans le ‘domaine de l’armement’ et sur le ‘statut’ des militaires concernés par cette coopération » [28]. Sous couvert de lutte contre le terrorisme, l’ « axe stratégique dans la région méditerranéenne », dans lequel l’Algérie et les autres pays du Maghreb jouent le beau rôle, va être surtout consacré au contrôle de l’immigration clandestine vers le nord.

Cette recrudescence d’intérêt se manifeste évidemment sur le plan économique. Premier fournisseur de l’Algérie avec une part de marché de 25 %  –  contre 9 % seulement pour les États-Unis – Paris entend augmenter le volume de ses exportations vers Alger (3,7 milliards d’euros en 2003), mais doit aussi motiver les sociétés françaises, jusque-là frileuses, à investir dans le pays. Plusieurs contrats ont finalement été signés durant l’année 2004, comme celui concernant le financement du métro d’Alger, dans lequel le gouvernement français s’est engagé à hauteur de 350 millions d’euros, en échange de l’achat d’équipements français par la société du métro d’Alger. Fin juillet 2004, le ministre de l’Économie et des Finances Nicolas Sarkozy conclut avec ses homologues algériens un « accord d’exception » de deux milliards d’euros : « La France alloue à l’Algérie, sous forme de ‘concours financiers’ ciblés, 288 millions d’euros de conversion de dettes en investissements, 750 millions d’euros de crédits concessionnels et 1 milliard d’euros de crédits commerciaux garantis. » [29] L’État français fait ainsi d’une pierre deux coups : tout en cofinançant l’investissement en Algérie, il organise le sauvetage de firmes françaises avec le concours algérien.

Ce « partenariat d’exception » se dote forcément d’un volet culturel et politique, domaine d’une extrême sensibilité en raison du passé colonial commun. La « coopération » s’effectue dans le domaine juridique et judiciaire, scolaire et universitaire, de la formation d’enseignants en langue française, etc. Paris semble avoir pris conscience de l’importance qu’accordent les États-Unis à la « société civile » algérienne et compte là aussi affirmer sa présence sur place.

 

La Françalgérie pour toujours ?

Ballottée entre les intérêts de l’ex-métropole coloniale et ceux de la nouvelle puissance hégémonique, l’Algérie a une marge de manœuvre réduite. Pour tenter de clore le dossier de son implication dans les crimes contre l’humanité, le commandement militaire s’appuie sur Bouteflika, connu pour être un habile diplomate. À partir de la fin 2004, ce dernier prépare l’opinion publique nationale et internationale à l’idée d’une amnistie générale. Là encore, le soutien de la France dans cette ultime opération de blanchiment du commandement militaire reste décisif vis-à-vis de la communauté internationale.

De fait, la préparation de cette amnistie et celle du « traité d’amitié » franco-algérien, qui devraient être conclus fin 2005, sont conduites en étroite coordination entre Paris et Alger, et il est clair que le second sert à cautionner la première. Dans cette perspective, nombre d’indices montrent que l’Élysée dicte quelques conditions aux décideurs d’Alger, parmi lesquelles l’éviction de certains officiers supérieurs notoirement impliqués dans le terrorisme d’État. C’est ainsi que, peu après la visite de la ministre française de la Défense en juillet 2004, le chef d’état-major de l’armée, le général-major Mohamed Lamari, a été « démissionné », de même que le général-major Brahim Fodhil Chérif, commandant de la 1ère région militaire : dès 1992, l’un et l’autre avaient joué un rôle décisif dans l’organisation de la « sale guerre », conduite notamment par les « forces spéciales » placées sous leurs ordres. La marginalisation de deux des plus importants responsables de centres de torture avait précédé cette mise à l’écart : le colonel Djebbar M’henna, qui a dirigé de 1990 à 2003 le centre du DRS de Blida (véritable usine de torture et d’exécution où ont péri au moins 4 000 « disparus »), et le colonel Athmane Tartag, qui était à la tête du sinistre CPMI (Centre principal militaire d’investigations) de Ben-Aknoun de 1990 à 2001, ont tous deux été mutés après avoir été nommés généraux.

Mais les véritables « patrons » de l’Algérie depuis 1990, au cœur des réseaux de la Françalgérie, sont toujours en poste, et ce sont eux qui continuent à tirer toutes les ficelles et à contrôler les circuits de corruption : le chef du DRS, le général-major Mohamed Médiène et celui de la DCE (Direction du contre-espionnage), le général-major Smaïl Lamari, sans oublier le « parrain », le « faiseur de rois », le général-major Larbi Belkheir [30] . Enfin, le renforcement de la Françalgérie prend une dernière forme : la reconnaissance des crimes commis par la France coloniale en Algérie. On imagine mal que le futur traité d’amitié, identifié pour son importance à celui qui scella la réconciliation franco-allemande en 1965, puisse les passer complètement sous silence. C’est évidemment dans cette perspective que le 27 février 2005, l’ambassadeur de France à Alger, dans un discours fleuve à Sétif, a reconnu que les massacres commis par l’armée et les colons français dans cette ville et d’autres villes du Nord-Constantinois en mai-juin 1945 – et qui firent plus de 15 000 morts – furent une « tragédie inexcusable ». Au même moment, le 23 février, était votée à l'Assemblée française une loi portant « reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ». Son article 4 impose la reconnaissance du « rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » dans les programmes scolaires.

Évoquant le drame de Sétif le 7 mai 2005, le président Bouteflika – qui n’a pas hésité à comparer les fours à chaux dans lesquels des corps furent brûlés à Guelma avec les fours crématoires des camps de concentration nazis – a demandé à la France d’aller plus loin, en faisant un « geste qui libérerait [sa] conscience ». Plus que le signe d’une soudaine tension entre Paris et Alger, cette sortie provocatrice du président relevait sans doute plutôt d’une mise en scène calculée : il fallait, à l’occasion de la signature du traité d’amitié, magnifier le rôle du pouvoir algérien dans la reconnaissance française de certains des crimes de la colonisation – reconnaissance d’ailleurs limitée aux épisodes notoirement scandaleux.

Sans le sursaut de forces politiques françaises et algériennes extérieures à cet imbroglio politico-mafieux, et non-récupérées par le pouvoir, la Françalgérie aura encore de belles années devant elle, et ses responsables pourront continuer à piller les richesses de l’Algérie et à opprimer sa population. 

 

NOTES

[1] Interview d’Yves Bonnet pour le reportage « Bombes Algérie », Le Vrai Journal, Canal Plus, 16 novembre 1997 (cité in Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie, crimes et mensonges d’État, La Découverte, Paris, 2004, p. 264).

[2] Le Monde, 16 septembre 1997.

[3] Algeria-Watch et Salah-Eddine Sidhoum, Algérie, la machine de mort. Un rapport sur la torture, les centres de détention secrets et l’organisation de la machine de mort, octobre 2003, <www.algeria-watch.org/fr/mrv/mrvtort/machine_mort/machine_mort.htm>.

[4] Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie, crimes et mensonges d’État, op. cit., pp. 342-351.

[5] Documentaire de Jean-Baptiste Rivoire et Romain Icard, Attentats de Paris : on pouvait les empêcher, Canal Plus, 4 novembre 2002 ; le script du documentaire est disponible à l’adresse <www.algeria-watch.org/farticle/sale_guerre/documentaire_attentats.htm>.

[6] Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie, crimes et mensonges d’État, op. cit., p. 456.

[7] Ibid., pp. 451-453.

[8] Ibid., p. 336.

[9] Ibid., p. 391.

[10] Armand Veilleux, « Hypothèses sur la mort des moines de Tibéhirine », Le Monde, 24 janvier 2003.

[11] Voir le texte de la plainte : <www.algeria-watch.org/fr/article/just/moines/plainte_texte.htm>.

[12] Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie, crimes et mensonges d’État, op. cit., p. 502 sq.

[13] François Gèze, « Françalgérie : sang, intox et corruption », Mouvements, n° 21-22, 16 mai 2002.

[14] Cités parFrançois Gèze, ibid.

[15] Jean-Baptiste Rivoire et Jean-Paul Billault, Bentalha, Autopsie d’un massacre, «  Temps Présent », TSR 1, 8 avril 1999 ; et « Envoyé spécial », France 2, 23 septembre 1999 (script : <www.algeria-watch.org/farticle/bentalha/Bentalhafilm.htm>).

[16] Le Monde, 19 février 1998.

[17] <www.algeria-watch.org/farticle/un/unorap.htm>.

[18] Claire Chazal, TF1, 2 mars 2003 (cité par Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie, crimes et mensonges d’État, op. cit., p. 582).

[19] Voir <www.algeria-watch.org/fr/article/just/nezzar_plainte/plainte_nezzar.htm>.

[20] Habib Souaïdia, La Sale Guerre, La Découverte, Paris, 2001.

[21] Voir les minutes intégrales du procès : Habib Souaïdia, Le Procès de la “sale guerre”, La Découverte, Paris, 2002 ; et aussi : Fatiha Talahite, « L’histoire jugera… ou le procès déplacé », in Catherine Coquio (dir.), L’Histoire trouée. Négation et témoignage, L’Atalante, Paris, 2003. <www.algeria-watch.org/fr/article/analyse/talahite_proces.htm>.

[22] The New York Times, New York, 10 décembre 2002.

[23] Le Point, 10 juin 2004.

[24] Le Canard enchaîné, 7 juillet 2004.

[25] El Watan, 15 mai 2004.

[26] Salima Mellah et Jean-Baptiste Rivoire, « Enquête sur l’étrange “Ben Laden du Sahara” », Le Monde diplomatique, février 2005.
<http://www.algeria watch.org/fr/article/mil/groupes_armes/manoeuvres_algero_amÉricaines.htm>

[27] <www.elysee.fr/magazine/deplacement_etranger/sommaire.php?doc= /documents/discours/2003/03ALGE04.html>

[28] Lutte ouvrière, 23 juillet 2004.

[29] Le Quotidien d’Oran, 28 juillet 2004.

[30] Jusque là conseiller à la présidence, il vient d’être nommé ambassadeur au Maroc, à un moment où les États-Unis s’attaquent au conflit entre le Maroc et l’Algérie autour du dossier du Sahara Occidental, véritable frein dans leur projet régional).