Dix années se
sont écoulées depuis la fin de la guerre menée
(à bien) contre la Bosnie-Herzégovine. Dans le
pays d’Europe sans nul doute le plus mal informé,
et de ce qui s’est passé sur le territoire bosniaque
et du rôle des « chancelleries » occidentales
dans la « purification ethnique » – la
France – une pléthore de faits dévoilés
permet dorénavant, à qui le souhaiterait, d’éclairer
l’entreprise internationale de destruction dont la Bosnie
a été l’objet. L’opération « Force
alliée », dont l’une des causes est à chercher
dans la collaboration militaire serbo-irakienne, a soudain
délié les langues des spécialistes de
la rétention et de la confusion journalistiques : un
homme dont l’OTAN bombarde les usines ne peut pas être
tout à fait bon. Si tout ce qui était à dire
n’a pas été dit, pas même l’essentiel,
du moins les failles qui minent le glacis informationnel, et
d’où sortent, jour après jour, les moyens
de conclure, nous dispenseront-elles, peut-être, de continuer
de gratter la terre – si ce n’est celle des charniers – dans
l’espoir de trouver quelque lambeau de vérité.
Il nous reste à mettre bout à bout ce que nous
savons et ce que, bientôt, nous saurons.
Que la connaissance progresse n’emporte pas que la conscience
suive ; ou, si l’on préfère, que la
signification jaillisse avec les choses mêmes. Les faits,
d’ailleurs, à peine sortis des ténèbres,
déjà sont jetés aux oubliettes. L’indifférence
de nos contemporains, l’industrie médiatique de
l’amnésie, sans conteste, sont pour beaucoup dans
cette situation, et la Bosnie, qui a disparu du monde des marchands
comme des agendas des politiciens, s’est absentée
de l’univers acéphale de l’actualité.
Hier, l’ignorance organisée des faits entravait
l’intelligence du processus ; à présent,
la connaissance partielle des choses advenues semble inapte à produire
aucun sens. Alors, l’effacement procède moins de
la « désinformation » qu’il
ne relève de la dé-symbolisation. Une poussière
d’insignifiance est tombée sur la Bosnie.
Il y a sans doute à cela d’autres raisons, convergentes.
Tel le refus de savoir, dont procède la collusion (qu’importe
qu’elle soit consciente !) des gouvernés avec
leurs gouvernants, ou, aux antipodes, l’adhésion
des adversaires supposés de l’ordre social à des
représentations dont l’innocuité sustente
une neutralité bienveillante à l’endroit
des crimes particuliers d’un système qu’ils
tiennent pour criminel en général. Révolutionnaires
radicaux et mollusques de gauche se fondent ainsi dans la grande
foule de ceux qui ont résolu de détourner le regard
des exterminations – compagnons du désaveu qui les
proroge.
C’est dire de combien d’interlocuteurs nous disposons.
Je n’épargnerai donc pas au lecteur, en guise de
prologue, un rappel de la nature génocidaire de cette
guerre. Non qu’opposer la répétition (des
choses sues) à la répétition (du refus de
savoir) ait jamais été d’exemplaire méthode.
S’agit-il, au reste, d’un refus de savoir, d’un
savoir non advenu – ou faut-il parler d’un savoir
sans conséquence, comme s’avère sans effet
sur la doxa la reconnaissance du génocide par le Tribunal
pénal international pour l’ex-Yougoslavie ?
Auquel cas, parler ou se taire reviendrait sans doute au même ;
chose familière aux survivants.
Les actes désignés par les quatre premiers alinéas
de la Convention pour la prévention et la répression
du crime de génocide (9 décembre 1948) ont été perpétrés
par les troupes et les milices serbes (et, à un moindre
degré, par les milices et les troupes croates) à l’encontre
des « Musulmans » de Bosnie-Herzégovine ;
le cinquième l’a été sous une forme
en quelque sorte inversée : au lieu d’enlever
les enfants à leurs mères, le délire grand-serbe
a pensé pouvoir transformer les femmes « musulmanes » prisonnières
de divers lieux de viol en porteuses de petits nationalistes
serbes. 13 000 viols ont été recensés ;
les estimations varient de 20 000 à 60 000 cas.
Aujourd’hui, une trentaine de Serbes sont – ou ont été – inculpés
de génocide ou de complicité de génocide
par le TPIY : Karadzic, Mladic, Meakic (premier inculpé de
génocide, le 13 février 1995, pour ses crimes au
camp d’Omarska, il ne l'est plus depuis novembre 2002),
Sikirica (camp de Keraterm), Jelisic (Brcko), Kovacevic (Omarska),
le général Krstic (Srebrenica), le général
Talic, Brdjanin (ex-vice premier ministre de la « Republika
Srpska »), Krajisnik (l’un des principaux acolytes
de Karadzic depuis la création de son parti, le S.D.S),
Biljana Plavsic (autre « bras droit » de
Karadzic et idéologue de la supériorité « génétique » des
Serbes), Stakic (maire de Prijedor), le colonel Blagojevic (Srebrenica)… Auxquels
il faut, depuis le 23 novembre 2001, ajouter Milosevic, inculpé pour « la
préparation et l’exécution de la destruction
de tout ou partie des Bosniaques musulmans et des Bosniaques
croates ». La liste (publique) comprend encore, pour
Srebrenica : Borovcanin, Drago et Momir Nikolic, Obrenovic, Beara,
Popovic, Jokic, Pandurevic ; et, pour la région de
Prijedor : Zupljanin, Stakic, Drljaca.
Selon les calculs d’Iljas Bosnovic, démographe bosniaque
dont les estimations sont parmi les plus basses, les chiffres
des tués, morts ou disparus se répartissent comme
suit : 140 800 « Musulmans », 28 400
Croates, 12 300 « Yougoslaves » et « autres ».
Son collègue croate, Vladimir Zerjavic, arrive à des
conclusions similaires : 160 000 Bosniaques, 30 000 Croates,
et 25 000 Serbes (Bosnovic avançait le chiffre de 97 300).
En 1996, le nombre des réfugiés s'élevait à 1
259 000 ; celui des « personnes déplacées » à l’intérieur
de la seule Bosnie-Herzégovine, à 600 000. La Bosnie-Herzégovine
comptait 4 350 000 habitants en 1991.
Les 20 mars et 13 septembre 1993 – soit un an, puis un
an et demi, après le commencement des massacres, alors
que la majorité des victimes ont déjà été tuées – la
Cour internationale de justice de La Haye (la plus haute instance
juridique de l’ONU) annonçait au Conseil de sécurité que
les « Musulmans » de Bosnie-Herzégovine
couraient un « grave risque [je souligne] de génocide »… On
sait que ce génocide avait été programmé à Belgrade
dans la cadre de plusieurs plans, dont le principal, dit « RAM » (« cadre »,
en serbo-croate, mais ce n’est peut-être qu’un
sigle), a été rendu public par le dernier premier
ministre yougoslave, Ante Markovic, à la conférence
de La Haye, en septembre 1991. Il a été conçu,
selon toute vraisemblance, en 1990. Le TPIY dispose de témoignages
qui en indiquent la nature (ainsi la déposition de Jerko
Doko, ex-ministre de la défense bosniaque, le 6 juin 1996,
au procès Tadic ; Biljana Plavsic, lors de son procès,
en a reconnu l’existence et la teneur) et de l’enregistrement
d’une conversation entre Karadzic et Milosevic, au printemps
1991, où ceux-ci discutent de la mise en œuvre du
plan. De ce plan, le TPIY a dit avoir connaissance lors du procès
Tadic, précisant qu’il détenait les preuves
de l’implication de Milosevic dans « l’exécution
d’un plan conçu pour créer par la violence
un nouvel État [serbe] ». Quelle a été la
part de l’État français dans la collusion
internationale sans laquelle ces crimes n’auraient pu être
commis et répétés quatre années durant ?
I - Relations franco-yougoslaves à la
fin des années 80
L’État français est, depuis le début
des années quatre-vingt, l’un des principaux fournisseurs
d’armes à la Yougoslavie (avec la Grande-Bretagne,
l’Espagne, l’Italie, la Suède et les États-Unis ;
tous États qui, à l’exception des USA, contribueront,
comme par hasard, à la FORPRONU). L’envoyé du
ministère de la défense français auprès
de la JNA (pendant 2 ans), président d’une commission
franco-yougoslave aux armements, est alors un certain général
Philippe Morillon. C’est sous licence française
(Aérospatiale) qu’est fabriqué à Mostar
l’hélicoptère « Partizan »,
version du « Gazelle SA-342 ».
En 1989, alors que l’économie yougoslave est en
pleine décomposition, la Yougoslavie est, à l’Est,
le deuxième débouché commercial de la France – après
l’URSS – et la France, le quatrième client
de la Yougoslavie (le premier rang est occupé par
l’URSS). Le volume du commerce franco-yougoslave est d’environ
1,2 milliard de dollars. Quant à la CEE, qui achète
40% des exportations yougoslaves, la Yougoslavie est, pour ses
membres, la principale voie commerciale vers la Grèce :
c’est dire le prix que les dirigeants européens
attachent à la paix sur ce territoire. En juin 1991, au
moment des indépendances slovène et croate, outre
un plan accordant 800 millions de livres sterling à la
Yougoslavie, la CEE coordonne, pour 24 pays industriels, un programme
d’aide de 4 milliards de dollars (les USA n’allouant
que 5 millions de dollars à ladite Yougoslavie) :
on voit où se portent les intérêts de la
CEE et les moyens de pression qui sont les siens ; elle
se gardera de les employer. Lorsque l’armée « fédérale » entre
en Slovénie, la CEE vient de verser 730 millions d’écus à Belgrade.
II - Quelques menées
de l’État français en faveur du régime
de Belgrade pendant le conflit
Elles se déroulent simultanément dans les registres diplomatico-stratégique,
militaire, militaro-humanitaire et médiatique.
1. Diplomatico-stratégique
Au mois de janvier 1991, Milosevic et Borisav Jovic, représentant
de la Serbie à la présidence fédérale,
avaient envoyé l’amiral Mamula à Londres,
le général Blagoje Adzic à Paris et l’amiral
Brovet à Moscou, pour interroger ces trois puissances
sur leur réaction à un éventuel coup de
force militaire en Yougoslavie. Ils en étaient revenus
avec la conviction que la France et la Grande-Bretagne ne s’y
opposeraient pas. Trois mois plus tard, au terme d’une
visite à Moscou du ministre de la défense, Dimitri
Yazov, l’amiral Mamula conclura encore : « les
Occidentaux n’interviendront pas ».
À l’automne 1991, au moment où il menace
publiquement d’extermination les Musulmans de Bosnie, Karadzic
déclare aux principaux responsables du SDS : « Mes
contacts en Angleterre et en France me disent que l’Europe
soutient pleinement la cause serbe ».
De fait, au moment où le régime de Belgrade entreprend
une guerre génocidaire contre la majorité des habitants
de Bosnie-Herzégovine (son offensive générale
commence le 27 mars 1992), Roland Dumas explique aux « Douze »,
réunis à Luxembourg, que « [s’ils
veulent] un résultat convenable pour la Bosnie, [ils doivent]
tenir compte des efforts faits par la Serbie ». Et
les ministres des affaires étrangères européens,
qui reconnaissent la Bosnie-Herzégovine sans la faire
bénéficier d’aucune des conséquences
réelles d’une telle reconnaissance, d’adopter
un train de mesures économiques en faveur de la Serbie,
annonçant d’un même élan la levée
des « sanctions » économiques supposées
la frapper.
Tandis que la Communauté européenne tente de manifester
son existence politique sur la scène internationale grâce à la « crise »,
les offensives serbes donnent lieu à un rapprochement
franco-britannique qui se traduit par la co-gestion du conflit
jusqu’aux prémisses des accords de Dayton (elle
va toutefois faiblissant à partir de l’ultimatum
américano-otanien de février 1994). De concert
avec la Russie, les États français et britannique
sponsorisent tous les plans de division « ethnique » de
la Bosnie-Herzégovine, entérinant et prolongeant
la « purification ethnique ». C’est
le plan Juppé-Kinkel (novembre 1993) de tri-paritition « ethnique »,
conforme aux exigences de Milosevic, soutenu par Owen et endossé par
la Communauté Européenne, que reprendront les accords
d’apartheid promus par les États-Unis à Dayton.
Le tandem franco-anglais est aussi l’organisateur (les
Anglais occupant le devant de la scène) d’interminables « conférences
de paix » qui donnent du temps à Belgrade,
puis à Zagreb, pour continuer la « purification
ethnique » et consolider leurs positions sur le terrain ;
elles promeuvent en outre la représentativité « ethnique »,
bientôt étatique, des purificateurs.
La France est le pays qui a préconisé avec le plus
de constance le dépeçage de la Bosnie-Herzégovine
et l’abandon des enclaves au bénéfice de
Belgrade. Abandon pour lequel le général Janvier
plaidera devant le conseil de sécurité de l’ONU
le 24 mai 1995 : se déclarant opposé à la
dissuasion par les forces aériennes, il y demandera à être « débarrassé » des
enclaves du Nord-Est de la Bosnie. Une dizaine de milliers de
Bosniaques en mourront à Srebrenica.
2. Militaire
La première intervention militaire des puissances réputées
impuissantes est évidemment l’embargo sur les armes,
adopté par l’ONU le 25 septembre 1991, à l’initiative
de la France et de la Grande-Bretagne – alors que la Serbie
regorge d’armements. Productrice de 80% de ses armes, la « Yougoslavie » est
exportatrice ; Belgrade vient en outre de se procurer 14
000 tonnes d’armes au Moyen-Orient. La résolution
713, rédigée par des diplomates français,
s’applique indistinctement à toutes les républiques
yougoslaves, garantissant une supériorité militaire écrasante à l’armée
fédérale et à ses supplétifs serbes
de Bosnie-Herzégovine (rappelons une fois de plus que
la Bosnie n’a pas encore d’armée au moment
où elle est attaquée par la JNA et les milices
de Karadzic).
Sur le terrain, la contribution militaire française à la
poursuite des buts du régime de Belgrade n’est pas
moins précieuse. En voici un aperçu très
sommaire :
– La FORPRONU, dont le contingent le plus nombreux est
français, gèle les conquêtes serbes. Après
que Mitterrand eut obtenu d’Izetbegovic qu’il ne profitât
point du retrait des troupes serbes pour s’emparer de l’aéroport
de Sarajevo, les Français deviennent les garants du siège
de la capitale bosniaque et, puisqu’ils en gardent l’unique
issue, les geôliers de ses habitants. Ce sont les « casques
bleus » français qui assurent – en fonction
d’un accord Mitterrand/Milosevic, suivi d’un accord
Mladic/FORPRONU – un usage de l’aéroport conforme
aux volontés des Serbes de Pale, lesquels le surveillent étroitement :
pour chaque voyageur, leur agrément est sollicité par
les Français. Ce sont les « soldats de la paix » français
qui interdisent aux civils Bosniaques non seulement d’accéder
aux vols (à de très rares exceptions près,
accordées à quelques officiels), mais de traverser
la piste pour fuir la ville bombardée. Tandis qu’aux
points de départ du pont aérien vers la capitale
bosniaque, Britanniques, Canadiens ou Scandinaves refusent toute
importation de papier (classé « matériel
de guerre », parce qu’il pourrait servir à imprimer
des journaux) et confisquent les lettres (six autorisées),
voire l’argent, quand le porteur est Bosniaque, que transportent
quelques voyageurs accrédités – à Sarajevo,
les Français font la chasse à l’homme. Les
véhicules de la FORPRONU braquent leurs phares sur les
fugitifs qui tentent de traverser la piste à l’heure
où les snipers guettent ; ils écrasent à l’occasion
ceux qui sont tapis à côté du tarmac, molestent
ceux qu’ils capturent, ou les « emmènent
faire un tour chez les Serbes » (femmes enceintes
incluses), et refusent de porter secours à ceux qui sautent
sur les mines disposées autour de la piste. Au printemps
1993, moins d’un an après l’arrivée
des Français, le cinéaste Dino Mustafic, réalisateur
d’un film intitulé Pista Zivota (« La
Piste de la vie ») recensait 250 tués et 800
blessés. Le 11 juillet 1993, le journaliste anglais Ibrahim
Goksel est retrouvé mort, « abattu dans la
nuit par un franc-tireur sur la piste », écrit
Reporteurs Sans Frontières. Il avait été arrêté la
veille par des légionnaires, parce qu’il refusait
de leur remettre les bandes vidéo qu’il avaient
enregistrées à Gorazde. Huit ans plus tard, l’ambassadeur
de France pourra déclarer à des rescapés
de Srebrenica : « Le Président Chirac
m’a récemment dit qu’il tenait à ce
que nous restions à l’aéroport jusqu’à ce
que l’on puisse passer le relais aux autorités locales ».
– Le 8 janvier 1993, le vice-premier ministre bosniaque
est assassiné dans un V.A.B. français. La porte
du blindé avait été ouverte par le colonel
Patrice Sartre, assis à côté de la victime.
Commentaire de Morillon après le meurtre de Turajlic : « J’espère
que les dirigeants bosniaques ont maintenant compris ».
(À son retour en France, le colonel Sartre sera décoré de
légion d’honneur, envoyé commander des troupes
au Rwanda, puis nommé à la Direction des Affaires
Stratégiques du ministère de la défense.)
Scénario similaire le 8 novembre 1993 à Rajlovac :
deux membres d’une délégation bosniaque,
transportés par un V.A.B. français, sont enlevés
par des miliciens serbes sur le chemin de Vares (manipulation
bosniaque, affirme aussitôt la FORPRONU). Nombreux sont
les cas semblables.
– Chaque jour, la FORPRONU, dirigée par des Français
et des Anglais, publie les positions des troupes de Sarajevo.
– C’est un général français,
le même Morillon, cité à l’instant,
ancien putschiste en Algérie, qui désarme les troupes
bosniaques à Srebrenica en avril 93.
– C’est le général De La Presle, ex-commandant
de la FORPRONU, qui déclarait, le 4 novembre 1994 : « les
forces serbes devraient être soutenues et comprises »,
qui parraine, sur ordre plus que probable de Chirac qui l’a
promis à Milosevic et à Eltsine (avec l’aval
de Clinton), le deal conclu par le général Janvier
avec Mladic, les 4, 17 et 29 juin 1995, à Mali Zvornik,
puis à Pale (De La Presle est présent lors des
deux dernières rencontres) : la libération des « casques
bleus » retenus en otages contre la garantie qu’il
n’y aura plus de frappes de l’OTAN. Ce qu’ainsi
Chirac promettait n’était rien de moins qu’un
assaut sans souci contre Srebrenica et Zepa. (L’année
précédente, les ministres français et anglais
des affaires étrangères avaient « proposé » à Milosevic
ces deux enclaves, ainsi que Gorazde et la ville de Tuzla ;
quant au Conseil de sécurité de l’ONU, il
avait approuvé, cinq jours avant l’accord de Mali
Zvornik, un rapport d’Akashi prônant le retrait des « casques
bleus » hors de Srebrenica, Zepa et Gorazde.) Le 9
juin 1995, Janvier ordonne aux casques bleus de désormais
se tenir strictement aux principes du maintien de la paix. Le
pilonnage de Sarajevo redouble, à partir du 18 juin. L’offensive
finale contre Srebrenica commencera dans la soirée du
5 juillet. Deux jours avant les massacres, Carl Bildt avait glissé à Muhamed
Sacirbey, alors ministre bosniaque des affaires étrangères : « Détrompez-vous,
Srebrenica ne sera pas sauvée ».
– Au printemps 1994, les 1300 « casques bleus » basés
dans la « poche » de Bihac, équipés
d’une centaine de blindés, laissent les troupes
serbes remilitariser la « zone démilitarisée »,
puis se retirent en septembre pour ouvrir la voie à une
contre-offensive serbe. La France joue alors Fikret Abdic contre
Izetbegovic, et Juppé milite ouvertement contre la protection
de Bihac. Au printemps suivant, des chars « Sagaie »,
que les « casques bleus » français
n’ont pu empêcher les Serbes de leur « voler » (avec
un stock d’uniformes), tireront sur Sarajevo depuis les
collines qui entourent la ville.
– Le général Jean-René Bachelet, commandant
du secteur de Sarajevo, dont les officiers incitent les gens
de Pale à refuser Dayton pour garder Sarajevo, sera rappelé en
France à la fin de l’année 1995, pour avoir
manifesté un peu trop clairement l’opposition française
au retour de la capitale sous souveraineté bosniaque.
– Ce sont les Pieds Nickelés du renseignement français,
Gourmelon (porte-parole de la FORPRONU en 94), puis Bunel (décoré de
la légion d’honneur pour une opération accomplie
en Bosnie – en 1996, dit-il) qui informent respectivement
Karadzic sur un supposé projet d’arrestation conçu
par l’OTAN, et Belgrade sur les plans d’intervention
de la même OTAN – avant de se faire prendre la main
dans le sac par les Américains (l’affaire Bunel
sera rendue publique en octobre 98 ; le commandant sera
condamné en France à une peine des plus légères,
au terme d’un procès où nul n’évoquera
son inculpation, par un tribunal de Sarajevo, pour des sévices
infligés à une femme bosniaque). Fin février
et début mars 2002, la comédie recommence à Foca
(en « secteur français ») :
Karadzic échappe deux fois de suite à une opération
que la S-FOR dit avoir entreprise pour le capturer : il
a été prévenu par un officier français,
affirme au quotidien Hamburger Abendblatt le chef des observateurs
américains au Kosovo. Le secrétaire général
de l’OTAN dément.
– C’est l’ancien légionnaire en Algérie,
puis protecteur d’Omar Bongo (1990), le général
Bernard Janvier, jugé « homme d’honneur », « tenant
ses promesses », par le purificateur Momcilo Krajisnik,
qui permet la prise de la « zone de sécurité » de
Srebrenica, avec les conséquences que l’on sait,
en refusant toutes les frappes aériennes capables d’arrêter
l’assaut, sauf la dernière, qui est une mascarade
(le 11 juillet à 14 h 40, alors que les troupes de Mladic
sont déjà dans la ville, deux F-16 larguent une
bombe d’exercice fumigène à distance d’un
tank et à plusieurs kilomètres derrières
les positions serbes, puis renoncent à une seconde « frappe », « à cause
de la fumée », écrit Akashi ; à 16
h, une troisième « attaque aérienne » est
menée par deux A-10, sans tir ni largage). Tout cela est
connu. On sait moins que, deux jours avant de négocier
le deal de Zvornik, où il promet accessoirement à Mladic
de continuer de ne pas entraver le ravitaillement de ses troupes à partir
de la Serbie, via les territoires occupés, Janvier refuse
(contre l’avis du général Rupert Smith, commandant
la FORPRONU en Bosnie) d’ouvrir la route du Mont Igman
pour ravitailler Sarajevo. Trois mois plus tard, il se démènera
pour interrompre l’opération « Deliberate
Force » (les très peu massives frappes de l’OTAN
contre 56 objectifs serbes en Bosnie), truquant à cette
fin le compte rendu d’une réunion avec le S.A.C.EUR,
l’amiral Leighton Smith
3. Militaro-humanitaire
« Abject », de abjicere : jeter loin
de soi, abandonner, rejeter, jeter à terre ; mais
aussi : abattre ou terrasser, au double sens agonistique
et moral. La politique, ab origine française, de l’abjection
humanitaire, à laquelle seront soumis les Bosniaques,
est d’abord militaire. C’est une arme, maniée,
sinon inventée, avec une bonne conscience illustrative
de cette fin de siècle post-nazie et sac-de-riz, par l’État
mitterrando-kouchnerien ; arme dissuasive et moyen de chantage
comparable, quant à la puissance, sinon la rapidité des
effets létaux, à n'importe quelle arme dite « de
destruction massive ». En 1994, ce fut, dans la vitrine
humanitaire de Sarajevo, une moyenne de 121 g. de « nourriture » (fayots
et biscuits périmés, pour l’essentiel) par
jour et par personne, dont 15 g. de détergent – et
rien, ou presque, pour le reste du pays.
Mitterrand, donc, instaure le traitement « humanitaire » des
effets de la « purification ethnique »,
le 28 juin 1992, date de son excursion sarajevine, au lendemain
du sommet européen de Lisbonne, qui a appelé à « d’autres
moyens » pour rouvrir l’aéroport de Sarajevo,
et deux jours avant que le Conseil de sécurité n’examine
la proposition d’autoriser l’usage de moyens militaires à cette
fin (Boutros Ghali vient d’adresser à Pale un ultimatum
exigeant l’évacuation de l’aéroport
sous 48 heures). Mitterrand, félicité 5 mois plus
tard (dans Le Monde) par le chef du 1er corps de l’armée
serbe de Bosnie – le général Talic, l’un
des inculpés de génocide – pour avoir de
la sorte évité une intervention militaire, permet
ainsi à la stratégie de Milosevic d’aller
de l’avant – donc à la « purification
ethnique » de continuer. L’humanitaire est, avec
le poids du plus gros contingent de « soldats de la
paix », la seconde pièce maîtresse de
la stratégie française (les Anglais occupant tous
les postes-clefs pour l’exécution d’une initiative
française) et le second des moyens mis en œuvre
par ces deux États pour soumettre les Bosniaques. Il est
de bon ton de reprocher aux dirigeants bosniaques une « stratégie
victimaire » ; quoi qu’il en soit de leur évident
cynisme (et pourquoi seraient-ils plus fréquentables que
les nôtres ?), ils n’ont fait, en l’occurrence,
que retourner cette puissance de mort et de domination contre
ses détenteurs.
La stratégie humanitaire, c’est aussi la création
de ghettos « musulmans », les « zones
de sécurité ». En octobre 1992, le président
du CICR propose la création de « protected
zones » (des « United Nations Protected
Areas » avaient déjà été instaurées
en Croatie). L’idée est soutenue par l’Autriche,
les non-alignés, puis par les Pays-Bas – sans succès.
Au printemps suivant, alors que Srebrenica est sur le point de
tomber, les diplomates français, qui avaient rejeté la
suggestion (de même que Vance, Owen, les Britanniques et
les Américains), se ravisent, reprennent le projet, et
obtiennent des Anglais et des Américains qu’ils
l’appuient. Le Conseil de sécurité de l’ONU
le met en oeuvre par les résolutions n° 819 (16 avril
1993), « exigeant » que Srebrenica soit
traitée « comme une zone de sécurité ») ;
824 (6 mai 1993), déclarant « zones de sécurité » les
villes de Sarajevo, Tuzla, Zepa, Gorazde, Bihac, Srebrenica « et
leurs environs » ; et 836 (4 juin 1993), autorisant
le recours à la force pour protéger lesdites « zones ».
Caution offerte à toutes les conquêtes serbes faites
et à faire sur le reste du territoire bosniaque, la tactique
française des « zones » est conçue
pour couper court aux réclamations des Américains
en faveur de la levée de l’embargo sur les armes
et confiner en Bosnie les « Musulmans »,
qui cherchent refuge en Europe. Dans ces « zones »,
ils mourront par milliers, sous la garde de la Force de Protection
des Nations Unies.
La stratégie humanitaire, en tant qu’alternative à l’intervention
militaire et parce que l’agitation charitable s’arrête à leurs
barbelés, vaut acquiescement à l’existence
des camps. La bouffonnerie de Roland Dumas, réclamant
une intervention militaire pour les ouvrir, a cru pouvoir donner
le change.
Directement informé par Izetbegovic, lors de sa promenade
sarajevine, Mitterrand se tait. À cette date, le gouvernement
bosniaque a déjà publié une liste d’une
centaine de camps et toutes les chancelleries occidentales sont évidemment
au courant depuis longtemps ; de même que le CICR
(qui continuera de mentir jusqu’au début du mois
d’août, quand les articles de Roy Gutman auront rendu
la dissimulation impossible) ; de même que l’ONU,
qui occulte notamment un rapport des « casques bleus » danois
basés à Dvor, en Croatie occupée, daté du
3 juillet 1992, après avoir ignoré d’autres
rapports de gradés de la FORPRONU. Pour sa part, le
Conseil de sécurité se contentera d’ « exiger » l’ « accès » aux
camps (Résolution 771, du 13 août 1992), puis leur « fermeture » (Résolution
798, du 18 décembre 1992 !) – sans décider
aucune mesure propre à servir ces « exigences ».
Quand les « tchetniks » consentiront à ouvrir
les camps les plus connus, à la condition que les détenus
partent pour l’étranger, le CICR devra, en septembre
1992, reporter leur libération, faute de pays d’accueil.
Des milliers de prisonniers disparaissent alors ou sont exécutés
au cours de « transferts ». Le 28 octobre,
la France accordera généreusement aux survivants
300 autorisations de séjour de 6 mois.
4. Médiatique
Blocages de l’information, mensonges, double langage et
rhétorique ethniciste sont les principaux aspects de l’opération
médiatique française.
Blocages et mensonges. Blocage sur le terrain : la situation
de la population dans les zones occupées et dans les autres
enclaves est évidemment bien pire qu’à Sarajevo.
Lorsque, par extraordinaire, un journaliste s’y aventure,
ses reportages sont confisqués par les « casques
bleus » français. Les cassettes vidéo
enregistrées à Gorazde au printemps 1993 par Najib
Gouiaa lui sont ravies, dès son arrivée à Sarajevo,
par le colonel Valentin, et le photo-reporter, également
délesté de ses papiers, est empêché de
quitter Sarajevo pendant trois mois. Blocage dans les agences
de presse : dans le local de l’AFP, à Sarajevo,
des envoyés très spéciaux filtrent les informations,
menaçant, au besoin physiquement, les importuns qui ne
se satisfont pas de leurs services commandés. Blocage
dans les salles de rédaction (auto-censure ou directives
gouvernementales ?) : non seulement aucun grand quotidien
ou journal télévisé n’a jamais dit
ce que les envoyés spéciaux constatent quotidiennement – que
les porte-parole de la FORPRONU mentent chaque fois qu’ils
ouvrent la bouche ou qu’un Goumelon est un propagandiste
de Pale (le public français ne l’apprendra qu’en
1998) – mais ils répercutent à la lettre
les balivernes que les press officers de la FORPRONU diffusent
chaque matin. Au Monde, 8 mois après la fin de la guerre,
faire passer une simple brève signalant que l’I-FOR
a livré 7 survivants de Srebrenica à la police
serbe, qui les a aussitôt torturés, suscitait encore
l’opposition des « décideurs » à la
Claire Tréan.
Double langage. Entre autres choses, et dans le registre des « droits
de l’homme » : tandis que l’État
français prône le jugement des criminels de guerre
et pousse à la création du TPIY, il entrave son
activité depuis le début, refusant à ses
procureurs successifs (de Goldstone à Arbour) les informations
ou les témoignages qu’ils lui demandent. (Même
tactique, en substance, pour le projet de Cour Pénale
Internationale : favoriser son avènement pour la
frapper de nullité, en soumettant sa compétence
aux volontés des États.)
Rhétorique. Du début à la fin du conflit,
les politiciens français ont entériné l’intégralité du
discours grand-serbe (et grand-croate), accréditant la
fiction de différences « ethniques » entre
Serbes, « Musulmans » et Croates, de même
que le roman des « haines ancestrales » supposées
animer ces communautés. C’est par la reprise du
lexique « purificateur » que la complicité française
commence, et cette collusion lexicale se prolonge en double refus
d’identifier l’agresseur et d’user du mot de
génocide. Ce sont donc des en-soi qui déportent,
massacrent, violent et torturent : « la Guerre »,
selon Mitterrand (30 décembre 1992) ; « la
Peur », selon Morillon.
III - Une araignée
dans le placard
Le « processus de paix » géré,
avec l’État britannique, par l’État
français, dont la politique bosniaque a été constante,
sans différence aucune d’un gouvernement à l’autre
(aux rodomontades chiraquiennes près), c’est déjà la
somme de ce qui vient d’être décrit. La finalité en était
d’emblée déchiffrable ; le résultat
obtenu la rend cristalline.
L’unité de la Bosnie-Herégovine a été anéantie ;
les conquêtes serbes et croates sont, pour l’essentiel,
entérinées ; la séparation « ethnique » règne ;
l’appareil productif est en ruine ; un État
inapte à aucune fonction et bloquant toute évolution
a été institué par les Occidentaux ;
la population bosniaque « musulmane » demeure
dispersée – et/ou brisée. La destruction
matérielle et symbolique de la Bosnie est accomplie. Celle
des Bosniaques n’attend plus que le sceau de la Vérité et
de la Réconciliation.
L’affaire est donc entendue. Demeurent toutefois maintes
questions qu’aucune réponse satisfaisante n’a
permis de classer, ou qui n’ont jamais été posées.
Il en est une que je voudrais mentionner, parce qu’elle
touche à la marche du partage mondial de la domination
inter-étatique contemporaine et à l’intelligence
que nous pouvons nous en former.
Nourris, ou plutôt gavés, des ratiociations de politologues
en tous genres, on a accoutumé de considérer ce
conflit à la lumière noire des autophilies (des
narcissismes) de masse : nationalismes rivalitaires, religions
ennemies, identités en mal d’affirmation… Lubies
idéologiques qui ne renvoient qu’à des moyens
de mobilisation populaire, elles ont pour principal mérite
d’exonérer les puissances étrangères
de leur responsabilité.
Des interprétations moins superficielles ont été tentées,
qu’il faut certainement retenir. Ainsi, pour la grenouille
française, de sa rivalité avec le bœuf américain
(qu’elle n’a cessé de solliciter pour des
envois de troupes sur le terrain, dans la sotte idée que
le souci de leur sécurité paralyserait le ruminant) ;
de sa volonté de contrer l’extension de la zone
d’influence allemande ; de son alliance avec la Russie,
procédant de la rivalité précitée ;
de l’usage du conflit pour gagner des galons dans les institutions
européennes (les gros contingents français de « soldats
de la paix » servaient aussi cette cause) ; de
la communauté d’intérêts commerciaux
et militaires avec la Grande-Bretagne…
À quoi l’on a rarement ajouté, soit relevé au
passage, que la prolongation du conflit (trois ans et demi de
guerre officielle, pour la seule Bosnie) était condition
sine qua non du succès des visées occidentales.
La pertinence de ces explications n’est pas douteuse. Il
serait fâcheux de négliger pour autant le poids
du gangstérisme politique, qui n’est pas, comme
le pensent les croyants en l’État de droit, une
perversion de l’État ou du Kapital, mais une donnée
structurelle de l’un et de l’autre. Si la prédation
a été le nerf de la guerre que les dirigeants serbes
et croates ont faite à la Bosnie, faudrait-il croire que
leurs souteneurs occidentaux n’en ont tiré aucun
profit immédiat ? Une seule indication suffira.
Le néo-colonialisme français s’exerce par
le biais de réseaux politico-mafieux dont l’Afrique
est évidemment le premier terrain d’action et la
première victime : oppression, misère, famines,
massacres sont les conséquences quotidiennes de cette
prédation-là, laquelle n’est pas à un
génocide près.
Or, comme un récent épisode l’a plaisamment
illustré, les chemins africains et serbes des prédateurs
et des assassins se croisent dans les coulisses de l’État
français.
Acte I. À la fin du mois d’octobre 1996, Mobutu
Sese Seko, allié au Hutu Power, demande au réseau
Pasqua/Foccart de lui envoyer des mercenaires et des avions de
guerre pour faire face à une contre-offensive des Banyamulenge.
L’opération est apparemment supervisée par
le « Mr. Afrique bis » de l’Élysée,
Fernand Wibaux, avec la participation du préfet Jean-Charles
Marchiani. L’embauchage des mercenaires est assuré par
la société française Geolink, revendeuse
de gros matériels de télécommunications
(elle équipera notamment l’armée zaïroise
en téléphonie de campagne), qui propose à Wibaux,
le 12 novembre, de « recruter 100 commandos serbes
pour déstabiliser le Rwanda » ; auxquels
s’ajouteront, quelques semaines plus tard, par la même
entremise de Geolink, trois Mig 21, venus de Serbie avec pilotes
et mécaniciens. Le chef du contingent serbe (plusieurs
dizaines d’hommes sur 280 mercenaires européens,
commandés par deux vieux acolytes de Bob Denard, Christian
Tavernier et Emmanuel Pochet) est un colonel franco-serbe (il
a les deux nationalités), contrôlé par la
D.S.T., qui se présente sous le pseudonyme de « Dominic
Yugo ». L’homme a participé, aux côtés
de l’émissaire de Chirac – Marchiani, flanqué du
trafiquant Arcadi Gaydamak – aux tractations relatives à la
libération des deux pilotes français abattus fin
août 1995.
Acte II. En novembre et décembre 1999, sous l’effet
des allégations du ministre serbe de l’information à l’encontre
des services secrets français, qu’il accuse d’avoir
chargé un commando, baptisé « Araignée » (Pauk),
d’assassiner Milosevic, la presse française s’intéresse
au chef dudit commando. Il s’agit du même « Dominic
Yugo », de son vrai nom Jugoslav Petrusic. Ancien
de la Légion, il a été membre du service
de protection de François Mitterrand, puis, en juin 1999,
envoyé en opération au Kosovo (pour assassiner,
entre autres, un commandant de l’U.C.K., affirme le quotidien
gouvernemental serbe Politika), muni d’un passeport français
au nom de Jean-Pierre Pironi. L’un des membres du commando,
Slobodan Orasanin, représentait « Geolink » à Belgrade,
toujours selon Politika. Mais l’assertion semble plus que
plausible, et Orasanin « aurait été chargé de
fournir du matériel militaire à l’équipée
africaine [au Zaïre] tout en s’assurant de l’achat,
pour la Yougoslavie sous embargo, d’équipements électroniques à une
très grande société française [« Geolink »,
ou une autre ?] avec laquelle ‘Dominic Yugo’ était également
en contact ».
Quant aux états de service des membres du commando en
Bosnie, en voici un aperçu.
Avant de partir pour le Congo (ex-Zaïre), où son
groupe a assassiné et torturé à Kisangani,
Jugoslav Petrusic a participé au massacre de Srebrenica.
Il aurait aussi tué Jusuf Prazina (« Juka »,
gangster sarajevin responsable du meurtre de deux « casques
bleus » français ; son cadavre a été retrouvé en
Belgique en 1993). Le lieutenant Milorad Pelemis, dit « Misa », était
le chef d’une unité de choc, la 10ème unité de
sabotage, dépendant du centre de renseignement militaire
dirigé par le colonel Petar Salapura, au quartier général
de Mladic (à Han Pijesak). Cette unité, basée à Bijeljina,
a été chargée des pires exactions à Srebrenica,
et ailleurs. Petrusic travaillait également pour Salapura.
C’est le tandem Petrusic/Pelemis qui recrutera les mercenaires
pour Mobutu, à Bijeljina puis Belgrade, et sous l’autorité du
chef des services secrets serbes, Jovica Stanisic. Branislav
Vlaco, autre membre du commando « Araignée »,
a dirigé un camp de viol en Bosnie occupée, l’auberge « Kontiki »,
dite aussi « Chez Sonja », à Vosgosca,
dans la banlieue de Sarajevo. Son nom et sa fonction de « manager » de
ce camp de femmes sont mentionnés par la demande d’enquête
d’un procureur militaire de Sarajevo relative aux « crimes
de guerre » commis par le général canadien
McKenzie, alors qu’il commandait la FORPRONU (il s’agit
du viol et de la disparition de quatre jeunes filles bosniaques,
remises entre ses mains et celles de son escorte par les tortionnaires
du « Kontiki »). Vlaco, avec Pelemis, Petrusic
et un quatrième homme nommé Rade Petrovic, a participé aux
massacres de Srebrenica.
Le 13 novembre 2000, quelques semaines après l’élection
de Kostunica et le consécutif rapprochement public des
dirigeants serbes et français, un tribunal de Belgrade
acquittait les cinq membres du commando « Araignée ».
Tout est bien qui
finit bien. Milosevic, devenu trop peu présentable,
a été retiré de la scène, déposé par
ses propres hommes du M.U.P. et de la police secrète.
L’épine dorsale du régime – ses structures
et, à quelques opportunes disparitions près,
ses principaux protagonistes – est intacte. Le 15 novembre
2000, l’Union européenne s’empressait de
lever ses sanctions touristiques contre 200 des assassins professionnels
qui la composent.
À peine arrivé au pouvoir, le « démocrate » Kostunica
s’est précipité en « Republika
Srpska » pour y rencontrer ses vieux amis : la
famille Karadzic et l’état-major du S.D.S. Cependant
que l’État serbe préparait son retour à l’ONU
avec l’appui de la France, le rapporteur onusien pour les
droits de l’homme, que la perspective du jugement de Milosevic
enrageait, plaidait pour son exfiltration en Russie, et suggérait
une amnistie.
Le ministre socialiste des affaires étrangères
de l’État gaulois n’a pas été en
reste. Serinant, depuis la chute du vieil allié de la
France, qu’il fallait « laisser du temps » à Kostunica
pour l’arrêter, Védrine s’est démené,
avec l’aide des tueurs moscovites de Tchétchènes,
pour obtenir l’impunité de Slobo. Sans compter ce
que le personnel politique et militaire français pouvait
craindre qu’il y révélât, la diplomatie
des marchands de canons n’avait rien à gagner à sa
comparution devant une juridiction internationale. Nulle instance
au monde n’a donc travaillé contre le transfèrement
de Milosevic à La Haye avec plus d’opiniâtreté que
le Quai d’Orsay. Las ! Le chantage yankee aux subsides
a bientôt triomphé des protections franco-russes :
elles n’ont pas pesé davantage que le manège
judiciaire de Belgrade (une inculpation pour corruption et abus
de pouvoir), et le mangeur d’hommes, livré à La
Haye par un rival de Kostunica, y a été inculpé de
génocide le 23 novembre 2001, soit six ans après
la fin de la « purification ethnique » et
huit ans et demi après la création du TPIY. Les
frappes de l’OTAN au Kosovo et en Serbie semblent avoir
permis au tribunal de découvrir qu’un dictateur
pouvait être impliqué dans un génocide planifié et
exécuté par ses hommes.
Business as usual. Après la levée des « sanctions » commerciales,
pour laquelle le gouvernement français a tant milité,
les affaires recommencent : avec des subventions massives à la
Serbie, européennes celles-ci, que le même gouvernement
a patronnées. Nul doute que le jour où Kostunica
(ou son successeur) obtiendra l’adhésion de la Serbie à l’Union
européenne, il pourra réciter les remerciements
qu’il adressait le 10 octobre 2000 à son plus sûr
courtisan : « Nos amis français nous
viennent en aide, encore une fois ».
En attendant, tandis que le tandem anglo-français se préparait à relever
la S-FOR sans « être tributaire de l'accord
des autorités bosniennes pour agir », 4 200 soldats
français, sur 5 000 envoyés au Kosovo, assuraient
l’apartheid à Mitrovica, avec une efficacité que
louait le chef des « tchetniks » locaux
(« Les soldats français ont pris les mesures fortes
que nous réclamions pour séparer les communautés »,
déclarait Oliver Ivanovic, fin novembre 2000). Mitrovica
se situe à moins de dix kilomètres des riches mines
de Trepca, qu’il serait regrettable de voir tomber en dehors
de l’escarcelle franco-serbe.
Un peu plus loin, au nord-ouest, en « secteur français » de
Bosnie, un Karadzic supersonique, escorté par des
dizaines d’hommes invisibles, se propulse depuis dix ans
sous le nez des soldats de l’I-FOR, puis de la S-FOR, puis
de l’EUROFOR : comme Mladic, il entre en Bosnie et
en sort si vite que cela « rend son arrestation très
difficile ».
L’État français, en somme, a gagné sa
guerre.
(texte publié sans son appareil
de notes, nous vous renvoyons pour cela à sa version imprimée)