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Penser et connaître le génocide

Entretien de Catherine COQUIO, Présidente d'AIRCRIGE, pour le journal Nouvelles d'Arménie Magazine, n°54, juin 2000, pp 28-29.

Catherine Coquio est maître de conférences en littérature comparée à l'Université Paris IV-Sorbonne. Elle a dirigé récemment l'ouvrage Parler des camps, penser les génocides (Albin-Michel, 1999); elle est à l'origine du colloque qui s'est tenu à la Sorbonne le 27 mai 2000 sur le thème Politiques françaises et crimes contre l'humanité 1990-2000, dans le cadre de son Association Internationale de Recherche sur les Crimes contre l'Humanité et les Génocides.

Nouvelles d'Arménie Magazine : Enseignante en lettres, vous êtes favorable à une approche multidisciplinaire des génocides, comme le montre l'ouvrage que vous avez dirigé, Parler des camps, penser les génocides, auquel participent des historiens, des anthropologues, des philosophes, des psychanalystes, des juristes, des chercheurs en lettres, et un écrivain. En quoi l'approche de l'historien est-elle selon vous insuffisante ?

C.C. : D'abord, l'approche de l'historien est vitale avant d'être insuffisante. Tant qu'un champ de recherches ne se constitue pas pour tracer la généalogie et les modalités de l'événement, celui-ci n'a aucune chance de se constituer comme tel : aucune chance d'être perçu par ceux qui ne l'ont pas vécu, et même de devenir intelligible à ceux qui l'ont vécu. L'événement écrase les uns sans effleurer les autres. Il n'existe tout simplement pas dans l'histoire des hommes. Il ne peut donc être transmis autrement que comme une histoire de famille désastreuse. Ensuite, il faut dire que toute approche univoque est insuffisante, comme toujours, mais plus que jamais ici. Les "sciences humaines" rencontrent des limites particulières quand ce qu'il faut comprendre est la réalisation humaine de l'inhumain. La réalité génocidaire est d'une telle nature que chaque discipline constituée tremble sur ses bases, forcée de redéfinir son statut éthique et politique : cela vaut aussi pour l'anthropologie, le droit, la philosophie, la psychanalyse, la critique littéraire, la littérature, et évidemment les sciences politiques. Tout dépend de ce qu'on cherche à comprendre, à penser ou à faire. Le problème est que la nature de l'événement, son amplitude, sa gravité, semblent sommer chacun de tout comprendre à la fois, à moins de risquer des erreurs monstrueuses. Que nous faisons chaque jour. Nous vivons dans cette folie quotidienne des discours. Ce qui est vital, c'est que chaque approche saisisse ses insuffisances et regarde ce qui se passe à côté. Y compris à propos des autres génocides. Or, l'échange des disciplines sur ce point semble plus difficile encore que celle des communautés.

NAM : Quelle y est la part spécifique des historiens ?

C.C. : Il est vrai que les historiens résistent souvent à cet échange. Peu encore reconnaissent la nécessité de méthodes propres à la recherche sur les génocides. Cela est encore plus vrai pour les sciences politiques, bien qu'il y ait là aussi de constants clivages internes. La mise en oeuvre d'un réel travail transversal reste très difficile, car chaque spécialisation produit des angles morts. L'historien a les siens comme les autres. Rendre compte d'un génocide oblige chaque "savoir" à un retour sur soi. Les approches dites "objectives" - celles de l'historien, de l'anthropologue, du juriste - et celles dites "subjectives" - du témoin, de l'écrivain, du psychanalyste, du philosophe - devraient saisir leur complémentarité. Ce n'est pas de l'|cuménisme. La neutralité et l'objectivité "scientifiques" sont ici un mythe ; mais si un effort d'objectivité n'a pas lieu, si aucune norme n'émerge pour attester l'événement, à la fois dans l'histoire et le droit, l'expression "subjective" du génocide risque d'être à son tour paralysée sous l'effet du déni. La réflexion sur le génocide porte sur la relation entre les faits et leur sens dans tous les registres de l'existence; son objet se situe dans l'histoire et au-delà d'elle, dans le droit et en dehors du droit, "par-delà le crime et le châtiment", comme le dit le livre de Jean Améry, rescapé d'Auschwitz. Mais si le travail historiographique et la désignation juridique n'ont pas lieu, chacun reste sous l'emprise de l'événement, soit en l'ignorant, soit en le vivant comme une mort intérieure et un scandale incessant, dans le mutisme ou l'isolement individuel ou communautaire. L'aboutissement génocidaire est dans cette annulation de l'événement et de la pensée, qui sont ce par quoi l'humanité peut faire communauté dans son éclatement. Sa violence radicale est faite pour être infligée et subie mais non comprise. C'est pourquoi la destruction doit être connue et reconnue mais aussi pensée.

NAM : D'où le titre donné à ce livre collectif ?

C.C. : Oui. On peut trouver ce titre prétentieux, ou dérisoire. La pensée y est l'objet d'un pari un peu utopique, qui mise sur deux paradoxes : l'intelligibilité à produire d'un événement fou ; la transmission possible d'une expérience de destruction radicale. Cette utopie suppose en fait que la pensée se fasse humble devant les détails particuliers et l'expérience vécue, tout en visant la totalisation des significations de ce type d'événement, alors que l'historien vise idéalement la cohérence explicative et l'exhaustivité probante des faits.

NAM : Les limites du travail de l'historien viendraient donc de sa conception du fait ?

C.C. : Peut-être. Mais il faut distinguer entre des limites qu'on peut dire positives, celles qui structurent consciemment le savoir historien et lui donnent son efficacité ; et des limites négatives, qui lui retirent sa légitimité dès lors qu'un monopole imaginaire du "fait" lui fait disqualifier d'autres approches au nom d'un savoir positif dont il ne comprend pas la mise à l'épreuve ici. Le génocide a été préparé comme un non-événement, programmé pour être définitif et indéchiffrable, d'où la destruction des archives et le maintien du secret. Ce point est plus ou moins décisif - le génocide des Tutsis du Rwanda s'est déroulé à ciel ouvert - mais il est particulièrement sensible pour le génocide arménien. Je renvoie là-dessus aux textes de Marc Nichanian, qui n'a cessé d'y revenir, pour montrer dans quel piège infernal s'enfermait le rescapé qui répond à la demande de preuve par son témoignage. Un témoignage ne fera jamais preuve pour celui qui ne croit pas à la possibilité de l'événement à connaître. L'historien positiviste qui refuse d'intégrer à son savoir cette part de croyance, peut alors se tromper sur tous les faits. L'approche positiviste ne peut se protéger contre le déni, qui la mine en profondeur elle-même.

NAM : Vous pensez à l'affaire Veinstein ?

C.C. : Entre autres. La "mise en doute" du crime d'Etat au nom du "fait" contre toute "interprétation" est le noyau pervers de ce type d'argumentation. Il contient la disqualification de tous les témoignages, et même de toute historiographie arménienne du génocide arménien. Ce qui est proprement délirant. Ce qu'on a vu avec l'affaire Veinstein, puis avec le refus du Sénat, c'est que ce délire avait encore les moyens institutionnels et politiques de se faire passer pour raisonnable : raison de l'historien censé user de sa "liberté d'expression", relayée en fait par la Raison d'Etat. Cela ne durera pas éternellement. Le problème est que les Arméniens aient été pris longtemps dans ce délire. Le déni et le retard historiographique ont causé un grave préjudice culturel et politique à la communauté arménienne en diaspora. La "science" historique est en retard, et la "mémoire" n'a pas droit de cité. Leur séparation s'est peut-être aggravée de la scission traditionnelle entre culture écrite et culture orale, que les penseurs arméniens de la modernité tentaient de surmonter lorsque le génocide est survenu. Du coup, la recherche a été longtemps déconnectée d'une interprétation des témoignages - que réalisent dans le livre Raymond Kévorkian en historien et Krikor Beledian en philosophe poéticien - et d'une réflexion sur le patrimoine culturel arménien, son passé national et son devenir en diaspora. Le déni séculaire semble avoir eu pour effet de cloisonner complètement le rapport intime que chacun a à la Catastrophe au sein de la communauté arménienne, et son existence politique au sein de la communauté française. Janine Altounian, dans le livre, exprime ce point avec précision. Pour cela sans doute, les Arméniens ont tendance à confier aux non-Arméniens le discours sur l'événement qui les a atteints jusque dans leur image d'eux-même. Ils perpétuent ainsi un rapport d'étrangeté à leur propre histoire, et risquent d'identifier leur devenir à la seule reconnaissance du génocide - laquelle est une nécessité politique, mais pas une panacée. Or, elle semble souvent occuper la place d'un discours absent, qui serait à la fois intime et politique, arménien et français. Comme si la communauté arménienne ne parvenait pas, du moins en France, rentrer en relation avec les conditions profondes de son mode d'existence en diaspora. D'où peut-être l'éclatement de cette communauté, impressionnant pour un regard extérieur. D'où aussi le fait qu'aucun Français ne sache rien par exemple de l'histoire de Komitas, mort fou dans un asile de banlieue parisienne. Cela a des effets sociopolitiques immédiats. L'absence, dans la communauté arménienne, d'une politique culturelle qui joue réellement le jeu de la diaspora, c'est-à-dire qui prenne profondément acte de la destruction, n'est pas sans lien avec sa difficulté à trouver une parole politique efficace.

NAM : Qu'est-ce que la littérature, empreinte par définition de subjectivité et de fiction, peut apporter à la compréhension des génocides ?

C.C. : C'est bien de "compréhension" qu'il s'agit : la mise en forme littéraire produit une compréhension interne de la destruction. Comprendre un tel événement, c'est le refaire exister dans la langue. C'est en un certain sens l'accomplir à nouveau, le mimer, mais dans l'ordre symbolique, dans le langage subjectif - dans cela même qui devait être détruit. L'individu se recrée dans un rapport intime à son langage. Plus il réfléchit son langage au moment d'évoquer la Catastrophe, plus ce langage révèle le sens de la destruction, et plus celle-ci peut regagner l'enceinte de la vie. Je renvoie ici au texte d'Hélène Piralian. L'expérience du rescapé, mais aussi celle de l'héritier, ne sauraient se transmettre sans ce travail sur la langue. Or, les Arméniens semblent tenir leur littérature dans un mépris étrange, ou plutôt la tenir à l'écart de la question du génocide. Comme s'ils ne désiraient avoir qu'un rapport utilitaire à la langue, et non un rapport d'expressivité intime, c'est-à-dire aussi de plaisir. On ne conçoit pas un colloque sur la Shoah qui ne fasse une grande part à la littérature concentrationnaire, qui a inventé certaines formes d'art et de connaissance. Le fait que les Arméniens n'aient pas développé une littérature analogue, mais plutôt une littérature allusive, est une raison de plus de tenter de comprendre ce qui s'est passé.

NAM : Vous parlez de "malentendu polémique" à propos de l'état présent des débats sur les camps et les génocides. Pensez-vous à l'unicité de la Shoah?

C.C. : Pas seulement. Les Juifs ne sont pas les seuls à se prêter à la concurrence des victimes. Répéter par exemple que le génocide arménien est le "premier génocide du siècle", alors que 80.000 Herreros ont été exterminés par les colons allemands en Afrique du Sud en 1905, c'est vouloir encore retirer sa préséance à la Shoah. Quelle que soit sa teneur de vérité, la thèse de l'unicité a en partie perdu sa fonction. Il y a eu d'autres génocides. Ce débat fait partie de ces systèmes de malentendus stérilisants cultivés par leurs défenseurs et leurs adversaires. Il faut y distinguer la part des quiproquos linguistiques, des calculs politiques, et des résistances psychiques, qui font que la comparaison échappe mal à la hiérarchisation. Il ne s'agit pas tant de comparer un événement à un autre que d'user du concept juridique de génocide pour juger d'un crime à chaque fois différent, et de faire par ailleurs une anthropologie des violences étatiques modernes et de leurs effets. J'ai préféré dans le livre essayer d'interpréter cette culture polémique plutôt que de répliquer à ce type de thèses, et répondre en éclairant certains points aveugles, qui font voir l'inégalité des processus de reconnaissance. On ne peut combattre cette inégalité sans comprendre ces processus. L'inertie des opinions fait qu'il y a des génocides mineurs et des génocides majeurs ; des génocides européens (Shoah, ex-Yougoslavie) et des génocides lointains - orientaux (Turquie, Cambodge), africains (Rwanda, Soudan). L'Afrique remporte la palme du mépris, et racisme banal est quasiment assumé en haut lieu : Chirac à Abidjan a pu dire que la démocratie était "un luxe" pour les Africains, et Mitterrand que les génocides étaient chose normale en Afrique. Ce cynisme, propre aux logiques gouvernementales, a atteint des sommets dans la vie politique française cette dernière décennie. D'où le colloque du 27 mai 2000 à la Sorbonne sur ce thème (Politiques françaises et crimes contre l'humanité). Une certaine tradition diplomatique fait clairement des génocides un épiphénomène. Il n'y a rien d'étonnant à ce que la France préfère signer des contrats avec la Turquie que reconnaître le génocide arménien.
(NB. Cette question-réponse a été supprimée de l'entretien publié par la direction du journal)

NAM : Vous défendez la thèse d'un "partage des catastrophes génocidaires". La mémoire des génocides est-elle selon vous trop cantonnée à la mémoire des peuples victimes?

C.C. : Ce n'est pas une "thèse" universaliste, ni un voeu, c'est à la fois une impossibilité et une évidence. D'un côté, le vécu génocidaire est impartageable : la fusion est une illusion sinistre. De l'autre, la destruction génocidaire vise le genre humain. Les rescapés et les héritiers peuvent simplement transmettre aux tiers le sens et la valeur que cette destruction prend pour eux dans ce monde-ci. Seuls ce sens et cette valeur peuvent être partagés, là encore par un travail de pensée.

NAM : Krikor Beledian, dans une excellente contribution à votre ouvrage, évoque les "limites du langage dans la littérature de langue arménienne". Cette difficulté de penser et de dire le génocide est-elle une spécificité du génocide arménien, ou une limite structurelle de la littérature comme élément de compréhension des génocides?

C.C. : C'est en réfléchissant historiquement ses limites structurelles que la littérature peut se renouveler, et ici comprendre l'événement. La spécificité de la littérature arménienne consiste peut-être à n'avoir pas produit de réels témoignages littéraires, de récits de rescapés écrits à la première personne et coulés dans des formes esthétiques assumées. Les précieux témoignages de Zabel Yessahan, Dans les ruines (1911), puis d'Aram Andonian, En ces sombres jours, ne sont pas essentiellement littéraires. Ce n'était pas leur but. Et le rêve esthétique de la génération issue du groupe de Mehyan, hanté à la fois par la Catastrophe et par l'épopée nationale, ne pouvait abriter un modèle de récit subjectif et réflexif qui aurait joué un rôle de transmission analogue à celui qu'ont joué les textes de Primo Lévi, pour prendre l'exemple le plus canonique. Il faudrait saisir le sens de ces limites singulières, hier et aujourd'hui. Et rendre accessibles ces textes en français.

NAM : Vous étiez intervenue très courageusement dans une tribune de Libération au moment de l'affaire Veinstein. Cette affaire est-elle pour vous symptomatique de la nécessité de penser les génocides aujourd'hui?

C.C. : Oui, pour les raisons dites plus haut. J'y reviens longuement dans les Actes du colloque du CDCA sur L'Actualité du génocide arménien. Le choc qu'a provoqué mon article dans Libération, et qui m'a suprise moi-même, mais aussi son commentaire en termes de "courage" et de "maladresse", montrent qu'une protestation politique imprévue relève actuellement dans ce pays de l'exploit ou de la faute de goût. Et que la recherche sur les génocides doit créer ses propres institutions. Le petit théâtre de l'indignation effarée que nous ont donné les académies m'a beaucoup appris sur une certaine aliénation de l'intellectualité parisienne. Trop d'harmonie entre un pouvoir et une intelligentsia provoque toujours un désastre intellectuel. Ici, c'est un doux désastre, une torpeur. Qui ignore sa violence. La nomination de Gilles Veinstein au Collège de France montre que des gens comme Foucault n'auraient aucune chance d'y être nommés aujourd'hui.
 
Propos recueillis par Laurent Acharian.