Faut-il craindre la reconnaissance d’un génocide
par la loi ? On est tenté de le croire au regard des
difficultés rencontrées à l’occasion
des débats relatifs à la reconnaissance législative
du génocide des Arméniens. Alors même
que la France dénonce dès 1915 ce crime contre
l’humanité et prévoit, en 1920, de faire
juger les responsables de ces événements, la
question d’une reconnaissance législative de
ce génocide s’est heurtée à de
fortes réticences. Les premières propositions
de loi ayant pour objet cette question sont déposées
au début des années 80. Le 29 mai 1998 l’Assemblée
nationale adopte finalement, à l’unanimité,
la proposition de loi suivante : « La France reconnaît
publiquement le génocide arménien de 1915 ».
Mais le Gouvernement refuse alors d’inscrire ce texte à l’ordre
du jour du Sénat. En raison de ce refus, les sénateurs
doivent eux-mêmes déposer une nouvelle proposition
de loi, qu’ils adoptent le 8 novembre 2000. Le texte
est identique à celui voté par les députés
en 1998, mais il ne s’agit pas formellement de la même
proposition. Pour devenir loi, un même texte doit être
adopté en termes identiques par les deux chambres.
Cette proposition de loi doit donc à nouveau être
votée par les députés. Ce sera chose
faite le 18 janvier 2001, à l’unanimité.
Pour le grand public, de telles complications peuvent apparaître
surprenantes.
On peut avancer diverses explications ayant trait aux relations
politiques et économiques que la France entretient
avec la Turquie, les arguments juridiques faisant alors
figure de prétexte. Une approche juridique permet
toutefois de contribuer à fixer le cadre d’une
réflexion sur les crimes contre l’humanité.
Chaque fois que la notion de crime contre l’humanité – dont
le génocide constitue la forme la plus grave – touche à l’univers
du droit, apparaît la nécessité d’un
sacrifice : celui du strict légalisme, au nom
de valeurs et principes présentés comme supérieurs
au droit. On se souvient par exemple que l’élaboration,
tant de la définition, que du régime juridique
du crime contre l’humanité tels qu’ils
apparaissent dans le Statut de Nuremberg de 1945, n’a
pu se faire sans déroger, notamment, au principe fondamental
de légalité – et à son corollaire,
le principe de non rétroactivité.
La question de la reconnaissance législative du génocide
arménien rencontre le même type de difficultés.
Cette reconnaissance violerait la Constitution, tout en étant
nécessaire. D’un côté, les opposants à la
proposition de loi la considèrent inconstitutionnelle
pour trois motifs : tout d’abord, il ne s’agirait
pas d’une « vraie » loi puisqu’elle
ne contient aucune règle et serait donc contraire à la
conception de la loi au sens de notre Constitution ;
ensuite, elle relèverait de la conduite des affaires étrangères,
de compétence strictement exécutive ;
enfin, elle réaliserait une qualification de l’histoire, également
prohibée. D’un autre côté, ceux
qui soutiennent cette reconnaissance mettent en avant sa
nécessité : il s’agirait de répondre à l’impératif
du devoir collectif de mémoire, ainsi qu’à la
protection de la dignité humaine en tant que valeur
universelle.
La loi est définitivement adoptée le 30 janvier
2001, date de sa publication au Journal officiel. Or dans
notre système juridique, une fois promulguée,
une loi ne peut plus être contestée au motif
qu’elle serait contraire à la Constitution.
Ainsi, toute loi promulguée est réputée
conforme à notre loi fondamentale. Toutefois, un retour
sur la controverse juridique qui a eu lieu tout au long de
la procédure parlementaire est riche d’enseignement
car il permet d’appréhender ce qui est en jeu,
au delà du cas du génocide arménien,
dans la reconnaissance législative d’un génocide.
Nous chercherons donc à dégager, à partir
des nombreux arguments invoqués de part et d’autre,
les véritables enjeux institutionnels d’un tel
débat.
Il est ainsi remarquable de constater une confusion entre
deux types de questions, tout à fait différentes,
soulevées à l’occasion de la controverse
relative à la reconnaissance législative du
génocide de 1915. Il convient en effet de distinguer
nettement le point de savoir si cette reconnaissance est
juridiquement possible ou si elle est juridiquement souhaitable.
Autrement dit, il s’agit de déterminer si cette
reconnaissance se heurte à des obstacles strictement
juridiques et/ou à des obstacles de politique juridique.
On verra que si l’analyse des obstacles juridiques
conduit à considérer qu’il est possible,
au regard des règles constitutionnelles, d’adopter
une loi reconnaissant un génocide, l’analyse
des obstacles de politique juridique invite, quant à elle, à engager
une discussion plus large au sein de laquelle il est nécessaire
de dépasser les clivages ayant parfois lieu entre
les historiens, les juristes, et les politiques.
I - Les obstacles juridiques à la reconnaissance
du génocide de 1915 par la loi
1. Normativité
En première approche, la mise en doute de la constitutionnalité de
la proposition de loi reconnaissant le génocide de
1915 se comprend aisément. En effet, « par
essence, la loi se rattache au phénomène plus
général du droit, ce dont il résulte
qu’une loi ne peut être dite telle que si son
contenu peut s’exprimer par une ou plusieurs normes ».
Et il ne fait aucun doute que le texte de la proposition
de loi dont il est question est irréductible à un
contenu normatif : il ne pose aucune obligation, interdiction
ou permission. Toutefois, s’interroger sur la constitutionnalité d’une
telle loi revient plus précisément à se
demander si la Constitution permet ou non au Parlement d’adopter
autre chose que des normes, lorsque celui-ci agit dans le
cadre de la procédure législative. En d’autres
termes, il s’agit de déterminer si la Constitution
du 4 octobre 1958 impose ou non un contenu normatif aux lois.
L’article 34 de la Constitution stipule que la loi « fixe
les règles » ou « détermine
les principes fondamentaux » des matières
législatives. Certains auteurs y voient une conception
très « rigoureuse » de la loi
: « la conception de la loi implicite dans la
Constitution de 1958 est celle d’une norme impérative
: la loi ne doit théoriquement […] contenir
des dispositions dépourvues d’effets juridiques
[…] ». Les intentions du constituant semblent
d’ailleurs confirmer cette interprétation de
l’article 34.
Mais on ne peut pour autant en déduire que la proposition
de loi reconnaissant le génocide des Arméniens
est inconstitutionnelle sans faire bon marché de l’idée,
largement admise par ailleurs, que les règles constitutionnelles
ne se confondent, ni avec le texte de la Constitution – qui
doit nécessairement être interprété – ni
avec les intentions des constituants. En d’autres termes,
il convient nécessairement de prendre en compte les
interprétations de la Constitution effectuées
par les pouvoirs publics.
C’est avec une telle démarche que l’on
comprend d’ailleurs la définition de la loi
donnée par la Constitution de 1958. En effet, on sait
que l’article 34 énonce une liste de matières
relevant de la compétence législative, et l’article
37 précise que « les matières autres
que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère
réglementaire ». La loi n’est donc
pas, en 1958, définie du seul point de vue formel,
comme l’acte voté par le Parlement, mais elle
l’est aussi par un critère matériel,
comme l’acte intervenant dans les domaines limitativement énumérés.
Et cette conception correspond aux intentions du constituant
qui craint, en 1958, la résurgence de la « souveraineté parlementaire ».
Or on considère unanimement aujourd’hui, à la
lumière des interprétations de la Constitution
opérées tant par le Gouvernement que par le
Conseil constitutionnel, que celle ci ne définit la
loi que du point de vue formel.
De même, et s’agissant du point qui nous intéresse
ici, la pratique constitutionnelle révèle une évolution
sensible quant à la question du contenu normatif des
lois. C’est ainsi que sont apparues les lois portant
approbation du plan, les lois d’orientation et les
lois de programme, qui forment « une catégorie
de textes formellement législatif dont la vocation
n’est pas d’édicter des normes impératives
mais d’approuver un programme d’action ou la
détermination d’objectif à caractère économique,
social, ou financier, proposés par le Gouvernement ».
Le Parlement et le Gouvernement ont donc interprété la
Constitution comme permettant à la loi d’édicter
des normes très vagues, « à charge
juridique nulle » selon les mots de Jean Foyer.
Ce changement est consacré en 1982 par le Conseil
constitutionnel. Il admet en effet qu’une loi peut
contenir des dispositions « dépourvues
de tout effet juridique et [qui], en raison même de
leur caractère inopérant, n’ont pas à faire
l’objet d’une déclaration de non- conformité à la
Constitution ».
Le Sénat a interprété encore plus largement
la Constitution en adoptant, le 23 mars 2000, une proposition
de loi irréductible à aucune règle :
« La République française reconnaît
que la traite négrière transatlantique ainsi
que la traite dans l’océan indien d’une
part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir
du XVème siècle aux Amériques et aux
Caraïbes, dans l’océan indien et en Europe
contre les populations africaines, amérindiennes,
malgaches et indiennes, constituent un crime contre l’humanité »
Il apparaît donc possible, au regard de la mise en œuvre
de la Constitution de 1958, de considérer le texte
sur la reconnaissance du génocide arménien
comme conforme à la Constitution.
Toutefois, le Conseil constitutionnel ne s’étant
pas spécifiquement prononcé sur la constitutionnalité d’une
loi ne contenant aucune règle, les détracteurs
de cette reconnaissance font valoir que, s’il en était
saisi, il déclarerait très certainement cette
loi contraire à la Constitution. En ce sens, le président
de la commission des affaires étrangères, M.
de Villepin, estime que « la forme législative
utilisée soulève une question essentielle quant à sa
conformité avec la définition constitutionnelle
de la loi. Le texte […] s’apparente, en fait, à la
procédure de résolution que notre Constitution, à l’exception
d’un domaine communautaire précisément
délimité par son article 88-4, a écarté […]
des moyens d’action parlementaire ». On
sait en effet que la Constitution ainsi que le Conseil constitutionnel
se montrent très restrictifs en la matière.
Cependant, la question est de savoir si le texte de la proposition
de loi est réellement assimilable à une résolution.
Cette dernière constitue une catégorie juridique
hétérogène. On peut toutefois définir
la résolution comme « l’acte unilatéral
par lequel une assemblée soit décide des règles
de son fonctionnement interne soit fait connaître au
gouvernement son sentiment sur une question donnée
en lui indiquant une orientation à suivre, en l’incitant à agir
dans un sens déterminé, voire en lui enjoignant
d’effectuer telle ou telle démarche ».
C’est ainsi que semblent l’entendre, et le juge
constitutionnel, et les parlementaires. Or au regard de cette
définition il apparaît délicat, en réalité,
d’assimiler le texte en question à une résolution
: dire que la France reconnaît publiquement le génocide
arménien ne revient, ni à indiquer au gouvernement
une orientation à suivre, ni même à l’inciter à agir
dans un sens ou un autre. Il convient en effet de souligner
que si les résolutions législatives se présentent
sous la forme de lois non normatives, toutes les lois non
normatives ne prennent pas nécessairement la forme
de résolutions. On voit donc que, bien que ne posant
aucune norme, la reconnaissance législative du génocide
des Arméniens n’implique pas, sur ce point,
le sacrifice de la légalité constitutionnelle.
2. Répartition constitutionnelle de compétences
Cependant, les opposants à cette reconnaissance avancent
un autre motif d’inconstitutionnalité, selon
lequel cette loi violerait la répartition constitutionnelle
des compétences établie entre le pouvoir exécutif
et le Parlement. L’idée selon laquelle la Constitution
ferait de la politique étrangère une compétence
strictement exécutive est largement admise. Le Gouvernement,
et surtout le chef de l’État en matière
diplomatique, ont sous la Vème République la
main mise sur ce secteur. Cependant, la reconnaissance d’un
génocide fait elle partie de la conduite des affaires étrangères
? Il est impossible de répondre à cette question
abstraitement. Le simple fait que cette loi puisse avoir
des incidences diplomatiques, puisque le Gouvernement turc
est toujours à l’heure actuelle dans la négation,
ne permet pas en soi d’en « dessaisir » le
Parlement. Un certain nombre d’indices ouvrent même
la voie d’une affirmation de la compétence législative
en l’espèce. Le Président Mitterrand,
le 29 avril 1981, à l’occasion du dépôt
d’une proposition de loi reconnaissant le génocide
arménien, s’était déclaré totalement
favorable à cette initiative, tout comme Lionel Jospin,
les 7 avril 1995 et 8 mars 1999. L’actuel chef de l’État
Jacques Chirac, même s’il a jugé « non
souhaitable » l’inscription de la proposition
de loi à l’ordre du jour du Sénat, en
raison de circonstances de politique étrangère
et diplomatique, n’a cependant pas exclu la possibilité d’une
intervention législative en la matière. On
relèvera, surtout, que l’exécutif n’a
pas usé des moyens institutionnels dont il dispose
afin de sanctionner ou de prévenir une immixtion législative
dans sa « chasse gardée ». D’une
part, il n’a pas opposé d’irrecevabilité comme
le lui permet l’article 41 de la Constitution et, d’autre
part, il a fait connaître par la voix du ministre des
relations avec le Parlement, sa volonté de laisser
le Sénat entièrement libre de sa décision,
avant que ce dernier ne reconnaisse finalement le génocide
de 1915, le 8 novembre 2000.
3. Qualification de l’Histoire
Enfin, on oppose à cette reconnaissance par la loi
le fait qu’elle réaliserait une qualification
de l’Histoire prohibée par la Constitution.
Dire que la Constitution n’autorise pas le Parlement à qualifier
l’histoire présuppose deux choses : ladite proposition
de loi constitue une qualification de l’histoire et
il existe une norme constitutionnelle interdisant au Parlement
l’adoption d’un tel acte.
Sur le premier point on constate que, dans le même
ordre d’idée, la loi Gayssot du 13 juillet 1990 – qui
permet de lutter contre le négationnisme de la barbarie
nazie – a été notamment critiquée
au motif qu’elle introduit en droit français « la
vérité historique par détermination
de la loi ». Or il s’agit avant tout de
préciser ce que l’on entend par « qualification
de l’histoire », c’est à dire,
s’il est question ici de qualification au sens juridique
ou au sens commun. On ne peut pas dire qu’il s’agisse
de qualification juridique à proprement parler. Cette
opération consiste à subsumer un fait sous
une catégorie juridique, au sein d’une décision,
autrement dit c’est ce que fait le juge quand il décide,
par exemple, que tel écrit est constitutif du délit
puni par la loi Gayssot. Dans ce sens là, le texte
sur le génocide des Arméniens, pas plus que
la loi Gayssot, ne qualifie quoi que ce soit. Dans un sens
plus large la qualification peut être comprise comme
le simple fait d’employer un mot pour désigner
une chose, ce qui est réalisé par les textes
précités. La question est donc de savoir s’il
est permis ou non au Parlement d’employer un mot pour
désigner un événement historique.
Ce second point ne pose guère de difficulté.
La Constitution de 1958, même étendue au Préambule
de 1946 et à la Déclaration des Droits de l’Homme
et du Citoyen de 1789, est muette à ce sujet. Quant
au Conseil constitutionnel, il ne s’est pas prononcé à ce
jour sur cette question, et l’existence même
de la loi Gayssot – à propos de laquelle il
n’a pas été saisi – laisse clairement
entendre que les parlementaires se sont reconnus une telle
compétence. Ce qui, du reste, n’a rien de surprenant
comme le relève par exemple Jean-Claude Gaudin lorsqu’il
rappelle que le Parlement « a eu l’occasion
plusieurs fois de qualifier l’Histoire […] au
sujet des Justes d’Israël ou de la guerre d’Algérie ».
Cette interprétation de la Constitution est d’ailleurs
ultérieurement confirmée par les parlementaires
lors de l’adoption de la loi reconnaissant l’esclavage
comme crime contre l’humanité. L’argument
d’inconstitutionnalité apparaît donc,
ici, également sans fondement.
Il restait pourtant une incertitude, jusqu’au 30 janvier
2001, quant à une éventuelle décision
du Conseil constitutionnel en l’espèce. On le
sait, ce dernier n’a finalement pas été saisi.
Toutefois, et contrairement à ce que laisse entendre
l’argumentation présentée par les opposants à cette
reconnaissance législative, si le Conseil constitutionnel
devait être appelé, à l’avenir, à se
prononcer sur un texte en tout point semblable, il lui serait
tout à fait possible de justifier juridiquement sa
conformité à la Constitution. On relèvera
notamment qu’il serait probable de voir les juges constitutionnels
estimer qu’un acte visant à reconnaître
un génocide relève de la mise en œuvre
de règles et principes à valeur constitutionnelle,
dont la compétence revient au législateur.
Ils pourraient considérer, par exemple, que le Parlement
condamne ainsi les valeurs des « régimes
qui ont tenté d’asservir et de dégrader
la personne humaine », en déterminant concrètement
le principe de « la sauvegarde de la dignité de
la personne humaine contre toute forme d’asservissement
et de dégradation ». La reconnaissance
d’un génocide par la loi est donc possible juridiquement,
c’est à dire qu’elle peut avoir lieu sans
contredire la Constitution.
II - Les obstacles de politique juridique à la
reconnaissance du génocide de 1915 par la loi
La reconnaissance du génocide arménien par
la loi est critiquée en raison d’une conséquence
qu’elle aurait sur le travail législatif, celui-ci
se voyant alors dénaturé de deux manières.
D’une part, en faisant du Parlement un « législateur-historien »,
confusion évidemment tendancieuse dans une démocratie.
D’autre part, et plus spécifiquement, en dénaturant
la loi en tant que telle : la nature de la loi serait d’être
normative, et l’évolution de la pratique constitutionnelle
qui permet au Parlement d’adopter autre chose que des
normes, serait préjudiciable à la qualité du
travail législatif.
1. Le « législateur-historien »
Même conforme à la Constitution, on pourrait
estimer que ledit texte de loi est contraire aux valeurs
démocratiques en considérant que, employant
un mot pour désigner un fait historique, le Parlement
tranche ainsi un débat d’historiens. Le grief
est d’importance : on pressent aisément qu’un État
où la vérité historique est établie
par le Parlement ne puisse se prévaloir d’un
caractère démocratique. Et, en ce sens, le
sénateur Delong met en garde ses collègues
: « Ne rentrons pas dans un engrenage où le
risque est certain et à l’horizon duquel se
profile le Big Brother de 1984 de Georges Orwell ».
Or il s’agit d’un malentendu qu’il convient
de dissiper. En adoptant une telle loi, le Parlement ne fait
que constater une vérité préalablement établie
par les historiens ; constat par ailleurs maintes fois effectué par
différentes instances : le Tribunal Permanent des
Peuples, le 16 avril 1984, puis par les instances internationales,
ainsi que divers États (gouvernements ou parlements).
Le législateur français, en reconnaissant le
génocide des Arméniens, ne tranche donc pas
un débat d’historiens.
2. La loi dénaturée
La loi reconnaissant le génocide arménien fait également
naître une autre critique, sans rapport avec la question
de la constitutionnalité préalablement examinée
: adopter un tel texte contribuerait, selon certains, à dénaturer
la loi. C’est là une critique classique visant
déjà la pratique des lois d’orientation,
lois de programme et lois de plan. Elle s’inscrit ainsi
dans le cadre plus vaste d’une dénonciation
de la « crise de la technique législative »,
s’exprimant notamment par une inflation des lois. En
l’espèce, cette critique consiste aussi en un
soupçon de « communautarisme » :
un tel texte reviendrait en effet à sacrifier la « nature
de la loi », afin de satisfaire les revendications
et intérêts des associations de citoyens français
d’origine arménienne. En ce sens, Guy Carcassonne écrit
: « On connaissait déjà les lois
de pure circonstance. Voilà que l’on commence à découvrir
les lois de pure complaisance ». Reconnaître
le génocide arménien contribuerait donc à l’inflation
législative en adoptant une loi inutile – ou
symbolique – afin de satisfaire des intérêts
particuliers.
Cette critique appelle deux remarques. D’une part,
on sait combien la France est encore marquée par une
idéologie rousseauiste, laquelle, en conséquence
d’une critique de la représentation, prohibe
l’existence du lobbying. Néanmoins, nul n’ignore
que la plupart des lois répondent, à leur origine, à des
intérêts particuliers. La procédure législative
a précisément pour fonction de convertir ceux-ci
en intérêt général. D’autre
part, cette critique présuppose que la reconnaissance
du génocide des Arméniens a pour objet exclusif
les intérêts de la communauté des Français
d’origine arménienne. Or ce présupposé est
tout à fait discutable.
On peut penser que dire officiellement et par écrit
que les événements de 1915 constituent un génocide
permet aux victimes directes ou indirectes un accès
au deuil. Cependant, une telle reconnaissance ne vise pas
seulement les victimes, mais également le corps social
auquel elles appartiennent : reconnaître un génocide
participe, comme chacun sait, au devoir de mémoire.
C’est le secrétaire d’État à l’outre-mer,
Jean-Jack Queyranne, qui est le plus explicite à ce
sujet lors de l’adoption de la loi reconnaissant la
traite négrière et l’esclavage comme étant
un crime contre l’humanité :
« Aujourd’hui, le temps est venu d’effectuer
le travail […] de la mémoire. Il correspond à une
exigence éthique de la conscience, mais également à une
nécessité collective. Je suis profondément
persuadé qu’il n’y a pas de possibilité de
construire un avenir avec les peuples qui ont été opprimés,
détruits dans leur chair et dans leur culture si l’on
ne se résout pas à assumer l’Histoire.
Il n’y a pas de justice ni de paix sans vérité.
Là est le prix d’un monde fidèle aux
valeurs de liberté, d’égalité et
de fraternité qui fondent notre société.
La proposition de loi de vos collègues députés
a cet objet : faire mémoire aujourd’hui de l’ignominie
d’un système qui a nié pendant plus de
deux siècles la dignité humaine des noirs,
afin de prévenir des atteintes, insidieuses ou spectaculaires,
toujours susceptibles de resurgir, comme hélas ! le
bilan du XXème siècle l’a démontré,
jusqu’à l’horreur. Exercer le devoir de
mémoire et s’acquitter d’une dette envers
des frères humains, c’est à tout cela
que nous engage ce texte ».
Mais à cela il convient d’ajouter que la reconnaissance
d’un génocide constitue aussi une réponse
politique au phénomène négationniste
: elle permet d’affirmer qu’il existe une limite
claire à l’exercice du pouvoir politique, en
condamnant les valeurs portées par les gouvernements
ayant commis un génocide.
Une telle reconnaissance législative a donc pour destinataires,
comme toute loi, l’ensemble des citoyens français.
Ainsi ne s’agit-il pas d’opposer en l’espèce,
d’un côté l’intérêt
institutionnel visant à juguler l’inflation
législative, et de l’autre les intérêts
particuliers de la communauté des français
d’origine arménienne. Il s’agit plutôt
d’une opposition entre cet intérêt institutionnel
et celui, collectif, ayant trait au devoir de mémoire
et à la lutte contre le négationnisme, autrement
dit à la sauvegarde de la dignité de la personne
humaine. En ce sens, les partisans de la reconnaissance du
génocide arménien font valoir le caractère
supérieur de cet intérêt collectif. De
leur côté, les opposants avancent la nature
non négligeable des considérations relatives
au travail parlementaire et, surtout, soulignent à juste
titre le risque de voir le législateur français
confronté, dans un avenir proche, à de semblables
demandes concernant d’autres crimes contre l’humanité.
Il est toutefois possible de sortir de cette alternative.
Il suffit pour cela de rappeler que la raison pour laquelle
le Parlement est finalement conduit à discuter d’une
loi dépourvue de caractère normatif tient
au fait que celle-ci fut dépouillée, dès
le départ, des amendements lui conférant
un tel caractère. On pense surtout à celui – proposé par
MM. Roland Blum et François Rochebloine en 1998 – visant
la modification de la loi Gayssot, qui est à ce
jour le seul instrument juridique en droit positif français
permettant de sanctionner la contestation de crimes contre
l’humanité.
Mais cette loi ne s’applique qu’à la négation
du génocide du peuple juif :
« Seront punis […] ceux qui auront contesté […]
l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels
qu’ils sont définis par l’article 6 du
Statut du Tribunal militaire international annexé à l’Accord
de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis
soit par les membres d’une organisation déclarée
criminelle en application de l’article 9 dudit Statut,
soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par
une juridiction française ou internationale. »
Les termes restrictifs de ce texte ne permettent donc pas
la condamnation pénale de propos négationnistes
proférés à l’encontre d’autres
crimes contre l’humanité que l’holocauste
nazi. C’est ce qui a été confirmé par
décision juridictionnelle du 18 novembre 1994, à l’occasion
de l’action engagée contre l’historien
Bernard Lewis sur le fondement de cette loi laquelle, d’après
les juges, « a pour effet d’exclure de
la protection contre la contestation […] tous les
autres crimes contre l’humanité comme, en
l’espèce, ceux dont a été victime
le peuple arménien en 1915 ». Les juges
de la 17e chambre du tribunal correctionnel le rappellent
encore dans leur récente décision du 15 novembre
2004 relative aux poursuites engagées par le Comité de
défense de la cause arménienne à l’encontre
du consul général de Turquie à Paris,
Aydin Sezgin : « […] il est incontestable
que la négation du génocide arménien
n’entre pas dans les prévisions de l’article
24 bis de la loi de 1881 […] ».
L’amendement en question proposait donc d’insérer
dans le texte de la loi Gayssot l’alinéa suivant
:
« Seront punis des mêmes peines ceux qui
auront contesté tout autre crime contre l’humanité sanctionné par
l’application des articles 211-1, 212-1 et 212-2 du
code pénal ou par un tribunal international ou reconnu
comme tel par une organisation intergouvernementale, quel
que soit le lieu ou la date à laquelle le crime a été commis »
Celui ci fut rejeté dès le travail en commission.
On ne peut que remarquer à quel point un tel amendement était
crucial, tant par son caractère normatif – puisque
qu’il pose clairement une règle applicable par
les juges –, que par son objet. S’il avait été adopté,
il va de soi qu’il aurait permis de satisfaire au devoir
de mémoire et à son corollaire, la lutte contre
le négationnisme, sans heurter la nature de la loi.
Il convient d’ajouter que l’adoption de cet amendement
aurait par la même occasion jugulé le risque
de voir se multiplier des demandes de reconnaissance auprès
du Parlement. En effet, la possibilité d’obtenir
une condamnation pénale pour contestation de crime
contre l’humanité vaut, de surcroît, reconnaissance
d’un tel crime.
Le rejet de l’amendement visant l’extension de
la loi Gayssot témoigne très certainement d’une
crainte des parlementaires à s’engager sur un
terrain aussi controversé. Nous savons en effet combien
cette loi a suscité de vives polémiques. Elle
fut notamment critiquée aux motifs qu’elle porterait
atteinte à la liberté d’expression et
qu’elle favoriserait l’immixtion des juges dans
les débats d’historiens.
Pour autant, une discussion quant à cette extension
s’impose. Elle est nécessaire si l’on
veut tenir compte des changements législatifs en matière
de crime contre l’humanité depuis 1990, d’une
part, et répondre juridiquement à la réalité mouvante
du phénomène négationniste dans son
ensemble, d’autre part. Elle repose aussi sur l’idée
qu’une condamnation symbolique – exclusivement
politique – d’un génocide, est insuffisante
lorsque l’on entend faire du devoir de mémoire
un instrument de prévention. Cette prévention
nécessite de faire de la lutte contre l’oubli
et le déni une cause commune. Celle ci est à l’œuvre
entre les victimes directes et leurs descendants. Elle tarde à l’être
entre tous ceux qui ont été touchés
de près ou de loin par de tels crimes, ainsi qu’entre
tous ceux qui voient dans cette lutte une manière
singulière de préserver la démocratie.
(texte publié sans son appareil
de notes, nous vous renvoyons à sa version imprimée.)