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Il y a un peu plus de deux ans,
lors d’une journée du Mémorial intitulée : « Auschwitz, deuil impossible ? »,
j’ai confié à une table ronde, animée précisément par Annie
Dayan Rosenman, une interrogation qui m’était venue lors d’une
récente lecture:
« Maintenant que tout le monde est mort, écrivait Gérard
Chaliand [1],
il est temps de se souvenir. Je suis, bon gré mal gré, héritier
d’un peuple massacré, d’un pays à peu prés aboli sur les cartes.
[...] Maintenant que tout le monde est mort depuis longtemps
déjà et que ma fin elle-même n’est point si lointaine, il est
grand temps de rappeler ce meurtre collectif ».
Mon interrogation portait
exactement sur la nature de cette douleur particulière qui
s’installe en nous, les héritiers du génocide arménien de 1915,
« maintenant que tout le
monde est mort » dirait Chaliand, c’est à dire maintenant
que la temporalité des générations bascule et passe des derniers
survivants qui naquirent encore là-bas - dans ces merveilleux
paysages du dernier film de Fatih Akin [2] - à ceux qu’ils ont fait naître ici, à nous qu’ils délaissent
en s’éteignant.
J’oserais, à vrai dire, éclairer quelque peu la nature de cette
douleur qui se fait douce et lancinante en nous, devenus désormais
orphelins et privés de cette butée que constituait l’incarnation
de notre Histoire par ces apatrides demeurés en vie. Leurs
gestes, leurs voix, leurs plaintes ressassantes ou leur silence
pesant élevaient un rempart protecteur entre l’inouï des terreurs
auxquelles ils avaient survécu et nos efforts pour nous distancer,
nous séparer d’eux, nous éloigner des échos de leurs vécus
terrifiants. Il fallait les refouler afin d’achever leur
entreprise de sauvetage en se faisant une place au pays d’accueil
où ils nous avaient donné vie, défiant la mort qu’ils portaient
en eux.
Et bien la nature de cette douleur est que butée et rempart
s’étant effondrés, nous ne sommes plus leur enfant, nous n’avons
plus à les quitter pour construire nos propres alliances entre
un héritage accablant, un combat politique pour en témoigner
et les divers plaisirs à vivre d’un Occident « démocratique »
aux séductions pâlissantes. Ils ne sont plus à nos cotés, autour
de nous, mais dorénavant en nous. Nous sommes contraints de
nous approprier ce qu’ils nous ont transmis. Comprenant qu’il
était impossible de faire le deuil de leurs pertes, nous avons
cessé d’en être persécutés mais nous avons à présent à faire
le deuil de cet amour que nous leur avions secrètement porté
pour les protéger de leur passé. Ils surgissent du fond de
notre mémoire, nous rappelant que nous les avons, sans le savoir,
profondément aimés dans notre enfance. Cette bouleversante
compassion que nous éprouvons après coup en laissant couler
les larmes n’est que le bonheur de pouvoir enfin nous abandonner
à l’amour de ceux qui nous ont entourés de leur présence, sans
craindre d’être paralysés par le poids de leur monstrueux destin
déposé en nous.
« J’ai longtemps détesté, écrit encore Chaliand, ces visages
de vieilles, vêtues de noir, ressassant un passé de désastre
[...] Aujourd’hui je revois les vieilles de mon enfance, toujours
vêtues de noir ; les yeux secs désormais, rivés sur un
deuil aux cendres encore vives. […]Cercle des vieilles égrenant
leur douleur.[…] Chœur muet de l’impossible oubli » [3].
Si, dans ces lignes,
on entend céder la réaction de défense d’une sensibilité masculine,
je constate, pour ma part, que mes livres sur la transmission
s’ouvrent tous [4],
comme par hasard, sur le souvenir explicite ou implicite d’une
grand mère à l’ouvrage, à l’ouvrage d’une vie respectant obstinément
les traditions du Pays. Comme les plus chanceux d’entre vous
portent certainement le souvenir d’une aïeule venant d’autres
contrées englouties, je voudrais m’effacer ici derrière une
telle figure chargée de trésors à déchiffrer et me contenter
de vous faire entendre une de ces grands mères à l'intelligence,
la modestie, la vitalité proprement extraordinaires et, j’oserais
dire, roboratives.
Annie Dayan m’ayant demandé d’illustrer, à partir de ma propre
histoire, ce parcours : « Survivre, témoigner,
écrire », dont la puissance, la précision, la richesse
de son livre ont su soutenir la gageure, je dirais que si ces
rescapés ont survécu et témoigné, nous ne pouvons qu’écrire
pour eux, les écrire, transcrire et faire parler aux autres
leur voix muette déposée en nous. Je me tairai donc pour donner
la parole à Zépure Medzbakian décédée en avril 2007, à l'aube
de ses 107 ans : Ses paroles sont en effet emblématiques
de ce que fut le « survivre » pour cette génération,
aussi bien un « survivre » à la monstruosité d’expériences
inénarrables qu’un « survivre » à l’extrême misère
de leurs jours travaillant à l’intégration au pays d’accueil,
voire même à un attachement reconnaissant envers lui, un « survivre »
qui éveille en nous tendresse, vénération et dont les traces
dictent inconsciemment nos comportements.
Zépure Medzbakian est née en 1900 à Trébizonde, nous l’avons entendu
parler à 95 ans avec son « français cassé », comme elle dit, dans
un reportage de Zoé Varierian sur le génocide arménien qui fut diffusé le 11
mai 2005 et rediffusé le 9 octobre 2006 dans un entretien avec Robert Fisk,
sur les ondes de France inter, dans la série Mémoire de l’émission de Daniel
Mermet « Là-bas si j'y suis ».
DIFFUSION DES EXTRAITS
Ce timbre de voix, ses intonations
qui me sont si familiers, le style pittoresque de cette langue
fautive qui dispose paradoxalement d’une grande richesse
lexicale pour exprimer la pensée d’une profonde sagesse,
le bon sens de cette femme, son indépendance de jugement
et sa jovialité, c’est au travers de tout
ce bain sonore que, comme tous les enfants issus de cette génération,
j’ai perçu ce que les valeurs du « survivre » avaient
signifié pour elle. C’est cette perception, dont j’ai voulu
vous transmettre quelques échos, qui m’a dicté de vous faire
simplement écouter ce qu’elle nous raconte.
Retranscription du témoignage de Zépure
MEDZBAKIAN
L’émission
entière dure 49 minutes, en écoute < ici >
- Parev, Intchbess yek ?
- Arménie je connaissais pas. Nous avons entendu seulement
le nom. Nous entendions, nous adorions mais il n’y avait pas Arménie pour nous
- Alors maintenant il faut parler le français d’abord. Avec
mon français cassé
- Il est bien votre français
- il est bien ?
- Intch gousess vor khossim ?
- qu’est-ce que ça veut dire ?
- qu’est-ce que vous voulez que je parle ?
Musique + commentaire historique
- Après c'était exode, 1914, on
nous a, 1915, fait exode et massacre en même temps.
- C’est à dire qu’on est venu vous prendre ?
– C’est à dire, après nous avons compris qu'ils voulaient nous
anéantir, la Turquie,
ils voulaient nous finir parce qu’il y avait la terre que nous
demandions, de temps en temps, jusqu’à maintenant même. Alors
pour ça il a peur, il voulait nous détruire, toujours. ???
chaque occasion
– parce que vous vouliez une terre à vous
- oui, on voulait, malgré que nous étions comme les Turcs.
Nous parlions comme la langue maternelle, la Turquie. Nos enfants
allaient à l’école turque aussi pour apprendre le turc
- Vous étiez pareil
- ??? on commençait, comme ici, maintenant, la même chose.
Mais ici c’est la France. Là, c’était
Turquie.
Le journaliste introduit la suite :
- Nous étions une famille très aisée,
très bien et j'étais l'aînée de cinq enfants. Et après, tout
le monde était dans la guerre. On nous a fait exode. On a
ordonné de toutes les familles arméniennes dans 5 jours préparer
et partir. Partir où? À Mossoul, Baghdad. C'était loin à
pied, deux mois marcher, avec le soleil, avec le faim, avec
le soif, toujours surtout le soif. Et au mois de juin, juillet,
août, on a massacré déjà. Nous avons marché deux mois, enfants,
la femme enceinte, tout, les vieillards, tout, tout. Enfin
c'était misère quoi.
- Quand l’exode a commencé vous êtes partie avec
- Non, je n’étais pas chez ma parents. Quand je suis partie,
j'étais seule, seule avec les autres. Alors je pleurais, avec ?
où aller, j'avais juste tablier de l'école et un manteau,
j'avais 14 ans. Quand je suis arrivée à le groupe, je commençais
à pleurer et j’ai entendu Zépur, Zépur. Mon nom criait
quelqu’un. Je croyais que c’est le soleil est venu. Ah c’était
cousine de ma mère. Et puis après je suis allée seule avec
eux mais un mois après j'ai trouvé ma mère dans une autre groupe,
tout pouillie ? tout comment ? toute nue, une chemise
de nuit, les cheveux, il n'y a pas de peigne pour peigner,
alors vous savez qu’est-ce que j'ai senti. J’ai senti comme
une mendiant ma mère et j'étais très bouleversée.(arrêt par
l’émotion) Alors, comme ça nous sommes ensemble, continuer
nos chemins. J'avais deux frères, deux sœurs plus petits que
moi. Après huit jours à peine, mon frère est mort, 8 ans, le
matin je suis levée qu’il , il est morte à côté de moi. J’ai
dit : maman Kourken est mort. N’a pas pleuré ma mère.
Elle a dit : c’est bien fait, vous êtes sauvés. Après
quelques jours, c'est ma mère, mort ou pas mort je ne sais
pas. Et nous sommes tombés dessus pour pleurer et gendarma
est venu "allez! Marchez! Marchez!" Et en pleurant
nous avons quitté ma mère, était mort ? pas mort ?
je ne sais pas. (forte émotion, larmes) "Allez! marchez!
marchez! marchez !" Qui est mort il reste! Ma mère
était chaud quand nous avons quitté, parti. On n’a pas laissé
même pleurer un peu. Mon père, je n'ai pas, je n’ai jamais
vu, Je n'ai pas vu mon père.
Musique
- Combien de jours j'ai marché, je ne sais pas.
A la fin nous sommes allé dans un champ pour massacrer, je
ne sais pas où c'est. On nous a faits nus, même les culottes
… vous avez compris ? Et d'un côté, tchat! pat! avec des
bâtons on frappait, on frappait, vous entendez, ah! uh! un
cri! J'étais debout, une bâton pooô!
– on vous tapé sur la tête ?
- Frappé comme ça. Moi je croyais que c’était lumière partout ???
sombre, puis j'ai tombé, j’ai tombé et je vois que ils
ont commencé à frapper à ma sœur cinq ans. Ah, J'ai dit tout
de suite faite semblant, comme un mort
- faites semblant d’être mort.
- j'ai dit, allongé à côté de moi, puis ne respirez pas (arrêt
par l’émotion). Ach ! Les mots échappent ! Vous savez
quand je pense tout ça les mots échappent (émotion). Mes
blessures étaient très grands, ici et ici.
- Vous avez des blessures sur le front et sur la tête. Vous
avez encore les cicatrices.
- Comme ça, trois morceaux était ma tête. Et les Arméniens
après ils ont guéri. Ça a duré plus que un an. Il n’y avait
pas tout ce qu’il faut pour me soigner. Je prenais de sou,
de l’eau. Là, comme ça et il y avait des poux, il y avait des
vers. Il y avait de tout ce que vous voulez. Saletés.(Pleur
ou rire ) Rire et pleurer sont sœur et frère
Musique
Après la nuit est tombée, nous avons
resté comme ça plein de sang
J'ai entendu une voix "Moi je deviens musulmane, emmenez
moi!","Moi, je deviens musulmane, emmenez moi!" Une
fille que j'ai connu la voix, c'était notre voisine ! Alors
j'ai pris courage, il y avait la lune seulement. Je dis :"Moi
aussi je deviens musulmane, emmenez moi aussi!". J’ai
eu peur, quand elle va partir cette fille, je resterai seule
avec ma sœur. J’ai eu peur, j’ai dit : "Moi aussi
je deviens musulmane, emmenez moi aussi!" Devenir musulmane
qu'est-ce-que c'est, je ne sais pas. Moi, je suis Zépure, je
suis arménienne, çà, il est là, on ne peut, personne
ne peut prendre. J'ai pensé (rire !)personne ne peut prendre
mon arménité. Après, je suis assise comme ça toute nue. Un
homme était venu, un kurde est venu. « Lever !" Je
dis ; "Je suis toute nue, je ne peux pas." Il
a pris une chemise sanglante dessus une mort, il m'a donné.
J'ai pris comme ça devant moi, et je suis levée, et ma soeur
toute nue, elle était toute frappée derrière, comme ça, tout
était gonflé, après noir le dos de ma sœur, 5 ans, vous savez,
après 6 mois elle est mort. Tout ça, Zépur j'ai vu et j'ai
vécu ! Encore, encore, il y a tant de choses que j’ai oubliées.
Je n’ai pas oublié mais je n’ai pas le temps de penser. Et
après, où j’étais ? Je suis perdue. Toutes les choses,
comme photo maintenant, devant moi ils viennent. Je sais pas
où je suis. À ce moment là. Devant moi, ce champ, tout.
- Vous revoyez tout.
- Je revois toujours, souvent je pleure la nuit, parce que
ça vient devant moi, c’est des tableaux, toutes les morts,
tout ça ! Ach ! À votre âge maintenant, il ne faut pas
écouter tout ça et impressionné.
- Si, si, il faut.
- oui, pour mûrir. Mûrir mais c’est dur. Moi j’ai mûri, vous
croyez ? Encore je suis folle fille, la petite folle fille.
On ne mûrit pas. Le caractère, qu’est-ce que c’est, ça reste
toujours. Toujours, si vous êtes gai ou si vous êtes enthousiaste
ça reste. Vous cassé, vous êtes cassé. Cassé mais quand même
une petite lumière reste. Mais j’ai beaucoup pleuré. Regarde
mes yeux. Gonflés, comme ça, les lèvres comme ça.
Gonflées. J’ai trop pleuré dans ma vie. Trop.
Musique
- qu’est-ce qui s’est passé après,
une fois que le monsieur est venu ? Il vous a sauvée ?
- oui, il a donné une chemise, j’ai pris, je suis levée.
Nous étions sept blessés. Des Kurdes, quelques hommes ils
ont pris à
nous, cinq, sept personnes. Ils parlaient leur langue. Nous
ne comprenions pas. Si ils parlaient la langue turque, le turc,
nous comprenons. Mais la langue kurde nous ne savions pas.
Ils ont parlé entre temps et puis quand nous sommes arrivés
à une rivière, ils nous ont dit lavez dans le rivière !,
lavez votre sang et puis nous attendons. Ils sont quitté à
nous, ils sont partis. Ils n’ont pas attendu à nous. Ils ont
vu que nous sommes très blessés, sang. Qu’est-ce que nous allons
faire tout ça ? Ils travaillent pas. Ils nous ont quitté,
dans la rivière. Ils sont partis. C'était nuit vous savez (elle
rit) Il faut rire, il ne faut pas pleurer. C’est la prestige
arménienne. Nous avons sorti de l'eau, nous avons rentrés dans
une champ de blé. Nous avons resté dans le blé,
- cachés
- cachés, jusque le matin. Le matin, nous avons vu que, de
loin, sous les arbres, il y a des lits. Les Kurdes, ils dorment
dehors l'été. Je savais que les Kurdes, ils sont très hospitaliers.
Alors j’ai dit que: « Montrez-moi le chef, la maison
du chef » À midi, nous avons trouvé cette maison. Ils
sont donné à manger, après on nous a partagés. Le lendemain,
ils ont partagé les autres Kurdes qui sont besoin des gens
- pour travailler ?
- Oui, pour travailler. J'ai tombé malade, typhus, maintenant
je sais que c'était typhus. Fièvre, je buvais que de l’eau.
Il n’y avait rien à manger. Ils étaient pauvres gens. Et je
parlais, je parlais tout seule. Et blessure, il est là. Et
je n'ai pas mort (rire) Dieu nous gardé, pour tout ce je vous
raconte. Alors ils ??? que je. Ils sont amené, ils m'ont
donné à gouvernement, avec ma sœur. Gouvernement, elle nous
a mis dans la prison, nous avons resté 40 jours là. On donnait
un pain noir par jour. Nous n'étions pas coupables, notre faute
était être arménien. Et puis après, après 40 jours on nous
a emmenées à gouvernement encore. Là on nous a fait musulman.
Il faut dire « La… illalah Mohamed Lessur illalah »
Juste que j’ai appris ça et peut-être j’ai mis une demi-heure.
Dites : « La… illalah Mohamed Lessur illalah »
(la journaliste répète. Zépur rit) J’ai dit couramment. Je
suis devenue musulmane. On a mis mon nom, Zubideh, et ma petite
sœur aussi, Zelkha. Nous sommes devenues turques.
Musique
Je suis retournée, notre maison était
habitée par les Turcs. C’était la nuit et j’y suis allée,
par le bateau, sur Mer Noire. Nous sommes arrivés la nuit,
minuit et c’était nouvel an, je crois. J’ai sonné. Une dame
avec petite lampe est venue. J’ai dit que je suis la fille
de la maison et je n’ai pas une place pour dormir. Veuillez
m’accepter, j’ai dit. Elle est montée. Peu après elle est
descendue. Elle a dit : « alors entrez ».
Nous avons restés par terre. Il n’y a pas de lit. Après,
le matin, j’étais dépêchée pour visiter la maison. Je voulais
respirer l’air de la maison et puis ma mère, quand elle était
jeune fille, elle était, sur la mur, dessiné un œillet. Et
elle me disait que quand j’avais seize ans, j’ai dessiné
cet œillet. Alors je voulais voir cet œillet. Et j’ai pleuré
quand j’ai vu l’œillet ?? le souvenir de ma mère et
toute la chose que passé. Dans les rues, comment ma mère
est morte. Et ??? petit j’ai visité toute la maison.
J’ai respiré l’air après j’ai pleuré un peu. J’ai resté,
j’ai traîné un peu ici et là. J’ai sorti. Vous savez, quels
souvenirs ce sont ! raconter c’est
facile. Mais sentir c’est dur.
Musique + commentaire historique
- De Turquie je n’avais rien à faire ??
sans. Pourquoi rester ?
- Quand est-ce que vous arrivez en France ?
- En France, 1930/31
- Vous partez en bateau ?
- En bateau. Je suis allée d’abord en Allemagne, parce qu’en
Allemagne j’avais une oncle, le frère de mon père. Mais je
voyais que je commence à gêner. Je ne peux pas manger, je gênais,
je suis charge.
- Vous étiez une charge
- Je commençais à réfléchir. Je dis qu’est-ce qu’il faut faire
et j’avais une cousine qui étais en Roumanie. Il est venue
en France pour travailler. Alors elle m’a dit : « ici,
si quelqu’un save prendre une aiguille, elle peut gagner sa
vie ». J’ai dit : « Je ne savais rien, mais
quand au moins j’ai une cousine, toujours nous serons ensemble,
qu’est-ce que nous serons » Alors je suis venue en France.
- qu’est-ce que vous aviez dans vos bagages ?
- rien, je n’avais rien
- vous aviez de l’argent ?
- non, je n’avais pas de choses,
- non un petit peu peut-être quelque chose.
- Et vous aviez une adresse, celle de votre cousine.
- oui, je suis venue comme ça. Il vivait dans une chambre et
une cuisine. Trois personnes et encore moi, Quatre personne,
une chambre et une cuisine. À Clamart. (rire) je couchais avec
la petite fille de douze, ensemble. Et mari et femme ensemble,
dans une chambre.
- Et alors vous vous êtes mise à travailler ?
- pas tout de suite. D’abord j’ai commencé à voir qu’est-ce
qu’on fait, les autres ? Je ne savais pas prendre aiguille.
Je savais rien du tout. En regardant les vitrines, en regardant
les habits, tout ça, petit à petit, j’ai appris coudre. Toute
seule. Maintenant je peux faire cet tailleur. Toute seule.
Je mettais sur la chaise, la machine, moi je restais sur mes
valises. Et comme ça j’ai travaillé, nous avons travaillé très
dur, très très dur.
Bruit d’une machine à coudre à pédale + commentaire
- nous gagne un peu, nous faisions
économie. Nous sommes, les Arméniens ils sont habitués d’économiser,
d’arranger, bonne journée et mauvaise journée. Nous sommes
habitués pour ça. Même maintenant en Arménie, il n’y a rien
à manger mais personne ne meurt pas de faim. On s’arrange
(rire). L’Arménien est fait pour souffrir, peut-être pour
souffrir. Chaque Arménien, il ne savait pas travailler. Chez
nous les femmes ne travaillaient pas. Chacun se débrouillait
toute seule.
- Vous parliez français en arrivant en France?
- Très peu, très très peu parce que j’ai pris trois ans des
leçons. J’ai appris écrire, lire, mais très peu.
- Alors comment vous avez fait ? ici ?
- Ça nous suffisait.
- Mais quand vous aviez besoin de vous promener et de
sortir de Clamart? Comment vous faisiez ?
- Oh, nous ne pensions pas des choses comme ça. C’est trop
tôt. Alors sortir, promener, vous ne pouvez pas imaginer les
Arméniens comment ils ont travaillé durement quand ils sont
arrivés ici. Ni sortie, ni cinéma, ni rien, ni rien. Rien que
travail, la nuit, le jour. Je vous jure. Chacun d’abord manger.
- Comment se comportaient les Français
avec vous ?
- D’abord une espèce de peur, il y en a. Une peur il y en a.
Enfin nous sommes étrangers, nous sommes petits, nous sommes
pauvres, un peu ignorants ; Nous sommes très attentifs
de ne pas faire une gaffe.
- de ne pas se faire remarquer.
- Et puis, alors, le Français n’était pas habitude de
voir étrangers. Ils étaient presque méchants quelquefois, quelquefois.
Tout de suite : « sale étranger, sale étranger,
allez à votre pays ». Souvent, souvent et nous ne disions
rien. Quelquefois, je disais : « C’est vous qui est étranger »
(rire) « Français, c’est vous, allez dans votre pays ! »
(rire)
- Alors quand est-ce que vous avez commencé
à mieux vivre, à vivre mieux, un peu plus aisé ?
- Après mariage. Mariés, tous les deux travailler. Voilà
mon mari (elle montre sans doute sa photo)
- Vous auriez pu vous marier avec un homme pas arménien ?
- Je n’ai pas pensé. Tout ça je n’ai pas pensé et à ce moment
là peut-être non. À ce moment là peut-être non.
- C’était important qu’il soit arménien.
- Et oui,
- pourquoi ?
- pour les Français aussi. Je connais des familles que leurs
enfant mariés avec Arméniens et ils n’étaient pas contents.
Ça c’était, à cette époque, ça, on était plus patriotique.
C’est maintenant changé. Tout le monde a changé, nous aussi.
- Vous aussi ?
- La moitié, nous somme mariés avec les Français.
- il y a eu des mélanges. Maintenant, on se mélange.
- Une race viendra, plus solide, plus bien. Déjà c’est commencé.
Vous peut-être.
- Est-ce que vous vous êtes construit une maison ?
- Jamais je n’ai pas voulu avoir maison. Jamais. Parce que
tout ce que nous avions, combien des fois nous avons quitté.
-
- Nous ne pouvons pas installer, nulle part. Je ne voulais
pas avoir des choses. Parce que toujours avoir et laisser,
avoir et volé. Ça nous a embêté, même ici nous n’avons pas
acheté maison. Je n’ai pas maison. Quitter la maison, De cette
souffrance aussi. Alors Je ne veux pas avoir cet chagrin encore.
Qui sait qu’est-ce qu’il va arriver. Demain qu’est-ce qu’il
va arriver ? qui sait ? Qui sait ? Une ordre.
Allez hop ! qui sait ? Enfin, je n’étais pas solide
sur mes pieds, quoi.
- Mais est-ce que vous vous sentiez en sécurité, ici en France ?
- Oui, oui. Je suis tranquille comme la maison de mon père.
Vous avez compris ?
- J’ai compris
- Comme les Français. Jamais je n’ai pas senti étranger. Les
premières années, oui, parce qu’on nous disait : « sale
étranger, allez à votre pays », souvent. Mais après, maintenant,
je me sens comme une Française.
Musique
- Arménie ? La France était plus près à nous que Arménie,
parce que nous ne connaissions pas. L’Arménie, l’Arménie, les
chansons, tout, tout nous aimons, mais nous ne savions pas
le goût. Vous avez compris ? C’était une rêve que nous
aimions.
- Est-ce que vous aimeriez retourner là, en Arménie, là encore ?
- Arménie ou Turquie ?
- Arménie.
- Arménie, oui ? C’est à dire s’il serait normal, le temps
normal, je voudrais naturellement que je voudrais aller vivre
là.
- Et pourquoi vous ne l’avez pas fait en 1960 ?
- N’est pas sûr maintenant, il n’y a pas manger, pauvre
pays. Comment penser ? Je pense que si ça serait bien,
je voudrais aller. Mais malheureusement nous sentons tellement
bien en France que souvent ça ne viendra pas.(rire) J’ai dit
malheureusement, vous voyez ?
- Vous vous sentez tellement bien en France que ça serait difficile
de partir d’ici.
- Oui, nous aimons ma France comme vous aimez. Oui, on attache
comme leur pays. On pense pas autre chose.
- Alors ; Voila, votre pays pour vous, c’est la France
ou l’Arménie ?
- Tous les deux.
- Les deux. Tous les deux, je sens.
-
- Je suis tellement bien en France, comme mon pays que je ne
dis pas que je suis étranger.
- Donc vous avez deux amours.
- « J’ai deux amours, mon pays et Paris » (elle fredonne
l’air de Joséphine Backer) Voila, et cette chanson, Joséphine
Backer, elle l’a bien sentie et chantée. Elle a senti
ça, comme moi je sens. Je ne quitte pas France. (rire) La France,
il n’y a personne qui n’aime pas. Dans le monde, tout le monde.
Même j’étais tout petit, j’aimais. Seulement le nom de France,
Français. Je vous jure. Il y a quelque chose dedans que ça
vous attache.
- quoi ?
- Je ne sais pas mais c’est sympathique, c’est chaud, c’est
à vous. On dirait que ce n’est pas étranger, France, Français.
Vous avez compris qu’est-ce que c’est ? Les Français,
c’est autrement que les autres pays. Quand j’étais anglais,
je ne sens pas le chose. Quand je disais anglais, ou américain.
Américain je pouvais aller 10 fois, j’avais des parents là-bas.
Jamais, j’ai pas voulu aller voir. ??? Mais la France
j’étais comme ça : Ach Paris ! Paris, comment c’est
Paris ? J’imaginais, j’imaginais
- Et Comment vous vous imaginiez Paris ?
- J’ai eu déçu quand je suis venue. J’ai très déçue, surtout
Gare Saint Lazare. Il pleuvait. C’était tout noir, partout.
Je croyais que je viendrais paradis, alors
j’ai vu, j’ai vu déçue, déçue.
Musique et commentaire (Aznavour, De
Gaulle, machine à coudre).
- Il y a des familles turques que j’embrasse comme des sœurs,
j’embrasse comme une Français. Mais entre temps il y a une
grosse blessure que il est là toujours.
- Elle ne guérit pas. Est-ce que ça veut dire que vous avez
pardonné ?
- pardonné, non. Je ne pardonne pas cet exode. Impossible pardonner,
impossible. Humainement oui, il faut pardonner. Comme christian,
il faut pardonner mais on ne peut pas, on ne peut pas c’est
très dur. On ne peut pas oublier. Si je pardonne mais on ne
peut pas oublier. Une autre génération sont venues qui ne sont
pas coupables. Même si ça serait coupable à quoi sert ?
à quoi sert, oui ce qui est arrivé est arrivé. Peut-être ils
prendront de modèle pour ne pas répéter.
- la même chose
- Ils comprendront que c’est mauvais.
- peut-être
- Autrement on ne peut pas oublier. Les Juifs ? On peut
oublier tout ce qu’on a fait ? Impossible. Si personnellement
peut-être vous pardonnez, ?? mais non il y a quelque chose
qui crie.
- derrière
- on ne peut pas oublier, on ne peut
pas oublier.
Musique
- Où est-ce que vous avez trouvé toute
votre force ?
- Force ? quelle force ? C’est Dieu qui a donné.
Moi, qu’est-ce que je suis ? Qu’est-ce que je peux changer
à ce monde ? Rien. C’est Dieu qui m’a donné la tête d’abord,
pour réfléchir. Autrement, je n’ai pas autre chose à dire que
Dieu. N’est-ce pas ?
- Comment on dit Dieu en arménien ?
- Aztvatz
- Aztvatz
- Aztvatz, tz, tz. Vous êtes allée l’Église arménienne ?
- non, mais, je suis allée en Arménie
- Vous allez en Arménie, mais je ne sais pas, allez à Etchmiadzine.
- J’ai été à Etchmiadzine
- Vous êtes allée Etchmiadzine? C’est joli.
- C’est très beau
- mystérieux
- Je suis allée au lac Sévan aussi
- Moi j’ai lavé mes pieds dedans.
- Ce que j’aimais bien c’est de voir
le mon Ararat.
- mon Ararat. Oui, nous avons aussi, ici. Les Alpes
- où ?
- En France. Chez nous (rire) Et oui, chez nous. Est-ce que
je dis bêtise ? est-ce que je dis des bêtises ?
- Et bien non, je ne crois pas,
- non. Ça va servir à quelque chose ?
[1] Gérard Chaliand,
Mémoire de ma mémoire, Julliard,
2003, p. 11 et 97.
[2] De
l’autre côté , film turc et allemand en couleur,
2006, sortie en salle : 14 Novembre 2007.
[3] Chaliand, op.
cit, p. 11 et 83.
[4] J. Altounian, « Ouvrez-moi seulement les chemins
d’Arménie », Un génocide aux déserts de l’inconscient (préface:
R. Kaës), Les Belles Lettres/ Confluents psychanalytiques,
1990, 2003, p. 1 et 7 ; La Survivance / Traduire
le trauma collectif (pré- et postfaces: P. Fédida,
R. Kaës), Paris, Dunod/ Inconscient et culture, 2000, p.
2 ; L’intraduisible / Deuil, mémoire, transmission, Dunod/
Psychismes, 2005, p. 2 sq.