".. et si je trace
une esquisse de cette littérature un peu clandestine,
qui s'insère dans la vraie, qui s'infiltre au hasard
des catastrophes et des bouleversements, c'est qu'elle doit
prendre rang parmi celles qui portent témoignage de
la plus grande tuerie d'âmes..."
Jean Cayrol. De la mort à la vie. 1949.
- Krikor Beledian. Cinquante ans de
littérature arménienne en France. Du
même à l'autre. Ed.CNRS. 2001.
- Marc Nichanian. Writers of disaster. Armenian Literature
in the Twentieth Century. I : The National Revolution.
Taderon Press, Gomidas Institute, Princeton & London,
2002.
Il y a une différence saisissante
entre l'activité critique publique consacrée
aujourd'hui à la littérature de la Shoah, et
l'actualité critique, réelle mais cachée,
qui concerne la littérature de la Catastrophe arménienne (1). Cette
littérature semble pourtant susciter depuis quelques
années, dans les études littéraires,
orientales et comparatistes, un intérêt nouveau. (2) Cet
intérêt, lié au processus de (re)connaissance
du génocide arménien, reste néanmoins
très en marge de celui-ci, comme si le corpus de textes
issu de la mémoire et de la pensée arméniennes
relatives au génocide ne relevait pas lui aussi d'une histoire de
l'événement. On sait que l'historiographie
du génocide juif a connu en partie ce phénomène,
dû à la nécessaire restriction des critères
cognitifs dans la démarche historienne, et aux enjeux
spécifiques de "l'établissement des faits" dans
le cas d'un génocide. Mais il prend ici une ampleur
et une longévité particulières
Il existe depuis longtemps maintenant une histoire de la Shoah,
c'est-à-dire de la Catastrophe juive, et
pas seulement une histoire du génocide nazi.
Les témoignages littéraires qui en sont issus
commencent par ailleurs d'entrer, pour une part, dans un "patrimoine" commun
en voie de scolarisation: c'est là un fait d'importance
indépendant des jugements qu'on peut porter sur lui.
S'il existe bien aussi une histoire de l'Aghed,
c'est-à-dire de la Catastrophe arménienne,
particulièrement dans la littérature, elle éprouve
une difficulté persistante à s'imposer face à l'historiographie
du génocide commis pas les Jeunes-Turcs. Par ailleurs,
cette littérature n'est rentrée dans aucun
cycle d'intégration culturelle européen, et
n'y joue pas un tel rôle de transmission - y compris
au sein de la communauté arménienne. Ces décalages
sont eux-mêmes à interpréter. Ils concernent
des impensés méthodologiques communément
partagés et des singularités propres à l'histoire
culturelle arménienne.
Rejeter hors du champ historiographique le génocide
en tant qu'il a été vécu, symbolisé et
pensé, reviendrait à fixer le seuil de l'événement
en-deça de sa portée anthropologique, culturelle, éthique
et philosophique, dont nul n'ignore qu'elle est essentielle
dans le cas d'un génocide. Mais tout se passe comme
si l'histoire du génocide arménien devait,
appelée à fournir une stricte analyse des faits à cause
du réel retard pris dans ce domaine - lui-même
lié à l'avance prise par la négation,
et à sa perpétuité - exclure une perspective "littéraire" secondaire,
voire néfaste parce que subjective donc confuse;
et comme si donc les textes et les idées,
ne relevant pas de ces "faits", n'étaient
pas susceptibles d'une histoire ni d'une interprétation.
Or, c'est l'exclusion a priori de tout discours
subjectif qui se montre facteur de confusion, semblant soustraire
le sens de l'événement à la
factualité historique, et ignorer l'histoire et la
fonctionnalité spécifiques des systèmes
d'intelligibilité inhérents à la littérature
et à sa critique.
L'étude des textes et l'histoire des idées
se sont différenciées selon des traditions
diverses - philologie, théorie critique, philosophie,
littérature comparée.. - qui postulent chacune
leurs propres règles et leur propre historicisme.
Mal pratiquées à leur tour, elles peuvent donner
lieu à une confusion qui ne fera que s'aggraver dans
une perspective comparatiste précoce (3) .
Mais leur légitimité n'est pas plus en défaut
ici qu'ailleurs, même si elles doivent, comme chaque
science humaine, réajuster leurs méthodes face à l'événement
génocidaire. Ces méthodes sont nécessaires
dès lors qu'on intègre dans l'histoire de cet événement
celle de sa "réception" écrite, et
ceci dans tous les champs du savoir et des pratiques
symboliques. Cette intégration, qui ne s'arrête
pas à "l'histoire de la mémoire",
mais requiert aussi la philologie, la poétique et
l'esthétique, semble acquise aujourd'hui pour la Shoah;
elle est à peine esquissée pour la Catastrophe
arménienne.
Il ne s'agit pas ici d'alimenter une rivalité disciplinaire
insensée, mais au contraire d'activer une dialectique
naturelle : plus le champ historiographique s'étoffera
et s'imposera face à la négation, en faisant
de celle-ci un objet d'histoire et de réflexion autonome
- comme c'est le cas depuis une quinzaine d'années
pour le génocide nazi - plus l'historien intégrera
le témoignage dans sa documentation (4) ,
et plus le champ littéraire se constituera à son
tour comme document de langue et de pensée autonome.
Son déchiffrement n'a aucun compte à rendre à une
logique positiviste qui, quelle que soit la factualité des
textes, ne saurait être la sienne dès lors que
l'objet historique - le texte - se constitue par la forme
et la valeur de son sens. Il y a donc une
autre histoire à écrire. Ou plutôt, puisqu'elle
s'écrit déjà depuis plusieurs années
dans des oeuvres dont je veux donner un aperçu, cette
histoire reste à intégrer de plein droit à l'histoire
de l'événement entendu comme Catastrophe, et
pas seulement comme génocide.
Seule une lecture serrée des textes, accompagnée
d'un surplomb interprétatif propre à fonder
une périodisation historique, permet d'éviter
les défauts du comparatisme, hiérarchisation
et simplification - qui sont souvent deux modes d'incompréhension,
voire de négation. Ce que nie le refus de comprendre
n'est pas ici le crime du génocide, mais
la résonnance inédite d'une catastrophe vécue
: catastrophe d'une nation sans territoire ni "centre",
atteinte dans sa culture et sa langue, et par là catastrophe
intime de chacun des sujets pris, du fait de leur naissance,
puis de leur survivance, dans ces unités effondrées.
La prise en charge de cet effondrement, qui fut portée
par les écrivains arméniens à un état
de conscience et un degré de responsabilité inouïs,
forme, qu'on le veuille ou non, une culture particulière,
constituée de discours affiliés et recyclés,
mais aussi de poétiques et de créations singulières,
nouvelles dans l'histoire des hommes. Cette culture nécessite
un travail lui aussi particulier.
*
* *
En 1988, la revue Les Temps modernes créait
un petit événement en consacrant un numéro
spécial à l'Arménie. Ce volume contenait
les premiers articles publiés en France de Marc Nichanian
et Krikor Beledian (5) .
Les années 2001 et 2002 ont vu paraître, de
K. Beledian, Cinquante ans de littérature arménienne
en France. Du même à l'autre;
de M. Nichanian, Writers of disaster. Armenian
Literature in the Twentieth Century. I : The National Revolution.
Ces deux livres, publiés l'un en France, l'autre aux
USA, marquent une étape importante dans l'accomplissement
public d'une recherche personnelle. Mais ils sont dans les
deux cas la partie émergée d'un iceberg. Je
voudrais ici dessiner la forme de l'iceberg, pour saisir à travers
elle l'actualité critique de la littérature
envisagée : celle, écrite en langue arménienne,
qui entre en relation avec la "Catastrophe" de
1915, mais qui traite surtout de "l'exil" et de
la "dispersion", c'est-à-dire d'une catastrophe
qui précède le génocide et lui succède
sous une forme évidemment différente. Cette
extension du thème catastrophique et son recouvrement
par les thèmes de l'exil et de l'étranger sont
une marque spécifique de la mémoire arménienne,
qi va de pair avec l'évitement littéraire du
témoignage. Ce point nécessite quelques précisions
préalables.
Une des singularités du destin historique arménien
vient du fait qu'il existe un exil d'avant le génocide
- c'est l'existence persécutée et dénuée
de "centre" étatique des Arméniens
depuis la disparition de la royauté en 428, puis la
chute du royaume de Cilicie - et un autre d'après le
génocide,qui est sans retour possible. La
défaite et la persécution des Arméniens
- par les Perses, les Arabes, puis les Turcs - a été vécue
comme un exil sans qu'une véritable culture diasporiquene
se soit développée avant le génocide.
Une littérature de la catastrophe s'est constituée,
dès le Ve siècle, dans le genre de la chronique (Agathange,
Lazare de Pharbe, Sébéos et Ghéwond...)
qui a donné naissance à celui de la lamentation.
Ce genre, inauguré par le "Chant des lamentations" concluant l'Histoire
des Arméniens de Moïse de Khorène,
monument fondateur de l'historiographie arménienne,
s'est accompli dans le Livre de chants de lamentations ou Livre
tragique (1002) de Grégoire de Narek, texte qui
fondait une poétique de la Catastrophe dissociée
du récit historique. Si l'on repère ici des
analogies avec la tradition juive, les différences
sont plus significatives : tout en se référant
fréquemment à la Bible et à l'histoire
des Juifs, la plainte porte aussi sur l'absence de prophètes
arméniens : la comparaison avec l'histoire juive est
ainsi vécue comme élément de déréliction
métaphysique absolue (6) .
D'autre part, tandis que le judaïsme s'est assimilé les
principes de l'histoire moderne sous les auspices de la science
du judaïsme au XIXe siècle, dont l'héritage
allait former les futurs historiens de la Shoah, l'histoire
arménienne, qui s'était écrite dans
les récits des chroniqueurs pendant des siècles,
a commencé alors d'être prise en charge par
les écrivains en même temps que le patrimoine
oral arménien : c'est même à travers
cette mission historico-ethnographique que la littérature
arménienne, au milieu du XIX siècle, à l'initiative
d'Apovian (Les Plaies d'Arménie), puis à l'exemple
de ce que Komitas créait dans l'art musical (7) ,
pensa sa modernité fondatrice. Cette vocation, par
quoi le rêve arménien signait son affiliation à l'Europe
romantique, exigeait la création d'une littérature émancipée
des modèles antiques gréco-latins comme de
la tradition chrétienne, capable de faire fusionner
les langues écrites et orales. Elle coïncidait
ici (8) avec
la tâche de refonder une nation pour unifier un peuple
- lequel, dispersé autour d'Adana, Constantinople,
Tiflis et Erevan, parlait deux arméniens différents,
l'occidental et l'oriental. C'est chargés de cette
mission virtuelle que les écrivains durent affronter
la Catastrophe, qui fut aussi celle de ce projet d'unification
culturelle (9) .
L'effort des survivants consista à traduire et repenser
cette mission dans une nouvelle littérature arménienne
autofondatrice, qui fut ainsi pour une part inchoative et
critique. Si cette injonction d'écrire avait bien
pour fonction de tenter un deuil, elle ne se confondit
pas avec celle de témoigner. Il semble même
qu'il n'ait pu y avoir, pour les écrivains arméniens,
de subjectivation littéraire de la catastrophe
sous la forme du témoignage de rescapé. Ou
plutôt pas de fondation possible d'une telle tradition,
donc de transmission sous cette forme générique.
Si la Catastrophe arménienne s'est si mal transmise,
et si peu par la littérature et le témoignage,
c'est donc pour des raisons culturelles autant que socioéconomiques.
Il faut, pour comprendre cette béance, faire la part
décisive du sinistre infligé à une population
décimée et dispersée, manquant d'institutions,
de publics, de lieux d'expression, d'édition, et de
diffusion - et K. Beledian donne ici des informations essentielles
pour ce qui concerne la France. Vient ensuite le rôle
du déni séculaire, mis en lumière par
M. Nichanian : déni qui obligait les écrivains,
devenus collecteurs de témoignages, à faire
infiniment preuve - cet impératif rentrant en rivalité avec
l'intentionalité littéraire, comme l'ont éprouvé les
premiers grands témoins, Zabel Essayan (Dans les
ruines, 1911), Mikaël Chambdandjian (Le Tribut
de la pensée arménienne à la catastrophe,
1919), Aram Andonian (En ces sombres jours, 1919),
puis Hagop Oshagan qui, tentant d'en hériter dans
la forme romanesque (Paralipomènes, 1931-1934),
réfléchit ces contradictions ("A l'ombre
des cèdres", 1934)(10) .
Il y a enfin la prégnance de l'idée de nation,
qui s'élabora, indépendamment des organes nationalistes, à travers
l'idéal de l'art chez les écrivains exilés,
sous des formes étrangères au témoignage
littéraire individuel.
La diaspora arménienne d'après le génocide
- qui cette fois s'étendait des Etats-Unis en Egypte,
en passant par Alep, Beyrouth, Jérusalem, Tiflis,
Erevan, Venise et Paris - était nourrie de l'ancienne
poésie de la lamentation, et de cette modernité porteuse
d'un mythe national voué à la mémoire
de lui-même. Elle ne disposait ni d'une historiographie
moderne, ni d'une culture de la diaspora analogue à celle
des Juifs, qui avaient fait de l'exil et de la destruction
l'objet même du Zakhor, du "souviens-toi".
Or si cette culture juive de l'exil fut détruite elle
aussi par le génocide, elle joua un rôle décisif
dans la réactualisation de l'impératif sacré de
conservation des traces : on la voit à l'œuvre
d'une manière saisissante dans les ghettos polonais,
où s'organisèrent les premiers archivages fondateurs
d'une histoire interne de la Shoah (11) ,
et où d'innombrables témoins se mirent à écrire
- parfois dans une forme littéraire, nouvelle pour
eux. Il y eut pourtant aussi une compulsion à témoigner
chez les Arméniens survivants, comme en atteste la
profusion des récits et monographies recueillis par
les organisations communautaires - relayées depuis
peu par les institutions scientifiques, en particulier aux
USA - dont le déchiffrage et la traduction restent à faire (12).
La trace écrite tendit à prendre là aussi
un caractère sacré. Mais cette sacralisation
ne s'imposa pas à l'échelle d'une collectivité avec
la même autorité : elle s'élabora chez
les écrivains à la faveur d'une autorité symbolique
reconstruite, en l'absence des "Pères" et
dans la pensée de cette absence, c'est-à-dire
dans le registre esthétique.
Le deuil sacré porta donc sur les Pères, mais
pas sur la nation arménienne à réinventer.
C'est pourquoi sans doute il ne prit pas longtemps la forme
du témoignage individuel. Le témoignage lui-même,
constamment obligé de faire preuve, ne put élaborer
la forme littéraire d'un deuil. En outre, la création
d'une Arménie indépendante et sa soviétisation
donnèrent un nouveau visage, de substitution, à l'idée
de nation arménienne. Celle-ci dut se confondre avec
l'espérance communiste, c'est-à-dire se fondre
dans l'idéologie stalinienne : cette "nation"-là fut
donc elle aussi détruite, cette fois sous l'effet
d'une étatisation forcenée, qui prit l'allure
d'une nouvelle catastrophe pour les écrivains arméniens
: quels que soient les compromis de chacun, les rescapés
du génocide disparurent les uns après les autres
au Goulag - y compris Zabel Essayan, qui, avant de succomber
au mirage soviétique, avait été le premier
grand témoin des massacres. Au-delà du nouveau
clivage, qui n'était plus linguistique (13) mais
idéologique (nationaliste/communiste), la persistance
d'un mythe national, y compris dans des formes dénégatrices
(Essayan), nostalgiques et esthètes (Sarafian, Oshagan),
nihilistes et iconoclastes (Chahnour, Tcharents, Mahari),
fut un des traits d'unité de cette littérature éclatée,
un élément de culture diasporique.
*
* *
Attentifs à ces singularités, Nichanian et
Beledian élargissent leur champ d'étude à la
réalité pré- et post-catastrophique,
en appuyant l'interprétation des textes sur une histoire
culturelle au long cours. Cet élargissement va de
pair avec une exclusivité accordée à la
littérature écrite dans la langue arménienne, à la
fois en Turquie jusqu'en 1922, puis en Europe, au Moyen-Orient
et en Arménie soviétique (14) .
Ainsi la formation et le type d'approche de ces deux auteurs,
linguistes, philologues, traducteurs, historiens de la littérature
et interprètes des textes, donnent un accès
privilégié à cette littérature.
En "passeurs", ils mettent en relation des domaines étrangers
les uns aux autres - ce qui s'accompagne d'une méditation
sur "l'étrangèreté intérieure" et "l'épreuve
de l'étranger". Krikor Beledian, qui enseigne à l'Inalco
et à l'Université catholique de Lyon, est par
ailleurs écrivain. Marc Nichanian, qui enseigne en études
arméniennes à l'Université de Columbia,
est par ailleurs traducteur et philosophe. Tous deux écrivent
aussi en arménien, et héritent en penseurs
de la littérature dont ils traitent.
Leur lecture, à la fois empathique et critique, permet
de relayer les questions posées par cette littérature
et de comprendre sa généalogie. Tous deux s'interrogent
sur le rapport du langage humain à la violence génocidaire,
sur les limites de l'art dans sa capacité d'intégrer
cette violence, enfin sur la relation qu'élabora la
littérature arménienne moderne, ébranlée
par la Catastrophe, avec d'un côté les formes
de la tradition arménienne - poétique de la
lamentation, mythe national, forme épique - et de
l'autre, le monde européen et ses modernités.
Cette plongée dans la langue et cet élargissement
dans l'histoire semblent nécessaires pour saisir la
teneur du rapport de cette littérature à la
Catastrophe, et ses différences frappantes avec la "mémoire" littéraire
de la Shoah. Sans quoi ces différences risquent d'être
perçues en simples termes de déficit, dès
lors qu'une étude des conditions de création,
de diffusion et de réception n'est pas engagée
dans tous les champs concernés: histoire événementielle,
anthropologie culturelle, sociologie et histoire de la littérature.
On peut néanmoins partir de cet apparent déficit,
qui serait de deux sortes : défaut d'une littérature
comparable à celle de la Shoah, qu'il s'agisse de
Primo Levi, Elie Wiesel ou Imre Kertész; défaut
de témoignage rendu célèbre; d'où défaut
de transmission. A considérer en effet les rayons
de librairies, voire les bibliothèques nationales,
on pouvait hier encore, une fois lu Les Quarante jours
de Musa Dagh de Franz Werfel, se croire fondé à poser
deux questions : Où est la littérature arménienne
de la catastrophe? Où sont les témoignages
internes du génocide? Or cette double question, qui
est bien celle de la langue et du lieu,
se démultiplie comme suit. 1. Si la littérature
de la catastrophe s'est écrite en langue arménienne,
où s'est-elle écrite, dans quel pays hors l'Arménie
peut-on la lire, dans quelle(s) langue(s) l'a-t-on traduite?
Or les livres de K. Beledian et M. Nichanian montrent clairement,
l'un pour la France, l'autre pour l'Arménie soviétique,
que s'il y a déficit, ce n'est pas d'écriture,
mais de réception, traduction et publication.
2. Puisqu'un grand nombre de témoignages arméniens
ont en revanche été traduits, en particulier
pendant et après la guerre (15) ,
pourquoi n'ont-ils que peu ou pas été des vecteurs
de transmission (y compris historiographique)? 3. Quel rapport
y a-t-il entre cet échec du témoignage à transmettre
et les difficultés propres à la littérature
arménienne? 4. Une "littérature de la
catastrophe" relève-t-elle forcément du "témoignage"?
Qu'en a-t-il été ici des témoignages
concernant la littérature, comment la littérature
a-t-elle envisagé le témoignage?
Les travaux évoqués donnent certaines réponses à ces
questions. Leur examen précis d'un système
culturel et linguistique complexe fait saisir un paradoxe
: les témoignages du génocide n'ont pris que
rarement forme littéraire, et la littérature
de la Catastrophe n'est qu'exceptionnellement une littérature
de témoignage; pourtant, ce sont bien les écrivains arméniens
qui se sont investis de la tâche d'affronter la catastrophe,
y compris et surtout dans leur langue. L'impératif
de témoigner et la nécessité de faire œuvre
n'ont pas donné lieu à l'élaboration
d'une littérature de témoignage, mais à deux
pratiques presque toujours distinctes : témoigner
de ce qu'on a vu et recueillir à l'infini
les témoignages d'un côté, afin d'attester
la destruction niée; de l'autre refaire exister la "nation" arménienne
par une langue littérarisée. Dans cette configuration,
c'est l'ensemble de la littérature qui, chargée
de transposer la communauté dans une langue organique,
quoiqu'en partie détruite, se pense intégralement
comme "trace" et par là "témoignage" de
la Catastrophe. Une telle littérature peut ne parler que de
la Catastrophe sans jamais l'évoquer ni la représenter
directement (16) .
K. Beledian et M. Nichanian explorent ce paradoxe avec minutie,
en se plongeant dans chaque œuvre concernée
pour reconstituer un univers éclaté, mais animé de "principes" et
de "paradigmes", et qui, comme tel, forme une certaine culture :
celle de la diaspora post-catastrophique. Ils explorent en
particulier, dans cette littérature, ce que K. Beledian
a appelé le "principe esthétique" à l'œuvre
chez les écrivains de la revue Mehyan, qui
parut à Constantinople à la veille du génocide
: Daniel Varoujan, Hagop Oshagan, Constan Zarian, Kheram
Parseguian... Par eux, une fonction historique décisive
fut attribuée à la littérature arménienne
moderne, chargée de faire exister la nation à travers
une "esthétique de la langue". Cette représentation
identitaire, qui héritait des idées romantiques
d'individu et de nation, a survécu à cette
génération d'écrivains, en partie décimée
par le génocide, pour nourrir en exil une conception essentiellement
littéraire de la "nation" arménienne
- comparable en certains points au sionisme culturel d'Ahad
Haam. C'est donc armés de cette esthétique
subtile, mais politiquement fragile, que les écrivains
arméniens ont voulu et cru pouvoir assimiler la Catastrophe,
en lui répondant par la littérature
et dans la langue arménienne. Cette littérature,
hantée par le mythe national, suivit volontiers les
voies du symbole, de la métaphore et de la suggestion,
assimilant des schèmes d'époque - symbolisme,
décadentisme, nietzschéisme, vitalisme - peu
propices à ce corps-à-corps du réel
et du verbe qu'est l'élaboration littéraire
du témoignage de rescapé. Pour toutes ces raisons,
cette littérature n'aurait pu se développer
dans la forme du récit du survivant telle que la littérature
de la Shoah nous l'a rendue familière.
La littérature arménienne, fauchée quand
naquirent ensemble l'idée de littérature moderne
et celle de nation sans Etat, était trop nostalgique
d'unité collective et de forme totalisante pour revendiquer
comme création artistique autosuffisante un témoignage
intense fortement individué. Ou plutôt, l'exigence
d'individuation s'y manifesta sur un mode essentiellement esthétique :
il fallait, plus encore que témoigner de la Catastrophe,
lui répondre, c'est-à-dire transfigurer
l'événement en le faisant passer dans la
langue. Il semble donc que ce soit la sacralisation
du principe esthétique comme idéal national
face à la Catastrophe qui ait maintenu dissociées
l'écriture littéraire et le témoignage.
Aucun écrivain rescapé n'a pris le lecteur
par la main en lui racontant sa désintégration
d'homme, comme le feront Levi, Antelme et Améry, méditant
la teneur commune d'une expérience personnelle. Les écrivains
arméniens issus de Constantinople avaient aussi à célébrer
le deuil de la désintégration arménienne,
et ce deuil était impossible. Levi et Améry
ne se préoccupaient d'aucune nation juive, et ils
avaient fait par ailleurs du sacrifice assumé de
la forme esthétique un autre principe
d'écriture, quasi expérimental, où le
dépouillement du style s'autorisait de son sujet.
Lorsque le témoin arménien vise le dépouillement,
il se dépouille aussi de la littérature - ce
que Levi et Améry ne firent qu'apparemment. Lorsque
l'écrivain arménien témoigne, c'est
comme observateur, dont l'activité littéraire,
si elle n'est pas volontairement suspendue pour des raisons éthiques
(Z. Essayan), consiste à livrer des tableaux frappants
(A. Andonian) plus qu'à composer le récit d'un
effondrement intime. Et lorsque le romancier, dans les années
30, tente de composer un grand récit polyphonique
capable de reconstituer l'histoire du peuple arménien
jusqu'à la Déportation, comme l'a fait Hagop
Oshagan dans son énorme Mnatsortats, il se
heurte, au seuil de la partie finale, à l'idée
du témoignage infini qu'il faudrait collecter avant de
pouvoir écrire. Ainsi la forme romanesque, chargée
de restituer le tout d'une histoire et d'un peuple, à l'image
des anciens chroniqueurs et à la manière
des romanciers modernes - contradiction qui aurait pu nourrir
une authentique création si elle s'était affrontée à une
guerre - rencontra les mêmes obstacles que la langue
esthétisée dont rêvaient les écrivains
de Mehyan vingt ans plus tôt. En l'absence
d'un travail historiographique autonome, les écrivains
se voyaient investis d'une tâche impossible : à la
fois répondre esthétiquement à la Catastrophe
en ressuscitant "l'âme" arménienne
par un travail sur la langue, et, transmettant les témoignages,
attester aux yeux du monde une destruction qu'ils savaient
n'avoir pas à prouver.
Mais ainsi, chaque écrivain était amené,
s'il réfléchissait les contradictions de son
projet, à formuler ce qui n'avait encore été pensé par
quiconque, et qui allait l'être ensuite au point de
travailler en profondeur toute la culture occidentale : la
violence génocidaire résiste non seulement à la
figuration littéraire, mais à la perception
et au sens. C'est pourquoi les essais de formalisation esthétique
de ces écrivains, accompagnées de leurs réflexions
critiques et autocritiques, sont d'un intérêt
précieux pour la recherche actuelle sur le génocide
et ses retombées. La manière dont ils se sont
affrontés à la Catastrophe génocidaire
constitue un phénomène inédit dans l'histoire
des hommes : elle montre à l'œuvre un travail d'initiation à la
fonction du témoignage (Essayan, Chamdanjian),
et de compréhension intime des contradictions
propres à une littérature de témoignage, à un
moment où la position de témoin ne s'est pas
culturellement constituée. La réflexion des
apories rencontrées permet de penser ce qui, dans
la symbolisation esthétique, résiste à la
destruction génocidaire au point de la nier: ce qui,
en écrivant, permet de survivre en construisant une
identité, et ce qui, dans l'essai d'unification et
de totalisation littéraires, échoue à rendre
compte de l'unité désintégrée.
L'interprétation de ces textes enfouis, loin d'être
une tâche marginale et désespérée
sur un matériau perdu, opère donc dans le champ
de la pensée critique et de l'anthropologie un travail
dont il faut saisir la teneur, aujourd'hui cruciale.
Beledian et Nichanian éclairent ces apories comme
de l'intérieur : héritant de ce "principe
esthétique" - auquel ils consacreront chacun
leur prochain livre, après l'avoir abordé dans
une série d'articles - ils l'interprètent au
moment où il se met en place à Constantinople
en 1914 (Mehyan), puis aux lendemains du génocide
jusqu'en 1922 (autour de la revue Barstravank à Constantinople (17) ),
puis à Paris au cours des années 20 (autour
de la revue Menk). Au cœur de ces deux livres
en préparation, il y aura sans doute, pour l'un et
pour l'autre, l'auteur qui l'aura le plus inspiré :
Daniel Varoujan et son "paganisme" dans Perspectives
sur la catastrophe de K. Beledian - qui a déjà consacré à ce
poète un important essai poétique en arménien (18) ;
Hagop Oshagan, dans Writers of disasters 2 de M.
Nichanian - qui a consacré à cet écrivain
une multitude d'articles en trois langues et une Bibliographie
complète (19) .
Afin d'en dire un peu plus de l'œuvre déjà parue,
je commencerai par un aperçu sur l'ensemble des productions
de M. Nichanian, puis terminerai par quelques réflexions
sur le livre-somme de K. Beledian. Une bibliographie des
deux oeuvres est ajoutée en annexe.
MARC NICHANIAN
: la violence, le mythe et le deuil
Outre le volume récemment paru, Writers of disasters. Armenian
Literature in the Twentieth Century, 1, qui sera donc
suivi d'un deuxième, consacré au groupe de Mehyan et
ses héritiers,M. Nichanian a publié en anglais,
en français et en arménien un grand nombre
d'articles portant sur deux domaines distincts : 1. les enjeux
et les formes du processus de négation depuis le génocide
jusqu'aux débats récents ("affaires" Lewis
et Veinstein); 2. le rapport des écrivains arméniens à la
Catastrophe, tel qu'il s'exprime dans le travail sur la langue
et son idéalisation. Son œuvre française
consiste en plusieurs volumes parus ou à paraître
: son livre Ages et usages de la langue arménienne (Paris,
Entente, 1989); les textes composant le recueil intitulé Génocide
et Catastrophe, à paraître en France; ses
préfaces aux éditions françaises des
livres de l'historien V. Dadrian et de l'écrivain
N. Sarafian (Le Bois de Vincennes). C'est
dans sa propre traduction enfin qu'on peut lire les travaux
de l'historien Vahakn Dadrian sur le génocide arménien
(Autopsie du génocide arménien, Bruxelles,
Complexe, 1995; Histoire du génocide arménien,
Paris Stock, 1996). D'autre part, sa recherche sur la littérature
et l'histoire arméniennes s'articule à une
critique des discours dans d'autres champs (théorie
de la traduction, philosophie de l'histoire) - voire à propos
d'autres événements (Kosovo, Afrique du sud..).
L'œuvre critique est affiliée à deux
traditions distinctes : l'une, philologique, est nourrie
aux sources d'une culture arménienne dont il est à la
fois l'héritier et l'historien; l'autre, philosophique,
hérite d'une tradition herméneutique issue
du romantisme allemand, passée par Walter Benjamin
et par les penseurs français du nihilisme critique (20) .
Cette double filiation anime ses écrits d'une tension
théorique particulière sur le terrain de la
langue et de l'esthétique. D'autre part, ses travaux
montrent une attention soutenue au savoir historiographique
dans ses acquis et ses limites, ainsi qu'à l'actualité politique.
Il traverse ainsi divers champs armé d'une méthode
interprétative propre. Cette méthode consiste à chercher
dans certains textes littéraires et philosophiques
des instruments conceptuels permettant d'interpréter
les données historiographiques et poétiques,
en vue d'une anthropologie de la violence moderne. Anthropologie
paradoxale, puisqu'elle porte sur les formes de l'inhumain
comme désintégration du symbolique et interdit
du deuil par destruction de la tombe et de l'archive. C'est
ainsi par une confrontation des faits historiques
et des textes littéraires que sont pensées à la
fois la Catastrophe et la littérature, la violence étatique
et la fonction de l'écrit dans la modernité.
Dans le commentaire, la théorie se construit ses propres
instruments critiques, dont le corpus alternatif entre en
discussion avec telle pratique chez l'historien, le linguiste
et le philologue : pratique "positiviste" qui ignore
ou feint d'ignorer la destruction génocidaire de l'archive
en sa demande de preuve et son déni du témoignage;
approche factuelle ou "sociologique" de la langue
arménienne, qui ne fait pas le lien entre dispersion
de la langue et avènement de la "Catastrophe";
approche hagiographique ou idéologique des textes
littéraires cédant au mirage de la "centralité",
voire au nationalisme, inapte à prendre la mesure
de la Catastrophe et des conditions d'existence de la pensée
en diaspora.
Cette œuvre critique développe ainsi une herméneutique
des formes modernes de la violence extrême, politique
d'un côté, symbolique de l'autre, en même
temps qu'une histoire intellectuelle de la langue et de la
littérature arménienne moderne. L'une vise à produire
une autre histoire de l'événement,
qui serait non plus celle d'un génocide dénié par
les criminels et leurs héritiers, mais celle de la
Catastrophe arménienne, écrite à partir
du mutisme des victimes, de la parole des témoins,
et de la pensée artistique, recueillie à travers
les échecs autant que les réussites formelles;
l'autre veut être une autre histoire de la
langue, visant à saisir l'origine et le devenir de
la dispersion catastrophique, en son lien paradoxal avec
l'éveil de la conscience nationale et la sacralisation
moderne de l'art. Ces deux pans se recoupent en plusieurs
points essentiels, noeuds conceptuels qu'on peut désigner
par trois mots : sacrifice, deuil, diaspora.
La notion de sacrifice, extraite de la sphère
esthétique à partir d'une lecture critique
d'Oshagan (21) ,
permet de penser la différence entre le mode d'exercice
du pouvoir exercé par l'Empire ottoman, et le projet
d'anéantissement propre à l'Etat turc modernisé,
le passage d'une violence sacrificielle à une violence
immotivée. A quoi correspond le saut, dans la
littérature arménienne, d'une ancienne violence
de "style" intégrant la violence sacrificielle, à une
violence de "thème" qui échoue à "intégrer" la
Catastrophe génocidaire dans la langue. La notion
de deuil est elle aussi traitée sur deux
plans, épistémologique et poétique à la
fois : celui de l'interdit du deuil infligé par
le bourreau à la victime, constitutif de l'inhumain
génocidaire, qui se prépare dans la destruction
des archives et s'achève dans la négation du
témoignage; celui de l'expérience littéraire
du deuil, qui cherche à surmonter l'expérience
catastrophique en éprouvant les limites du langage,
mais aussi en héritant d'un certain idéal de
l'art, tentant un deuil incertain du mythe national arménien.
Quant à la notion de diaspora, elle surplombe
toute l'oeuvre critique de Marc Nichanian, à la manière
d'une exigence de pensée qui relaie les deux autres
: seule la compréhension du deuil impossible et du
sacrifice périmé permet de saisir le caractère
définitif de la vie en diaspora, et d'imaginer les
nouvelles conditions d'existence culturelle de la communauté dispersée.
Ces trois notions sont travaillées à des niveaux
différents dans ses textes. Ages et usages de
la langue arménienne, au-delà de l'exposé historique
et linguistique érudit, cherchait à saisir
la dynamique souterraine de la dispersion et de l'éclatement, à partir
des projets de littérarisation et d'unification de
la langue arménienne, du Moyen Age à la modernité.
Cette histoire de la langue, scandée par ses moments
de rupture, se transformait en analyse d'une crise et en
généalogie de la Catastrophe, paradoxalement
ponctuée par des projets liés de modernité esthétique
et de renaissance nationale : celui qui naît de l'épreuve
du "mutisme" mis en scène littéraire
par Apovian en 1840 (22) ,
allégorisant sous le signe du pressentiment du désastre
la déchirure nécessaire d'une aliénation
culturelle; puis celui, inspiré par le "paradigme
de Komitas", qu'imaginait en 1914 le groupe de Mehyan : "principe
esthétique" dont Hagop Oshagan expérimenta
la crise radicale dans les années 30 en renonçant à achever Mnatsortats, épopée
négative impossible, dont l'immense Panorama de
la littérature arménienne, intégrant
son propre "Témoignage" d'écrivain,
devint le pendant ou le substitut réflexif (23) .
Enseignant la littérature arménienne à Jérusalem,
où il vécut le reste de sa vie après
s'être réfugié Bulgarie, puis au Caire,
puis à Chypre, Oshagan s'efforça de prendre
en charge, à partir de son expérience
de la démesure et de l'inachèvement, la transmission
critique de l'intégralité de la production
littéraire arménienne. La teneur de ce projet
fait qu'on peut parler d'un "paradigme de Oshagan",
paradigme critique mis en lumière et à l'essai
ensuite par Nichanian. Ainsi l'histoire alternative de la
langue devient-elle, chez celui-ci, celle d'une idée
de nation et d'un idéal de l'art, inspirée
par cette figure maîtresse de la diaspora arménienne.
Writers of disasters poursuit l'exploration de
ces paradigmes. L'ensemble de la série est placée
sous le signe de "deux poètes assassinés" :
Daniel Varoujan, inspirateur du groupe de Mehyan,
raflé le 24 avril 1915 et déporté en
Asie mineure, où il fut déchiqueté au
couteau un jour d'été où il se révolta;
Yeghishé Charents (24) ,
arrêté à Erevan en juillet 1937, condamné pour
nationalisme antirévolutionnaire, mort détenu
dans un hôpital le 27 novembre 1937, et dont la légende
dit qu'il se fit exploser la tête contre les murs
du NKVD. L'un, né en Asie mineure, avait fait ses études à Constantinople,
Venise et Gand. Puis, revenu dans son pays, il avait évoqué les
massacres de Cilicie dans une série de poèmes,
dont Dans les cendres de Cilicie et Le Carnage.
Tcharents, lui, avait passé son enfance à Kars,
s'était engagé parmi les bataillons arméniens
en 1915, puis dans la guerre civile qui suivit la révolution
russe, puis dans celle qui déchira l'Arménie
caucasienne (1921). Auteur célébré du Requiem
pour Komitas, où il rendait hommage au maître
vénéré, et du Pays Naïri,
où il chantait le deuil de la patrie arménienne,
il s'empêtra dans des propos sur la "forme nationale" et
le "contenu prolétarien" qui lui aliénèrent
l'estime de Mandelstam et le conduisirent chez Béria.
C'est cette seconde "famille", celle des écrivains
morts en Arménie soviétique, déportés
ou exécutés, qu'évoque ce premier volume
sous la forme de quatre monographies (suivies d'une série
de traductions précieuses) : 1. Le tournant historique
et la question du deuil dans la poésie de Yeghishé Tcharents;
2. Gurgen Mahari : Les Flammes de Van; 3. Zabel Essayan :
La fin du témoignage et le tournant catastrophique.
4. Vahen Totovents : le simulâcre et la foi prêtée.
Chaque étude construit sa propre problématique,
posant en majeur une question que les autres retrouvent en
mineur : celle du témoignage comme tentative de
deuil et des limites du témoignage littéraire, à partir
de l'oeuvre de Z. Essayan, dont l'auteur tente d'expliquer
le revirement idéologique par la violente désillusion éprouvée
après le génocide à l'égard de
toute espérance nationale; celle de la littérature
comme deuil du mythe, et plus précisément
du deuil littéraire du mythe national, dans
l'œuvre de Y. Tcharents (Le Pays Naïri),
et dans un roman tardif de G. Mahari, Les Vergers en
feu paru à Erevan en 1966 - après une
vie passée pour une grande part en exil et en déportation (25) .
Chez Mahari, dont la réflexion centrale porte sur
les auteurs et les absents de l'Histoire, ce deuil passa
par celui du père : il fallut quarante ans de détour,
d'attente et de persécution pour qu'un roman soit,
exceptionnellement, directement consacré à la
Catastrophe : Les Vergers en feu "raconte" la
résistance et l'évacuation de Van en juin 1915.
Mais par sa forme dialogique et son parti-pris satirique,
le roman, d'ailleurs dédié au romancier le
plus iconoclaste de la diaspora française, Chahan
Chahnour, s'interdit toute dénonciation ou exaltation
héroïque - ce qui provoqua l'irritation des nationalistes,
qui en trafiquèrent l'édition et la lecture
dès 1967, deux ans avant la mort de l'auteur. La lecture
de l'œuvre romanesque de V. Totovents, enfin, se fait à travers
un autre paradigme: celui de la "simulation".
Car cette œuvre, commençée après
le génocide sous le signe d'une critique radicale
de toute foi, fut prise dans le piège fatal de l'allégeance
mensongère au communisme, que son auteur s'appliqua à renier
secrètement sans plus pouvoir garantir l'intégrité de
son écriture, dans un jeu de simulâcres avoisinant
la folie et égarant ses lecteurs.
L'intérêt profond de l'ouvrage, qui lit ces
textes à contre-courant d'une lecture nationaliste,
consiste dans son déchiffrement des détours
et subtilités de chacun des auteurs, qui, diversement
issus de la Catastrophe, se retrouvaient cette fois aux prises
avec l'idéologie soviétique. Leurs stratégies
littéraires, où s'exprime un résidu
d'arménité, plus ou moins assumé, sont
interprétées comme répliques formelles à une
double crise de croyance : celle qu'a provoquée le
génocide, puis, au-delà du nouvel espoir communiste,
celle que fait vivre au jour le jour la chape de plomb du
totalitarisme. Ces interprétations, qui sont autant
de variations sur le désespoir, la foi et le déguisement,
mettent encore en jeu la langue : chez ces écrivains
venus d'Arménie occidentale, obligés de s'adapter à l'arménien
oriental, les traits d'écriture qui rappelaient leur
culture et leur langue d'origine, tout en parlant contre
eux politiquement, devenaient des traits diasporiques en
pleine Arménie.
A la Sorbonne, en mars 1996, Marc Nichanian avait organisé un
colloque sur le thème "Exil et diaspora",
dont l'argument était une question : la recherche
du sens est-elle possible au travers d'une communauté désintégrée
et d'une langue sans patrie, capables (ou non?) de se mesurer à la
Catastrophe et de traduire, dans une langue vivante, la mémoire
interdite de deuil et le caractère définitif
de l'exil? La grande question, celle du sens possible après
la Catastrophe, surplombe toutes les interrogations menées
dans cette œuvre. La petite, posée entre parenthèses à l'intérieur
de l'autre "(ou non?)", fait mesurer l'intensité de
l'inquiétude qui l'anime, et sa valeur de défi
: défi adressé à la communauté arménienne,
mais aussi à toute communauté diasporique,
comme à ses "étrangers"; défi à soi-même
avant tout, qui fait signe à tout individu désireux
d'entrer par la pensée en rapport avec les conditions
historiques de son exercice, et par là voué à l'incertitude.
KRIKOR BELEDIAN
: la cachette de l'exil et la langue magique.
K. Beledian a consacré jusqu'ici quelques grands articles
en français à la poétique de la Catastrophe
chez les écrivains issus d'Arménie occidentale
qui, réfugiés en Europe ou en Orient, écrivirent
aux lendemains du génocide, et éprouvèrent à la
fois les limites de la littérature et celles du témoignage (26) .
Le livre récemment paru se concentre sur la littérature
arménienne en France, et sur la manère dont
les écrivains ont masqué la Catastrophe, évité le
témoignage et contourné ses limites. L'envergure
de ce travail est propre à combler l'immense lacune
que constitue la méconnaissance, en France, de la
littérature qui s'y est pourtant développée,
comme en cachette, depuis les années 20, au point
de faire de Paris le centre littéraire de la diaspora
arménienne. Il présente une analyse périodique
d'auteurs arméniens majeurs - Chahan Chahnour, Hagop
Oshagan, Vazkên Chouchanian, Nigoghos Sarafian, Zareh
Vorpouni, Zabel Essayan - ainsi que de nombreux textes moins
connus, étudiés à travers les revues
arméniennes et dans leurs rapports à la culture
française. Or, ce corpus de textes forme un matériau
littéraire et critique des plus singuliers, en constante
interrogation sur lui-même, sur son mode de survie,
d'existence et de transmission. Par sa connaissance intime
et savante de ces textes et son usage de concepts externes,
ajustés à leur objet avec un naturel dû à une
formation philosophique autant que philologique, l'auteur
nous fait pénétrer progressivement un véritable
continent noir. Sa démarche critique s'y réfléchit
implicitement, mais lucidement, dans une littérature
elle-même volontiers réflexive.
L'étude, chronologiquement structurée en cinq
parties, commence par la période dite de "formation" (1922-1928)
: après un historique des groupes et revues de l'époque,
l'auteur présente l'état sinistré de
la communauté diasporique aux lendemains de la première
guerre et du génocide, et interprète en termes
socio-économiques sa stérilité littéraire,
dont le reflet dans certains textes est analysé à travers
une étude de poétique axée sur la figure
de la femme de Loth transformée en statue de sel.
La 2e partie, "l'explosion créatrice (1924-1934),
présente un précieux gros plan du groupe dit
de l'"école de Paris" ou "Jeunes de
Paris", analysant le foisonnement des revues, et le
caractère novateur et les contradictions destructrices
de l'une des plus importantes d'entre elles ("Menk",
Nous), qui tente paradoxalement d'hériter, en diaspora,
des idéaux esthétiques et nationaux du groupe
de Mehyan. Cette décennie voit l'essor du
genre romanesque, où s'écrit, dissimulée
et codée, une histoire nationale en décomposition.
L'auteur y analyse le rapport d'une écriture poétique
aux mythes ancestraux et à la catastrophe récentes,
et les effets symboliques d'une violence extrême qui
déchire la transmission en faisant disparaître
les pères (27) .
La 3ème partie ("Vers l'éparpillement" 1935-1940), étudie
les clivages politiques des milieux littéraires arméniens
confrontés au fascisme, et l'essor d'une production
poétique nouvelle; la 4ème ("Le reflux" 1940-1941)
expose les termes nouveaux d'une crise d'identité paralysante,
placée sous le signe de Hamlet, et les formes diversifiées
- du tragique à la satire - d'une production dramaturgique
vivace. La 5ème enfin ("La reprise" 1952-1972)
analyse les signes d'une ouverture nouvelle à la pensée
politique, et certaines figures de la modernité liées à l'idée
de destruction ou d'absence. Pour chaque période,
un surplomb synthétique, souvent couronné d'une
figure symbolique, permet d'embrasser une production d'abord étudiée
de près dans son profil socio-historique, puis dans
ses formes et sa teneur poétiques. Tel genre littéraire
est interprété, dans son essor ou son évolution,
comme forme mouvante d'une interrogation sur soi, oscillation
ou glissement d'une hantise de l'identité à l'intégration
de l'altérité, formant une littérature
de l'exil plus ou moins nostalgique ou novatrice.
Ce livre touffu fait tout bonnement découvrir au
lecteur français une chose étrange: la présence
souterraine, dans son pays, d'une littérature "étrangère" vivant
dans des milieux et selon ses règles propres. Il suscite
ainsi une réflexion inédite sur le phénomène
diasporique, sur les modes d'institutionnalisation de la
littérature, sur les conditions de transmission d'un
monde d'affects et de pensées issu d'une rupture d'humanité,
et sur le sentiment d'étrangeté intérieure
propre à l'exilé d'après la Catastrophe.
L'étude des textes arméniens est émaillée
de citations théoriques dont le réseau finit
par construire l'intelligibilité d'un matériau a
priori opaque (28) .
Leurs concepts viennent éclairer ceux que les écrivains
arméniens ont eux-même tissés en secret
au fil de leurs oeuvres. Il est parfois fait référence
aux témoignages des camps nazis (D. Rousset, R. Antelme,
Ch. Delbo), et à la réflexion qu'ils ont suscitée
(M. Pollak), sans que ces comparaisons soient une finalité.
Car c'est la relation clivée et mouvante de l'arménité à la
langue et à la nation françaises qui constitue
ici l'objet comparatiste. Du reste, l'objet de l'étude
n'est pas le génocide, même si celui-ci est
le réel centre de gravité de cette littérature
: l'auteur montre à quel point celle-ci contourne
l'événement dont elle porte la trace,
mais non le témoignage - différence qui constitue
l'héritage spécifique de cette littérature
d'après-Catastrophe. C'est ainsi sur le thème
de l'exil que se focalise l'analyse, en tant que
déplacement du thème catastrophique : celui-ci
apparaît caché, dit l'auteur, dans les "plis
thématiques de l'exil" : le désert, la
débâcle, le chômage, l'hôpital,
la maladie, l'impuissance, la nuit, la forêt, la tentation
de vivre et la vie comme vol, viol, inceste, vieillissement....
Cet univers caché dont les repères propres,
occidentaux et orientaux, se mêlent parfois jusqu'au
paradoxe et la paralysie, fait porter au lecteur un oeil
différent sur la culture et la nation françaises.
Il lui fait éprouver, en même temps que la stupeur
d'une découverte, un sentiment proche de l'inquiétante étrangeté:
car ce monde inconnu, lui, connaissait le sien de très
près. Ce sentiment s'éclaire en particulier à la
lecture, au milieu de ces 500 pages, d'un poème très
français, dont nous croyions bien connaître
l'auteur, nommé Armen Lubin :
"Du haut en bas une
ligne axiale me divise
Me divise sans disjoindre les deux volets
De l'échelle double et de la double identité,
L'homme qui se divise s'enténèbre cependant.
Et la nuit qui me porte
atteinte en montant,
Côté ombre qui se ramifie et côté sang,
C'est l'ombre à deux couleurs, la pâle et la
sombre,
L'hésitante d'une part, et celle qui me surprend".
De l'auteur de ces vers, publié dans
un recueil intitulé Feux contre feux, salué alors
par Philippe Jaccottet, il a été longuement
question déjà dans le livre de Beledian, mais
sous un autre nom : Chahan Chahnour. Commentant ce poème,
K. Beledian écrit qu'il est le "point nodal dans
la poésie d'Armen Lubin", parce qu'il articule "la
double identité du poète" au destin de "l'homme égaré de
naissance" qui est "allé trop loin dans
le déchiqueté" (p 393). Lire le livre
de K. Beledian, c'est découvrir ainsi qu'Armen Lubin,
connu en France pour Le Passager clandestin, Transfert
nocturne et d'autres proses sarcastiques, était
le nom d'emprunt d'un homme né en 1903 près
de Constantinople, dans un lointain pays d'Orient quitté en
1922 pour la France, où il était devenu photographe
et journaliste; que cet homme avait baigné dans les
milieux littéraires arméniens à Paris,
fréquenté les milieux d'Haratch et Menk;
qu'un de ses livres, La Retraite sans fanfare, était
devenu un classique de la Diaspora arménienne en faisant
scandale, Chahnour s'étant fait une spécialité de
malmener sa communauté dans ses cultes et ses nostalgies.
Soudain s'éclaire le sens d'un incroyable parcours
identitaire et linguistique. Le soin que Chahnour apporta à sa
blessure d'exil comme à sa lucidité dévorante,
prit la forme - comme chez Kafka - d'une tuberculose, qui
le fit vivre plus de vingt ans dans les sanas... et changer
de nom pour devenir "Armen Lubin". Après
trente ans d'absence à la langue arménienne,
la double blessure le fit revenir à sa langue initiale,
en 1957. Ce n'est que trois ans avant sa mort, en 1971, que
Chahnour parla enfin d'un "soleil noir" qui s'était
jusque là caché dansses textes, comme dans
ses poumons : la catastrophe de 1915.
Chez Chahnour, le changement de langue même n'eut pas
raison de cette cachette illuminée. Beledian commente
encore ainsi le poème de Lubin : "Le Moi clivé,
déchiré mais non disjoint, est habité par
une nuit quasi originelle, constitutive de l'être même
de l'exilé". Dans "A la nuit venue",
le poète apparaît comme l'exilé qui veille
et fixe la flamme, à l'heure où disparaît
le dernier oiseau : "Mais lorsqu'on est en terre d'exil
et exilé, / Plus on est réveillé plus
on est exilé". Le parcours qui fait aller "du
même à l'autre" ne fait jamais cesser d'être
un étranger à soi-même, ni de rendre équivalents
le réveil et l'exil. Car c'est la nuit, donnée
de naissance, qui fait que l'homme s'enténèbre
et se divise en ombres colorées. C'est pourquoi cet
exil-réveil ressemble tant à un ensommeillement
- Chahnour reposant en Lubin et inversement : le réveil
total est impossible, qui verrait l'extinction des feux de
cette contre-nuit.
Quelque chose de grave, dans l'exil, accompagne chaque geste
au coeur du plaisir et de sa douceur, endort et dévitalise
toute réalité vivante. C'est ce que dit aussi
Bedros Zaroyan, dans "L'un de mes jours", qui conte
la morne journée d'un jeune Arménien travaillant à la
Bourse de Paris :
"Lorsque les rives sont étrangères, étrangère
est la langue. Le ciel est chaud mais lointain, le ciel
est bleu mais froid, le vent est bon mais il souffle la
mort" (29) .
Cet homme qui sent, se rêve et se pense à travers
l'exil, c'est celui qui, de naissance, fut l'enfant de la
Catastrophe et ne reviendra jamais en-deça, ni chez
lui. L'exil est ce mauvais rêve d'où l'on ne
finit jamais de se réveiller, ce Bois de Vincennes
féérique et nauséeux qui s'étend
jusqu'à la Mer Noire et frappe son promeneur d'un
sommeil lourd, comme le dit la trouble incantation du Bois
de Vincennes de Nigoghos Sarafian. Dans ce bois enchanté de
la survie, chacun est un criminel né, prostitué d'âme
et de corps, forcé de plonger dans l'autre comme dans
un gouffre, de vivre dans la honte et la faute, de désirer
des putains étrangères et d'aimer d'amour sa
sœur, de tuer son père et d'ignorer sa mère,
de survivre au souvenir infini d'une grand-mère rescapée.
Ce savoir enfoui de la violence et cet art des traces, pourtant,
ne portent pas seulement le désespoir et l'errance.
Il sont animés d'une espérance, violente elle
aussi, dans les pouvoirs de la langue et de la littérature.
Au moment même où l'on tue un père et
une mère qui ne cesseront jamais de mourir, la langue
maternelle devient l'objet d'une foi particulière
: foi en ce qui reste et doit rester caché, et qui
de ce fait devient magique. Il y a chez ces auteurs
un investissement passionné de la littérature
comme territoire de l'âme, agent possible de différenciation
individuelle et collective au sein de l'exil. L'intérêt
du mouvement des Jeunes de Paris, fondateurs de la revue Menk,
est précisément ce "Nous" inchoatif
par lequel ils se désignent, sans doctrine ni programme
- ce dont se moqua Zabel Essayan au plus fort de son endoctrinement
soviétique, et qui ne pouvait pas non plus séduire
les nationalistes. Le seul programme de ces auteurs tenait,
de fait, dans leur année de naissance, qui leur suggérait
de s'égarer ensemble : beau programme, en réalité,
pour une culture de la diaspora. Si cette tentative de communauté échoua à créer
un Nous durable, elle fut la première création
commune d'un désir et d'une forme d'existence en exil.
Cette forme devait artistique, et ce désir de vivre
en diaspora se confondait avec celui d'écrire en arménien
: le cas Chahnour-Lubin fut une exception. La plupart du
temps, "l'épreuve de l'étranger" ne
fit pas écrire dans la langue française, ni
traduire cette langue dans la langue arménienne (30) .
Cette croyance dans la magie d'une langue à la fois
morte et vivante comportait un danger majeur : celui de construire
un exil intérieur absolu. On peut devenir fou en parlant
cette langue de personne, mais on peut aussi le devenir en
feignant d'ignorer cette langue maternelle, devenue celle
d'un "nous" introuvable. C'est ce qui arrive au
personnage-narrateur d'un conte de Chavarch Nartouni (1898-1968)
intitulé "Nostalgie de la langue arménienne" :
cet homme, qui n'a pas parlé depuis longtemps arménien
et à qui un psychiatre grec dit un jour, comme un
oracle : "Tu oublieras ta langue", se met à rêver
qu'il parle arménien avec un chat, puis part monologuer
dans les champs, afin, dit-il, "que personne n'entende
mon délire et ne me prenne pour un fou" (31) .
La "nostalgie" est cette foi qui donne la force
d'enfouir la Catastrophe dans la langue, et voue la littérature à cet
enfouissement. Pourtant, ce désir esthétique
où prend forme la vie d'après la Catastrophe
n'ignore pas le temps historique : il fait même parler
parfois de "révolution littéraire".
Mais l'événement littéraire cache l'autre,
et le nouveau "Nous" qui l'appelle, malade de l'ancien
Nous détruit, ne peut faire exister qu'à demi
le "Je" qui fait écrire. Face à ce "Je" malade
d'un Nous impossible, il y a un "Autre" mythique,
unifié sous les espèces de l'étranger,
qui à la fois attire et aliène, constamment
sexualisé, sans intériorité, qui ne
correspond à aucun lecteur effectivement étranger (32) .
Face à ce monde clivé, faisant oeuvre critique,
l'auteur prend le relais d'une réflexion menée
déjà par certains de ces écrivains.
Ceux de la revue Menk en particulier ont porté leurs
efforts sur la nécessité de fonder une tradition
tout en détruisant le mode de transmission jusque-là consacré,
qui selon eux avait mené le peuple arménien à la
Catastrophe. Car si la littérature se rêve capable
d'inventer une patrie spirituelle, il arrive à ces
mêmes écrivains d'incriminer la littérature
pour sa responsabilité dans la catastrophe.
Cette réflexion sur une transmission destructive est
des plus parlantes aujourd'hui pour qui a lu Kafka, Benjamin,
Celan et Adorno, mais aussi les grands témoins et
artistes de la "connaissance négative" issue
des camps, Varlam Chalamov ou Imre Kertész : chez
eux en effet, le témoignage fortement subjectivé et
littérarisé de la destruction met en œuvre
une critique de l'inhumain à l'oeuvre dans la culture
héritée, qui conduit à penser la destructivité nécessaire
de modes de transmission adéquats à cet héritage.
On peut dessiner la courbe critique que connaît cette
littérature arménienne de l'exil en suivant
les avatars d'un motif poétique, apparemment exotique,
qui revient de loin en loin dans les textes évoqués
: celui du tapis d'orient. J'en évoquerai pour finir
deux apparitions (33) . "Un
brin de coeur tendre", nouvelle de Chahnour publiée
en 1933 dans La Trahison des Haralez (34) ,
narre la rencontre de deux exilés arméniens à Paris
: Yébraksé, une vieille femme énergique
et bavarde - mais qui porte au front "un destin noir
d'Arménienne" - part pour Clamart avec au bras
un tapis, qu'elle veut secouer chez des amis car sa concierge
lui interdit de le faire de sa fenêtre. Elle rencontre
dans le bus un jeune homme, Noraïr, qui la prie de l'accompagner
pour porter de sa part une lettre à l'hôtel
où il loge. La vieille femme transmet la lettre à l'hôtel
et en profite pour secouer là son tapis, mais elle
glisse et il tombe par la fenêtre. On apprendra que
la lettre de Noraïr annonçait son suicide et
lèguait ce qu'il possèdait à cette vieille
messagère.
Le deuxième texte est un des aphorismes publiés
par Hratch Zartarian sous le titre Le Temps et ses mystères :
"Comme la matière du tapis est
la laine, la matière du roman est la vie. La
vie comprise avec cette objectivité précise qui est celle
de la science moderne quand elle veut produire, par exemple
un instrument en acier. A travers cette vie objective, d'une
manière aussi inflexible, doit passer la vie que propose
l'auteur, comme il veut que cela soit (35) " .
Le tapis n'est plus la figure d'une vie orientale infiniment
déplacée, perdue comme la vie. Il est l'allégorie
de la forme littéraire comme vouloir individuel passé dans
une vie objective. Cet imaginaire critique, où l'Orient
semble disparaître dans l'idée d'art, s'apparente
au désir d'une littérature pensante exprimé par
les écrivains de Menk. C'est ce désir
de pensée qui avait fait dire au personnage révolté de
Chahnour, dans la Retraite sans fanfare : "L'Arménien
est stérile, sans descendance, sans fruit. L'Arménien
est vide, nul, vain, futile... Nous ne sommes pas nés.
Tous nos pères ont été des eunuques".
Lignes qui lui avaient valu d'être appelé traître,
ou, comme l'avait dit Chouchanian, "Un Homme qui n'a
pas d'Ararat au fond de son âme" (36) .
Les jeunes Arméniens de Paris savaient sans doute
qu'ils n'avaient pas d'Ararat au fond de leur âme,
et que "l'âme" arménienne dont avaient
rêvé leurs pères spirituels était
un mythe. Certains savaient davantage qu'au fond de l'âme
il n'y a rien parce que l'âme n'a pas de fond, et que
la croyance en ce fond peut empêcher l'écrivain
de faire de la laine un "tapis" : de faire d'un
désir subjectif une vie objective, comme il veut que
cela soit, y compris en terre étrangère. A
la place de l'Ararat il fallait sans doute reconnaître,
pour pouvoir dire Je, qu'il n'y avait plus rien. Lorsque
Chahan Chahnour devint Armen Lubin, il intitula l'un des
premiers livres français qu'il signa sous ce nom : Fouiller
avec rien. Mais l'autre rien alors avait déjà pris
la liberté de fouiller ses poumons.
*
* *
Voilà comme les écrivains arméniens
auront "témoigné" de la Catastrophe
- sans la représenter, en l'évitant toujours,
mais en la faisant rayonner de l'intérieur d'une langue
qui devenait, au-delà de toute haine des pères
et de tout changement de nom, la seule Arménie possible.
Après un génocide il n'y a plus d'exil, dit
Janine Altounian à propos de l'écrivain Jean
Améry, juif autrichien rescapé d'Auschwitz
et exilé en France (37) .
Il n'y a plus d'exil parce qu'il n'y a aucun retour possible.
L'Etat arménien né à Erevan, c'est-à-dire
en Arménie orientale, petite République brutalement
soviétisée deux ans après sa naissance,
n'a rien à voir avec le pays rêvé par
la génération littéraire de 1914. Ce
rêve a été lui aussi déchiqueté par
le génocide. Le retour à Constantinople, s'il était
parfois envisageable, ne pouvait pas être un retour àcette
Arménie-là, mais à l'Etat turc, c'est-à-dire
au pays du crime. Quant au "rapatriement" à Erevan,
qui eut lieu pour beaucoup d'Arméniens à la
fin des années 40, il ne pouvait être un retour
- pas plus qu'Israël ne fut le lieu d'un "retour" pour
les Juifs du Yiddishland. C'est ce retour impossible qui
fait que la Catastrophe n'est jamais terminée, et
qu'il revient à la littérature de dire cet
inachèvement. Tous ces écrivains arméniens
parlent donc d'un exil impossible, qui s'éternise
par là même dans une nostalgie sans objet :
cette "nation" qui n'existe plus n'a jamais été réalisée
de leur vivant. Le centre a toujours fait défaut.
C'est pourquoi cette littérature tend à brouiller
la frontière entre Catastrophe et Exil. La vie douce
et mortelle des humains en exil est hantée par des
Créatures au bois dormant, consciences et esprits
frappés d'un charme au fond atroce : celui de l'homme "qui
est allé trop loin dans le déchiqueté".
Cette littérature présente une humanité sous
emprise, comme tombée en catalepsie, où tous
vivent sous l'empire de puissances mythiques. Ce monde est
imaginaire mais réel, car l'éveil n'est que
l'exil conscient de lui-même, qui montre la puissance
de désintégration à l'oeuvre ici et
maintenant. Cet imaginaire est animé du désir
violent de secouer son propre empire pour vivre et non plus
survivre, se libérer des pères morts d'une
catastrophe sans fin. Mais la libération dont rêve
l'endormi ne saurait avoir lieu tant que cette catastrophe
continue d'être tue par le monde. Le sommeil des autres
alentour fait que celui de l'exilé est plus agité que
tout autre. La violence de chaque "tentative" d'exister,
pour reprendre un titre de roman de Zareh Vorpouni (1902-1980),
fait écho à celle de la destruction, qui s'interrompt
d'autant moins que le monde l'ignore. La littérature
arménienne semble suivre le cours de cette ignorance
en un savoir sourd, et lui répondre par un savoir
intime de la Catastrophe diffusé dans le présent
malade de l'exil, savoir dont le seul refuge est la langue.
Vivre après, c'est exister sous la forme du double,
son âme dans la langue survivante et vivre dans une
littérature écrite pour elle. Le "témoignage
littéraire" n'est donc pas le récit de
l'expérience du génocide, mais le document
métaphorique d'une vie d'exil. Un langage déplacé pour
une vie déplacée. L'écrivain arménien
d'après la Catastrophe ressemble trait pour trait
au héros "lazaréen" imaginé par
Jean Cayrol après sa propre expérience de déportation
:
"Tout passe par un
secret avant d'arriver jusqu'à ce prisonnier volontaire,
car il appartient à quelque chose qui n'appartient à personne.
Sa solitude est un répit. Il n'est éveillé que
dans son secret (...), et tout le reste est imaginé en
fonction de ce secret (...)... le héros lazaréen
n'est jamais là où il se trouve. Il doit accomplir
un immense travail de réflexion, penser sans
cesse qu'il est là et non pas ailleurs, car il a vécu
dans un monde qui ne se trouvait nulle part et dont les frontières
ne sont pas marquées puisque ce sont celles de la
mort. Il se méfie toujours de l'endroit où il
vient d'arriver. (...) La réalité n'est pas
simple pour lui; il doit la penser avant de la voir;
(...) La communauté lazaréenne est une communauté aux
abois, hâtive, saugrenue; on y soupçonne son
meilleur ami. (...) L'homme y devient sauvage, informe, et
toute œuvre en porte la marque, la griffe. Elle fait
mal si on s'approche; on ne peut tenir longtemps un livre
traitant d'une fiction lazaréenne; les épines
y percent de partout" (38) .
On peut ainsi reposer différemment
la question du témoignage absent. Pourquoi ce déplacement,
cette diffusion de la catastrophe dans le présent
de l'exil? Pourquoi ne pas pouvoir ou vouloir raconter, sinon
par éclats, ou en marge, ce qui a été vécu
là-bas, et que le monde n'a pas voulu ou pu connaître?
N'y a-t-il pas un rapport intime entre le fait d'écrire
dans une langue souterraine, destinée à la
destruction, et celui de "cacher la catastrophe dans
les plis thématiques de l'exil"? Pourquoi cette
littérature trace-t-elle cette énorme parenthèse,
pourquoi compose-t-elle sciemment cet effacement? Où en
trouve-t-elle le courage, l'autorisation, la protection -
sinon dans la langue? Seule l'idée que la langue et
la vie, confondues dans l'art, forment un seul et même
témoignage, peut exempter le témoin de la tâche
de témoigner. Mais à qui un tel témoignage
est-il destiné? A cette question-là toute réponse
est refusée : peu importe le destin d'un texte ici à qui
vivra de toute façon ailleurs. Walter Benjamin avait écrit
que le bruit de l'œuvre était celui d'un arbre
s'écroulant en l'absence de quiconque pour l'entendre.
*
* *
On sait en quels termes ambigus Imre Kertész a fait
la critique ironique de la "culture de l'holocauste",
ou d'"Auschwitz comme culture", reniés et
assumés par lui à la fois. S'il existe bien
aussi une "culture de la catastrophe" arménienne,
elle ne saurait faire l'objet de la même ironie : sa
critique ne peut coïncider, comme chez Kertész,
avec le processus culturel dans l'Occident moderne, où la
littérature arménienne n'existe qu'à l'état
de chose enfouie, voire niée; d'autre part, cette
littérature de la Catastrophe est traversée
d'ironie elle-même, mais d'une ironie spécifique,
différemment travaillée par la perte et la
négation. C'est donc en un autre sens que cette culture
de la catastrophe est elle aussi reniée et assumée
par les héritiers : assumée dans l'écriture
et le parler d'une langue privée, ou nocturne, elle
est reniée dans l'appartenance diurne à une
communauté d'accueil et un espace public où cette
culture, restée étrangère et méconnue,
n'a été l'agent d'aucune transmission. Dans
cet espace public en effet, c'est le "génocide" en
tant que fait avéré, et la hantise de sa "reconnaissance",
qui ont pris toute la place de cette transmission. Or pour
un événement d'une telle sorte, une transmission
qui se limite aux formes du droit, de la politique et de
l'histoire, s'apparente à une mutilation.
Il est à la fois légitime et dérisoire
de se demander pourquoi cette mutilation se répète
depuis bientôt cent ans, et pourquoi les Arméniens
semblent en partie avoir intériorisé ce phénomène
- en le taisant derrière une revendication de reconnaissance
par ailleurs légitime. Ce phénomène
faisant partie de la Catastrophe, il relève d'une
interprétation historico-culturelle, dont les aspects
psychologiques ne peuvent être envisagés qu'à partir
de là (39) .
Paradoxalement, ce faux oubli d'une littérature entière
par son propre peuple peut se comprendre à partir
de ce qu'a dit d'elle-même cette littérature,
dans son rapport idéalisé avec la Catastrophe
: de son besoin fou de croire en la magie d'une langue littéraire,
de son étrange art de masquer, de son incertain renoncement à transmettre.
Catherine Coquio,
Printemps 2003.
NOTES
(1) Je
reprends ici les interrogations que j'avais soulevées
dans "Actualité d'une négation,
inactualité d'une littérature",
publié en annexe des Actes du colloque organisé à la
Sorbonne en avril 1998 par le Comité de Défense
de la Cause Arménienne, Actualité du
génocide des Arméniens (Edipol,
1999); colloque où, malgré son ambition
et son importance, toute perspective littéraire était
absente.
(2) Comme
le montre l'apparition de ce champ dans le cadre de la
littérature comparée, dont témoignait
la thèse de K. Beledian, dirigée par Pierre
Brunel et soutenue à Paris IV, qui a donné lieu à ce
livre publié au CNRS. Voir aussi la thèse
de Léon Ketcheyan, Zabel Essayan (1878-1943)
: sa vie et son temps. Traduction annotée de l'autobiographie
et de la correspondance : cet énorme travail,
qui porte à la connaissance du public français
une importante documentation traduite de l'arménien,
a été dirigé par Jean-Pierre Mahé,
Professeur d'arménien à l'Ecole Pratique
des Hautes Etudes et soutenu en mars 2002, devant un
jury formé d'historiens, de philologues et de
comparatistes. Une traduction de Dans les Ruines,
de Z. Essayan, est en préparation. L. Ketcheyan
a présenté un recueil de textes de et sur
cet auteur traduits de l'arménien dans L'Intranquille,
n°6-7, Paris, 2001. Le même numéro contient
une précieuse lecture philosophique du Bois
de Vincennes de Nigoghos Sarafian, "Méditer
la désespérance" (n°6-7, 2001).
Cette revue, dirigée par Ph. Bouchereau et Fr.
Pejoska, poursuit depuis plusieurs années un important
travail de réflexion sur le génocide, avec
une attention particulière portée à l'histoire
arménienne : L'Intranquille a publié la
toute première traduction française de
V. Dadrian, présentée par M. Nichanian
(n°2-3, 1994),ainsi qu'un article de celui-ci ("L'Empire
du sacrifice", n°1, 1992), et, récemment,
d'Hélène Piralian ("Quand l'autre
disparaît : éclipse ou destruction?",
n°6-7). On trouve une autre analyse intéressante, à caractère
analytique, du texte de Sarafian dans l'ouvrage de Janine
Altounian, La Survivance. Traduire le trauma
collectif, Dunod, 2000 ("Un père transmet
les traces d'une patrie perdue"). Certains textes
arméniens contemporains sont abordés dans
une perspective analytique par H. Piralian dans le prolongement
de son livre Génocide et transmission,
L'Harmattan, 1994 : "Ecriture(s) du génocidaire
: de l'Arménie à l'ex-Yougoslavie",
in C. Coquio éd, Parler des camps, penser
les génocides, Albin-Michel, 1999, et "Rupture
de généalogie et identité perdue
: à partir de deux nouvelles récentes,
turque et arménienne", in C. Coquio éd., L'Histoire
trouée, négation et témoignage, Actes
du colloque des 17-19 septembre 2002 à Paris IV, à paraître.
(3) On
en trouve un exemple dans le livre de Rubina Peroomian, Literary
Responses to Catastrophes. A comparison of the armenian
and the jewish experience. Scholars Press, Atlanta,
Georgia, 1993. La perspective comparatiste ici s'autorise
d'analogies et de ressemblances de surface, thématiques
et stylistiques, entre deux littératures travaillées
par le genre de la lamentation, sans que soit interprétées
leurs différences constitutives à la lumière
de l'histoire arménienne et de l'histoire juive.
(4) Comme
le font déjà les travaux de Raymond Kévorkian.
Voir aussi son travail commun avec Yves Ternon, Mardin
1915. Anatomie pathologique d'une destruction, Revue
d'Histoire Arménienne, T. IV, 2002.
(5) Arménie-diaspora,
mémoire et modernité, Les Temps modernes, juillet-septembre
1988 : M. Nichanian, "L'écrit et le mutisme.
Introduction à la littérature arménienne
moderne", pp 317-348; K. Beledian, "Phénix
ou Robinson sauvé du naufrage", pp 349-378.
On trouve dans le même numéro un texte
de J. Altounian, "De l'Arménie perdue à la
Normandie sans place"; cet article faisait suite à la
publication, dès 1975, d'autres articles sur
la transmission traumatique chez les descendants des
survivants, et, en 1982, à celle du témoignage
de déportation de son père, Vahram Altounian
(traduit de l'arménien par K. Beledian). Ces
textes parus aux Temps modernes ont été recueillis
dans "Ouvrez-moi seulement les chemins d'Arménie".
Un génocide aux déserts de l'inconscient", Les
Belles Lettres, 1990.
(6) Voir
la première partie de l'essai de K. Beledian, "L'expérience
de la catastrophe dans la littérature arménienne", Revue
d'Histoire arménienne contemporaine, Annales
de la Bibliothèque Nubar, T. I, 1995, pp 127-197.
(7) L'œuvre
fondatrice et l'histoire tragique de Komitas (Soghomon
G. Sohomonian, 1869-1935), en ont fait une figure sacrée
de l'histoire arménienne. Grand compositeur musical
en même temps qu'ethnographe, Komitas voulait intégrer
dans un art moderne le patrimoine populaire arménien.
Devenu fou au moment du génocide, il fut interné dans
un asile turc, puis, transféré en France
grâce à ses protecteurs, il mourut à un âge
avancé dans un hôpital de banlieue.
(8)Comme
cela avait été le cas quelques décennies
plus tôt en Serbie, où les recueils de contes
de Vuk Karadzic jouèrent un rôle fondateur
dans la naissance d'une littérature nationale
moderne.
(9) Voir
le texte de M. Nichanian,"Entre l'archive et l'épopée.
Essai sur la mémoire de la Catastrophe", à paraître
dans Génocide et catastrophe.
(10) Cet
entretien de Hagop Oshagan (1883-1948), plusieurs fois
commenté par M. Nichanian (cf"Hagop Oshagan
tel qu'en lui-même, Dissonanze 1, Milan,
1984), sera traduit et présenté en anglais
dans Writers of disaster, 2. Le titre du roman Mnatsortats (Paralipomènes),
publié au Caire en 1931-34, puis au Liban en 1988,
fait référence, dans la tradition biblique,
aux livres qui parlent des "choses omises".
Il est souvent traduit abusivement par "Remnants",
Les Rescapés)
(11) Voir
sur ce point A. Wieviorka, L'Ere du témoin.
Plon, 1998.
(12) Voir
en France les travaux de Martine Hovanessian, Le
Lien communautaire - Trois générations
d'Arméniens, Paris, Colin, 1992, ainsi que
son intervention au colloque "L'histoire trouée", op.
cit, "Fonction anthropologique du témoignage
et histoire orale : traversées des lieux de l'exil
et désappartenance".
(13)Les
deux langues ne se sont néanmoins pas fondues
en une seule. Les écrivains qui, nés à Constantinople
ou ailleurs en Arménie occidentale, choisirent
Erevan, durent s'adapter à l'arménien oriental.
(14) L'existence
d'une réception littéraire à Beyrouth
n'a pas favorisé l'éclosion de mouvements
ni d'oeuvres littéraires importantes, sauf à partir
des années 1960 - qui ont vu naître l'oeuvre
de K. Beledian.
(15) Grâce
au travail de Zabel Essayan en particulier, qui avait
passé de nombreuses années en France et
fit jouer ses relations parisiennes (le journaliste Bertrand
Bareilles en particulier).
(16) Un
peu à la manière des films d'Atom Egoyan,
avant que, dans Ararat, il n'égare son
efficace esthétique du trouble et de l'allusion
dans la confrontation directe avec l'événement
et le "problème" de sa représentation.
(17) Cf
K. Beledian, "Le retour de la Catastrophe, art.
cit.
(18) Daniel
Varoujan dans le cercle de feu. Essai pour une poétique
de la catastrophe. Antélias, Liban, 1988.
(19) Complete
Bibliography of Hagop Oshagan, Open Letter Publishing,
Los Angeles, 1999.
(20) J.
Derrida, Ph. Lacoue-Labarthe, J.L. Nancy, lequel a dirigé en
1979 son Doctorat, à l'Université de Strasbourg,
sur "La question générale du fondement
(Kant, Husserl, Heidegger)".
(21) cf "L'Empire
du sacrifice", L'Intranquille, n°1,
Paris, 1992.
(22) Dans
l'avant-propos du roman Les Plaies d'Arménie,
Apovian mettait en scène le fils du roi Crésus,
muet depuis 30 ans, recouvrant soudain la parole le jour
où son père est menacé de mort.
Voir "L'écrit et le mutisme", art. cit.
(23) Panorama
de la littérature arménienne occidentale,
10 vol, 1945-1982.
(24) A
qui M. Nichanian a consacré un livre à paraître
: Charents, Poet of The Revolution, Mazda Press,
2003.
(25) Proche
de Tcharents, Mahari fut condamné à l'exil
peu après la disparition de celui-ci en 1937,
puis revint pour être déporté en
Sibérie un peu plus tard.
(26) "L'expérience
de la Catastrophe dans la littérature arménienne", "La
Catastrophe et l'expérience des limites du langage
dans la littérature de langue arménienne", "Le
retour de la Catastrophe (la littérature à Constantinople
entre 1918 et 1922)". Voir la bibliographie.
(27) On
y trouve un intéressant passage sur l'autodépassement
de la critique chez Hagop Oshagan.
(28) Beledian
utilise Berman et Benjamin à propos de la traduction,
Blanchot et Nancy à propos de la "communauté",
Lévi-Strauss, Kristeva, Todorov, Ricoeur, Levinas
et Marienstras sur les notions d'étrangeté,
d'identité et d'altérité, de diaspora,
ceux de Sh. Felman sur littérature et folie...
(29) Cité p
266. Voir aussi son récit "Les Fantômes",
qui évoque un trajet de Constantinople à Marseille:
"Nous, émigrés, nous sommes à présent
des morts, des morts vivants. Et la pensée que
je suis un mort que ce navire va emporter vers des fosses étrangères
me secoue avec force et me fait frissonner". (cité p
113). Ce récit parut en 1941, pendant l'Occupation
: le nazisme fut souvent vécu par les Arméniens
comme une menace renouvelée.
(30) Alors
que cette pratique de la traduction faisait partie de
la culture arménienne depuis le Ve siècle.
Le livre de Beledian offre des réponses à ces énigmes
profondes. Le travail de M. Nichanian, traducteur en
arménien de Walter Benjamin et Nietzsche, est
une réponse en acte .
(31) Mélodies
mélodies, 1933, cité par Beledian
p 182.
(32) Cet
autre à majusculte ne peut être assumé par
aucun lecteur - en particulier féminin, car il
prend souvent les traits de la femme fatale parce
qu'étrangère. Cette altérité mythique
rend à son tour cette littérature étrangère
au lecteur, qui voit un enfermement là où l'écrivain
imagine une ouverture. Le monde fantasmatique créé par
cette structure de l'ambivalence lui apparaît ainsi
aliéné et daté. C'est aussi pourquoi
le livre de Beledian est précieux : cherchant
le sens de l'échec et la valeur d'une telle fréquentation
des limites, il décrypte cet enfermement et interprète
l'alternative et l'ambivalence comme formes issues de
la Catastrophe.
(33) Voir
aussi "Le tapis oriental", poème en
prose d'Harout Gosdantian, publié en 1933 dans La
Sagesse des jours. Et "Le Tapis d'Orient",
première partie d'un tryptique romanesque,
Sur les chemins du doute, publié à Paris
en 1936 par Louisa Aslanian (Lass), qui fut arrêtée
pour faits de résistance et gazée à Auschwitz.
(Beledian p 261).
(34) 2e
volet d'une Histoire illustrée des Arméniens,
traduite dans la NRF en fév 1977 par A. Missakian.
Ibid. p 200.
(35) Cité par
Beledian p 153. Zartarian est par ailleurs l'auteur d'un
roman intitulé Notre vie (1934).
(36) Un
peu plus tard, Scholem dira à l'auteur d'Eichmann à Jérusalem qu'elle
manquait d'amour pour le peuple juif - à quoi
Arendt répondra qu'elle n'éprouvait d'amour
que pour les individus.
(37) "Les
survivants d'un génocide sont des exilés
de nulle part", La Survivance, op. cit.
(38) Jean
Cayrol, "De la mort à la vie", Esprit,
septembre 1949. Nuit et brouillard, Fayard,
1997, pp 76, 83, 106.
(39) C'est
ici que prennent tout leur sens le travail d'H. Piralian
et celui de J. Altounian. Voir en particulier le chapitre "Effets
d'un héritage clandestin dans la vie psychique",
dans La Survivance, pp 68 et suivantes.
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