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Désastres conjugués

Par Krikor Beledian. Texte publié dans la Revue des Deux Mondes,"Arménie, aventure d’une nation", Octobre-Novembre 2006.

"On les a invités à venir au commissariat du quartier pour une simple formalité administrative. Avec une politesse qui ressemblait à une paire de menottes. Et la nuit d'Avril changea soudain de masque", écrit Ch. Chahnour, alias Armen Lubin, romancier arménien et poète francophone (1903-1974). Tous les témoins parlent des événements de 1915 et de 1937 en des termes identiques. Les images sont semblables, de même l'angoisse qui les habite, Des arrestations, des interrogatoires, des jugements expéditifs, et puis la file des convois vers les camps de la mort.

A presque vingt ans de distances deux désastres majeurs marquent la littérature arménienne du XXe siècle: les déportations qui ont abouti à l'anéantissement des Arméniens dans l'Empire ottoman et les purges staliniennes orchestrées par Staline, Béria et ses acolytes. Deux entreprises d'extermination qui visaient avant tout l'intelligentsia arménienne. La première dans l'ex-capitale de l'Empire, Constantinople, dénommée Istanbul. La seconde, à Erévan, capitale de l'ex-république soviétique.

 

L'expérience de la fin

Les convois qui se mettent en route au lendemain du 11 avril 1915 emportent des écrivains, des journalistes, des intellectuels, des prêtres, des médecins, des artistes. On y dénombre des poètes, des romanciers, des critiques, jeunes et moins jeunes, membres de partis politiques ou des apolitiques notoires. Le Constantinople de 1915 est un peu la capitale culturelle des Arméniens de l'Empire ottoman, à l'instar de Tiflis pour les Arméniens soumis à l'Empire des Tsars. Depuis le milieu du XIXe siècle la littérature arménienne a deux pôles, deux versions différentes de la même langue, deux ouvertures sur le monde extérieur, l'Europe et la Russie, deux orientations politiques et "littéraires". A la veille de la Première guerre mondiale un processus de renouveau est enclenché et on voit l'apparition d'une constellation de grands poètes, certains exilés en France et qui, profitant d'une libéralisation du régime, s'installent à Constantinople. Les années 1908-1914 sont une période d'intense activité. La machine littéraire avec ses revues, ses publications et ses débats est remise en marche, après les terreurs hamidiennes. La liberté d'expression retrouvée donne des ailes à une jeunesse avide de nouveauté. La tradition lyrique interrompue à la mort du grand B. Turian (1851-1872) renaît avec les recueils de M. Medzarents (1886-1908), suivis par ceux de Siamanto (1878-1915), de D. Varoujan (1884-1915), de R. Sevak (1885-1915), de V. Tékéyan (1878-1945). A cette époque en Arménie comme ailleurs, la poésie est le Genre par excellence. Les massacres d'Adana de 1909, dans la province de Cilicie, jouxtant la Méditerranée, provoquent un premier choc. Ceux qui ont cru trop aux mots d'ordre d'égalité des peuples déchantent et retrouvent leurs réflexes d'antan. De l'horreur sortent ces cris de colère dont les titres des recueils donnent une idée: Des nouvelles rouges d'un ami, la Cilicie dans les cendres, Le Livre écarlate, Dans les ruines, Terreurs de Cilicie, etc. Depuis des siècles, engagée dans l'histoire, accompagnant, psalmodiant et pleurant les événements sous le mode de l'élégie et de la lamentation, la poésie est confrontée à une réalité non-intégrable: l'anéantissement qui menace ceux dont elle se réclame. Le langage, l'art sont-ils aptes à enregistrer une telle expérience? La question hante tous les esprits conscients des périls qui guette l'existence même d'un peuple que plusieurs siècles de violence ont fini par émietter, morceler, disperser dans cette vaste aire géographique qui va de l'Iran aux Balkans.

A la veille de la guerre, la situation est tendue, mais pas invivable. La presse littéraire est active plus que jamais. Varoujan publie ses deux chefs d'œuvre: Le Cœur de la race et les Chants païens (1) , Siamanto est au faîte de la gloire pour son grand poème Saint Mesrob célébrant l'inventeur de l'alphabet arménien. Le courant "néo-païen" envahit les lettres, comme un retour à l'antique, à l'origine et aux pères. Phénomène sans précédent, un groupe littéraire dynamique, relativement homogène apparaît et élabore un projet ambitieux. Il lance la revue "Mehian" (Temple, 1914) dont le manifeste tonitruant à souhait offre un programme déterminé qui ne se contente plus de "singer" l'Europe. Elle est initiée par K. Zarian (1885-1969) et H. Ochagan (1883-1948). Le premier est un poète (2) qui a vécu dans les milieux d'avant-garde belge et français, et il sera plus tard un ami de L. Durrel. Le second est un critique véhément, "un paysan" (comme il dit) et prêt à se battre contre les "philistins". Plus tard, rescapés tous les deux aux déportations, ils se lanceront dans de vastes constructions romanesques, l'un en Italie, l'autre à Jérusalem. La revue prône une littérature "pan-arménienne", avec l'objectif affiché de "dévoiler l'âme arménienne", de la faire sortir du silence auquel elle est réduite. Le groupe s'oppose au courant cosmopolitique représenté par le futurisme dont les principes sont exposés dans T. Marinetti et le futurisme d'un jeune poète, H. Nazariants et largement assimilés par Kara Darwich (1872-1930) à Tiflis, le théoricien du "futurisme arménien" dans le Caucase. Le programme esthétique de "Méhian" s'inscrit dans une volonté de doter les Arméniens d'une littérature auto-centrée, où l'on retrouverait les couleurs, les traits, les tons et le parler du terroir qui jusque-là a eu rarement droit à la parole, la censure ayant longtemps interdit l'évocation de cet "ailleurs", pourtant omniprésent dans les esprits (3) . Mais "Méhian" pense la littérature en termes de religion "esthétique" et fait de l'écriture une relation au sacré.

Le déclenchement de la guerre bouleverse la situation. A partir de mars 1915 des listes circulent et les arrestations commencent en avril. L'intelligentsia est déportée vers les camps d'Anatolie où elle disparaît sans laisser de traces. Rares sont ceux qui échappent à la mort. Ceux qui ont pu entrer en clandestinité, comme la romancière Z. Yessayan (4) et le critique H. Ochagan. Ils sont traqués par la police turque et ne sont guère en mesure d'écrire. Survivre c'est déjà un labeur immense qui absorbe énergie et intelligence. Quelques-uns parviennent à traverser la frontière bulgare avec des faux passeports. Écrire, témoigner de ce désastre devient une obsession. La romancière Z. Yessayan semble paralysée par l'angoisse et abandonne le récit de son évasion pour fuir au Caucase. Aucun des écrivains survivants ne parviendra à transcrire ce qu'il faut bien appeler "l'expérience de la Catastrophe" ("Aghed" est le nom arménien de l'événement génocidaire). Une exception de taille. Il s'agit de Y. Odian (1869-1926), romancier aguerri aux périls de l'exil déjà entre 1895-1908, et satiriste de renom. Après avoir vécu les affres de la déportation jusqu'aux fins fonds des déserts de Syrie, dans cette vaste hécatombe à ciel ouvert, Odian parvient à survivre pour consigner ses "souvenirs" dès 1919, dans un texte encore non traduit en français Les années maudites. D'une écriture simple, dépourvue de l'emphase larmoyante qui est le défaut le plus fréquemment observé dans ce genre de "témoignage" écrit sur le vif, exemplaire dans l'observation distancée, tentant de sauvegarder ce qui peut l'être de l'humain,  parfaitement conscient du véritable enjeu, l'écrivain-rescapé relate par le menu le long processus d'extermination auquel il a assisté (5) .

Après la capitulation de l'Empire vaincu et l'entrée des troupes alliés à Constantinople, le retour des rescapés en 1919 n'est qu'une halte. Ils veulent vivre, raconter, oublier. Les écrivains tentent de relancer la machine de l'écriture afin de démontrer que l'Événément ne les a pas annihilés, ni rendu stériles. Mais le répit est de courte durée. Devant la menace des armées kémalistes en 1922, commence l'exode sans "retour possible" vers la France et les États-Unis. Dans la cohorte des fuyards et des persécutés, on retrouve tout ce qui compte encore comme intellectuels dans ce Constantinople arménien finissant. On y retrouve également une foule de jeunes gens, à peine sortis des lycées de la capitale et qui vont se lancer dans des projets littéraires à l'étranger, qui à l'époque n'est pas encore considéré comme formant une "diaspora". Rares sont ceux qui sont tentés par un rapatriement en Arménie où la jeune République indépendante (1918-1920) est tombée sous les bottes des communistes et que quittent cadres dirigeants et hommes politiques. La République arménienne devenue soviétique ne fera qu'appliquer la politique littéraire du parti communiste de l'URSS, avec toutes les caractéristiques d'un régime oppressif intervenant dans le domaine de la culture et de l'art.

 

Une littérature d'exil

C'est dans ces communautés arméniennes, géographiquement disséminées d'Alep jusqu'à Los Angeles, constituées essentiellement de rescapés de la catastrophe que se réfugie ce qui peut encore s'appeler écriture. Un luxe, en temps de disette. Les institutions sont inexistantes, point de presse, d'églises ni d'écoles. Un minimum pour survivre avec dignité, pense-t-on. Au début des années vingt du XXème siècle, Marseille, ensuite Paris sont des villes où les "aînés" côtoient les jeunes ou les "nouveaux" écrivains, prêts à en découdre avec les "vieux" qu'ils jugent responsables de leur malheur. La révolte contre les pères et la mise en question de tout l'héritage deviennent des mots d'ordre. Paris voit le jour de nombreuses revues aussi variées qu'éphémères: "Zwartnots" (la maison des anges veilleurs, 1929-1931), "Menk" (Nous,1931-33), "Mechagouyt" (Culture,1935-37). Une véritable avant-garde se forme et se pense comme le fer de lance de la nouvelle littérature dans les communautés de l'étranger, qui adoptent souvent des positions plus conservatrices. Le lectorat est restreint, en tout cas plus restreint que celui des quotidiens ("Haratch", En avant, 1925 continue toujours à être publié à Paris), mais bouillonne d'idées, sous le choc d'un monde étranger (français) à la fois attrayant et ressenti comme dégradant. Cette ambiguïté caractérise toute la littérature d'exil, qui est composée essentiellement de romans, de récits poétiques et de nouvelles. N. Sarafian (1902-1972) et P. Topalian (1901-1970) sont plutôt des exceptions. De grands cycles sont entrepris: L'Histoire illustrée des Arméniens de Ch. Chahnour, qui n'achève que les deux volets du cycle. Le premier, La Retraite sans fanfare qu'on pourra désormais lire en français (6) , passe pour le texte-manifeste de cette génération qui a pourtant d'autres romanciers d'envergure. Les Persécutés de Z. Vorpouni (1902-1980) comprennent six volumes qui s'échelonnent de 1928 à la mort de l'auteur et se présente comme le tableau de la vie des exilés à Marseille.

Le roman de la diaspora arménienne de France se veut une littérature tournée vers le monde contemporain, vers les conditions de vie et les problèmes qui sont ceux des survivants installés à l'étranger. Le genre apparaît comme le mieux adaptés à l'inscription (et la conservation) des traces du vécu ici et maintenant. Aussi est-ce d'une manière délibérée que les romanciers évitent l'évocation ou la représentation de la Catastrophe. Aux reproches qui leur étaient faites à ce sujet, l'un des romanciers les plus actifs, V. Chouchanian (1903-1941) répond que les jeunes écrivains ne se sont pas remis du traumatisme, qu'ils n'ont pas encore pris suffisamment de recul indispensable à ce genre de récit où l'autobiographie touche l'Histoire. Il y a bien sûr des exceptions: La Princesse de Sarafian (1902-1972) dont la trame nous montre les dysfonctionnements qui marquent le psychisme des survivants habités d'une violence inexpugnable et auto-destructrice. Ce thème qui hante l'imagination des écrivains – comme il hante le monde intérieur de tout rescapé et toutes les histoires familiale- revient à la Libération, quand est amorcé un mouvement de rapatriement vers l'Arménie. Hasard ou coïncidence? L'événement interroge les exilés. Il va déclencher une réflexion sur l'identité même de cet "hôte d'ailleurs" qu'est l'Arménien de la diaspora. Rester ou partir? Rester, c'est faire de l'exil un territoire. Partir, c'est se renier. Le Bois de Vincennes du même Sarafian (7) offre une réflexion poétique sur la place et l'être de cet homme, né entre plusieurs langues et cultures, et qui ne parvient à faire ni le deuil de sa patrie perdue, ni adhérer totalement au pays qui l'accueille (8)

Le traitement esthétique de la Catastrophe, bien au-delà de la forme documentaire ou testimoniale qu'on lui donne habituellement, est au centre de la littérature d'exil chez les écrivains réfugiés aux États-Unis ou au Moyen-Orient. Le romancier Hagop Ochagan qui entreprend un immense roman cyclique, les Paralipomènes ou Les Restes (Le Caire1931-1934) et qui a fort bien assimilé les leçons de ses "maîtres" comme il dit, Joyce, Proust et Dostoïevski, voit s'élever devant lui une foule de difficultés: aborder un sujet aussi vaste, aussi polymorphe et uniforme en même temps devient problématique. La masse d'information à intégrer, les innombrables mircro-récits à insérer dans le flot verbal, enfin l'angoisse de revivre les moments les plus terribles de son propre calvaire de clandestin finissent par paralyser le romancier, qui restera toujours accroché à son projet, comme d'autres à leur salut, au point où vers la fin de sa vie il se mettra à écrire une histoire de la littérature moderne en dix volumes… pour compenser un échec aussi retentissant (9) .

Il y a également tous ceux qui contournent soigneusement la difficulté, en se lançant dans l'évocation du pays perdu, faisant de la nostalgie un mode d'accès imaginaire à un passé d'avant "le déluge de sang". Hamasdegh (1895-1966 Boston), H. Mentzouri (1886-1978 Istanbul), pour ne parler que de ces deux romanciers, sont les représentants de l'esthétique "régionaliste", qui essayent de transmettre l'image des lieux et des visages disparus à jamais. Sauver, retenir, garder dans sa propre langue les traces d'un monde englouti revient à "nier" la Catastrophe sans la nier. Cette esthétique "passéiste" correspond parfaitement à une idéologie fort répandue chez les exilés, qui, dans un désir de conserver une identité en lambeaux, s'inventent un paradis d'où les déchirures du présent et les affres du présent sont éliminés. Bien sûr, un tel positionnement ne préjuge en rien de la "valeur artistique" des œuvres, dès lors qu'elles ne sont pas considérées comme les seules possibilités d’ écriture.

Les écrivains nés après la Seconde guerre mondiale, formés dans les pays d'accueils de leurs parents, ne sont ni exilés, ni des rescapés. Ils en gardent la mémoire. La littérature née dans les communautés arméniennes du Proche-Orient et des  États-Unis, s'écarte de plus en plus des voies empruntées par les tenants de la tradition, poètes éminents d'Alep, de Beyrouth ou du Caire, enclins davantage à conserver l'acquis, la langue et l'imagerie poétique plutôt qu'à inventer du nouveau. C'est à cette tendance disons "casanière" que s'opposent des poètes et des écrivains comme V. Ochagan (1922-2000) et Zahrad (1926-) pour ne citer que des exemples emblématiques, pour qui l'absurde, le dérisoire, les misères de la vie quotidienne prennent le pas sur la vision tragique, tantôt nostalgique, tantôt révoltée, de leurs prédécesseurs. Dans la diaspora arménienne, on écrit toujours en arménien. De jeunes poètes réunis autour de quelques revues (arménophones toujours) sont bilingues ou multilingues pour la plupart, au courant de tout ce qui s'écrit et se fait ailleurs. Pour ceux-là la littérature arménienne déborde très largement la question de frontière, à l'instar de leur identité qui n'est ni déchirée ni héritée.

 

Les aléas de la politique littéraire

Le processus littéraire a suivi un tracé beaucoup plus rigide en Arménie. La victoire des communistes coïncident à la mort du plus grand poète symboliste (bien que lui-même communiste): V. Térian (1884-1920). Cette disparition n'est pas la fin mais le début du rayonnement du symbolisme devenu lieu commun. C'est par opposition que se répand le futurisme de Kara Darwich chez les nouveaux écrivains. Au mois de juin 1922, trois poètes, dont l'illustre Y. Tcharents, le plus actif, sans doute le plus génial (1896-1937) lance un manifeste poétique qui enterre la poésie "phtisique", bourgeoise, nationaliste de Térian et de ses épigones. La réaction de la critique ne se fait pas attendre et aboutit à une condamnation pure et simple du mouvement au mois de novembre 1923. Les recueils futuristes de Tcharents n'y changeront rien. La révolution politique est loin d'être celle des esprits (10) . Comme dit Sarafian, "une littérature de la révolution est différente d'une révolution de la littérature".

L'enterrement du futurisme va de pair avec la mainmise du parti communiste sur les lettres et les arts. Les idéologues encouragent les adeptes de la "littérature prolétarienne" qui s'organisent en associations. Celles-ci se transforment en une institution plus aisée à contrôler: l'Union des écrivains. Le procédé était identique partout dans l'ex-Union soviétique.

Toutefois, les pratiques littéraires demeurent très diverses et le microcosme littéraire est loin d'être homogène. Il est traversé de courants contradictoires. Il y a les "compagnons de route", des écrivains de renom de l'ancienne génération, qui ont adhéré à la Révolution et tentent d'adapter leur plume aux exigences du régime. Ils survivront à la tempête. D. Temirdjian (1877-1956) pourra publier les deux volumes de son vaste roman historique Vartanank (les Vardaniens) quand, vers 1941, le régime décrète un semblant de libéralisation et permet l'exaltation de "sentiments nationaux". Mais  à la fin des années vingt, la guerre est encore loin, la littérature prolétarienne a ses mots d'ordre et son programme: chanter la révolution, claironner ses bienfaits, montrer le visage radieux de l'homme nouveau. Oublier le passé, le rayer ou le condamner sont des devoirs de citoyen. C'est dans un tel climat que le poète Tcharents, communiste lui-même, mais ayant déjà une longue expérience littéraire (ses premières œuvres remontent à 1914 et sont d'inspiration franchement symboliste) crée son cercle, lance une association qui publie "Octobre" puis "Novembre". Sans être une réelle dissidence, ce courant se veut plus novateur, plus à gauche et donc plus "révolutionnaire" que ses concurrents. Le groupe rassemble de jeunes talents tels G. Mahari (1903-1969) et M. Armen (1906-1972). Il jouit de la sympathie de tous ceux qui comptent: le prosateur A. Bagounts (1899-1937), le romancier et dramaturge V. Totovents (-1937), la romancière Z. Yessayan rentrée au bercail après de longues années d'exil en France. Mais l'atmosphère devient de plus en plus délétère. L'ouvrage capital de Tcharents, Le livre du chemin (1933-34) fait l'objet d'âpres marchandages avant qu'une version expurgée ne paraisse (la première version est pilonnée et ne sera éditée qu'en 1997). L'ouvrage prend ses distances avec l'idéologie du régime et constitue le premier moment d'un tournant qui va amener son auteur à une mise en question radicale du "Soleil d'Octobre".

Y. Tcharents et ses compagnons semblent jouir de la protection du premier secrétaire du parti communiste, A. Khandjian (suicidé en 1936). Celui-ci lance les jeunes écrivains sur de nouvelles pistes. Pourquoi n'écriraient-ils pas sur leur enfance, n'évoqueraient-ils pas la région ou la ville où ils sont nés? Ils pourront mieux liquider ce passé encombrant et adhérer à la réalité nouvelle. C'est ainsi que naîtront les ouvrages à caractères autobiographiques de Mahari, Bagounts, Armen, Totovents, voire Yessayan. L'entreprise est ambiguë. Tout regard sur cette Méduse risque de se pétrifier. La nostalgie est un sentiment qui émerge aussitôt que le réel devient invivable. Effectivement, le passé fascine. Le dénoncer revient à le revivre. La fontaine d'Heghnar d'Armen (11) , Enfance et adolescence de Mahari, Enfance arménienne de Totovents (12) , Görês (la vieille ville de Goris en Arménie) de Bagounts (13) , Les Jardins de Silihdar de Yessayan (14) publiés entre 1934 et 1936 ne donnent guère cette vision négative tant attendue. Ils font l'objet de critiques acerbes où on décèle déjà les accusations à venir: œuvres passéistes et nostalgiques, célébration du patriarcat traditionnel, esprit contre-révolutionnaire et bourgeois, chauvinisme. La campagne se met progressivement en place. L'assassinat de Khandjian par les hommes de Béria à Tiflis est le début d'une campagne de dénonciations et de calomnies auxquelles participent des écrivains. Un Naïri Zarian (1900-1969) se révèle un piètre poète et un fervent délateur. Chaque article qui sort dans la presse est un couperet qui tombe. Et ainsi un par un des moins connus jusqu'aux plus célèbres le flot des arrestations monte. Le procédé est bien connu: emprisonnement, interrogatoires, supplices, autocritique, aveux, accusations mensongères, tribunal. Totovents, Bagounts et d'autres intellectuels sont condamnés à mort et exécutés. Ceux qui sont condamnés à des peines de dix ans de travaux forcés sont déportés dans les camps à régime sévère de Sibérie. Ils sont des milliers. Le cas de Tcharents est plus complexe. Vu sa renommée, on tergiverse, on guette le moindre de ses faux-pas. On l'assigne à résidence pendant plusieurs mois. Le poète profite de cet isolement pour écrire ses ultimes poèmes, pleins de désolation et de désespérance. On ne les lira que trente ans après sa mort. En attendant il subit plusieurs interrogations et finit par être jeté dans une prison à Erévan où il meurt. Pendant plus de dix-sept ans ce sera le silence total.

Les réhabilitations commencent bien après la mort de Staline. Le dégel khrouchtchévien offre aux "revenants" l'occasion de publier quelques récits traitant de leur expérience concentrationnaire. Mahari et Armen se mettent à l'ouvrage. Mais Les Barbelés en fleurs (15) du premier ne paraîtra en Arménie qu'en 1988 quand l'œuvre était déjà largement connue dans la Diaspora par une édition pirate (Beyrouth,1971-72).

Il a fallu à la littérature arménienne une vingtaine d'année pour se remettre à fonctionner "normalement". L'après-guerre est l'époque du conformisme le plus plat. Les recueils de P. Sévak (1924-1971) font entendre une "voix" nouvelle, d'abord encouragée, célébrée, puis de plus en plus forcée à se taire: Que la lumière soit (1971) est l'exemple même de poésie qui parle entre les lignes et évoque un mal-être fait de frustrations et des compromission (16) . La censure ne s'y est pas trompé. Elle n'a laissé publier qu'une version expurgée, l'original étant repris au Liban.

Face à des institutions hostiles par principe à toute innovation (ce sont les années de la condamnation du cinéaste S. Paradjanov et de son Sayat-Nova) les audacieux se font rares. Les "jeunes poètes" et les prosateurs des années soixante sont plus prudents. Pour avoir franchi les limites du permis, un poète comme Slavik Tchiloyan (1940-1975), traducteur de Racine et de Boris Vian, finit ses jours dans des conditions mystérieuses, ses œuvres ne seront publiées qu'en 1992. Ses compagnes adoptent une attitude plus neutre, en tout cas moins  provocatrice. H. Etoyan, A. Haroutounian, A. Martirossian, H. Grigorian se cantonnent à un lyrisme intimiste jusqu'à la proclamation d'indépendance en 1991. Le groupe de poètes qui a pris le relais, des jeunes femmes et des hommes, qu'on trouve réunis dans le recueil Avis de recherche, ne sont plus retenus par de tels soucis (17) . L'effondrement des maisons d'édition et la disparition du lectorat ne jouent pas en faveur de la diffusion d'une poésie où l'on retrouve les conditions de vie désastreuses du monde post-soviétique, avec le désir sauvage de lever les tabous d'une société gangrénée par des groupes mafieux.

Dans le domaine du récit narratif les années soixante ont été les plus riches et les plus novateurs. Toute une constellations de romanciers (H. Matevossian (18) , Z. Khalapian, P. Zeytountsian (19) , Ag. Ayvazian) inventent une prose libérée du carcan du réalisme socialiste. Parfois scénaristes au cinéma, voire dramaturges ils donnent une image plus diversifiée, moins idéalisée et plus prégnante du pays. Certains se complaisent dans le roman historique qui demeure un genre très vivant par le recul qu'il offre à la lecture du présent. Toutefois, la complexité de la société post-soviétique est devenue le terrain privilégié du roman "métaphorique" comme le Glissement de terrain de V. Marirossian ou L'Hôpital de G. Khandjian, aux accents kafkaïens bien perceptibles. Une approche diamétralement opposée, sans déguisements, sans fioritures, n'en demeure pas moins possible. On la trouve dans le récent "roman satirique" de Vahagn Grigorian. La Vie et la mort du chef (20) est le récit de l'ascension et du déclin d'un "chef politique", grand agitateur et organisateur de manifestations de masse, qui a fait du mensonge, de la corruption et de l'opportunisme un programme politique, à l'instar de certains partis politiques des pays ex-soviétiques, qui naissent et disparaissent au gré de la montée en puissance et du déclin des oligarques. Le récit écrit par le "conseiller" du chef reprend et refonde très habilement la tradition du roman critique.

Aujourd'hui la littérature d'exil est devenue une littérature de diaspora où le bilinguisme triomphe. Elle est de plus en plus présente en Arménie, laquelle est elle même avide de nouveautés. Le flot des traductions des langues européennes vers l'arménien ne cesse de grossir, même si le lectorat ne semble pas suivre et se montre réticent face à des œuvres qui bousculent ses habitudes. En tout cas, le livre est cher et se vend mal. Et pourtant, le nombre des écrivains ne cesse d'augmenter et la littérature montre une vitalité qu'elle avait perdue pendant les premières années de l'indépendance retrouvée.

 

NOTES


[1] On pourra lire un choix de ces poèmes dans D. Varoujan, Chants païens et autres poèmes, trad. V. Godel, Orphée La Différence 1994.

[2] Cf. Le bâteau sur la montagne, trad. P. Ter-Sarkissian, Édition du Seuil, 1986 et L'ïle et un homme, Éditions Parenthèses 1997.

[3] Cf. Nichanian, M, Ages et usages de la langue arménienne, Éditions Entente, 1989.

[4] Yessayan était recherchée surtout pour avoir écrit l'accablant témoignage sur les massacres de Cilicie, Dans les ruines (1911).On peut lire ses souvenirs "romancés", Les Jardins de Silihdar (trad. P. Ter Sarkissian), Albin Michel, 1994,

[5] Sur cette question cf. mon article "Le retour de la Catastrophe" in C. Coquio (dir.) in L'histoire trouée, négation et témoignage, L'Atalante, 2004.

[6] Chahnour Ch./ Armen Lubin, La Retraite sans fanfare (trad. dir. K. Beledian), Édition Comp'Act, Chambéry 2006. De Ch. Chahnour on pourra lire également Parages d'exil, nouvelles trad. K. Chahinian, Le Temps qu'il fait  1984.

[7] Sarafian N;, Le Bois de Vincenne, trad; A. Drezian, Éditions Parenthèses 1993. Sur Ce texte, on peut lire le très beau texte de J. Altounian "Un père transmet les traces d'une patrie perdue" in La Survivance, Dunod 2000.

[8] Cf. K. Beledian, Cinquante ans de littérature arménienne en France, du Même à l'Autre, CNRS Édition, 2001.

[9] Ochagan a été non seulement un grand romancier, mais également un critique, un essayiste et un historien de la littérature. Son Panorama de la littérature arméno-occidentale est un monument (1945-1980).

[10] De Tcharents on pourra lire certains poèmes dans R. Mélik (dir.) Anthologie de la poésie arménienne, EFR 1973, un important "reportage": La maison de rééducation, trad. P. Ter-Sarkissian, préface de Claire Mouradian, Éditions Parenthèses, 1992. Pour une approche plus complète, cf. M. Nishanian (dir.) Y. Charents, Poet of the Revolution, Mazda, 2003.

[11] La fontaine d'Héghnar, trad. de Lily Denis, Actes Sud 1987.

[12] V. Totovents V., Une enfance arménienne, trad. P. Verdun, Julliard, 1985.

[13] De Bagounts on pourra lire les nouvelles de Mtnadzor (trad. M. Besnilian), Éditions Parenthèses 1990.

[14] Les Jardins de Silihdar (trad. P. Ter Sarkissian), Albin Michel, 1994,

[15] Mahari G., Les Barbelés en fleur, trad. P. Ter-Sarkissian, Messidor, 1990.

[16] Sevak P., Que la Lumière soit, trad. D. Donikian, Éditions Parenthèses, 1988.

[17] Avis de recherche, la poésie arménienne contemporaine, Éditions Parenthèses, 2006.

[18] Matévosian H., Soleil d'automne (trad. P. Ter-Sarkissian), Albin Michel 1994,

[19] P. Zeytountsian, L'homme le plus triste, trad. R. Der-Merguerian et R. Meldonian, Éditions Parenthèses 2002.

[20] Éditions Naïri, Erévan 2006.