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Les Massacres d’Arméniens

Par Janine Altounian. Compte rendu du livre de Victor Bérard : La Politique du Sultan. Les massacres des Arméniens : 1894-1896, paru dans La Quinzaine Littéraire le 1er juin 2005.

Nous devons la parution récente des deux premières parties de La Politique du Sultan de Victor Bérard -  publié initialement chez Armand Colin en 1897 et épuisé depuis - à la vigilance de Martin Melkonian, éditeur et préfacier de l’ouvrage : Conseiller littéraire et archiviste des Éditions Armand Colin, il  découvrit un jour dans le fonds délaissé de cette maison l’œuvre abondante du célèbre helléniste qui, particulièrement attentif à la politique ottomane de l’Europe orientale et encouragé par Ernest Lavisse, s’était rendu sur place quelques mois seulement après les massacres d’Arméniens à Constantinople en 1895.


Les massacres de 1894-1896, organisés dans tout l’Empire ottoman par le sultan Abdul- Hamid II « ont chauffé avec reprises au son du clairon  le génocide de 1915-1916» rappelle Melkonian. On peut lire dans sa présentation de l’ouvrage les termes évocateurs qui suggèrent la méthode d’observation du voyageur infatigable et politologue averti que fut Victor Bérard, un des tenants les plus épris de vérité du mouvement arménophile en France :

« Durant trois années passées dans le Levant, j’ai visité les pays grecs et la majorité des pays turcs. Je voulais étudier la question d’Orient, sur place, sans opinion préconçue, […] exposer les résultats comme ils [se] sont présentés, au jour le jour, au hasard du voyage, dans les conversations du muletier, les plaintes du paysan, les histoires du pope et les grandes théories du consul» (11)

Compte tenu du témoignage précieux que ce document exceptionnel délivre à notre actualité soucieuse de bâtir une certaine Europe on ne peut que savoir gré à l’ éditeur de nous remettre en mémoire, par cette publication, non seulement la politique du « Sultan rouge » mais aussi celle de l’Europe face à son règne sanguinaire (1876-1909). Le reportage de Bérard dont ce compte rendu se bornera à faire entendre aux lecteurs quelques extraits significatifs s’achève en effet par cette conclusion :

« Cette assommade de Stamboul du 30 septembre 1895, fut le début des massacres systématiques qui commencèrent le 2 octobre à Trébizonde, continuèrent par Erzeroum le 6, Kighi le 14, Erzindjian le 21, Bitlis le 25, Baibourt le 27, Malatia le 29, Mersina le 31, Diarbékir le 1er novembre, Arabkir le 5, Mardin le 7, Van le 10, Mouch et Tokat le 15, Sert le 19, puis Samsoun, Orfa etc. – il faudrait énumérer toutes les villes d’Asie-Mineure – s’espaçant durant trois mois suivant l’arrivée des émissaires qui apportaient les ordres du Palais. On avait d’abord télégraphié ces ordres [...] Après trois mois de travail, il y eut quelques semaines de chômage, puis on reprit et, pendant tout le mois de juin 1896, on retravailla […]Jusqu’en novembre 1896, pendant treize mois, le Sultan poursuivit son œuvre, avec le concours des populations musulmanes fanatisées et avec la complicité indirecte de l’Europe, qui acceptait ses excuses mensongères, ses pourboires et ses décorations » (153).

L’Europe, nous rappelle donc le constat de Bérard, a été complice du supplice et de l’assassinat de 300.000 hommes, femmes et enfants:

« (…) Chacun sait et chacun dit qu’Il l’a voulu, qu’Il l’a ordonné : ”Le maître a permis de tuer les Arméniens”. Cette permission a coûté la vie à plus de trois cent mille êtres humains. Car outre les assommades publiques, les fusillades en bloc et les massacres à la lance et au sabre, combien de coups de couteau, d’assassinats et de meurtres privés ! Outre les égorgés, combien de femmes, d’enfants et de vieux crevant de misère et de faim dans les champs non cultivés, dans les villages infectés par l’odeur des cadavres, dans cette épidémie de peste et de choléra, qui, depuis 1895, désole l’Arménie turque ! (…) Comment en pleine paix, un homme a-t-il pu concevoir une telle entreprise et comment, sous les yeux de l’Europe, a-t-il pu la mener à bien ? » (73) « L’Europe préférera toujours le fanatique le plus rétrograde, payant ses coupons et favorisant le commerce, au plus moderne novateur faisant une faillite ou une révolution » (84)

La dénonciation de cette complicité indirecte de l’Europe tout autant que la désignation de la tuerie comme un « travail », le plaisir pris à ce travail, cautionné par une autorité « permettant » de tuer,  sa  préparation par le marquage des maisons de ceux destinés au « découpage » et par la distribution préalable des instruments du meurtre, tous ces éléments donnent à lire, dans la chronique de Bérard, avec un siècle d’avance et en passant d’un continent à un autre, la pérennité de certaines techniques d’extermination telles qu’en ont fait récemment état les témoignages recueillis par Jean Hatzfeld à propos du génocide au Rwanda.

« Tout était préparé d’avance, assommeurs et bâtons, mouchards et charrettes. Tout a marché, et tout s’est arrêté au premier signal. Tous ont respecté la consigne : « Le maître a permis de tuer les Arméniens […] fusiliers et zouaves ont pris part au travail » (42).

Victor Bérard accompagnant à Haskoy, un faubourg de Constantinople, le drogman de l’ambassade de France venu porter des secours, rapporte le récit qu’il entend de celui-ci:

« Je connaissais tout le monde ici [...] Quand les assommeurs arrivèrent, la besogne était prête; les portes arméniennes avaient été marquées à la craie; je vous montrerai les inscriptions en turcs [...] ils arrivèrent par le bateau le mercredi 26 août [...] durant trente heures on travailla; Les premiers Arméniens qu’ils trouvèrent [...] furent amenés chez les bouchers. Comme ils se débattaient, on leur trancha les deux mains sur l’étal, et le boucher criait : “pieds de cochon à vendre !”. Puis on les assommait, suivant le mode général de cette exécution bien organisée. Les bandes n’avaient pour armes que des bâtons, sopas [...] on croit qu’ils avaient été fabriqués spécialement pour cet usage, par les ateliers de la marine, et l’on sait que plusieurs jours d’avance, ils avaient été distribués entre les différents postes de police [...] Les sopadjis jetaient donc l’Arménien à genoux ou à plat ventre, et lui tapaient sur la tête jusqu’à ce qu’elle fût réduite en bouilie ou séparée du tronc.  La police cernait le quartier et rabattait les fuyards. Ils procédaient avec ordre, maison par maison, sans hâte [...] en ouvriers consciencieux et dociles. On saccageait tout. On cassait tout à coups de triques. On apportait le même soin à réduire la tête des hommes en pâtée pour les chiens, qui venaient boire aux ruisseaux de sang, et les mobiliers en poussière ; il fallut trente heures à ces soixante ou quatre-vingt ouvriers” »(26, 29-30)

   Les horreurs de Constantinople se déroulent avec la même férocité dans les provinces orientales, par ex. dans la plaine du haut Tigre, à Diarbékir:

« Les muezzins [...] appellent le peuple à l’œuvre sainte. Les bandes envahissent le bazar et les quartiers chrétiens, assomment, coupent et taillent. Le consul [...] ouvre sa porte aux fuyards. La première personne qui arrive est une femme portant un enfant sur chaque bras; elle a eu les deux poignets tranchés à l’étal d’un boucher, et les enfants sont tout rouges de son sang. D’autres suivent [...]Il en est un à qui l’on a coupé les fesses, et on leur a fait manger leur propre chair rôtie [...] On se remet à la besogne avec un nouvel entrain. On mène les femmes à l’abattoir et on les saigne comme des veaux. On fait asseoir les hommes ligotés au front des boutiques et, sur leurs genoux transformés en billot, on coupe leurs enfants en tranches»(63-64)

Il faut d’ailleurs noter que l’« organisation sommaire « et l’« outillage archaïque » du génocide rwandais que Jean Hatzfeld qualifiait à juste titre de « génocide de proximité, génocide agricole » relèvent des manifestations analogues de la « pulsion » à tuer que celles qui ont déferlé dans les massacres ottomans, alors qu’au départ, comme entre les Tutsis et le Hutus:

« Toutes les nationalités et toutes les églises, indigènes et étrangères étaient représentées […] On ne distinguait pas les Arméniens des autres communautés chrétiennes, ni les Kurdes des autres nationalités musulmanes, turque, arabe ou syrienne. Il n’y avait en présence que des musulmans et des chrétiens, et ils vivaient en parfait accord jusqu’à ces années dernières » (61)

Or, une fois la haine attisée : 

« Pas un Grec  pas une maison grecque [...] n’a été endommagée et ce semble un pur miracle [à] Haskoy où boutiques et maisons des Grecs et des Arméniens étaient confondues, indiscernables »(27)

C’est à l’évidence cette bonne entente d’autrefois entre les différentes communautés vivant dans l’Empire Ottoman qui explique les quelques cas de solidarité signalés par Bérard où des Arméniens sont cachés ou nourris, voire sauvés par des Albanais (28), des Turcs (29, 65), des Grecs (38), des « gens des mosquées » (42), des musulmans (70).

Si en maints endroits Bérard mentionne l’aide apportée aux Arméniens par l’ambassade et les différents consuls de France (31, 66, 68) dont la présence culturelle a été marquante auprès de cette minorité chrétienne en Orient, il n’en demeure pas moins lucide quant à l’abstentionnisme de la politique étrangère française :

« Ces Arméniens menaient une vie très simple […] Mais, le soir, ils rêvaient d’Europe et de civilisation […] Apprenez le français, petites Arméniennes. Vos pères l’avaient appris ; quand le présent leur semblait trop dur, ils regardaient vers la France, et sans un mot, sans un geste de pitié, nous avons laissé assommer vos pères »(33).

On sait combien l’ambassadeur Paul Cambon (en poste à Constantinople de 1891 à 1898) qui prônait une politique de fermeté à l’égard du Sultan, n’avait cessé d’alerter dans ses dépêches le ministre des Affaires étrangères en annonçant, dès février 1894, la montée des tensions et en l’avertissant, dès l’été 1894, des massacres du Sassoun. Mais il se heurta toujours, aux consignes de prudence du ministre.
On laissera aux lecteurs le soin d’apprécier la pertinence des analyses de Victor Bérard quant aux positions idéologiques ignorantes des réalités politiques en place et aux interprétations faciles des conflits violents hors de l’hexagone : 

« L’opinion française, en fait de politique étrangère, se contente de peu. Le plus souvent, elle ignore ce qui se passe au-delà des frontières, et les journaux respectent cette ignorance : pour les choses turques en particulier, la plupart gardent un silence inquiétant, qui n’a pas été troublé, d’ailleurs, par les publications de notre gouvernement. […] J’ai entendu des révolutionnaires déclarer qu’en Asie-Mineure, le musulman était exploité par le chrétien, les massacres furent la revanche du travailleur contre le parasite. Mais on parle surtout du fanatisme religieux et plus encore des querelles qui de tout temps mirent aux prises Kurdes et Arméniens »(45)

La lecture de La politique du Sultan permet de revoir les retombées sur la population arménienne de cette « Question d’Orient » qui finit par déclencher la première guerre mondiale et, par ses effets, la seconde.  Elle rappelle non seulement une page d’histoire où se jouent, en autres, les rapports de la France et de ce pays dont le kémalisme fit la Turquie moderne mais elle nous livre une réflexion prémonitoire des cataclysmes futurs auxquels ouvrent la voie les « solutions » qu’on autorise.

« On prête à Saïd Pacha un mot qui doit avoir été prononcé : ”On supprimera la question arménienne en supprimant les Arméniens”. Pour nos cerveaux européens c’est là une telle sottise, qu’il est difficile, au premier abord, d’admettre une telle préméditation. À la vérité le Sultan s’autorisait d’exemples donnés par l’Europe […] les Juifs gênaient le gouvernement et le peuple russe : la Russie les a supprimés.[…] Tout le monde sait que la Macédoine créera des ennuis, et, déjà, par des appels aux Albanais, on prépare la solution » (149)

 

 

notes

« Les massacres », « Le Sultan et l’Arménie ».

Dans sa préface à La Politique du Sultan de Victor Bérard (Armand Colin, 1897, p.I), Ernest Lavisse écrivait : « Je savais qu’il apporterait à cette étude la compétence que lui donnent ses voyages en Orient, des études approfondies attestées par un livre qui fait autorité, La Turquie et l’Hellénisme contemporain, sa rare aptitude à l’observation, ses connaissances historiques, qui lui permettent de remonter aux lointains antécédents des faits, enfin l’absolue indépendance de son jugement ». La Politique du Sultan fut initialement publié dans La Revue de Paris, dont Ernest Lavisse était rédacteur en chef. 

Sur ce point d’histoire on peut consulter: Yves Ternon, Les Arméniens, histoire d’un génocide, Points Histoire, Seuil, 1996; Vahakn N. Dadrian, Histoire du génocide arménien, préface d’Alfred Grosser, Stock, 1996; Revue d’histoire de la Shoah, n° 177-178, 2003 (dossier coordonné par G. Bensoussan, C. Mouradian, Y. Ternon): Ailleurs, hier, autrement : connaissance et reconnaissance du génocide des Arméniens.
Je remercie très particulièrement Hélène Strapélias, doctorante de Paris I, de m’avoir guidée dans ce compte rendu pour les connaissances historiques relatives à Victor Bérard.

Victor Bérard collabore au journal Pro Armenia - dont il sera ensuite directeur - qui assure la diffusion du courant arménophile. Aux cotés de Pierre Quillard, rédacteur en chef de ce bi-mensuel, une pléiade de personnalités du monde politique et culturel français participent à sa rédaction: Jean Jaurès, Anatole France, Francis de Pressensé, Georges Clémenceau, Victor Bérard, E. de Roberty, Destournelles de Constant, Urbain Gohier, Denys Cochin, Jacquelard et bien d’autres. De grands meetings populaires se déroulent à Paris et dans d’autres capitales. Des personnalités comme Jean Jaurès, Marcel Sembat, Francis de Pressenssé, et bien d’autres montent à la tribune.

Préface de 1893 de Victor Bérard à La Turquie et l’Héllenisme contemporain (les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de la présente édition).

Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, Récits des marais rwandais, Seuil, 2000; Une saison de machettes, récits, Seuil, 2003.

Une saison de machettes, op. cit., p. 84.