"On les a invités à venir au commissariat
du quartier pour une simple formalité administrative.
Avec une politesse qui ressemblait à une paire de
menottes. Et la nuit d'Avril changea soudain de masque", écrit
Ch. Chahnour, alias Armen Lubin, romancier arménien
et poète francophone (1903-1974). Tous les témoins
parlent des événements de 1915 et de 1937 en
des termes identiques. Les images sont semblables, de même
l'angoisse qui les habite, Des arrestations, des interrogatoires,
des jugements expéditifs, et puis la file des convois
vers les camps de la mort.
A presque vingt ans de distances deux désastres majeurs
marquent la littérature arménienne du XXe siècle:
les déportations qui ont abouti à l'anéantissement
des Arméniens dans l'Empire ottoman et les purges
staliniennes orchestrées par Staline, Béria
et ses acolytes. Deux entreprises d'extermination qui visaient
avant tout l'intelligentsia arménienne. La première
dans l'ex-capitale de l'Empire, Constantinople, dénommée
Istanbul. La seconde, à Erévan, capitale de
l'ex-république soviétique.
L'expérience de la fin
Les convois qui se mettent en route au lendemain du 11
avril 1915 emportent des écrivains, des journalistes,
des intellectuels, des prêtres, des médecins,
des artistes. On y dénombre des poètes, des
romanciers, des critiques, jeunes et moins jeunes, membres
de partis politiques ou des apolitiques notoires. Le Constantinople
de 1915 est un peu la capitale culturelle des Arméniens
de l'Empire ottoman, à l'instar de Tiflis pour les
Arméniens soumis à l'Empire des Tsars. Depuis
le milieu du XIXe siècle la littérature arménienne
a deux pôles, deux versions différentes de la
même langue, deux ouvertures sur le monde extérieur,
l'Europe et la Russie, deux orientations politiques et "littéraires".
A la veille de la Première guerre mondiale un processus
de renouveau est enclenché et on voit l'apparition
d'une constellation de grands poètes, certains exilés
en France et qui, profitant d'une libéralisation du
régime, s'installent à Constantinople. Les
années 1908-1914 sont une période d'intense
activité. La machine littéraire avec ses revues,
ses publications et ses débats est remise en marche,
après les terreurs hamidiennes. La liberté d'expression
retrouvée donne des ailes à une jeunesse avide
de nouveauté. La tradition lyrique interrompue à la
mort du grand B. Turian (1851-1872) renaît avec les
recueils de M. Medzarents (1886-1908), suivis par ceux de
Siamanto (1878-1915), de D. Varoujan (1884-1915), de R. Sevak
(1885-1915), de V. Tékéyan (1878-1945). A cette époque
en Arménie comme ailleurs, la poésie est le
Genre par excellence. Les massacres d'Adana de 1909, dans
la province de Cilicie, jouxtant la Méditerranée,
provoquent un premier choc. Ceux qui ont cru trop aux mots
d'ordre d'égalité des peuples déchantent
et retrouvent leurs réflexes d'antan. De l'horreur
sortent ces cris de colère dont les titres des recueils
donnent une idée: Des nouvelles rouges d'un ami,
la Cilicie dans les cendres, Le Livre écarlate, Dans
les ruines, Terreurs de Cilicie, etc. Depuis des siècles,
engagée dans l'histoire, accompagnant, psalmodiant
et pleurant les événements sous le mode de
l'élégie et de la lamentation, la poésie
est confrontée à une réalité non-intégrable:
l'anéantissement qui menace ceux dont elle se réclame.
Le langage, l'art sont-ils aptes à enregistrer une
telle expérience? La question hante tous les esprits
conscients des périls qui guette l'existence même
d'un peuple que plusieurs siècles de violence ont
fini par émietter, morceler, disperser dans cette
vaste aire géographique qui va de l'Iran aux Balkans.
A la veille de la guerre, la situation est tendue, mais pas
invivable. La presse littéraire est active plus que
jamais. Varoujan publie ses deux chefs d'œuvre:
Le Cœur de la race et les Chants païens (1) ,
Siamanto est au faîte de la gloire pour son grand poème Saint
Mesrob célébrant l'inventeur de l'alphabet
arménien. Le courant "néo-païen" envahit
les lettres, comme un retour à l'antique, à l'origine
et aux pères. Phénomène sans précédent,
un groupe littéraire dynamique, relativement homogène
apparaît et élabore un projet ambitieux. Il
lance la revue "Mehian" (Temple, 1914) dont le
manifeste tonitruant à souhait offre un programme
déterminé qui ne se contente plus de "singer" l'Europe.
Elle est initiée par K. Zarian (1885-1969) et H. Ochagan
(1883-1948). Le premier est un poète (2) qui
a vécu dans les milieux d'avant-garde belge et français,
et il sera plus tard un ami de L. Durrel. Le second est un
critique véhément, "un paysan" (comme
il dit) et prêt à se battre contre les "philistins".
Plus tard, rescapés tous les deux aux déportations,
ils se lanceront dans de vastes constructions romanesques,
l'un en Italie, l'autre à Jérusalem. La revue
prône une littérature "pan-arménienne",
avec l'objectif affiché de "dévoiler l'âme
arménienne", de la faire sortir du silence auquel
elle est réduite. Le groupe s'oppose au courant cosmopolitique
représenté par le futurisme dont les principes
sont exposés dans T. Marinetti et le futurisme d'un
jeune poète, H. Nazariants et largement assimilés
par Kara Darwich (1872-1930) à Tiflis, le théoricien
du "futurisme arménien" dans le Caucase.
Le programme esthétique de "Méhian" s'inscrit
dans une volonté de doter les Arméniens d'une
littérature auto-centrée, où l'on retrouverait
les couleurs, les traits, les tons et le parler du terroir
qui jusque-là a eu rarement droit à la parole,
la censure ayant longtemps interdit l'évocation de
cet "ailleurs", pourtant omniprésent dans
les esprits (3) .
Mais "Méhian" pense la littérature
en termes de religion "esthétique" et fait
de l'écriture une relation au sacré.
Le déclenchement de la guerre bouleverse la situation.
A partir de mars 1915 des listes circulent et les arrestations
commencent en avril. L'intelligentsia est déportée
vers les camps d'Anatolie où elle disparaît
sans laisser de traces. Rares sont ceux qui échappent à la
mort. Ceux qui ont pu entrer en clandestinité, comme
la romancière Z. Yessayan (4) et
le critique H. Ochagan. Ils sont traqués par la police
turque et ne sont guère en mesure d'écrire.
Survivre c'est déjà un labeur immense qui absorbe énergie
et intelligence. Quelques-uns parviennent à traverser
la frontière bulgare avec des faux passeports. Écrire,
témoigner de ce désastre devient une obsession.
La romancière Z. Yessayan semble paralysée
par l'angoisse et abandonne le récit de son évasion
pour fuir au Caucase. Aucun des écrivains survivants
ne parviendra à transcrire ce qu'il faut bien appeler "l'expérience
de la Catastrophe" ("Aghed" est le nom arménien
de l'événement génocidaire). Une exception
de taille. Il s'agit de Y. Odian (1869-1926), romancier aguerri
aux périls de l'exil déjà entre 1895-1908,
et satiriste de renom. Après avoir vécu les
affres de la déportation jusqu'aux fins fonds des
déserts de Syrie, dans cette vaste hécatombe à ciel
ouvert, Odian parvient à survivre pour consigner ses "souvenirs" dès
1919, dans un texte encore non traduit en français Les
années maudites. D'une écriture simple,
dépourvue de l'emphase larmoyante qui est le défaut
le plus fréquemment observé dans ce genre de "témoignage" écrit
sur le vif, exemplaire dans l'observation distancée,
tentant de sauvegarder ce qui peut l'être de l'humain, parfaitement
conscient du véritable enjeu, l'écrivain-rescapé relate
par le menu le long processus d'extermination auquel il a
assisté (5) .
Après la capitulation de l'Empire vaincu et l'entrée
des troupes alliés à Constantinople, le retour
des rescapés en 1919 n'est qu'une halte. Ils veulent
vivre, raconter, oublier. Les écrivains tentent de
relancer la machine de l'écriture afin de démontrer
que l'Événément ne les a pas annihilés,
ni rendu stériles. Mais le répit est de courte
durée. Devant la menace des armées kémalistes
en 1922, commence l'exode sans "retour possible" vers
la France et les États-Unis. Dans la cohorte des fuyards
et des persécutés, on retrouve tout ce qui
compte encore comme intellectuels dans ce Constantinople
arménien finissant. On y retrouve également
une foule de jeunes gens, à peine sortis des lycées
de la capitale et qui vont se lancer dans des projets littéraires à l'étranger,
qui à l'époque n'est pas encore considéré comme
formant une "diaspora". Rares sont ceux qui sont
tentés par un rapatriement en Arménie où la
jeune République indépendante (1918-1920) est
tombée sous les bottes des communistes et que quittent
cadres dirigeants et hommes politiques. La République
arménienne devenue soviétique ne fera qu'appliquer
la politique littéraire du parti communiste de l'URSS,
avec toutes les caractéristiques d'un régime
oppressif intervenant dans le domaine de la culture et de
l'art.
Une littérature d'exil
C'est dans ces communautés arméniennes, géographiquement
disséminées d'Alep jusqu'à Los Angeles,
constituées essentiellement de rescapés de
la catastrophe que se réfugie ce qui peut encore s'appeler écriture.
Un luxe, en temps de disette. Les institutions sont inexistantes,
point de presse, d'églises ni d'écoles. Un
minimum pour survivre avec dignité, pense-t-on. Au
début des années vingt du XXème siècle,
Marseille, ensuite Paris sont des villes où les "aînés" côtoient
les jeunes ou les "nouveaux" écrivains,
prêts à en découdre avec les "vieux" qu'ils
jugent responsables de leur malheur. La révolte contre
les pères et la mise en question de tout l'héritage
deviennent des mots d'ordre. Paris voit le jour de nombreuses
revues aussi variées qu'éphémères: "Zwartnots" (la
maison des anges veilleurs, 1929-1931), "Menk" (Nous,1931-33), "Mechagouyt" (Culture,1935-37).
Une véritable avant-garde se forme et se pense comme
le fer de lance de la nouvelle littérature dans les
communautés de l'étranger, qui adoptent souvent
des positions plus conservatrices. Le lectorat est restreint,
en tout cas plus restreint que celui des quotidiens ("Haratch",
En avant, 1925 continue toujours à être publié à Paris),
mais bouillonne d'idées, sous le choc d'un monde étranger
(français) à la fois attrayant et ressenti
comme dégradant. Cette ambiguïté caractérise
toute la littérature d'exil, qui est composée
essentiellement de romans, de récits poétiques
et de nouvelles. N. Sarafian (1902-1972) et P. Topalian (1901-1970)
sont plutôt des exceptions. De grands cycles sont entrepris: L'Histoire
illustrée des Arméniens de Ch. Chahnour,
qui n'achève que les deux volets du cycle. Le premier,
La Retraite sans fanfare qu'on pourra désormais
lire en français (6) ,
passe pour le texte-manifeste de cette génération
qui a pourtant d'autres romanciers d'envergure. Les Persécutés de
Z. Vorpouni (1902-1980) comprennent six volumes qui s'échelonnent
de 1928 à la mort de l'auteur et se présente
comme le tableau de la vie des exilés à Marseille.
Le roman de la diaspora arménienne de France se veut
une littérature tournée vers le monde contemporain,
vers les conditions de vie et les problèmes qui sont
ceux des survivants installés à l'étranger.
Le genre apparaît comme le mieux adaptés à l'inscription
(et la conservation) des traces du vécu ici et maintenant.
Aussi est-ce d'une manière délibérée
que les romanciers évitent l'évocation ou la
représentation de la Catastrophe. Aux reproches qui
leur étaient faites à ce sujet, l'un des romanciers
les plus actifs, V. Chouchanian (1903-1941) répond
que les jeunes écrivains ne se sont pas remis du traumatisme,
qu'ils n'ont pas encore pris suffisamment de recul indispensable à ce
genre de récit où l'autobiographie touche l'Histoire.
Il y a bien sûr des exceptions: La Princesse de
Sarafian (1902-1972) dont la trame nous montre les dysfonctionnements
qui marquent le psychisme des survivants habités d'une
violence inexpugnable et auto-destructrice. Ce thème
qui hante l'imagination des écrivains – comme
il hante le monde intérieur de tout rescapé et
toutes les histoires familiale- revient à la Libération,
quand est amorcé un mouvement de rapatriement vers
l'Arménie. Hasard ou coïncidence? L'événement
interroge les exilés. Il va déclencher une
réflexion sur l'identité même de cet "hôte
d'ailleurs" qu'est l'Arménien de la diaspora.
Rester ou partir? Rester, c'est faire de l'exil un territoire.
Partir, c'est se renier. Le Bois de Vincennes du
même Sarafian (7) offre
une réflexion poétique sur la place et l'être
de cet homme, né entre plusieurs langues et cultures,
et qui ne parvient à faire ni le deuil de sa patrie
perdue, ni adhérer totalement au pays qui l'accueille (8) .
Le traitement esthétique de la Catastrophe, bien au-delà de
la forme documentaire ou testimoniale qu'on lui donne habituellement,
est au centre de la littérature d'exil chez les écrivains
réfugiés aux États-Unis ou au Moyen-Orient.
Le romancier Hagop Ochagan qui entreprend un immense roman
cyclique, les Paralipomènes ou Les Restes (Le
Caire1931-1934) et qui a fort bien assimilé les leçons
de ses "maîtres" comme il dit, Joyce, Proust
et Dostoïevski, voit s'élever devant lui une
foule de difficultés: aborder un sujet aussi vaste,
aussi polymorphe et uniforme en même temps devient
problématique. La masse d'information à intégrer,
les innombrables mircro-récits à insérer
dans le flot verbal, enfin l'angoisse de revivre les moments
les plus terribles de son propre calvaire de clandestin finissent
par paralyser le romancier, qui restera toujours accroché à son
projet, comme d'autres à leur salut, au point où vers
la fin de sa vie il se mettra à écrire une
histoire de la littérature moderne en dix volumes… pour
compenser un échec aussi retentissant (9) .
Il y a également tous ceux qui contournent soigneusement
la difficulté, en se lançant dans l'évocation
du pays perdu, faisant de la nostalgie un mode d'accès
imaginaire à un passé d'avant "le déluge
de sang". Hamasdegh (1895-1966 Boston), H. Mentzouri
(1886-1978 Istanbul), pour ne parler que de ces deux romanciers,
sont les représentants de l'esthétique "régionaliste",
qui essayent de transmettre l'image des lieux et des visages
disparus à jamais. Sauver, retenir, garder dans sa
propre langue les traces d'un monde englouti revient à "nier" la
Catastrophe sans la nier. Cette esthétique "passéiste" correspond
parfaitement à une idéologie fort répandue
chez les exilés, qui, dans un désir de conserver
une identité en lambeaux, s'inventent un paradis d'où les
déchirures du présent et les affres du présent
sont éliminés. Bien sûr, un tel positionnement
ne préjuge en rien de la "valeur artistique" des œuvres,
dès lors qu'elles ne sont pas considérées
comme les seules possibilités d’ écriture.
Les écrivains nés après la Seconde guerre
mondiale, formés dans les pays d'accueils de leurs
parents, ne sont ni exilés, ni des rescapés.
Ils en gardent la mémoire. La littérature née
dans les communautés arméniennes du Proche-Orient
et des États-Unis, s'écarte de plus en
plus des voies empruntées par les tenants de la tradition,
poètes éminents d'Alep, de Beyrouth ou du Caire,
enclins davantage à conserver l'acquis, la langue
et l'imagerie poétique plutôt qu'à inventer
du nouveau. C'est à cette tendance disons "casanière" que
s'opposent des poètes et des écrivains comme
V. Ochagan (1922-2000) et Zahrad (1926-) pour ne citer que
des exemples emblématiques, pour qui l'absurde, le
dérisoire, les misères de la vie quotidienne
prennent le pas sur la vision tragique, tantôt nostalgique,
tantôt révoltée, de leurs prédécesseurs.
Dans la diaspora arménienne, on écrit toujours
en arménien. De jeunes poètes réunis
autour de quelques revues (arménophones toujours)
sont bilingues ou multilingues pour la plupart, au courant
de tout ce qui s'écrit et se fait ailleurs. Pour ceux-là la
littérature arménienne déborde très
largement la question de frontière, à l'instar
de leur identité qui n'est ni déchirée
ni héritée.
Les aléas de la politique
littéraire
Le processus littéraire a suivi un tracé beaucoup
plus rigide en Arménie. La victoire des communistes
coïncident à la mort du plus grand poète
symboliste (bien que lui-même communiste): V. Térian
(1884-1920). Cette disparition n'est pas la fin mais le début
du rayonnement du symbolisme devenu lieu commun. C'est par
opposition que se répand le futurisme de Kara Darwich
chez les nouveaux écrivains. Au mois de juin 1922,
trois poètes, dont l'illustre Y. Tcharents, le plus
actif, sans doute le plus génial (1896-1937) lance
un manifeste poétique qui enterre la poésie "phtisique",
bourgeoise, nationaliste de Térian et de ses épigones.
La réaction de la critique ne se fait pas attendre
et aboutit à une condamnation pure et simple du mouvement
au mois de novembre 1923. Les recueils futuristes de Tcharents
n'y changeront rien. La révolution politique est loin
d'être celle des esprits (10) .
Comme dit Sarafian, "une littérature de la révolution
est différente d'une révolution de la littérature".
L'enterrement du futurisme va de pair avec la mainmise du
parti communiste sur les lettres et les arts. Les idéologues
encouragent les adeptes de la "littérature prolétarienne" qui
s'organisent en associations. Celles-ci se transforment en
une institution plus aisée à contrôler:
l'Union des écrivains. Le procédé était
identique partout dans l'ex-Union soviétique.
Toutefois, les pratiques littéraires demeurent très
diverses et le microcosme littéraire est loin d'être
homogène. Il est traversé de courants contradictoires.
Il y a les "compagnons de route", des écrivains
de renom de l'ancienne génération, qui ont
adhéré à la Révolution et tentent
d'adapter leur plume aux exigences du régime. Ils
survivront à la tempête. D. Temirdjian (1877-1956)
pourra publier les deux volumes de son vaste roman historique Vartanank (les
Vardaniens) quand, vers 1941, le régime décrète
un semblant de libéralisation et permet l'exaltation
de "sentiments nationaux". Mais à la
fin des années vingt, la guerre est encore loin, la
littérature prolétarienne a ses mots d'ordre
et son programme: chanter la révolution, claironner
ses bienfaits, montrer le visage radieux de l'homme nouveau.
Oublier le passé, le rayer ou le condamner sont des
devoirs de citoyen. C'est dans un tel climat que le poète
Tcharents, communiste lui-même, mais ayant déjà une
longue expérience littéraire (ses premières œuvres
remontent à 1914 et sont d'inspiration franchement
symboliste) crée son cercle, lance une association
qui publie "Octobre" puis "Novembre".
Sans être une réelle dissidence, ce courant
se veut plus novateur, plus à gauche et donc plus "révolutionnaire" que
ses concurrents. Le groupe rassemble de jeunes talents tels
G. Mahari (1903-1969) et M. Armen (1906-1972). Il jouit de
la sympathie de tous ceux qui comptent: le prosateur A. Bagounts
(1899-1937), le romancier et dramaturge V. Totovents (-1937),
la romancière Z. Yessayan rentrée au bercail
après de longues années d'exil en France. Mais
l'atmosphère devient de plus en plus délétère.
L'ouvrage capital de Tcharents, Le livre du chemin (1933-34)
fait l'objet d'âpres marchandages avant qu'une version
expurgée ne paraisse (la première version est
pilonnée et ne sera éditée qu'en 1997).
L'ouvrage prend ses distances avec l'idéologie du
régime et constitue le premier moment d'un tournant
qui va amener son auteur à une mise en question radicale
du "Soleil d'Octobre".
Y. Tcharents et ses compagnons semblent jouir de la protection
du premier secrétaire du parti communiste, A. Khandjian
(suicidé en 1936). Celui-ci lance les jeunes écrivains
sur de nouvelles pistes. Pourquoi n'écriraient-ils
pas sur leur enfance, n'évoqueraient-ils pas la région
ou la ville où ils sont nés? Ils pourront mieux
liquider ce passé encombrant et adhérer à la
réalité nouvelle. C'est ainsi que naîtront
les ouvrages à caractères autobiographiques
de Mahari, Bagounts, Armen, Totovents, voire Yessayan. L'entreprise
est ambiguë. Tout regard sur cette Méduse risque
de se pétrifier. La nostalgie est
un sentiment qui émerge aussitôt que le réel
devient invivable. Effectivement, le passé fascine.
Le dénoncer revient à le revivre. La fontaine
d'Heghnar d'Armen (11) , Enfance
et adolescence de Mahari, Enfance arménienne de
Totovents (12) , Görês (la
vieille ville de Goris en Arménie) de Bagounts (13) , Les
Jardins de Silihdar de Yessayan (14) publiés
entre 1934 et 1936 ne donnent guère cette vision négative
tant attendue. Ils font l'objet de critiques acerbes où on
décèle déjà les accusations à venir: œuvres
passéistes et nostalgiques, célébration
du patriarcat traditionnel, esprit contre-révolutionnaire
et bourgeois, chauvinisme. La campagne se met progressivement
en place. L'assassinat de Khandjian par les hommes de Béria à Tiflis
est le début d'une campagne de dénonciations
et de calomnies auxquelles participent des écrivains.
Un Naïri Zarian (1900-1969) se révèle
un piètre poète et un fervent délateur.
Chaque article qui sort dans la presse est un couperet qui
tombe. Et ainsi un par un des moins connus jusqu'aux plus
célèbres le flot des arrestations monte. Le
procédé est bien connu: emprisonnement, interrogatoires,
supplices, autocritique, aveux, accusations mensongères,
tribunal. Totovents, Bagounts et d'autres intellectuels sont
condamnés à mort et exécutés.
Ceux qui sont condamnés à des peines de dix
ans de travaux forcés sont déportés
dans les camps à régime sévère
de Sibérie. Ils sont des milliers. Le cas de Tcharents
est plus complexe. Vu sa renommée, on tergiverse,
on guette le moindre de ses faux-pas. On l'assigne à résidence
pendant plusieurs mois. Le poète profite de cet isolement
pour écrire ses ultimes poèmes, pleins de désolation
et de désespérance. On ne les lira que trente
ans après sa mort. En attendant il subit plusieurs
interrogations et finit par être jeté dans une
prison à Erévan où il meurt. Pendant
plus de dix-sept ans ce sera le silence total.
Les réhabilitations commencent bien après la
mort de Staline. Le dégel khrouchtchévien offre
aux "revenants" l'occasion de publier quelques
récits traitant de leur expérience concentrationnaire.
Mahari et Armen se mettent à l'ouvrage. Mais Les
Barbelés en fleurs (15) du
premier ne paraîtra en Arménie qu'en 1988 quand
l'œuvre était déjà largement connue
dans la Diaspora par une édition pirate (Beyrouth,1971-72).
Il a fallu à la littérature arménienne
une vingtaine d'année pour se remettre à fonctionner "normalement".
L'après-guerre est l'époque du conformisme
le plus plat. Les recueils de P. Sévak (1924-1971)
font entendre une "voix" nouvelle, d'abord encouragée,
célébrée, puis de plus en plus forcée à se
taire: Que la lumière soit (1971) est l'exemple
même de poésie qui parle entre les lignes et évoque
un mal-être fait de frustrations et des compromission (16) .
La censure ne s'y est pas trompé. Elle n'a laissé publier
qu'une version expurgée, l'original étant repris
au Liban.
Face à des institutions hostiles par principe à toute
innovation (ce sont les années de la condamnation
du cinéaste S. Paradjanov et de son Sayat-Nova)
les audacieux se font rares. Les "jeunes
poètes" et les prosateurs des années soixante
sont plus prudents. Pour avoir franchi les limites du permis,
un poète comme Slavik Tchiloyan (1940-1975), traducteur
de Racine et de Boris Vian, finit ses jours dans des conditions
mystérieuses, ses œuvres ne seront publiées
qu'en 1992. Ses compagnes adoptent une attitude plus neutre,
en tout cas moins provocatrice. H. Etoyan, A. Haroutounian,
A. Martirossian, H. Grigorian se cantonnent à un lyrisme
intimiste jusqu'à la proclamation d'indépendance
en 1991. Le groupe de poètes qui a pris le relais,
des jeunes femmes et des hommes, qu'on trouve réunis
dans le recueil Avis de recherche, ne sont plus
retenus par de tels soucis (17) .
L'effondrement des maisons d'édition et la disparition
du lectorat ne jouent pas en faveur de la diffusion d'une
poésie où l'on retrouve les conditions de vie
désastreuses du monde post-soviétique, avec
le désir sauvage de lever les tabous d'une société gangrénée
par des groupes mafieux.
Dans le domaine du récit narratif les années
soixante ont été les plus riches et les plus
novateurs. Toute une constellations de romanciers (H. Matevossian (18) ,
Z. Khalapian, P. Zeytountsian (19) ,
Ag. Ayvazian) inventent une prose libérée du
carcan du réalisme socialiste. Parfois scénaristes
au cinéma, voire dramaturges ils donnent une image
plus diversifiée, moins idéalisée et
plus prégnante du pays. Certains se complaisent dans
le roman historique qui demeure un genre très vivant
par le recul qu'il offre à la lecture du présent.
Toutefois, la complexité de la société post-soviétique
est devenue le terrain privilégié du roman "métaphorique" comme
le Glissement de terrain de V. Marirossian ou L'Hôpital de
G. Khandjian, aux accents kafkaïens bien perceptibles.
Une approche diamétralement opposée, sans déguisements,
sans fioritures, n'en demeure pas moins possible. On la trouve
dans le récent "roman satirique" de Vahagn
Grigorian. La Vie et la mort du chef (20) est
le récit de l'ascension et du déclin d'un "chef
politique", grand agitateur et organisateur de manifestations
de masse, qui a fait du mensonge, de la corruption et de
l'opportunisme un programme politique, à l'instar
de certains partis politiques des pays ex-soviétiques,
qui naissent et disparaissent au gré de la montée
en puissance et du déclin des oligarques. Le récit écrit
par le "conseiller" du chef reprend et refonde
très habilement la tradition du roman critique.
Aujourd'hui la littérature d'exil est devenue une
littérature de diaspora où le bilinguisme triomphe.
Elle est de plus en plus présente en Arménie,
laquelle est elle même avide de nouveautés.
Le flot des traductions des langues européennes vers
l'arménien ne cesse de grossir, même si le lectorat
ne semble pas suivre et se montre réticent face à des œuvres
qui bousculent ses habitudes. En tout cas, le livre est cher
et se vend mal. Et pourtant, le nombre des écrivains
ne cesse d'augmenter et la littérature montre une
vitalité qu'elle avait perdue pendant les premières
années de l'indépendance retrouvée.
NOTES
[1] On
pourra lire un choix de ces poèmes dans D. Varoujan, Chants
païens et autres poèmes, trad. V. Godel,
Orphée La Différence 1994.
[2] Cf. Le
bâteau sur la montagne, trad. P. Ter-Sarkissian, Édition
du Seuil, 1986 et L'ïle et un homme, Éditions
Parenthèses 1997.
[3] Cf.
Nichanian, M, Ages et usages de la langue arménienne, Éditions
Entente, 1989.
[4] Yessayan était
recherchée surtout pour avoir écrit l'accablant
témoignage sur les massacres de Cilicie, Dans
les ruines (1911).On peut lire ses souvenirs "romancés", Les
Jardins de Silihdar (trad. P. Ter Sarkissian), Albin
Michel, 1994,
[5] Sur
cette question cf. mon article "Le retour de la
Catastrophe" in C. Coquio (dir.) in L'histoire
trouée, négation et témoignage,
L'Atalante, 2004.
[6] Chahnour
Ch./ Armen Lubin, La Retraite sans fanfare (trad.
dir. K. Beledian), Édition Comp'Act, Chambéry
2006. De Ch. Chahnour on pourra lire également Parages
d'exil, nouvelles trad. K. Chahinian, Le Temps qu'il
fait 1984.
[7] Sarafian
N;, Le Bois de Vincenne, trad; A. Drezian, Éditions
Parenthèses 1993. Sur Ce texte, on peut lire le
très beau texte de J. Altounian "Un père
transmet les traces d'une patrie perdue" in La
Survivance, Dunod 2000.
[8] Cf.
K. Beledian, Cinquante ans de littérature
arménienne en France, du Même à l'Autre, CNRS Édition,
2001.
[9] Ochagan
a été non seulement un grand romancier,
mais également un critique, un essayiste et un
historien de la littérature. Son Panorama
de la littérature arméno-occidentale est
un monument (1945-1980).
[10] De
Tcharents on pourra lire certains poèmes dans
R. Mélik (dir.) Anthologie de la poésie
arménienne, EFR 1973, un important "reportage": La
maison de rééducation, trad. P. Ter-Sarkissian,
préface de Claire Mouradian, Éditions Parenthèses,
1992. Pour une approche plus complète, cf. M.
Nishanian (dir.) Y. Charents, Poet of the Revolution, Mazda,
2003.
[11] La
fontaine d'Héghnar, trad. de Lily Denis,
Actes Sud 1987.
[12] V.
Totovents V., Une enfance arménienne, trad.
P. Verdun, Julliard, 1985.
[13] De
Bagounts on pourra lire les nouvelles de Mtnadzor (trad.
M. Besnilian), Éditions Parenthèses 1990.
[14] Les
Jardins de Silihdar (trad. P. Ter Sarkissian),
Albin Michel, 1994,
[15] Mahari
G., Les Barbelés en fleur, trad. P. Ter-Sarkissian,
Messidor, 1990.
[16] Sevak
P., Que la Lumière soit, trad. D. Donikian, Éditions
Parenthèses, 1988.
[17] Avis
de recherche, la poésie arménienne
contemporaine, Éditions Parenthèses,
2006.
[18] Matévosian
H., Soleil d'automne (trad. P. Ter-Sarkissian), Albin
Michel 1994,
[19] P.
Zeytountsian, L'homme le plus triste, trad.
R. Der-Merguerian et R. Meldonian, Éditions Parenthèses
2002.
[20] Éditions
Naïri, Erévan 2006.
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