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Le Génocide arménien hors la loi ?

Par Sévane Garibian et Stéphane Rapin, publié dans Des Crimes contre l'humanité en république française, C. Coquio éd., en collaboration avec C. Guillaume, L'Harmattan, 2006.

Faut-il craindre la reconnaissance d’un génocide par la loi ? On est tenté de le croire au regard des difficultés rencontrées à l’occasion des débats relatifs à la reconnaissance législative du génocide des Arméniens. Alors même que la France dénonce dès 1915 ce crime contre l’humanité et prévoit, en 1920, de faire juger les responsables de ces événements, la question d’une reconnaissance législative de ce génocide s’est heurtée à de fortes réticences. Les premières propositions de loi ayant pour objet cette question sont déposées au début des années 80. Le 29 mai 1998 l’Assemblée nationale adopte finalement, à l’unanimité, la proposition de loi suivante : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 ». Mais le Gouvernement refuse alors d’inscrire ce texte à l’ordre du jour du Sénat. En raison de ce refus, les sénateurs doivent eux-mêmes déposer une nouvelle proposition de loi, qu’ils adoptent le 8 novembre 2000. Le texte est identique à celui voté par les députés en 1998, mais il ne s’agit pas formellement de la même proposition. Pour devenir loi, un même texte doit être adopté en termes identiques par les deux chambres. Cette proposition de loi doit donc à nouveau être votée par les députés. Ce sera chose faite le 18 janvier 2001, à l’unanimité. Pour le grand public, de telles complications peuvent apparaître surprenantes.


On peut avancer diverses explications ayant trait aux relations politiques et économiques que la France entretient avec la Turquie, les arguments juridiques faisant alors figure de prétexte. Une approche juridique permet toutefois de contribuer à fixer le cadre d’une réflexion sur les crimes contre l’humanité.
Chaque fois que la notion de crime contre l’humanité – dont le génocide constitue la forme la plus grave – touche à l’univers du droit, apparaît la nécessité d’un sacrifice : celui du strict légalisme, au nom de valeurs et principes présentés comme supérieurs au droit. On se souvient par exemple que l’élaboration, tant de la définition, que du régime juridique du crime contre l’humanité tels qu’ils apparaissent dans le Statut de Nuremberg de 1945, n’a pu se faire sans déroger, notamment, au principe fondamental de légalité – et à son corollaire, le principe de non rétroactivité.


La question de la reconnaissance législative du génocide arménien rencontre le même type de difficultés. Cette reconnaissance violerait la Constitution, tout en étant nécessaire. D’un côté, les opposants à la proposition de loi la considèrent inconstitutionnelle pour trois motifs : tout d’abord, il ne s’agirait pas d’une « vraie » loi puisqu’elle ne contient aucune règle et serait donc contraire à la conception de la loi au sens de notre Constitution ; ensuite, elle relèverait de la conduite des affaires étrangères, de compétence strictement exécutive ; enfin, elle réaliserait une qualification de l’histoire, également prohibée. D’un autre côté, ceux qui soutiennent cette reconnaissance mettent en avant sa nécessité : il s’agirait de répondre à l’impératif du devoir collectif de mémoire, ainsi qu’à la protection de la dignité humaine en tant que valeur universelle.


La loi est définitivement adoptée le 30 janvier 2001, date de sa publication au Journal officiel. Or dans notre système juridique, une fois promulguée, une loi ne peut plus être contestée au motif qu’elle serait contraire à la Constitution. Ainsi, toute loi promulguée est réputée conforme à notre loi fondamentale. Toutefois, un retour sur la controverse juridique qui a eu lieu tout au long de la procédure parlementaire est riche d’enseignement car il permet d’appréhender ce qui est en jeu, au delà du cas du génocide arménien, dans la reconnaissance législative d’un génocide. Nous chercherons donc à dégager, à partir des nombreux arguments invoqués de part et d’autre, les véritables enjeux institutionnels d’un tel débat.
Il est ainsi remarquable de constater une confusion entre deux types de questions, tout à fait différentes, soulevées à l’occasion de la controverse relative à la reconnaissance législative du génocide de 1915. Il convient en effet de distinguer nettement le point de savoir si cette reconnaissance est juridiquement possible ou si elle est juridiquement souhaitable. Autrement dit, il s’agit de déterminer si cette reconnaissance se heurte à des obstacles strictement juridiques et/ou à des obstacles de politique juridique. On verra que si l’analyse des obstacles juridiques conduit à considérer qu’il est possible, au regard des règles constitutionnelles, d’adopter une loi reconnaissant un génocide, l’analyse des obstacles de politique juridique invite, quant à elle, à engager une discussion plus large au sein de laquelle il est nécessaire de dépasser les clivages ayant parfois lieu entre les historiens, les juristes, et les politiques.

 

I - Les obstacles juridiques à la reconnaissance du génocide de 1915 par la loi

1. Normativité


En première approche, la mise en doute de la constitutionnalité de la proposition de loi reconnaissant le génocide de 1915 se comprend aisément. En effet, « par essence, la loi se rattache au phénomène plus général du droit, ce dont il résulte qu’une loi ne peut être dite telle que si son contenu peut s’exprimer par une ou plusieurs normes ». Et il ne fait aucun doute que le texte de la proposition de loi dont il est question est irréductible à un contenu normatif : il ne pose aucune obligation, interdiction ou permission. Toutefois, s’interroger sur la constitutionnalité d’une telle loi revient plus précisément à se demander si la Constitution permet ou non au Parlement d’adopter autre chose que des normes, lorsque celui-ci agit dans le cadre de la procédure législative. En d’autres termes, il s’agit de déterminer si la Constitution du 4 octobre 1958 impose ou non un contenu normatif aux lois.


L’article 34 de la Constitution stipule que la loi « fixe les règles » ou « détermine les principes fondamentaux » des matières législatives. Certains auteurs y voient une conception très « rigoureuse » de la loi : « la conception de la loi implicite dans la Constitution de 1958 est celle d’une norme impérative : la loi ne doit théoriquement […] contenir des dispositions dépourvues d’effets juridiques […] ». Les intentions du constituant semblent d’ailleurs confirmer cette interprétation de l’article 34.


Mais on ne peut pour autant en déduire que la proposition de loi reconnaissant le génocide des Arméniens est inconstitutionnelle sans faire bon marché de l’idée, largement admise par ailleurs, que les règles constitutionnelles ne se confondent, ni avec le texte de la Constitution – qui doit nécessairement être interprété – ni avec les intentions des constituants. En d’autres termes, il convient nécessairement de prendre en compte les interprétations de la Constitution effectuées par les pouvoirs publics.


C’est avec une telle démarche que l’on comprend d’ailleurs la définition de la loi donnée par la Constitution de 1958. En effet, on sait que l’article 34 énonce une liste de matières relevant de la compétence législative, et l’article 37 précise que « les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère réglementaire ». La loi n’est donc pas, en 1958, définie du seul point de vue formel, comme l’acte voté par le Parlement, mais elle l’est aussi par un critère matériel, comme l’acte intervenant dans les domaines limitativement énumérés. Et cette conception correspond aux intentions du constituant qui craint, en 1958, la résurgence de la « souveraineté parlementaire ». Or on considère unanimement aujourd’hui, à la lumière des interprétations de la Constitution opérées tant par le Gouvernement que par le Conseil constitutionnel, que celle ci ne définit la loi que du point de vue formel.


De même, et s’agissant du point qui nous intéresse ici, la pratique constitutionnelle révèle une évolution sensible quant à la question du contenu normatif des lois. C’est ainsi que sont apparues les lois portant approbation du plan, les lois d’orientation et les lois de programme, qui forment « une catégorie de textes formellement législatif dont la vocation n’est pas d’édicter des normes impératives mais d’approuver un programme d’action ou la détermination d’objectif à caractère économique, social, ou financier, proposés par le Gouvernement ». Le Parlement et le Gouvernement ont donc interprété la Constitution comme permettant à la loi d’édicter des normes très vagues, « à charge juridique nulle » selon les mots de Jean Foyer. Ce changement est consacré en 1982 par le Conseil constitutionnel. Il admet en effet qu’une loi peut contenir des dispositions « dépourvues de tout effet juridique et [qui], en raison même de leur caractère inopérant, n’ont pas à faire l’objet d’une déclaration de non- conformité à la Constitution ».


Le Sénat a interprété encore plus largement la Constitution en adoptant, le 23 mars 2000, une proposition de loi irréductible à aucune règle :


« La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVème siècle aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes, constituent un crime contre l’humanité »


Il apparaît donc possible, au regard de la mise en œuvre de la Constitution de 1958, de considérer le texte sur la reconnaissance du génocide arménien comme conforme à la Constitution.


Toutefois, le Conseil constitutionnel ne s’étant pas spécifiquement prononcé sur la constitutionnalité d’une loi ne contenant aucune règle, les détracteurs de cette reconnaissance font valoir que, s’il en était saisi, il déclarerait très certainement cette loi contraire à la Constitution. En ce sens, le président de la commission des affaires étrangères, M. de Villepin, estime que « la forme législative utilisée soulève une question essentielle quant à sa conformité avec la définition constitutionnelle de la loi. Le texte […] s’apparente, en fait, à la procédure de résolution que notre Constitution, à l’exception d’un domaine communautaire précisément délimité par son article 88-4, a écarté […] des moyens d’action parlementaire ». On sait en effet que la Constitution ainsi que le Conseil constitutionnel se montrent très restrictifs en la matière. Cependant, la question est de savoir si le texte de la proposition de loi est réellement assimilable à une résolution. Cette dernière constitue une catégorie juridique hétérogène. On peut toutefois définir la résolution comme « l’acte unilatéral par lequel une assemblée soit décide des règles de son fonctionnement interne soit fait connaître au gouvernement son sentiment sur une question donnée en lui indiquant une orientation à suivre, en l’incitant à agir dans un sens déterminé, voire en lui enjoignant d’effectuer telle ou telle démarche ». C’est ainsi que semblent l’entendre, et le juge constitutionnel, et les parlementaires. Or au regard de cette définition il apparaît délicat, en réalité, d’assimiler le texte en question à une résolution : dire que la France reconnaît publiquement le génocide arménien ne revient, ni à indiquer au gouvernement une orientation à suivre, ni même à l’inciter à agir dans un sens ou un autre. Il convient en effet de souligner que si les résolutions législatives se présentent sous la forme de lois non normatives, toutes les lois non normatives ne prennent pas nécessairement la forme de résolutions. On voit donc que, bien que ne posant aucune norme, la reconnaissance législative du génocide des Arméniens n’implique pas, sur ce point, le sacrifice de la légalité constitutionnelle.

 

2. Répartition constitutionnelle de compétences


Cependant, les opposants à cette reconnaissance avancent un autre motif d’inconstitutionnalité, selon lequel cette loi violerait la répartition constitutionnelle des compétences établie entre le pouvoir exécutif et le Parlement. L’idée selon laquelle la Constitution ferait de la politique étrangère une compétence strictement exécutive est largement admise. Le Gouvernement, et surtout le chef de l’État en matière diplomatique, ont sous la Vème République la main mise sur ce secteur. Cependant, la reconnaissance d’un génocide fait elle partie de la conduite des affaires étrangères ? Il est impossible de répondre à cette question abstraitement. Le simple fait que cette loi puisse avoir des incidences diplomatiques, puisque le Gouvernement turc est toujours à l’heure actuelle dans la négation, ne permet pas en soi d’en « dessaisir » le Parlement. Un certain nombre d’indices ouvrent même la voie d’une affirmation de la compétence législative en l’espèce. Le Président Mitterrand, le 29 avril 1981, à l’occasion du dépôt d’une proposition de loi reconnaissant le génocide arménien, s’était déclaré totalement favorable à cette initiative, tout comme Lionel Jospin, les 7 avril 1995 et 8 mars 1999. L’actuel chef de l’État Jacques Chirac, même s’il a jugé « non souhaitable » l’inscription de la proposition de loi à l’ordre du jour du Sénat, en raison de circonstances de politique étrangère et diplomatique, n’a cependant pas exclu la possibilité d’une intervention législative en la matière. On relèvera, surtout, que l’exécutif n’a pas usé des moyens institutionnels dont il dispose afin de sanctionner ou de prévenir une immixtion législative dans sa « chasse gardée ». D’une part, il n’a pas opposé d’irrecevabilité comme le lui permet l’article 41 de la Constitution et, d’autre part, il a fait connaître par la voix du ministre des relations avec le Parlement, sa volonté de laisser le Sénat entièrement libre de sa décision, avant que ce dernier ne reconnaisse finalement le génocide de 1915, le 8 novembre 2000.

 

3. Qualification de l’Histoire


Enfin, on oppose à cette reconnaissance par la loi le fait qu’elle réaliserait une qualification de l’Histoire prohibée par la Constitution. Dire que la Constitution n’autorise pas le Parlement à qualifier l’histoire présuppose deux choses : ladite proposition de loi constitue une qualification de l’histoire et il existe une norme constitutionnelle interdisant au Parlement l’adoption d’un tel acte.


Sur le premier point on constate que, dans le même ordre d’idée, la loi Gayssot du 13 juillet 1990 – qui permet de lutter contre le négationnisme de la barbarie nazie – a été notamment critiquée au motif qu’elle introduit en droit français « la vérité historique par détermination de la loi ». Or il s’agit avant tout de préciser ce que l’on entend par « qualification de l’histoire », c’est à dire, s’il est question ici de qualification au sens juridique ou au sens commun. On ne peut pas dire qu’il s’agisse de qualification juridique à proprement parler. Cette opération consiste à subsumer un fait sous une catégorie juridique, au sein d’une décision, autrement dit c’est ce que fait le juge quand il décide, par exemple, que tel écrit est constitutif du délit puni par la loi Gayssot. Dans ce sens là, le texte sur le génocide des Arméniens, pas plus que la loi Gayssot, ne qualifie quoi que ce soit. Dans un sens plus large la qualification peut être comprise comme le simple fait d’employer un mot pour désigner une chose, ce qui est réalisé par les textes précités. La question est donc de savoir s’il est permis ou non au Parlement d’employer un mot pour désigner un événement historique.


Ce second point ne pose guère de difficulté. La Constitution de 1958, même étendue au Préambule de 1946 et à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, est muette à ce sujet. Quant au Conseil constitutionnel, il ne s’est pas prononcé à ce jour sur cette question, et l’existence même de la loi Gayssot – à propos de laquelle il n’a pas été saisi – laisse clairement entendre que les parlementaires se sont reconnus une telle compétence. Ce qui, du reste, n’a rien de surprenant comme le relève par exemple Jean-Claude Gaudin lorsqu’il rappelle que le Parlement « a eu l’occasion plusieurs fois de qualifier l’Histoire […] au sujet des Justes d’Israël ou de la guerre d’Algérie ». Cette interprétation de la Constitution est d’ailleurs ultérieurement confirmée par les parlementaires lors de l’adoption de la loi reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité. L’argument d’inconstitutionnalité apparaît donc, ici, également sans fondement.


Il restait pourtant une incertitude, jusqu’au 30 janvier 2001, quant à une éventuelle décision du Conseil constitutionnel en l’espèce. On le sait, ce dernier n’a finalement pas été saisi. Toutefois, et contrairement à ce que laisse entendre l’argumentation présentée par les opposants à cette reconnaissance législative, si le Conseil constitutionnel devait être appelé, à l’avenir, à se prononcer sur un texte en tout point semblable, il lui serait tout à fait possible de justifier juridiquement sa conformité à la Constitution. On relèvera notamment qu’il serait probable de voir les juges constitutionnels estimer qu’un acte visant à reconnaître un génocide relève de la mise en œuvre de règles et principes à valeur constitutionnelle, dont la compétence revient au législateur. Ils pourraient considérer, par exemple, que le Parlement condamne ainsi les valeurs des « régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine », en déterminant concrètement le principe de « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation ». La reconnaissance d’un génocide par la loi est donc possible juridiquement, c’est à dire qu’elle peut avoir lieu sans contredire la Constitution.

 

II - Les obstacles de politique juridique à la reconnaissance du génocide de 1915 par la loi


La reconnaissance du génocide arménien par la loi est critiquée en raison d’une conséquence qu’elle aurait sur le travail législatif, celui-ci se voyant alors dénaturé de deux manières. D’une part, en faisant du Parlement un « législateur-historien », confusion évidemment tendancieuse dans une démocratie. D’autre part, et plus spécifiquement, en dénaturant la loi en tant que telle : la nature de la loi serait d’être normative, et l’évolution de la pratique constitutionnelle qui permet au Parlement d’adopter autre chose que des normes, serait préjudiciable à la qualité du travail législatif.

 

1. Le « législateur-historien »


Même conforme à la Constitution, on pourrait estimer que ledit texte de loi est contraire aux valeurs démocratiques en considérant que, employant un mot pour désigner un fait historique, le Parlement tranche ainsi un débat d’historiens. Le grief est d’importance : on pressent aisément qu’un État où la vérité historique est établie par le Parlement ne puisse se prévaloir d’un caractère démocratique. Et, en ce sens, le sénateur Delong met en garde ses collègues : « Ne rentrons pas dans un engrenage où le risque est certain et à l’horizon duquel se profile le Big Brother de 1984 de Georges Orwell ».


Or il s’agit d’un malentendu qu’il convient de dissiper. En adoptant une telle loi, le Parlement ne fait que constater une vérité préalablement établie par les historiens ; constat par ailleurs maintes fois effectué par différentes instances : le Tribunal Permanent des Peuples, le 16 avril 1984, puis par les instances internationales, ainsi que divers États (gouvernements ou parlements). Le législateur français, en reconnaissant le génocide des Arméniens, ne tranche donc pas un débat d’historiens.

 

2. La loi dénaturée


La loi reconnaissant le génocide arménien fait également naître une autre critique, sans rapport avec la question de la constitutionnalité préalablement examinée : adopter un tel texte contribuerait, selon certains, à dénaturer la loi. C’est là une critique classique visant déjà la pratique des lois d’orientation, lois de programme et lois de plan. Elle s’inscrit ainsi dans le cadre plus vaste d’une dénonciation de la « crise de la technique législative », s’exprimant notamment par une inflation des lois. En l’espèce, cette critique consiste aussi en un soupçon de « communautarisme » : un tel texte reviendrait en effet à sacrifier la « nature de la loi », afin de satisfaire les revendications et intérêts des associations de citoyens français d’origine arménienne. En ce sens, Guy Carcassonne écrit : « On connaissait déjà les lois de pure circonstance. Voilà que l’on commence à découvrir les lois de pure complaisance ». Reconnaître le génocide arménien contribuerait donc à l’inflation législative en adoptant une loi inutile – ou symbolique – afin de satisfaire des intérêts particuliers.


Cette critique appelle deux remarques. D’une part, on sait combien la France est encore marquée par une idéologie rousseauiste, laquelle, en conséquence d’une critique de la représentation, prohibe l’existence du lobbying. Néanmoins, nul n’ignore que la plupart des lois répondent, à leur origine, à des intérêts particuliers. La procédure législative a précisément pour fonction de convertir ceux-ci en intérêt général. D’autre part, cette critique présuppose que la reconnaissance du génocide des Arméniens a pour objet exclusif les intérêts de la communauté des Français d’origine arménienne. Or ce présupposé est tout à fait discutable.


On peut penser que dire officiellement et par écrit que les événements de 1915 constituent un génocide permet aux victimes directes ou indirectes un accès au deuil. Cependant, une telle reconnaissance ne vise pas seulement les victimes, mais également le corps social auquel elles appartiennent : reconnaître un génocide participe, comme chacun sait, au devoir de mémoire. C’est le secrétaire d’État à l’outre-mer, Jean-Jack Queyranne, qui est le plus explicite à ce sujet lors de l’adoption de la loi reconnaissant la traite négrière et l’esclavage comme étant un crime contre l’humanité :


« Aujourd’hui, le temps est venu d’effectuer le travail […] de la mémoire. Il correspond à une exigence éthique de la conscience, mais également à une nécessité collective. Je suis profondément persuadé qu’il n’y a pas de possibilité de construire un avenir avec les peuples qui ont été opprimés, détruits dans leur chair et dans leur culture si l’on ne se résout pas à assumer l’Histoire. Il n’y a pas de justice ni de paix sans vérité. Là est le prix d’un monde fidèle aux valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité qui fondent notre société. La proposition de loi de vos collègues députés a cet objet : faire mémoire aujourd’hui de l’ignominie d’un système qui a nié pendant plus de deux siècles la dignité humaine des noirs, afin de prévenir des atteintes, insidieuses ou spectaculaires, toujours susceptibles de resurgir, comme hélas ! le bilan du XXème siècle l’a démontré, jusqu’à l’horreur. Exercer le devoir de mémoire et s’acquitter d’une dette envers des frères humains, c’est à tout cela que nous engage ce texte ».


Mais à cela il convient d’ajouter que la reconnaissance d’un génocide constitue aussi une réponse politique au phénomène négationniste : elle permet d’affirmer qu’il existe une limite claire à l’exercice du pouvoir politique, en condamnant les valeurs portées par les gouvernements ayant commis un génocide.


Une telle reconnaissance législative a donc pour destinataires, comme toute loi, l’ensemble des citoyens français. Ainsi ne s’agit-il pas d’opposer en l’espèce, d’un côté l’intérêt institutionnel visant à juguler l’inflation législative, et de l’autre les intérêts particuliers de la communauté des français d’origine arménienne. Il s’agit plutôt d’une opposition entre cet intérêt institutionnel et celui, collectif, ayant trait au devoir de mémoire et à la lutte contre le négationnisme, autrement dit à la sauvegarde de la dignité de la personne humaine. En ce sens, les partisans de la reconnaissance du génocide arménien font valoir le caractère supérieur de cet intérêt collectif. De leur côté, les opposants avancent la nature non négligeable des considérations relatives au travail parlementaire et, surtout, soulignent à juste titre le risque de voir le législateur français confronté, dans un avenir proche, à de semblables demandes concernant d’autres crimes contre l’humanité.


Il est toutefois possible de sortir de cette alternative. Il suffit pour cela de rappeler que la raison pour laquelle le Parlement est finalement conduit à discuter d’une loi dépourvue de caractère normatif tient au fait que celle-ci fut dépouillée, dès le départ, des amendements lui conférant un tel caractère. On pense surtout à celui – proposé par MM. Roland Blum et François Rochebloine en 1998 – visant la modification de la loi Gayssot, qui est à ce jour le seul instrument juridique en droit positif français permettant de sanctionner la contestation de crimes contre l’humanité.


Mais cette loi ne s’applique qu’à la négation du génocide du peuple juif :


« Seront punis […] ceux qui auront contesté […] l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du Statut du Tribunal militaire international annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit Statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale. »


Les termes restrictifs de ce texte ne permettent donc pas la condamnation pénale de propos négationnistes proférés à l’encontre d’autres crimes contre l’humanité que l’holocauste nazi. C’est ce qui a été confirmé par décision juridictionnelle du 18 novembre 1994, à l’occasion de l’action engagée contre l’historien Bernard Lewis sur le fondement de cette loi laquelle, d’après les juges, « a pour effet d’exclure de la protection contre la contestation […] tous les autres crimes contre l’humanité comme, en l’espèce, ceux dont a été victime le peuple arménien en 1915 ». Les juges de la 17e chambre du tribunal correctionnel le rappellent encore dans leur récente décision du 15 novembre 2004 relative aux poursuites engagées par le Comité de défense de la cause arménienne à l’encontre du consul général de Turquie à Paris, Aydin Sezgin : « […] il est incontestable que la négation du génocide arménien n’entre pas dans les prévisions de l’article 24 bis de la loi de 1881 […] ».


L’amendement en question proposait donc d’insérer dans le texte de la loi Gayssot l’alinéa suivant :
« Seront punis des mêmes peines ceux qui auront contesté tout autre crime contre l’humanité sanctionné par l’application des articles 211-1, 212-1 et 212-2 du code pénal ou par un tribunal international ou reconnu comme tel par une organisation intergouvernementale, quel que soit le lieu ou la date à laquelle le crime a été commis »


Celui ci fut rejeté dès le travail en commission. On ne peut que remarquer à quel point un tel amendement était crucial, tant par son caractère normatif – puisque qu’il pose clairement une règle applicable par les juges –, que par son objet. S’il avait été adopté, il va de soi qu’il aurait permis de satisfaire au devoir de mémoire et à son corollaire, la lutte contre le négationnisme, sans heurter la nature de la loi. Il convient d’ajouter que l’adoption de cet amendement aurait par la même occasion jugulé le risque de voir se multiplier des demandes de reconnaissance auprès du Parlement. En effet, la possibilité d’obtenir une condamnation pénale pour contestation de crime contre l’humanité vaut, de surcroît, reconnaissance d’un tel crime.


Le rejet de l’amendement visant l’extension de la loi Gayssot témoigne très certainement d’une crainte des parlementaires à s’engager sur un terrain aussi controversé. Nous savons en effet combien cette loi a suscité de vives polémiques. Elle fut notamment critiquée aux motifs qu’elle porterait atteinte à la liberté d’expression et qu’elle favoriserait l’immixtion des juges dans les débats d’historiens.
Pour autant, une discussion quant à cette extension s’impose. Elle est nécessaire si l’on veut tenir compte des changements législatifs en matière de crime contre l’humanité depuis 1990, d’une part, et répondre juridiquement à la réalité mouvante du phénomène négationniste dans son ensemble, d’autre part. Elle repose aussi sur l’idée qu’une condamnation symbolique – exclusivement politique – d’un génocide, est insuffisante lorsque l’on entend faire du devoir de mémoire un instrument de prévention. Cette prévention nécessite de faire de la lutte contre l’oubli et le déni une cause commune. Celle ci est à l’œuvre entre les victimes directes et leurs descendants. Elle tarde à l’être entre tous ceux qui ont été touchés de près ou de loin par de tels crimes, ainsi qu’entre tous ceux qui voient dans cette lutte une manière singulière de préserver la démocratie.

 

(texte publié sans son appareil de notes, nous vous renvoyons à sa version imprimée.)