« Vous êtes les bienvenus
ici, mais sachez que les généraux Morillon
ou Janvier, dans la mémoire de mes enfants, seront
comme Milosevic. »
Izeta Suljic, membre de l’association Femmes de Srebrenica,
aux députés de la Mission d’information
(29 juin 2001)
En novembre 1999,
le député Pierre Brana, déjà animateur
de la mission d’information parlementaire baptisée « Enquête
sur la tragédie rwandaise », déposait
une « proposition de résolution tendant à créer
une commission d’enquête sur le rôle et l’engagement
de la France en Bosnie-Herzégovine en 1995 et sur les événements
qui ont conduit à la tragédie [bis] de Srebrenica ».
Un an plus tard, l’Assemblée nationale votait la
création d’une Mission d’information commune
[aux commissions de la défense et des affaires étrangères]
sur les événements de Srebrenica, chargée,
selon ses rapporteurs, de « faire la lumière
sur le rôle de la France » dans ces « événements ».
C’est que « les victimes le méritent,
leurs familles l’attendent », et qu’« aucun
citoyen français ne peut vivre avec l’idée
que la patrie des droits de l’Homme aurait commis des fautes
ayant conduit au massacre de plus de 7000 personnes ».
Voilà qui serait, en effet, sans précédent.
En novembre 2001, les parlementaires ont livré leur rapport.
Médecins
Sans Frontières, dont 22 salariés
bosniaques ont été assassinés dans l’enclave
ou y ont disparu, a diffusé une critique de l’argumentation,
des lacunes et des contradictions des auditions organisées
par la « mission ». Ce texte d’une
trentaine de pages va à l’essentiel ; il suffit à pulvériser
les plus grossiers des mensonges dont les gens d’État
font commerce depuis 1995.
Diffusé peu avant la publication du rapport, il épargne
la prose des députés. Elle est exemplaire.
Les représentants du peuple n’ont pas été très
curieux (ils n’ont pas entendu nombre de personnages-clefs
et se sont gardés de poser aucune question gênante),
ni exigeants en matière de documentation (ils se sont
contentés de pièces dont les plus intéressantes étaient
tombées depuis des lustres dans le domaine public). Les
occasions de comprendre le rôle qu’a joué l’État
français dans la « tragédie » ne
leur ont toutefois pas été comptées, quand
ce ne fut que par défaut, aussi souvent qu’informations
et documents leur ont été refusés ou que « responsables » civils
et militaires leur ont raconté des histoires à ronfler
debout, accumulant antinomies et aveux involontaires – jamais
relevés.
Dans les deux sens du terme, ils n’entendent rien.
Certes, pour comprendre (et poser des questions pertinentes),
faut-il au moins savoir de quoi l’on parle. Ce ne semble
pas être le cas de cette élue qui, après
six mois d’investigation, demande encore « qui
est M. Stoltenberg ? » ; ni celui de
ses collègues, qui pensent que la guerre contre la
Bosnie a commencé le 6 avril 1992, prennent pour référence
le rapport (« très objectif »)
publié en novembre 1999 par l’un des bureaucrates
onusiens qui se sont opposés aux frappes aériennes – Kofi
Annan, chef du DPKO (Department of Peace Keeping Operations)
pendant les « tragédies » de
Srebrenica et du Rwanda – jugent éclairant le
navet intitulé Warriors, et ne sont pas encore sûrs
de pouvoir parler de génocide.
Veillons toutefois, ne retenant de ce rapport que son aspect
de sottisier, à ne point négliger ses mérites.
Il offre un consistant recueil de pièces dont la plupart
sont inédites en France ; les auditions de dirigeants
politiques ou militaires forment une véritable anthologie
de la falsification qui fera, un jour, le bonheur de quelque
chercheur ; le discours des rapporteurs condense enfin
la plupart des procédés de méconnaissance
en usage depuis le début du processus international
de destruction de la Bosnie, où se perpétue
la disjonction de l’information et du sens, l’incapacité radicale
de la première, désormais disponible en quantité plus
que suffisante pour éclairer l’objet gravement « revisité », à produire
le second. C’est un précieux document de travail.
I – L’intégrale
de la rhétorique négative composée depuis
le début du conflit nous est jouée, engendrant
ses habituels effets d’inintelligibilité.
Les événements ne surviennent que sous l’empire
de l’une des inexhaustibles figures du manque. Celui-ci
affecte la « volonté politique » (« d’intervenir à Srebrenica » ou
de « faire exister les zones de sécurité ») ;
les moyens militaires (en particulier ceux « dévolus
aux zones de sécurité », dont le principe « humanitaire » n’est
pas en cause) ; le mandat de la FORPRONU (« mal
défini ») ; l’information (le dispositif
français de renseignement a pâti de « lacunes
tragiques » qui ont entraîné un « retard
permanent des acteurs sur les faits ») ; les
objectifs (qui ne sont pas « clairs ») ;
les directives (qui sont « floues ») ;
la conscience (« de la gravité de la situation » chez
les « autorités françaises » :
elle ne leur vient que « le 10 juillet au matin »,
et la « communauté internationale » ne « prend
conscience que les hommes, jusqu’alors considérés
comme disparus, ont pu être tués » qu’« autour
du 17 juillet ») ; le jugement (ce sont des « erreurs
d’appréciation » qui ont amené le
général Janvier a refuser les frappes aériennes,
comme ce sont des « erreurs tactiques » que
le bataillon néerlandais a commises en n’opposant
aucune résistance aux troupes de Mladic ou en empêchant
les Bosniaques de se défendre) ; les transmissions
(un « dysfonctionnnement » ou un « malentendu » entre
le QG de Sarajevo, celui de Tuzla et le Dutchbat à Srebrenica
a compromis, le 11 juillet, la réponse aux demandes d’appui
aérien) ; la vérité (le travail de
faussaire accompli pour la énième fois par Akashi
lorsqu’il rend compte de la situation à Srebrenica
est une « incroyable carence ») ;
la connaissance (le général Gobilliard, commandant
de la FORPRONU pour le secteur de Sarajevo, qui demande l’arrêt
des pseudo-frappes, le 11 juillet, « ne connaissait
pas la région de Srebrenica ») ; la perception
et le coefficient de réalité (le 10 juillet, « le
général Janvier, pas plus que M. Yasushi Akashi,
ne perçoit la réalité des événements ») ;
etc.
Bref, rien ne saurait s’expliquer par une stratégie,
soit un ensemble d’actions coordonnées en vue d’obtenir
un bénéfice dans un conflit, stratégie que
ce rapport empêche de penser, parce qu’après
tant d’autre discours, il est fait pour cela. L’histoire – sous
les espèces du rôle que les États du Groupe
de contact, l’État français, en particulier,
ont joué dans le massacre de Srebrenica, après
avoir soutenu trois ans et demi de « purification
ethnique » – n’est que la somme incohérente
et aléatoire des « cafouillages » politiques
ou militaires, le produit de l’absence ou du défaut,
parfois celui de l’Àνaγκη : « Loin
d’être le fruit d’une stratégie délibérée
et mûrie, la création des zones de sécurité ressort
[?] bien davantage d’un choix largement contraint par les événements » (I,
77).
II – Il s’ensuit
que ce qui advient, advient hors causalité, ou comme résultante
d’un concours stochastique de micro-causalités indépendantes
et, bien sûr, sans intentionnalité. L’« erreur » ou
la « défaillance », survenant sans
motif ni raison, se révèle sans effet ; sans
plus d’effet, au demeurant, que la « décision » :
« En conclusion, vos rapporteurs souhaitent souligner
qu’il leur paraît assez vain, et somme toute injuste,
d’imputer la chute de l’enclave à telle ou
telle décision particulière ou à telle erreur
ou défaillance. […] C’est un enchaînement
d’erreurs et d’insuffisances qu’on ne peut
que constater tout au long de ces journées : de l’absence
des uns à la non-réaction des autres, tout a concouru à l’échec
des Nations unies. Dans ce contexte, […] on doit admettre
que le responsable civil sur place de l’opération
et le général qui commandait en chef n’ont
pas été à la hauteur de leur tâche » (I,
48).
Pourquoi ? Mystère. Une grande tâche et de
petits hommes, un « enchaînement » dont
on ne sait ni d’où il vient, ni où il va,
si ce n’est à « l’échec »,
voilà tout.
Si ce n’est pas la faute à pas-de-chance, c’est
la faute à pas-de-sens : « il faut bien
dire que le sens de notre politique échappe aux meilleurs
observateurs, et sans doute aussi à ceux qui la conduisaient » (I,
121).
Ni intention, ni concertation, ni objectif, ni agent conscient,
ni intelligence, ni projet, ni cohérence, ni sens, donc :
juste une radicale indétermination, où s’est
noyé le poisson de la responsabilité. Une sorte
de royaume illimité de l’inconscience ? Non
pas, car ce serait supposer des sujets qui en seraient affectés
: plutôt un univers d’a-conscience, où tout
a lieu et se fait malgré tous, ou sans eux.
De même que le choix délibéré (la « décision ») égale
l’aboulie en tant qu’ils non-influent identiquement
sur le cours des événements, les effets du manque,
premier moteur incréé de l’« impuissance » des
membres du Contact Group, se confondent à l’occasion
avec ceux de la surabondance (les trop nombreuses résolutions
du Conseil de sécurité ont « compliqué le
rôle » de la FORPRONU, écrivait Boutros-Ghali,
approuvé par Léotard, lui-même approuvé par
les rapporteurs).
Pour autant, la patiente investigation des députés
n’aura pas été vaine, puisqu’elle a
permis de découvrir, sous tel habitus propre à l’ONU
ou à l’armée française, une manière
de causalité. Si les casques bleus devant la « purification
ethnique » étaient, ainsi que le disaient les
Bosniaques au début du conflit, « comme des
eunuques devant l’orgie » (avant d’y participer),
c’est à cause de la « culture de maintien
de la paix de l’ONU » qu’invoque l’amiral
Lanxade (I, 61). Si le général Janvier n’a
déclenché ni Close Air Support ni Air Strikes pour
défendre la population, ce n’est pas qu’il
ait « reçu des instructions en ce sens »,
non, c’est à cause de la « culture particulière
de la France en ce qui concerne l’usage de l’arme
aérienne » (I, 190). La « culture » fait
se mouvoir les protagonistes français et onusiens de la « tragédie » comme
un fleuve emporte des bouchons, ou, pour l’énoncer
de façon plus technique, la « culture » ainsi
entendue est un phénomène thermodynamique qui crée
de l’histoire sociale : elle agit par la seule somme
de son énergie interne et du produit de la pression qu’exerce
son volume, enthalpie où nul décideur n’est
pour quelque chose dans ce qui résulte de ses décisions.
III – Nous sommes
dès lors en mesure de prononcer que le général
Janvier n’est coupable de rien : pas très « à la
hauteur », mauvais nageur en vérité,
il aura seulement échoué à remonter le courant
torrentiel de sa « culture ». Le chef de
la FORPRONU, « bouc émissaire » des
survivants, qui croyait, « peut-être un
peu naïf », « parler à des hommes
d’honneur » quand il s’adressait à Mladic
ou Tolimir, en sort un peu mouillé, certes, mais blanc
comme neige. C’est ce qu’il fallait démontrer.
Comme tout ce que l’on sait contredit une telle conclusion,
les b
onnes volontés parlementaires,
ayant consciencieusement gobé chacune (et repris à leur
compte la plupart) des couleuvres servies au cours des auditions,
ont travaillé avec la foi du charbonnier. De la même
façon que « vos rapporteurs ont acquis
la conviction qu’il n’y a pas eu de planification
de la prise de Srebrenica avant le 9 juillet » (I,
41 ; nul n’a entendu parler du plan « RAM »),
la majorité des membres de la mission d’information « a
la conviction que le général Janvier n’a
pas accédé aux demandes du 4 juin, présentées
par Mladic à Zvornik » (I, 185) ; elle « ne
croit pas à la thèse d’un marchandage [« frappes
contre otages »] entre les généraux
Janvier et Mladic » (I, 190). Au terme d’un
examen de leur rapport en commission, F. Lamy et R. André ont
encore « estimé » qu’à ce
stade, on ne pouvait affirmer qu’une seule chose [sic], à savoir
que le général Janvier n’avait pas accédé aux
demandes présentées le 4 juin 1995 par le général
Mladic » (I, 193).
« Il y a certes eu négociation pour libérer
les otages français – quel gouvernement ne l’aurait
pas fait ? – mais elles ont été menées
par un canal différent. En l’occurrence, c’est
le général de La Presle qui en fut l’exécutant
opérationnel, en dehors de toute chaîne onusienne
et dans un cadre strictement national ».
Un « canal différent » est-il une
négociation différente ? Si oui, laquelle ?
On n’en saura pas plus : on a « négocié,
certes » quelque chose (la libération des otages),
contre rien.
Pour achever de rincer le bouc émissaire, restait à interroger
la « prévisibilité » de l’extermination.
Trois ans après les massacres commis dans chacune des
villes conquises (Bijeljina, Zvornik, Foca, Bosanski Samac, Banja
Luka, Bratunac, Visegrad, Vlasenica, Brcko…) et la « découverte » des
camps ; un an après que Mladic eut annoncé qu’il
exterminerait la population de la Vallée de la Drina (le
14 octobre 1991, en plein parlement bosniaque, Karadic avait
déjà menacé les Musulmans d’extermination)
; cinq semaines après le rapport des observateurs militaires
de l’ONU adressé à leur QG de Zagreb, évidemment
communiqué à Janvier, sur la présence d’Arkan
dans la région et la nécessité d’adopter
des mesures pour prévenir un massacre, avertissement réitéré les
8 et 10 juillet – comment le sort des habitants de Srebrenica
eût-il été prévisible ?
« Difficile de se faire une idée précise » (I,
56). « La question est d’une redoutable
complexité » : « l’attaque
de Srebrenica était sans nul doute prévisible au
sens où […] Srebrenica était un but de guerre
pour les Serbes » (I, 82). Quant à savoir « si
les massacres étaient prévisibles », « il
est impossible de trancher cette question » (I, 91) ;
d’autant que l’on ne saurait « prévoir
ce que les Serbes eux-mêmes n’ont pas encore décidé » (I,
94) : la décision de s’emparer de toute l’enclave
les prend, le 9 juillet, comme une envie de pisser. Tout compte
fait, le massacre était « difficile à prévoir,
en juillet 1995 » (I, 191).
C’est le fin mot d’un rapport que Le Monde trouve « très
dur pour la France » (30 novembre 2001).
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(texte publié sans son appareil
de notes, nous vous renvoyons pour cela à sa version imprimée)