Catherine Coquio est
maître de conférences en littérature
comparée à l'Université
Paris IV-Sorbonne. Elle a dirigé récemment
l'ouvrage Parler des camps, penser les génocides (Albin-Michel,
1999); elle est à l'origine du colloque qui s'est
tenu
à la Sorbonne le 27 mai 2000 sur le thème Politiques
françaises et crimes contre l'humanité 1990-2000,
dans le cadre de son Association Internationale de Recherche
sur les Crimes contre l'Humanité et les Génocides.
Nouvelles d'Arménie
Magazine : Enseignante en lettres, vous êtes favorable à une
approche multidisciplinaire des génocides, comme
le montre l'ouvrage que vous avez dirigé, Parler
des camps, penser les génocides, auquel participent
des historiens, des anthropologues, des philosophes, des
psychanalystes, des juristes, des chercheurs en lettres,
et un écrivain. En quoi l'approche de l'historien
est-elle selon vous insuffisante ?
C.C. : D'abord, l'approche
de l'historien est vitale avant d'être insuffisante.
Tant qu'un champ de recherches ne se constitue pas pour tracer
la généalogie et les modalités de l'événement,
celui-ci n'a aucune chance de se constituer comme tel : aucune
chance d'être perçu par ceux qui ne l'ont pas
vécu, et même de devenir intelligible à ceux
qui l'ont vécu. L'événement écrase
les uns sans effleurer les autres. Il n'existe tout simplement
pas dans l'histoire des hommes. Il ne peut donc être
transmis autrement que comme une histoire de famille désastreuse.
Ensuite, il faut dire que toute approche univoque est insuffisante,
comme toujours, mais plus que jamais ici. Les "sciences
humaines"
rencontrent des limites particulières quand ce qu'il
faut comprendre est la réalisation humaine de l'inhumain.
La réalité génocidaire est d'une telle
nature que chaque discipline constituée tremble sur
ses bases, forcée de redéfinir son statut éthique
et politique : cela vaut aussi pour l'anthropologie, le droit,
la philosophie, la psychanalyse, la critique littéraire,
la littérature, et évidemment les sciences
politiques. Tout dépend de ce qu'on cherche à comprendre,
à penser ou à faire. Le problème est
que la nature de l'événement, son amplitude,
sa gravité, semblent sommer chacun de tout comprendre à la
fois,
à moins de risquer des erreurs monstrueuses. Que nous
faisons chaque jour. Nous vivons dans cette folie quotidienne
des discours. Ce qui est vital, c'est que chaque approche
saisisse ses insuffisances et regarde ce qui se passe à côté.
Y compris à propos des autres génocides. Or,
l'échange des disciplines sur ce point semble plus
difficile encore que celle des communautés.
NAM : Quelle y
est la part spécifique des historiens ?
C.C. : Il est vrai
que les historiens résistent souvent à cet échange.
Peu encore reconnaissent la nécessité de méthodes
propres à
la recherche sur les génocides. Cela est encore plus
vrai pour les sciences politiques, bien qu'il y ait là
aussi de constants clivages internes. La mise en oeuvre d'un
réel travail transversal reste très difficile,
car chaque spécialisation produit des angles morts.
L'historien a les siens comme les autres. Rendre compte d'un
génocide oblige chaque "savoir" à un
retour sur soi. Les approches dites "objectives" -
celles de l'historien, de l'anthropologue, du juriste - et
celles dites "subjectives"
- du témoin, de l'écrivain, du psychanalyste,
du philosophe - devraient saisir leur complémentarité.
Ce n'est pas de l'|cuménisme. La neutralité et
l'objectivité "scientifiques" sont ici un
mythe ; mais si un effort d'objectivité n'a pas lieu,
si aucune norme n'émerge pour attester l'événement,
à la fois dans l'histoire et le droit, l'expression "subjective"
du génocide risque d'être à son tour
paralysée sous l'effet du déni. La réflexion
sur le génocide porte sur la relation entre les faits
et leur sens dans tous les registres de l'existence; son
objet se situe dans l'histoire et au-delà d'elle,
dans le droit et en dehors du droit,
"par-delà le crime et le châtiment",
comme le dit le livre de Jean Améry, rescapé d'Auschwitz.
Mais si le travail historiographique et la désignation
juridique n'ont pas lieu, chacun reste sous l'emprise de
l'événement, soit en l'ignorant, soit en le
vivant comme une mort intérieure et un scandale incessant,
dans le mutisme ou l'isolement individuel ou communautaire.
L'aboutissement génocidaire est dans cette annulation
de l'événement et de la pensée, qui
sont ce par quoi l'humanité peut faire communauté
dans son éclatement. Sa violence radicale est faite
pour
être infligée et subie mais non comprise. C'est
pourquoi la destruction doit être connue et reconnue
mais aussi pensée.
NAM : D'où le
titre donné
à ce livre collectif ?
C.C. : Oui. On peut
trouver ce titre prétentieux, ou dérisoire.
La pensée y est l'objet d'un pari un peu utopique,
qui mise sur deux paradoxes : l'intelligibilité
à produire d'un événement fou ; la transmission
possible d'une expérience de destruction radicale.
Cette utopie suppose en fait que la pensée se fasse
humble devant les détails particuliers et l'expérience
vécue, tout en visant la totalisation des significations
de ce type d'événement, alors que l'historien
vise idéalement la cohérence explicative et
l'exhaustivité
probante des faits.
NAM : Les limites
du travail de l'historien viendraient donc de sa conception
du fait ?
C.C. : Peut-être.
Mais il faut distinguer entre des limites qu'on peut dire
positives, celles qui structurent consciemment le savoir
historien et lui donnent son efficacité
; et des limites négatives, qui lui retirent sa légitimité
dès lors qu'un monopole imaginaire du "fait"
lui fait disqualifier d'autres approches au nom d'un savoir
positif dont il ne comprend pas la mise à l'épreuve
ici. Le génocide a été préparé
comme un non-événement, programmé pour
être définitif et indéchiffrable, d'où
la destruction des archives et le maintien du secret. Ce
point est plus ou moins décisif - le génocide
des Tutsis du Rwanda s'est déroulé à ciel
ouvert - mais il est particulièrement sensible pour
le génocide arménien. Je renvoie là-dessus
aux textes de Marc Nichanian, qui n'a cessé d'y revenir,
pour montrer dans quel piège infernal s'enfermait
le rescapé qui répond à la demande de
preuve par son témoignage. Un témoignage ne
fera jamais preuve pour celui qui ne croit pas à la
possibilité de l'événement
à connaître. L'historien positiviste qui refuse
d'intégrer à son savoir cette part de croyance,
peut alors se tromper sur tous les faits. L'approche positiviste
ne peut se protéger contre le déni, qui la
mine en profondeur elle-même.
NAM : Vous pensez à l'affaire
Veinstein ?
C.C. : Entre autres.
La "mise en doute"
du crime d'Etat au nom du "fait" contre toute "interprétation"
est le noyau pervers de ce type d'argumentation. Il contient
la disqualification de tous les témoignages, et même
de toute historiographie arménienne du génocide
arménien. Ce qui est proprement délirant. Ce
qu'on a vu avec l'affaire Veinstein, puis avec le refus du
Sénat, c'est que ce délire avait encore les
moyens institutionnels et politiques de se faire passer pour
raisonnable : raison de l'historien censé user de
sa "liberté d'expression", relayée
en fait par la Raison d'Etat. Cela ne durera pas éternellement.
Le problème est que les Arméniens aient été pris
longtemps dans ce délire. Le déni et le retard
historiographique ont causé
un grave préjudice culturel et politique à la
communauté arménienne en diaspora. La "science"
historique est en retard, et la "mémoire" n'a
pas droit de cité. Leur séparation s'est peut-être
aggravée de la scission traditionnelle entre culture
écrite et culture orale, que les penseurs arméniens
de la modernité tentaient de surmonter lorsque le
génocide est survenu. Du coup, la recherche a été longtemps
déconnectée d'une interprétation des
témoignages - que réalisent dans le livre Raymond
Kévorkian en historien et Krikor Beledian en philosophe
poéticien - et d'une réflexion sur le patrimoine
culturel arménien, son passé national et son
devenir en diaspora. Le déni séculaire semble
avoir eu pour effet de cloisonner complètement le
rapport intime que chacun a à la Catastrophe au sein
de la communauté arménienne, et son existence
politique au sein de la communauté française.
Janine Altounian, dans le livre, exprime ce point avec précision.
Pour cela sans doute, les Arméniens ont tendance à
confier aux non-Arméniens le discours sur l'événement
qui les a atteints jusque dans leur image d'eux-même.
Ils perpétuent ainsi un rapport d'étrangeté
à leur propre histoire, et risquent d'identifier leur
devenir à la seule reconnaissance du génocide
- laquelle est une nécessité politique, mais
pas une panacée. Or, elle semble souvent occuper la
place d'un discours absent, qui serait à la fois intime
et politique, arménien et français. Comme si
la communauté
arménienne ne parvenait pas, du moins en France, rentrer
en relation avec les conditions profondes de son mode d'existence
en diaspora. D'où peut-être l'éclatement
de cette communauté, impressionnant pour un regard
extérieur. D'où aussi le fait qu'aucun Français
ne sache rien par exemple de l'histoire de Komitas, mort
fou dans un asile de banlieue parisienne. Cela a des effets
sociopolitiques immédiats. L'absence, dans la communauté arménienne,
d'une politique culturelle qui joue réellement le
jeu de la diaspora, c'est-à-dire qui prenne profondément
acte de la destruction, n'est pas sans lien avec sa difficulté
à trouver une parole politique efficace.
NAM : Qu'est-ce
que la littérature, empreinte par définition
de subjectivité et de fiction, peut apporter à la
compréhension des génocides ?
C.C. : C'est bien de "compréhension"
qu'il s'agit : la mise en forme littéraire produit
une compréhension interne de la destruction. Comprendre
un tel événement, c'est le refaire exister
dans la langue. C'est en un certain sens l'accomplir à nouveau,
le mimer, mais dans l'ordre symbolique, dans le langage subjectif
- dans cela même qui devait être détruit.
L'individu se recrée dans un rapport intime à
son langage. Plus il réfléchit son langage
au moment d'évoquer la Catastrophe, plus ce langage
révèle le sens de la destruction, et plus celle-ci
peut regagner l'enceinte de la vie. Je renvoie ici au texte
d'Hélène Piralian. L'expérience du rescapé,
mais aussi celle de l'héritier, ne sauraient se transmettre
sans ce travail sur la langue. Or, les Arméniens semblent
tenir leur littérature dans un mépris étrange,
ou plutôt la tenir
à l'écart de la question du génocide.
Comme s'ils ne désiraient avoir qu'un rapport utilitaire à
la langue, et non un rapport d'expressivité intime,
c'est-à-dire aussi de plaisir. On ne conçoit
pas un colloque sur la Shoah qui ne fasse une grande part à la
littérature concentrationnaire, qui a inventé certaines
formes d'art et de connaissance. Le fait que les Arméniens
n'aient pas développé une littérature
analogue, mais plutôt une littérature allusive,
est une raison de plus de tenter de comprendre ce qui s'est
passé.
NAM : Vous parlez
de "malentendu polémique"
à propos de l'état présent des débats
sur les camps et les génocides. Pensez-vous à
l'unicité de la Shoah?
C.C. : Pas seulement.
Les Juifs ne sont pas les seuls à se prêter à la
concurrence des victimes. Répéter par exemple
que le génocide arménien est le "premier
génocide du siècle", alors que 80.000
Herreros ont été exterminés par les
colons allemands en Afrique du Sud en 1905, c'est vouloir
encore retirer sa préséance à la Shoah.
Quelle que soit sa teneur de vérité, la thèse
de l'unicité a en partie perdu sa fonction. Il y a
eu d'autres génocides. Ce débat fait partie
de ces systèmes de malentendus stérilisants
cultivés par leurs défenseurs et leurs adversaires.
Il faut y distinguer la part des quiproquos linguistiques,
des calculs politiques, et des résistances psychiques,
qui font que la comparaison échappe mal à la
hiérarchisation. Il ne s'agit pas tant de comparer
un événement
à un autre que d'user du concept juridique de génocide
pour juger d'un crime à chaque fois différent,
et de faire par ailleurs une anthropologie des violences étatiques
modernes et de leurs effets. J'ai préféré
dans le livre essayer d'interpréter cette culture
polémique plutôt que de répliquer à ce
type de thèses, et répondre en éclairant
certains points aveugles, qui font voir l'inégalité des
processus de reconnaissance. On ne peut combattre cette inégalité sans
comprendre ces processus. L'inertie des opinions fait qu'il
y a des génocides mineurs et des génocides
majeurs ; des génocides européens (Shoah, ex-Yougoslavie)
et des génocides lointains - orientaux (Turquie, Cambodge),
africains (Rwanda, Soudan). L'Afrique remporte la palme du
mépris, et racisme banal est quasiment assumé en
haut lieu : Chirac à
Abidjan a pu dire que la démocratie était "un
luxe" pour les Africains, et Mitterrand que les génocides
étaient chose normale en Afrique. Ce cynisme, propre
aux logiques gouvernementales, a atteint des sommets dans
la vie politique française cette dernière décennie.
D'où le colloque du 27 mai 2000 à la Sorbonne
sur ce thème (Politiques françaises et crimes
contre l'humanité). Une certaine tradition diplomatique
fait clairement des génocides un épiphénomène.
Il n'y a rien d'étonnant à ce que la France
préfère signer des contrats avec la Turquie
que reconnaître le génocide arménien.
(NB. Cette question-réponse a été supprimée
de l'entretien publié par la direction du journal)
NAM : Vous défendez
la thèse d'un "partage des catastrophes génocidaires".
La mémoire des génocides est-elle selon vous
trop cantonnée à la mémoire des peuples
victimes?
C.C. : Ce n'est pas
une "thèse"
universaliste, ni un voeu, c'est à la fois une impossibilité
et une évidence. D'un côté, le vécu
génocidaire est impartageable : la fusion est une
illusion sinistre. De l'autre, la destruction génocidaire
vise le genre humain. Les rescapés et les héritiers
peuvent simplement transmettre aux tiers le sens et la valeur
que cette destruction prend pour eux dans ce monde-ci. Seuls
ce sens et cette valeur peuvent être partagés,
là encore par un travail de pensée.
NAM : Krikor Beledian,
dans une excellente contribution à votre ouvrage, évoque
les "limites du langage dans la littérature
de langue arménienne". Cette difficulté de
penser et de dire le génocide est-elle une spécificité du
génocide arménien, ou une limite structurelle
de la littérature comme élément de
compréhension des génocides?
C.C. : C'est en réfléchissant
historiquement ses limites structurelles que la littérature
peut se renouveler, et ici comprendre l'événement.
La spécificité de la littérature arménienne
consiste peut-être à n'avoir pas produit de
réels témoignages littéraires, de récits
de rescapés
écrits à la première personne et coulés
dans des formes esthétiques assumées. Les précieux
témoignages de Zabel Yessahan, Dans les ruines (1911),
puis d'Aram Andonian, En ces sombres jours, ne sont pas essentiellement
littéraires. Ce n'était pas leur but. Et le
rêve esthétique de la génération
issue du groupe de Mehyan, hanté à la fois
par la Catastrophe et par l'épopée nationale,
ne pouvait abriter un modèle de récit subjectif
et réflexif qui aurait joué un rôle de
transmission analogue
à celui qu'ont joué les textes de Primo Lévi,
pour prendre l'exemple le plus canonique. Il faudrait saisir
le sens de ces limites singulières, hier et aujourd'hui.
Et rendre accessibles ces textes en français.
NAM : Vous étiez
intervenue très courageusement dans une tribune
de Libération au moment de l'affaire Veinstein.
Cette affaire est-elle pour vous symptomatique de la nécessité de
penser les génocides aujourd'hui?
C.C. : Oui, pour les
raisons dites plus haut. J'y reviens longuement dans les
Actes du colloque du CDCA sur L'Actualité du génocide
arménien. Le choc qu'a provoqué mon article
dans Libération, et qui m'a suprise moi-même,
mais aussi son commentaire en termes de "courage" et
de "maladresse", montrent qu'une protestation politique
imprévue relève actuellement dans ce pays de
l'exploit ou de la faute de goût. Et que la recherche
sur les génocides doit créer ses propres institutions.
Le petit théâtre de l'indignation effarée
que nous ont donné les académies m'a beaucoup
appris sur une certaine aliénation de l'intellectualité
parisienne. Trop d'harmonie entre un pouvoir et une intelligentsia
provoque toujours un désastre intellectuel. Ici, c'est
un doux désastre, une torpeur. Qui ignore sa violence.
La nomination de Gilles Veinstein au Collège de France
montre que des gens comme Foucault n'auraient aucune chance
d'y être nommés aujourd'hui.
Propos recueillis par Laurent Acharian.