Nous devons la parution
récente des deux premières parties de La
Politique du Sultan de Victor Bérard - publié initialement
chez Armand Colin en 1897 et épuisé depuis - à la
vigilance de Martin Melkonian, éditeur et préfacier
de l’ouvrage : Conseiller littéraire et archiviste
des Éditions Armand Colin, il découvrit
un jour dans le fonds délaissé de cette maison
l’œuvre abondante du célèbre helléniste
qui, particulièrement attentif à la politique
ottomane de l’Europe orientale et encouragé par
Ernest Lavisse, s’était rendu sur place quelques
mois seulement après les massacres d’Arméniens à Constantinople
en 1895.
Les massacres de 1894-1896, organisés dans tout l’Empire
ottoman par le sultan Abdul- Hamid II « ont chauffé avec
reprises au son du clairon le génocide de 1915-1916» rappelle
Melkonian. On peut lire dans sa présentation de l’ouvrage
les termes évocateurs qui suggèrent la méthode
d’observation du voyageur infatigable et politologue averti
que fut Victor Bérard, un des tenants les plus épris
de vérité du mouvement arménophile en France :
« Durant trois
années passées dans le Levant, j’ai visité les
pays grecs et la majorité des pays turcs. Je voulais étudier
la question d’Orient, sur place, sans opinion préconçue,
[…] exposer les résultats comme ils [se] sont présentés,
au jour le jour, au hasard du voyage, dans les conversations
du muletier, les plaintes du paysan, les histoires du pope et
les grandes théories du consul» (11)
Compte tenu du témoignage
précieux que ce document exceptionnel délivre à notre
actualité soucieuse de bâtir une certaine Europe
on ne peut que savoir gré à l’ éditeur
de nous remettre en mémoire, par cette publication, non
seulement la politique du « Sultan rouge » mais
aussi celle de l’Europe face à son règne
sanguinaire (1876-1909). Le reportage de Bérard dont ce
compte rendu se bornera à faire entendre aux lecteurs
quelques extraits significatifs s’achève en effet
par cette conclusion :
« Cette assommade
de Stamboul du 30 septembre 1895, fut le début des massacres
systématiques qui commencèrent le 2 octobre à Trébizonde,
continuèrent par Erzeroum le 6, Kighi le 14, Erzindjian
le 21, Bitlis le 25, Baibourt le 27, Malatia le 29, Mersina le
31, Diarbékir le 1er novembre, Arabkir le 5, Mardin le
7, Van le 10, Mouch et Tokat le 15, Sert le 19, puis Samsoun,
Orfa etc. – il faudrait énumérer toutes les
villes d’Asie-Mineure – s’espaçant durant
trois mois suivant l’arrivée des émissaires
qui apportaient les ordres du Palais. On avait d’abord
télégraphié ces ordres [...] Après
trois mois de travail, il y eut quelques semaines de chômage,
puis on reprit et, pendant tout le mois de juin 1896, on retravailla
[…]Jusqu’en novembre 1896, pendant treize mois,
le Sultan poursuivit son œuvre, avec le concours des populations
musulmanes fanatisées et avec la complicité indirecte
de l’Europe, qui acceptait ses excuses mensongères,
ses pourboires et ses décorations » (153).
L’Europe, nous rappelle
donc le constat de Bérard, a été complice du
supplice et de l’assassinat de 300.000 hommes, femmes et
enfants:
« (…)
Chacun sait et chacun dit qu’Il l’a voulu, qu’Il
l’a ordonné : ”Le maître a
permis de tuer les Arméniens”. Cette permission
a coûté la vie à plus de trois cent mille êtres
humains. Car outre les assommades publiques, les fusillades en
bloc et les massacres à la lance et au sabre, combien
de coups de couteau, d’assassinats et de meurtres privés !
Outre les égorgés, combien de femmes, d’enfants
et de vieux crevant de misère et de faim dans les champs
non cultivés, dans les villages infectés par l’odeur
des cadavres, dans cette épidémie de peste et de
choléra, qui, depuis 1895, désole l’Arménie
turque ! (…) Comment en pleine paix, un homme a-t-il
pu concevoir une telle entreprise et comment, sous les yeux de
l’Europe, a-t-il pu la mener à bien ? » (73) « L’Europe
préférera toujours le fanatique le plus rétrograde,
payant ses coupons et favorisant le commerce, au plus moderne
novateur faisant une faillite ou une révolution » (84)
La dénonciation
de cette complicité indirecte de l’Europe tout autant
que la désignation de la tuerie comme un « travail »,
le plaisir pris à ce travail, cautionné par une
autorité « permettant » de
tuer, sa préparation par le marquage des maisons
de ceux destinés au « découpage » et par
la distribution préalable des instruments du meurtre,
tous ces éléments donnent à lire, dans la
chronique de Bérard, avec un siècle d’avance
et en passant d’un continent à un autre, la pérennité de
certaines techniques d’extermination telles qu’en
ont fait récemment état les témoignages
recueillis par Jean Hatzfeld à propos du génocide
au Rwanda.
« Tout était
préparé d’avance, assommeurs et bâtons,
mouchards et charrettes. Tout a marché, et tout s’est
arrêté au premier signal. Tous ont respecté la
consigne : « Le maître a permis de tuer
les Arméniens […] fusiliers et zouaves ont pris
part au travail » (42).
Victor Bérard accompagnant à Haskoy,
un faubourg de Constantinople, le drogman de l’ambassade
de France venu porter des secours, rapporte le récit qu’il
entend de celui-ci:
« Je connaissais
tout le monde ici [...] Quand les assommeurs arrivèrent,
la besogne était prête; les portes arméniennes
avaient été marquées à la craie;
je vous montrerai les inscriptions en turcs [...] ils arrivèrent
par le bateau le mercredi 26 août [...] durant trente heures
on travailla; Les premiers Arméniens qu’ils trouvèrent
[...] furent amenés chez les bouchers. Comme ils se débattaient,
on leur trancha les deux mains sur l’étal, et le
boucher criait : “pieds de cochon à vendre !”.
Puis on les assommait, suivant le mode général
de cette exécution bien organisée. Les bandes n’avaient
pour armes que des bâtons, sopas [...] on croit qu’ils
avaient été fabriqués spécialement
pour cet usage, par les ateliers de la marine, et l’on
sait que plusieurs jours d’avance, ils avaient été distribués
entre les différents postes de police [...] Les sopadjis
jetaient donc l’Arménien à genoux ou à plat
ventre, et lui tapaient sur la tête jusqu’à ce
qu’elle fût réduite en bouilie ou séparée
du tronc. La police cernait le quartier et rabattait les
fuyards. Ils procédaient avec ordre, maison par maison,
sans hâte [...] en ouvriers consciencieux et dociles. On
saccageait tout. On cassait tout à coups de triques. On
apportait le même soin à réduire la tête
des hommes en pâtée pour les chiens, qui venaient
boire aux ruisseaux de sang, et les mobiliers en poussière ;
il fallut trente heures à ces soixante ou quatre-vingt
ouvriers” »(26, 29-30)
Les horreurs
de Constantinople se déroulent avec la même férocité dans
les provinces orientales, par ex. dans la plaine du haut Tigre, à Diarbékir:
« Les muezzins
[...] appellent le peuple à l’œuvre sainte.
Les bandes envahissent le bazar et les quartiers chrétiens,
assomment, coupent et taillent. Le consul [...] ouvre sa porte
aux fuyards. La première personne qui arrive est une femme
portant un enfant sur chaque bras; elle a eu les deux poignets
tranchés à l’étal d’un boucher,
et les enfants sont tout rouges de son sang. D’autres suivent
[...]Il en est un à qui l’on a coupé les
fesses, et on leur a fait manger leur propre chair rôtie
[...] On se remet à la besogne avec un nouvel entrain.
On mène les femmes à l’abattoir et on les
saigne comme des veaux. On fait asseoir les hommes ligotés
au front des boutiques et, sur leurs genoux transformés
en billot, on coupe leurs enfants en tranches»(63-64)
Il faut d’ailleurs
noter que l’« organisation sommaire « et
l’« outillage archaïque » du
génocide rwandais que Jean Hatzfeld qualifiait à juste
titre de « génocide de proximité, génocide
agricole » relèvent des manifestations analogues
de la « pulsion » à tuer que celles
qui ont déferlé dans les massacres ottomans, alors
qu’au départ, comme entre les Tutsis et le Hutus:
« Toutes les
nationalités et toutes les églises, indigènes
et étrangères étaient représentées
[…] On ne distinguait pas les Arméniens des autres
communautés chrétiennes, ni les Kurdes des autres
nationalités musulmanes, turque, arabe ou syrienne. Il
n’y avait en présence que des musulmans et des chrétiens,
et ils vivaient en parfait accord jusqu’à ces années
dernières » (61)
Or, une fois la haine attisée :
« Pas un Grec pas
une maison grecque [...] n’a été endommagée
et ce semble un pur miracle [à] Haskoy où boutiques
et maisons des Grecs et des Arméniens étaient confondues,
indiscernables »(27)
C’est à l’évidence
cette bonne entente d’autrefois entre les différentes
communautés vivant dans l’Empire Ottoman qui explique
les quelques cas de solidarité signalés par Bérard
où des Arméniens sont cachés ou nourris,
voire sauvés par des Albanais (28), des Turcs (29, 65),
des Grecs (38), des « gens des mosquées » (42),
des musulmans (70).
Si en maints endroits Bérard
mentionne l’aide apportée aux Arméniens par
l’ambassade et les différents consuls de France
(31, 66, 68) dont la présence culturelle a été marquante
auprès de cette minorité chrétienne en Orient,
il n’en demeure pas moins lucide quant à l’abstentionnisme
de la politique étrangère française :
« Ces Arméniens
menaient une vie très simple […] Mais, le soir,
ils rêvaient d’Europe et de civilisation […]
Apprenez le français, petites Arméniennes. Vos
pères l’avaient appris ; quand le présent
leur semblait trop dur, ils regardaient vers la France, et sans
un mot, sans un geste de pitié, nous avons laissé assommer
vos pères »(33).
On sait combien l’ambassadeur
Paul Cambon (en poste à Constantinople de 1891 à 1898)
qui prônait une politique de fermeté à l’égard
du Sultan, n’avait cessé d’alerter dans ses
dépêches le ministre des Affaires étrangères
en annonçant, dès février 1894, la montée
des tensions et en l’avertissant, dès l’été 1894,
des massacres du Sassoun. Mais il se heurta toujours, aux consignes
de prudence du ministre.
On laissera aux lecteurs le soin d’apprécier la
pertinence des analyses de Victor Bérard quant aux positions
idéologiques ignorantes des réalités politiques
en place et aux interprétations faciles des conflits violents
hors de l’hexagone :
« L’opinion
française, en fait de politique étrangère,
se contente de peu. Le plus souvent, elle ignore ce qui se passe
au-delà des frontières, et les journaux respectent
cette ignorance : pour les choses turques en particulier,
la plupart gardent un silence inquiétant, qui n’a
pas été troublé, d’ailleurs, par les
publications de notre gouvernement. […] J’ai entendu
des révolutionnaires déclarer qu’en Asie-Mineure,
le musulman était exploité par le chrétien,
les massacres furent la revanche du travailleur contre le parasite.
Mais on parle surtout du fanatisme religieux et plus encore des
querelles qui de tout temps mirent aux prises Kurdes et Arméniens »(45)
La lecture de La politique
du Sultan permet de revoir les retombées sur la
population arménienne de cette « Question
d’Orient » qui finit par déclencher
la première guerre mondiale et, par ses effets, la seconde. Elle
rappelle non seulement une page d’histoire où se
jouent, en autres, les rapports de la France et de ce pays
dont le kémalisme fit la Turquie moderne mais elle nous
livre une réflexion prémonitoire des cataclysmes
futurs auxquels ouvrent la voie les « solutions » qu’on
autorise.
« On prête à Saïd
Pacha un mot qui doit avoir été prononcé : ”On
supprimera la question arménienne en supprimant les Arméniens”.
Pour nos cerveaux européens c’est là une
telle sottise, qu’il est difficile, au premier abord, d’admettre
une telle préméditation. À la vérité le
Sultan s’autorisait d’exemples donnés par
l’Europe […] les Juifs gênaient le gouvernement
et le peuple russe : la Russie les a supprimés.[…]
Tout le monde sait que la Macédoine créera des
ennuis, et, déjà, par des appels aux Albanais,
on prépare la solution » (149)
notes
« Les
massacres », « Le Sultan et l’Arménie ».
Dans
sa préface à La Politique du Sultan de
Victor Bérard (Armand Colin, 1897, p.I), Ernest
Lavisse écrivait : « Je savais qu’il
apporterait à cette étude la compétence
que lui donnent ses voyages en Orient, des études
approfondies attestées par un livre qui fait autorité,
La Turquie et l’Hellénisme contemporain, sa
rare aptitude à l’observation, ses connaissances
historiques, qui lui permettent de remonter aux lointains
antécédents des faits, enfin l’absolue
indépendance de son jugement ». La
Politique du Sultan fut initialement publié dans La
Revue de Paris, dont Ernest Lavisse était
rédacteur en chef.
Sur
ce point d’histoire on peut consulter: Yves Ternon, Les
Arméniens, histoire d’un génocide,
Points Histoire, Seuil, 1996; Vahakn N. Dadrian, Histoire
du génocide arménien, préface
d’Alfred Grosser, Stock, 1996; Revue d’histoire
de la Shoah, n° 177-178, 2003 (dossier coordonné par
G. Bensoussan, C. Mouradian, Y. Ternon): Ailleurs,
hier, autrement : connaissance et reconnaissance du
génocide des Arméniens.
Je remercie très particulièrement Hélène
Strapélias, doctorante de Paris I, de m’avoir
guidée dans ce compte rendu pour les connaissances
historiques relatives à Victor Bérard.
Victor
Bérard collabore au journal Pro Armenia -
dont il sera ensuite directeur - qui assure la diffusion
du courant arménophile. Aux cotés de Pierre
Quillard, rédacteur en chef de ce bi-mensuel, une
pléiade de personnalités du monde politique
et culturel français participent à sa rédaction:
Jean Jaurès, Anatole France, Francis de Pressensé,
Georges Clémenceau, Victor Bérard, E. de
Roberty, Destournelles de Constant, Urbain Gohier, Denys
Cochin, Jacquelard et bien d’autres. De grands meetings
populaires se déroulent à Paris et dans d’autres
capitales. Des personnalités comme Jean Jaurès,
Marcel Sembat, Francis de Pressenssé, et bien d’autres
montent à la tribune.
Préface
de 1893 de Victor Bérard à La Turquie
et l’Héllenisme contemporain (les chiffres
entre parenthèses renvoient aux pages de la présente édition).
Jean
Hatzfeld, Dans le nu de la vie, Récits des marais
rwandais, Seuil, 2000; Une saison de machettes, récits,
Seuil, 2003.
Une
saison de machettes, op. cit., p. 84.