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Violence et déni dans la littérature : l'ultranationalisme serbe

Par Catherine Coquio, publié dans L'Histoire trouée, L'Atalante, 2004.

La prétendue authenticité, le principe archaïque du sang et du sacrifice, contient déjà quelque chose de la mauvaise conscience et de l'habileté du pouvoir, propres à ce mouvement de renouveau national qui a recours aujourd'hui à la préhistoire pour sa propre propagande. Le mythe primitif est déjà l'élément mensonger qui triomphe dans les charlataneries du fascisme, et que celui-ci attribue à la Raison. (...) L'histoire de la civilisation est l'histoire de l'introversion du sacrifice. En d'autres termes, l'histoire du renoncement. (...) L'hostilité des esclaves pour la vie est une force historique intarissable de la sphère nocturne de l'histoire.

Adorno et Horkheimer. Dialectique de la raison.

 

Parmi les effets du conflit ex-yougoslave, on en compte un qui, pour n'être pas moins pervers, est sans doute le seul qu'on puisse dire positif : la littérature balkanique est lue et traduite plus qu'elle ne l'a jamais été en France. Avec cette guerre, les Balkans ont attiré l'attention au point, non cette fois de déclencher une guerre mondiale, ni d'empêcher un massacre au long cours, mais de faire lire une littérature jusque là ignorée ou jugée mineure. Phénomène symptomatique, peut-être, d'une autre espèce de perversité : celle du processus d'assimilation culturelle, du bon côté de l'Europe, de ce qu'elle appelle volontiers "barbarie".


On peut juger mineur ce phénomène à son tour, au regard des drames humains vécus dans cette région du monde entre 1991 et 1999, et de leurs effets au long cours. Il ne l'est pas si l'on considère le rôle des écrivains dans la genèse du conflit, ni la part qu'ont pu prendre d'autres à son refus et sa compréhension critique. La littérature est une entrée décisive dans cet événement à deux titres : celui de document-symptôme, nécessaire à l'anthropologie d'une violence qui fut érigée en forme de vie par ses idéologues; celui de texte poétique, sujet possible d'une compréhension critique si l'écriture, réanimant une langue saccagée par la propagande, et abolie dans le passage à l'acte, produit des effets réflexifs et poétiques majeurs. La littérature étant devenue en Serbie, au cours des années 80-90, dangereuse mythomane et fébrile usine de kitsch, ce retour à la parole est parfois passé par une autocritique du langage, un travail sur le mythe et une réflexion sur l'autonomie de la forme littéraire.


Les crimes politiques perpétrés ici ont atteint à certains moments une violence proprement génocidaire. A qui ni les mots du droit ni les témoignages et livres noirs ne parleraient assez clairement, l'examen d'une certaine littérature serbe - et proserbe -, permettant d'explorer l'inspiration raciale des fantasmes exterminateurs déployés en actes, peut être d'une certaine utilité. Le présent article n'est toutefois bien sûr pas destiné à administrer la preuve d'un génocide par la littérature, mais à indiquer dans celle-ci le moyen d'une saisie interne des formes symboliques de violence en jeu ici, et de l'étonnant phénomène de négation qui l'a relayée, passée souvent par l'encouragement, voire la sympathie littéraires. Quel qu'ait pu être le rôle de l'antisémitisme et du fascisme littéraires dans le génocide nazi, ou de Gorki ou Pavlo Tytchyna dans l'extermination des paysans ukrainiens, le cas serbe présente un cas inouï de participation directe des intellectuels et lettrés à un crime de masse. Les principaux organisateurs de l'"épuration ethnique" étaient écrivains. La collusion est allée si loin que le problème de la "responsabilité" de l'intellectuel ne se pose même plus : dans certains cas, on est même tenté de parler d'une véritable criminalisation de la littérature. Parmi ses victimes, on trouve la poésie elle-même.


Le syndrôme L'Age d'homme


En France, sur fond de tam-tam juridique et d'après-moi-le-déluge étatique, la danse médiatique et éditoriale a mêlé des effets de mode (dépassée maintenant), d'inconscience, de bonne volonté et d'irresponsabilité, voire de fanatisme, en produisant une confusion particulière. Ce désordre n'est pas forcément funeste : littérature et critique obéissent à d'autres règles que celles du droit et de l'Etat. Il est bon que la littérature serbe la plus compromise nous ait été rendue accessible aux bons soins de L'Age d'homme, dont le prosélytisme aveugle est monté si haut, et la déontologie si bas, qu'elle a fait prononcer à Yves Laplace, qui a consacré en 1998 à ce phénomène une précieuse méditation critique, les mots de "bête immonde" et de "syndrôme d'Augias".


Au coeur de toute violence massive faite aux humains, on trouve, aux alentours d'un pouvoir d'Etat, un foyer d'idéalités meurtrières et de destructions symboliques, qui rejaillissent sur leurs commentaires. En France, la mauvaise foi lyrique s'est tant surchauffée que c'est parfois de "bêtise immonde" qu'il faudrait plutôt parler. Survoltée de grands sentiments, l'indigence triomphale inspire l'effroi dans les trois volumes publiés chez L'Age d'homme aux lendemains du massacre de Srebrenica : Avec les Serbes, Les Serbes et nous (1996), Alliés des Serbes (1998). Là, dit l'avertisseur, les auteurs "laissent parler ce qui compte le plus dans l'amour qu'on porte à un peuple frère, francophile et souvent francophone : le coeur". La fine traduction politique de ces francofolies serbistes revient à Jean-Edern Hallier : "le XXIe siècle sera nationaliste ou ne sera pas". Et quand Patrick Besson demande en 1996 à Radovan Karadzic, qui fut l'un des responsables directs des massacres en Bosnie, si, pour résister à la pression psychologique il prend "des pilules, et si oui lesquelles?", le "héros" dit comment, côté Pale, on soigne ce coeur :

 

Pas de pilules, mais un certain sens de la fatalité. Et la foi. La foi dans mon peuple. Dans les droits de mon peuple (p. 20).

 

L'éditeur et l'édité sont ainsi fondés à mettre la main sur ce coeur surmené, écorché, mais battant avec tous - pour un : le "peuple serbe" doté, par cette servitude volontaire, de tous les droits du fatum. Et un pour tous : en 1990, L'Age d'homme fit traduire les discours de Slobodan Milosevic dès leur parution à Belgrade. L'année suivante paraissait la série d'entretiens de Dobrica Cosic, bientôt Président de la République Fédérale de Yougoslavie, avec son loyal serviteur Slavolioub Djoukitch. Suivie en 1992, en pleine "épuration ethnique", de l'ancien roman Racines et d'un recueil, La Yougoslavie et la question serbe. Cosic y présente l'unification en un Etat de tous les Serbes, jusqu'ici victimes de l'histoire, comme un "droit de l'ethnie" qui doit à présent "jouir de son identité". Radovan Karadzic lui-même est accueilli les bras ouverts dans la maison, qui publie deux de ses livres : La Bosnie, un enjeu tragique, et L'Eveil de l'âme repliée.


Cet effondrement intellectuel d'une grande maison d'édition, à qui les Français pendant des années ont dû l'accès à de grands écrivains dissidents du monde soviétique, redouble la débâcle de l'intelligentsia serbe, dont il rend possible la chronique, nous fournissant une part de son corpus. Ce pathétique activisme permet d'explorer un vertige : la dissolution-éclair de l'esprit critique en Serbie, l'enrégimentement des écrivains au service de l'Etat et de ses mythes esclaves : peuple martyr et nation sublime. Comment la littérature a-t-elle pu préparer ainsi son autodestruction? Comment la "purification" fantasmée, pour se réaliser dans les faits, s'est-elle jouée dans la langue? Comment le jeu littéraire subjectif devient-il rituel politique collectif? Comment s'inscrit dans le langage un désir d'extermination? Toutes ces questions se rejoignent en un même lieu critique : celui de la violence mythique, qui assure le passage du littéraire au politique, et du politique au génocidaire, lequel est, à terme, négation du littéraire et du politique.


Le sinistre imbroglio politico-littéraire qui s'est noué en Yougoslavie à la fin des années 80 a été rendu possible par le mélange de deux traditions propres à l'Europe centrale : celle, inhérente aux "petites nations", d'une mobilisation littéraire et politique sur le thème national - que Kafka avait décrite avec une profondeur elliptique dans son journal en 1911, puis celle du communisme, de ses allégeances et dissidences, dont Predrag Matvejevic a dressé en 1993 une physionomie intime. Quelques années plus tôt, dans son Homo poeticus, Danilo Kis avait dit dans quelle impasse exaspérante ces contraintes enfermaient l'écrivain balkanique, forcé d'être contre son gré un éternel homo politicus, et de lutter contre un nationalisme endémique.


Le nationalisme serbe a abrité derrière une grossière façade "socialiste" un héritage explosif, qui s'est manifesté avec la désintégration du système fédératif. Ce mélange n'a réellement explosé qu'au cours des années 1980, avec la chape de plomb titiste... et "yougoslave". La torche qui porta cette flamme sur les frontières, les portes et les ponts yougoslaves, puis au Kosovo, coeur du mythe, portait un nom sujet aux malentendus : le "peuple". Mais pour que le feu des incendiaires s'allume, il fallait un bon combustible. Ce fut la littérature, porteuse des mythes nationaux. Grâce à elle, ces mythes continuaient de circuler dans la grande Raison communiste, dont les rêves schizophrènes étaient contenus, mais bel et bien diffusés, par des écrivains "engagés". En plein régime communiste, le fil rouge de la Serbie céleste conservait son Ariane. Mais les choses se passèrent mal : entretemps, Ariane était devenue le Minotaure.


Poètes présidents : "Grand-père" Cosic, "Karadzic, héros", et autres


On a déjà dit l'importance de l'imaginaire littéraire serbe dans les formes de la cruauté guerrière, et des écrivains dans le déclenchement du conflit. On sait le rôle moteur du Memorandum de l'Académie des Sciences et des Arts, publié en 1986, dans la victimisation nationaliste du peuple serbe lié au procès du titisme. On sait aussi que son inspirateur fut le romancier national, Dobrica Cosic, qui voyait dans l'Académie de Belgrade, en 1986, "l'institution suprême, nationale et morale, de la société serbe, grâce à la défense dignement organisée de sa réputation, contre les pressions vulgaires du pouvoir".. La Ligue communiste alors n'est pas encore dissoute. En attendant de passer au "vulgaire", l'écrivain national est donc chef de "l'institution suprême" d'une Serbie académisée, coeur et cerveau d'un pays martyr qui redresse enfin la tête.


Pour redresser la tête, le cerveau doit avoir un corps : ce fut Milosevic, "paradigme de tout ce qui est serbe", en qui Cosic reconnut publiquement comme le "tribun" providentiel. Ce fils spirituel étant consacré "patriarche de l'Etat serbe", "pater familias" de "l'ethnie" serbe, Cosic, lui, devint "grand-père" de la nation. Mais lorsqu'il offre ainsi ses services à Milosevic, il est lui-même déjà un homme de pouvoir à plusieurs titres. Doyen du Parti passé à une douce dissidence en 1968 à propos du Kosovo, romancier national, Cocic est devenu "l'âme" de la nation serbe. Cette âme est née, comme il le raconte lui-même, à l'ombre des chênes serbes, mais aussi entre les murs du Politburo local : à l'âge de ses premiers essais littéraires, en 1948, Cosic était chargé de la culture et des arts dans l'Agit-Prop du Comité central de Serbie. Quarante ans plus tard, il est devenu grand-père du peuple serbe grâce au succès de la cause Kosovar et d'une saga romanesque - traduite en français chez L'Age d'homme au début des années 90 : Racines, Le Temps de la Mort, Le Temps du mal, lourde chronique tolstoïenne d'une famille serbe, nommée Katic, de la fin du siècle dernier à l'ère communiste. Les "racines" sont celles du peuple serbe, la "mort" est la tragédie de la première guerre mondiale, le "mal" est celui des idéologies de l'entre-deux guerres. L'argument est l'hésitation des uns et des autres entre tradition patriarcale et modernité.


En 1990, Cosic peaufine son aura de "grand-père" national. Vieux rebelle indulgent, il respecte "l'homme éternel de la terre" - le "martyre" de la paysanne le bouleverse - et dit avoir rêvé, jeune militant, de présider un kolkhoze; mais il est homme des villes et du progrès, sévère pour les Tchetniks et honteux du "vulgaire" folklore serbe, qu'il comprend néanmoins. Irrésistible narrateur de ses maladresses littéraires d'antan, il confie humblement ses "fautes" politiques, qui deviennent les "péchés" d'un peuple bientôt lavé par ses petits-enfants, appelés à se libérer de tout mea culpa. Homme enfin, il raconte sa découverte de l'univers concentrationnaire titiste à "L'île nue", traumatisme dont il préféra, sagement, ne tirer aucun livre. Bref, dissident convaincu devenu "sceptique fatigué", Cosic se dit en 1990 "compagnon de souffrance" des Serbes, mais en aucun cas leur "chef" : éternel "opposant", il n'a d'autre ambition que littéraire. Ce faisant, il devient Président de la République Fédérale de Yougoslavie.


Alors l'idéaliste revenu de tout, et surtout de ses fictions, devient grand tragédien du peuple et psychiatre en chef. Car l'homme étant un "être tragique", l'histoire une "maison d'aliénés" et les Serbes un "peuple de la liberté" qui ne comprend que le "bâton", il faut protéger le "caractère serbe" de son "instinct autodestructeur": "Courageux soldats", "piètres citoyens", "gueux arrogants" et menteurs géniaux, les Serbes, qui ont "gagné toutes les guerres, mais perdu toutes les paix", doivent être délivrés de leur "long calvaire" et de leur sentiment de culpabilité chronique :

Dans ce temps du mal prolongé, nous ne sommes pas seulement des victimes; nous aussi, nous causons des souffrances aux autres, peu importe de savoir pourquoi et combien.

La "tragédie", qui décrète le Mal nécessaire en absolutisant un état d'urgence, est un argument rhétorique tout-puissant pour le pouvoir. L'esthétique nourrit un calcul tactique : la médiocrité devient une force, la vulgarité une légitimation, et le mensonge un trait patriotique. Fondée sur le mythe unitaire, l'entité serbe suppose la négation de l'individu, dont la seule marge de manoeuvre est l'ambivalence du sentiment national :

Seules les grandes nations peuvent respecter la personnalité humaine, l'individu. C'est impossible dans les petites nations à cause des tabous et des mythes, encore vivaces dans le peuple. Ici, seule la nation peut être grande. (...) Un Serbe n'est un homme que s'il est serbe, que s'il a conscience d'appartenir à son peuple, qu'il le glorifie ou le conspue.

Puisque le mensonge est patriotique, Cosic peut déclarer dans un journal de Zagreb que la Grande Serbie est "un syntagme romantique qui n'a jamais été le but de l'idéologie nationale serbe". Et tenir à une France attentive le discours du progrès en lutte contre la "décadence" serbe. Tirant tout le parti possible de ce discours émancipé de toute logique, Milosevic pousse la leçon jusqu'au bout : il faut évincer Cosic pour revenir au capital serbe, la guerre maudite et nécessaire. Car tout "démocrate" qu'il soit, le fascisme est ainsi fait que son cerveau n'est pas de taille à lutter avec son corps.


Au corps combattant, il fallait un bras droit. Avec Radovan Karadzic, on revient en toute simplicité à l'épopée - écrite et vécue : dans son interview, en 1995, Besson demandera à Karadzic s'il avait toujours su qu'il vivrait ainsi sa vie "sur le mode épique". Foin des délicatesses de Cosic, vive le folklore, les Tchetniks et la "guzla", guitare des Balkans….. Psychiatre, ancien président du Parti démocrate serbe de Bosnie, puis Président de la République serbe de Bosnie, maître d'oeuvre du siège de Sarajevo, à présent inculpé de génocide, Karadzic aimait à se dire poète. Il avait été l'auteur en 1968 du recueil La Lance folle; puis "l'enjeu tragique" de la Bosnie lui fit chanter L'éveil de l'âme repliée. Interrogé par Besson en 1995 sur ses "maîtres en poésie", Karadzic dit son faible pour Tsernianski et Ducic, mais surtout pour "nos poètes nationaux épiques" : Vuk Karadzic, dont il se dit le "descendant", et surtout Njegos.

 

Quand la guerre a commencé, je pensais tout le temps à Njegos car les choses arrivaient telles qu'il les avait prédites. Je savais La Couronne de montagnes, son grand poème épique, par coeur.

 

Encore le coeur - ausculté par ailleurs en médecin psychiatre, spécialiste de l'âme (serbe). Le premier sujet de thèse de médecine de Karadzic était une psychanalyse de la poésie serbe. J'ai essayé, dit-il, "de déchiffrer notre poésie épique à travers une grille psychanalytique". Ce projet n'ayant pas convaincu les médecins, il présenta un "travail sur la dépression cachée, occultée. Masked depression". L'étude de la littérature épique est donc devenue celle de la "dépression masquée", lâchée à son tour pour la "politique". L'épopée nationaliste serait-elle le masque maniaque de la dépression, pour reprendre l'idée de Freud?


Mais l'ethnopsychiatre serbe a beaucoup à redire à Freud. "Ce n'est pas un rêve, / La feuille tombe et c'est plus important que l'interprétation", dit en leit-motiv un des poèmes de La Lance folle, "L'interprétation des rêves". La psychanalyse fait partie des "connaissances" par lesquelles, lit-on plus loin, "la pensée sur la nature s'est appauvrie", et que supplante en son omniscience le "destin". "Ce n'est pas un rêve / C'est le destin, lui murmurent les anges impuissants". Et ce destin qui "mène à la connaissance", c'est la "chute" - celle de la "feuille". Mais ce "mouvement qui promet sa naissance", et qui est "voué à la putréfaction" parce qu'il a "complètement quitté la matrice", dit le poète, c'est aussi "l'effort du chaos indomptable pour se défendre / Intentionnellement". Les snipers de Sarajevo, c'est connu, se "défendaient" contre l'ennemi - femmes, enfants et vieillards compris. "Devant tes yeux incrédules, dit le poème pour finir, se produisent de véritables horreurs. / Ce n'est pas un rêve...". Le massacre de Srebrenica, effectivement, ne fut pas un rêve, mais un acte intentionnel, dit de défense : le passage à l'acte, clé fatidique des rêves prophétiques, aura révélé de quelle chair était faite cette "feuille morte" destinée à tomber : celle des hommes.


Dans cette idiosyncrasie perverse où toute réflexivité intensifie le coefficient idéologique du discours, chaque contenu de pensée est orienté vers sa destruction dans l'idée maîtresse du fatum. Et pour qui déguise la guerre en fatum populaire, celle-ci devient un génocide avec naturel - celui du mythe, qui permet de repasser sans solution de continuité de l'épopée au nettoyage ethnique. C'est le destin. Plus besoin même d'écrire des poèmes : le guerrier réalise la prophétie lue dans la mémoire épique. L'épopée vécue - la "politique" - est plus importante que l'interprétation des textes. Pour mon malheur, dit Karadzic en 1995. Mais ce malheur est lui-même un irrésistible destin. Et caetera.


Lorsque les feuilles de ces arbres-là hésitent à tomber, on les aide. Tel compagnonnage littéraire serbo-russe ne nuit pas. En août 1996, le Tribunal Pénal International visionnait un document de guerre un peu spécial : Karadzic y invitait le poète Edouard Limonov à tirer à la mitrailleuse, du haut d'une colline, sur une rue de Sarajevo. Le scénario du tir du sniper du haut des collines boisées, en direction de la ville corrompue, avait lui aussi son terrain préparé en littérature. En guerre il devint un divertissement sur l'herbe de poète à poète, une réjouissance slave bénie par les Muses.


Il y eut en Serbie un autre célèbre ethnopsychiatre, dont la science fut à la fois celle de l'homme de cour, du grand prêtre et du devin officiel. Pendant la guerre, il avait en Croatie son propre fief : Président du Parti démocrate serbe de la Krajina, Jovan Raskovic, auteur du livre Le Pays fou, s'était spécialisé dans la caractérologie psychanalytique des peuples yougoslaves, tout en pratiquant l'appel à la vengeance. Il se flatta ainsi d'avoir "provoqué une tension émotionnelle au sein du peuple serbe" - peuple "oedipien" structurellement rebelle, disait-il, tandis que le peuple croate, "efféminé" - que le chef de guerre Seselj dira "génétiquement lâche" et "décadent" - souffrait d'un "complexe de castration" qu'il compensait par sa "grande culture"; les Musulmans, eux, cupides et fanatiques, souffraient de "frustrations rectales". Et le Docteur provoqua de fait une certaine tension en appelant les Serbes de Croatie à "déterrer les ossements de nos martyrs" afin qu'ils demeurent "plus près du ciel, puisque le peuple serbe a toujours été le peuple du ciel et le peuple de la mort". Passant le pathos tragique à la moulinette pseudo-freudienne, la psychiatrie devint un nouveau genre idéologique : hallucinante de kitsch, forte d'une autorité médicale et politique, elle prêta main forte à la mystique serbo-astrale. Raskovic n'était pas poète, mais son livre fut honoré d'un éloge du grand Cosic : "Grâce à la communication métaphysique qu'il a établie avec les Serbes, il a réveillé ce peuple endormi par le régime de Tito".


"L'heure du réveil", c'est l'assomption des défauts présumés serbes par la psychiatrie. La tautologie identitaire est une machine à recycler les tares : mensonge, haine de soi et folie sont les défauts chéris du "peuple", à muer en culture d'Etat. La haine de la guzla s'y porte tout aussi bien que l'amour de la guzla : Karadzic en dit du bien, Cosic du mal. Peu importe : mépriser le folklore serbe, c'est être plus Serbe que jamais. L'ambivalence mythique, matériau de construction du "peuple", incarcère l'esprit dans une liberté folle. Déguisée en trait ethnico-psychique, donc encore en fatalité, la folie devient une menace : "Les Serbes sont un peuple fou, je suis psychiatre, je vous le dis", disait Raskovic à Tudjman. Et Karadzic, en 1992 : "Par malheur, nous ne sommes pas des gens normaux". En toute conscience médicale, Karadzic peut donc dire à Patrick Besson, le 25 octobre 1995, trois mois après Srebrenica : "Je veux que ma clinique psychiatrique soit une très bonne clinique psychiatrique, la meilleure de toute l'ex-Yougoslavie". A Sarajevo, précise-t-il.


Traiter tel ou tel psychiatre de fou n'est pas un argument critique, dès lors que la folie, elle, est un argument guerrier qui en a convaincu plus d'un - y compris en France parmi les décideurs et les militaires. Dire tel poème de Karadzic médiocre ne délivre pas non plus du problème qu'est devenue la poésie lorsqu'elle émane ainsi d'un tueur d'Etat, applaudi par une population sous hypnose. Le chef populiste n'est pas schizophrène; il n'a d'ailleurs pas perdu conscience du fait littéraire. La conscience kitsch est son luxe. La littérature y cultive son propre mythe : l'épopée fonctionne comme un signe idéologique. Le cauchemar ex-yougoslave confirme que la distanciation postmoderne peut faire bon ménage avec l'abrutissement meurtrier. On sait que l'idée européenne de décadence, cultivée dans le romantisme noir et l'art fin de siècle, imprègne l'imaginaire primitiviste, mais aussi, passée dans l'idéologie, le nationalisme fasciste. Cette évolution s'exprime dans la littérature serbe comme avec un long effet-retard : l'image obsessionnelle de la chute y puise à la fois dans le romantisme épique façon serbe et dans l'esthétisme décadent. Les effets d'autodérision lettrée ne protègent pas l'écrivain esthète contre la chute. Malgré toute son ironie, l'écrivain Borislav Pekitch, subtil auteur du roman drôlatique L'ascension et la chute d'Icare Gubelkian, a lui aussi viré nationaliste un peu plus tard.


Milosevic, lui, ne s'intéresse pas à la littérature. Dans ses discours, le concept idéologique fonctionne comme un signal; d'où l'extrême pauvreté lexicale et syntaxique de ses formules sérielles : "démocratie" et "haut niveau culturel", "intégration" à l'Europe et "liquidation" des "intérêts particuliers", lutte contre la "crise", la "culpabilité", "l'agonie", "peuple" et "citoyens" contre "ethnies" et "bureaucrates". Cette langue de bois confine même au tableau, comme dans la série antithétique récurrente : serbe = yougoslave = humain/ antiserbe = antiyougoslave = antihumain. Comme l'écrit l'éditeur Vladimir Dimitrijevic en avant-propos des Années décisives, Milosevic est l'homme qui a refusé la "fatalité du déclin" (p. 9). Son discours est celui de la Raison : jamais il ne parle de guerre, et très peu de littérature. De l'autre côté de la Raison, le mythe épique fait bombance, et transforme le texte poétique en réservoir d'emblèmes et fétiches.


Les esprit "synthétiques" ont de l'avenir en Serbie. En 1990, il y avait encore un autre petit président poète : celui du Mouvement serbe du renouveau, Vuk Draskovic, devenu "grand homme" serbe grâce à son roman Le Couteau (Noz). Un best-seller. Mais écrire ne pouvait suffire à venger les crimes turcs ni le camp nazi de Jasenovac. En 1990, Draskovic réhabilitait les Tchetniks au nom de la Grande Serbie, et disputait à Milosevic la cause Kosovar. C'est à lui que le monde doit le slogan : "la Serbie se trouve partout où il y a un mort serbe". Avec Draskovic, la flamme vengeresse annonçait sa couleur bureaucratique :

Les tombes serbes ne sont pas encore vengées. Nous devons dresser des fichiers de nos ennemis.

C'est de ces tombes à venger que faisait rêver le best-seller : celles des victimes des oustachis et des communistes. La martyrologie a le sens de la synthèse. Car Le Couteau était un roman synthétique. D'où son titre d'avenir. En 1990, en Serbie, on comparait volontiers Draskovic à Tolstoï, à Vuk Karadzic et à Njegos.


L'étroit couloir du mythe : de l'épopée au massacre


Car les écrivains serbes ne se sont pas contentés de fabriquer du kitsch : ils l'ont fait en brandissant de vieux livres, qui contenaient, eux, d'authentiques poèmes. Quel élixir les poètes du siècle passé avaient-ils donc préparé à leur insu en chantant le "peuple serbe"? En 1943, Adorno expliqua le déclin idéologique de l'épopée par sa parenté avec le mythe, dans un essai sur "La naïveté épique". Mais la vraie difficulté ici vient du fait que les nationalistes ont eux-mêmes répondu :

Nos mythes nous rendent plus forts et nous devons vivre avec eux. Chaque fois que nous étions en difficulté, nous revenions au Kosovo, à Karadjordje, à la poésie populaire. Ces mythes et toute notre mythologie, que traînent aussi bien nos intellectuels que l'Eglise, nous conduisent dans un couloir assez étroit.

Ces propos sont tenus en 1992 par Antonije Isakovic, député, membre de l'Académie des Sciences et des Arts de Belgrade. Pris dans l'étroit couloir génocidaire où l'a conduit cette nouvelle orthodoxie, le "peuple" serbe appelé au "nettoyage" (ciscenje) fut donc encouragé à réciter, sur un mode sciemment mythique - et en ceci militant - les poètes fondateurs du siècle passé, méthodiquement réédités à la fin des années 80, Vuk Karadzic et Petar Njegos.


Comme toujours, l'amalgame sert la logique du pire. Il y a un abîme entre ces deux auteurs, tous deux monténégrins d'origine, ardents défenseurs du pays serbe. L'oeuvre de Vuk Karadzic, poète et philologue à la fois, est un riche abécédaire de la culture serbe, à la fois savant et populaire. Créateur de la langue littéraire serbe, Karadzic fut aussi l'inventeur d'un panserbisme culturel, qui, tandis qu'il établissait son dictionnaire et sa grammaire serbes à partir de la langue parlée d'Herzegovine, lui fit collecter le patrimoine poétique des diverses nations slaves, ainsi que des Albanais et des Tsiganes. Militant de l'indépendance dès 1804, qui lui valut un long exil autrichien, auteur d'une traduction du Nouveau Testament interdite par l'Eglise orthodoxe, Vuk Karadzic fut une figure de la résistance - formule presque imprononçable aujourd'hui, tant elle s'est trouvée affublée de l'imagerie du paysan autodidacte et du rebelle exilé. A l'opposé, son disciple Petar Petrovic Njegos, prince-poète-évêque monténégrin, fut l'écrivain de tous les pouvoirs, dont l'oeuvre grandiloquente - dont se moqueront ensemble Danilo Kis et Vidosav Stevanovic - était mieux vouée à devenir le ballon de baudruche du nationalisme serbe. En égorgeant les Musulmans bosniaques, les Tchetniks devaient se souvenir des Turcs égorgés dans son Gorski Vijenac (Les Lauriers de la montagne, 1847), réédité à Belgrade en 1990.


Massacrer des corps d'aujourd'hui au rythme de vieux vers épiques, telle aura été la manière d'hériter d'un patrimoine devenu fardeau maudit : le Serbe, sous peine de disparaître, doit "traîner" dans la modernité le "dépôt sacré" des mythes nationaux - dont la guerre se débarrasse en fait pour faire oeuvre sacrée elle-même. Il n'est donc pas question ici d'incriminer le genre épique en soi, ni sa version romantique serbe, qui s'inscrivit d'ailleurs dans une vogue européenne. Imputer le nettoyage ethnique à la poésie du siècle dernier serait créditer le mythe grotesque de la descendance des Karadzic, et céder en même temps à un causalisme primaire et à un racisme culturel. C'est de son instrumentation politique qu'il s'agit. Cette instrumentabilité pose toutefois la question du potentiel idéologique du mythe épique, et de ce qui, dans un texte littéraire, donne prise ou non à l'idéologie. Radovan n'abolit pas Vuk - à moins que Goebbels n'abolisse Novalis. Mais l'héritier oblige à relire différemment l'ancêtre, afin de saisir de quel point de bascule possible la poésie doit se protéger désormais.


On sait que jusqu'à la première guerre mondiale, cette poésie s'est transmise oralement dans toute la Yougoslavie, et qu'une fois cette tradition passée à l'écrit, les intellectuels s'en sont éloignés, en la citant comme un motif obligé, voire énervant : la guzla finit par agacer le romancier bourgeois du peuple. Dans le premier volet de la trilogie de Cosic, Racines, qui évoque la Serbie de la fin du XIXe siècle, la veulerie du chanteur parasite trahit l'héroïque passé dont il est le dépositaire, pendant que sombrent les révoltes paysannes. Car la mesquinerie politique, qui fait voler en éclat familles et villages, a rompu le charme épique. Le dégoût pour la guzla n'est qu'un moment négatif dans la relève romanesque du mythe national. Celui-ci, comme on le voit chez Cosic, s'élabore dans le roman serbe dès les années 50 en plein régime communiste, au sein même de son appareil.


Alors que cette poésie épique, toute patriotique qu'elle fût, semble avoir assuré longtemps un lien intercommunautaire, elle est dépecée par les nationalistes au cours des années 1980 et surgit ça et là, ponctionnée, folklorisée dans le discours politique et l'aphorisme - forme qui tend symptomatiquement à supplanter les autres en Serbie. Puis on voit resurgir ces framents poétiques épars dans telles dépositions des criminels de guerre. Entre-temps, le folklore tsigane a pris le relais de la transmission orale : il revient en force dans la décennie qui suit. En identifiant son rythme à celui de la chère hystérie "yougoslave", pour montrer à l'Europe de quoi se chauffe la passion serbe, Kusturica en a fait l'usage pervers que l'on sait. Toute entraînante qu'elle soit, la musique d'Underground est aussi le démon de midi idéologique d'une guzla cacochyme, le flon-flon "barbarogénique" des années 90. Dragan Katuranic écrit à ce propos : "le mythe est toujours une histoire sur la création, le commencement du monde, alors que le début de la nation serbe moderne est la mort". Grâce au mythe, la mort serbe s'est hissée au rang de création poétique et de slogan national. Mais comme le prêche le métropolite Amfilohije Radovic : "il ne saurait y avoir de résurrection sans mort préalable". D'où, dans la littérature serbe, l'omniprésente figure de Lazar, éminemment nationale : Lazar est à la fois le nom du martyr princier de la nation serbe et celui du héros chrétien de la résurrection.


La Serbie renaissante explore son nouveau régime politico-culturel : la violence mythique se mue sciemment en violence d'Etat. De cette entropie naît un crime politique réalisé comme une oeuvre. Ou comme une catastrophe naturelle, terrible et désirable : la Serbie entière est à l'image secrète d'Anika, l'envoûtante putain en révolte, idole et terreur des hommes de jadis, dont Ivo Andric avait raconté le châtiment mortel dans Au temps d'Anika - réédité par l'Age d'homme en 1992. Anika sacrifiée sortait elle aussi de sa tombe : le mal reste impuni car l'innocence, comme la faute - et comme la femme - est mythique à son tour. Lazar enfin debout retrouve ses "racines". On rouvre les tombes, on pose près des ossements sous les flashs. Cela donne du "coeur" à l'ouvrage : creuser les charniers oustachis, et violer méthodiquement, à la moderne, dans des camps faits pour ça, les femmes de ceux qui, six siècles plus tôt, ont tué le petit tzar à Kosovo Polié. Mais ce temps pour tous il faut le faire, et pas seulement l'écrire. Le nouveau temps du mal sera celui du bon gouvernement, celui qui passe à l'acte. La Slobo-démocratie, qui laisse venir à elle les grands et petits écrivains.


Cette esthétique nihiliste de la mort et du mal fatal a donc inspiré en profondeur les formes de la mise à mort et de la violence faite au corps et aux esprits lors de l'"épuration ethnique", organisant le "crime intime" (X. Bougarel) et la cruauté. Comme l'écrit Etienne Balibar, "l'idéalité cruelle" a une dimension plus "emblématique" et "fétichiste" qu'idéologique. D'où, comme au Rwanda et en Algérie, les formes "ultrasubjectives" de la violence pourtant politique faite aux individus, attaqués dans leur intimité, brisés dans leur système d'identification imaginaire. La métaphore donne à l'acte cruel ses traits fantasmatiques : ceux de la barbarie, idéalisée dans la geste épique. Mais cette figuration n'est pas libre : comme le viol ethnique de masse, l'égorgement à la chaîne - avec leurs variantes serbes, cuillère rouillée et lame de couteau à lécher - relève d'un crime d'Etat programmé. Le jeu avec la barbarie épique est bien ici un sous-produit du monde civilisé. Mais puisque la barbarie elle-même, en son contenu symbolique, fait l'objet d'un investissement spécifique, il devient absurde d'user de ce terme à des fins de dénonciation. Quant à en parler à propos de cette littérature même, cela peut-il avoir un sens?


La "rage de la mort" et la poésie "barbare après Auschwitz"


Parmi les poncifs qu'a fait circuler la lancinante question du devoir de mémoire, l'une des phrases les plus souvent citées est celle d'Adorno sur la poésie barbare après Auschwitz. La poésie nationaliste serbe semble la confirmer en la littéralisant, à l'extrême opposé des oeuvres de Paul Celan, Jean Améry ou Imre Kertesz : la négativité radicale et réfléchie de ces oeuvres issues de la Shoah, et leur autocritique de la barbarie culturelle, en font un démenti des réflexions d'Adorno. En revanche, la littérature nationaliste serbe illustre avec éclat cette postériorité barbare, sans que soit refoulé le souvenir d'Auschwitz, au contraire brandi comme un étendard, à côté du drapeau anti-turc marqué du sceau du mythe d'origine Kosovar.


Dans un texte de L'Autre Serbie intitulé "La rage de la mort", le cinéaste serbe Dusan Makavejev écrivait ces lignes, pleines d'une lucidité ambiguë :

Notre irrationalité a horrifié le monde, et le monde ne peut que nous sanctionner pour cela (..) . Le monde n'a pas le temps de s'apitoyer sur un éléphant fou au coeur de la ville. Nous devons nous-même détecter les moteurs intérieurs de l'autodestruction et de la fascisation.
Lorsque j'ai entendu pour la première fois l'histoire, mille fois ressassée depuis, des Serbes comme étant le reste du peuple égorgé, j'ai été secoué d'un frisson solennel, comme si j'avais entendu la vérité sur le peuple auquel j'appartiens, et sur moi-même. L'homme ne peut que céder devant la parole du poète. On ne peut pas critiquer un poème, pas plus que le soleil, ou la pomme. (...) Au poète il est permis de passer du côté des bourreaux.


Plus loin, l'auteur évoque un "noyau psychotique" d'asentimentalité, inhérent au "viol du peuple" pratiqué pendant la période communiste, et transformé dans le "contexte fasciste nouvelle version" en "flirt patriotique avec la mort populo-kitsch". Si Milosevic, présenté comme un "homme sans qualités", apparaît comme un "prophète national" à des "personnalités d'une valeur incontestable", c'est que la guerre emporte les esprits dans "la rage de la mort". L'aveu du frisson est relayé par une analyse rationnelle qui échoue dans le mythe de l'extase guerrière.


Au moment de partir se battre, en 1914, Robert Musil, auteur jusque là des Désarrois de l'élève Törless, avait écrit un texte étonnamment exalté, à la fois testament d'Européen viennois et confiteor germaniste. On y lit ces lignes :

Une ivresse de solidarité nous arrache un coeur que nos mains auraient voulu retenir pour un moment de réflexion supplémentaire. Sans doute ne voulons-nous pas oublier que les autres aussi vivent, fatalement, la même expérience; ceux qui étaient nos amis au-delà des frontières sont probablement emportés tout comme nous dans le tourbillon national. Notre scepticisme exige ces considérations.

 

Plus tard, Musil parlera de "catastrophe" européenne et repoussera le concept d'"'âme collective", pour donner à cette "acquisition d'une nouvelle énergie" dans la guerre une explication toute négative. La deuxième guerre mondiale, et le "mal" génocidaire qui l'a accompagnée, rendent illisible toute considération sur l'ivresse guerrière, périmée par le délire nazi. Si on s'en souvient ici, c'est que la guerre en ex-Yougoslavie semble venir d'un âge d'avant Auschwitz, alors qu'elle vient, en toute connaissance de cause, après : dans la potion magique de la vengeance guerrière, le rappel des atrocités oustachi a joué le rôle d'un alcool pur. Et les nationalistes serbes, avant de parler comme aujourd'hui de complot judéo-musulman, se sont systématiquement identifiés aux Juifs exterminés.


Ce recyclage idéologique de la Shoah, lié à des pratiques de cruauté guerrière calquées sur des modèles épiques antérieurs, donne au discours de guerre son atroce inquiétante étrangeté, mais aussi sa sinistre force de révélation : Auschwitz n'a pas été ce butoir qu'on voulait qu'il soit. Cette bonne fortune littéraire de la "rage de la mort" n'est pas seulement un anachronisme barbare : elle indique le double régime de rationalité dans lequel vit l'Europe, non de part et d'autre d'une frontière tracée par la "vraie" démocratie, qui opposerait la Raison (à l'ouest) et le Mythe (à l'est); mais plutôt comme un double-fond dangereux à ouvrir et comprendre. Il est vain en tout cas de crier à la barbarie et de brandir la raison civilisée comme si celle-ci n'avait pas permis aussi Auschwitz, et comme si elle avait pu empêcher Srebrenica. Si la raison ne veut pas échouer dans sa propre autosuffisance mythique, elle doit tenter d'approcher les régions où se sont nouées et se nouent, à Auschwitz et après, rationalité et folie.


"Extirper entièrement l'odieuse, l'irrésistible tentation de retourner à l'état de nature, voilà la cruauté que produit la civilisation en faillite : la barbarie, écrivait Adorno dans La Dialectique de la raison, c'est l'autre face de la culture". D'après cette dialectique, la Raison occidentale voua au sacrifice les créatures restées pour une part "naturelle" - en particulier les femmes. En Serbie, la "nature" fut souvent l'argument - mythique - de "l'urbicide ritualisé" (Bogdanovic); mais le saccage du corps féminin fut le point d'honneur d'une nouvelle raison folle : celle d'un pays projeté par son intelligentsia à la fois en "nation mâle" et en peuple égorgé.


Il n'est pas question ici de nier la réalité de l'oppression turque, ni du massacre de milliers de Serbes orthodoxes par les Oustachi - ceux-là même qui, après s'être abrités dans le giron du Vatican, iront apprendre aux militaires argentins l'art de gérer un camp. Un crime de masse en prépare souvent un autre. Les raisons de ce sinistre enchaînement ne sont pas seulement politiques. L'une d'elles se situe dans un registre anthropologique simple, qui appelle une réplique épistémologique complexe : une réalité historique avérée peut devenir le support d'une mythologie, et le rappel d'un crime passé déclencher un processus infini de falsification. Celui-ci est allé, en Serbie, de l'hyperbole martyrologique au négationnisme, en passant par l'imputation inversée, ou projeté en programme réel. Tout se passe comme si les souffrances passées, parce qu'elles ne furent pas publiquement certifiées en leur temps, avaient rendu potentiellement légitimes, à l'infini, les souffrances futures d'un ennemi éternisé, déshistoricisé. Cet infini se compte pourtant en nombre de morts, car le mythe ne se contente pas de conter les origines : il tue, non parce qu'il ment - le mythe est étranger à la vérité comme au mensonge - mais parce que le politique lui fait dire sa vérité. Le problème n'est donc pas tant celui de la poésie barbare après Auschwitz que de l'usage politique du mythe, et de la dérive idéologique de la littérature.

 

Homo poeticus, homo politicus


On sait qu'Adorno est revenu sur son célèbre énoncé pour le nuancer à plusieurs reprises. Dans une conférence intitulée "Engagement ou autonomie artistique", publiée en 1962, il lie le problème de la poésie barbare à celui de la littérature engagée, en des termes qui, bien que suscités par une toute autre littérature - celle de Sartre et Brecht - peuvent nous aider à considérer ce problème:

Je n'ai pas l'intention de minimiser la phrase selon laquelle il serait barbare de vouloir encore écrire de la poésie après Auschwitz; elle exprime en négatif l'impulsion qui anime la littérature engagée. La question (...) est aussi de savoir si l'art en général est encore possible; ou si la régression de la société n'entraîne pas obligatoirement une régression intellectuelle dans la notion de littérature engagée. (...) il faut que la littérature puisse affronter ce verdict, et donc faire comme si le simple fait de venir après Auschwitz ne la condamnait pas au cynisme. C'est sa propre situation qui est paradoxale, et non l'attitude qu'on a envers elle.

 

Cette question de l'engagement politique comme "régression intellectuelle" avait, on le sait, pris la forme d'une hantise chez certains dissidents du bloc communiste, comme Varlam Chalamov. En Yougoslavie, pays non aligné, elle se mêlait forcément à l'autocritique nationale. Un verdict analogue avait été formulé, la mort dans l'âme, par Danilo Kis. Dans un texte intitulé "Homo poeticus, malgré tout", Kis se rebellait contre "l'exotisme" des "Serbo-Trucs" aux yeux des Européens, dû à la politisation forcée de la littérature en temps de totalitarisme, mais aussi à l'exportation complaisante, par les Yougoslaves, de leurs "histoires de famille" :

A nous, donc, les Yougoslaves, à nous l'homo politicus, et aux autres tout le reste, toutes les autres dimensions de ce fabuleux cristal aux mille facettes qui se nomme homo poeticus, cet animal poétique qui souffre autant de l'amour que de la mort, de la métaphysique que de la politique... La poésie (= la littérature), c'est aussi, je le sais, et de plus en plus, la description des injustices sociales, la condamnation pathétique de ces injustices (...), la description et la condamnation des camps, des asiles psychiatriques et de toutes les formes d'oppression (...) qui veulent anéantir en l'homme toute substance non animale, son néocortex, le réduire à la dimension d'une bête de militantisme, d'un homme engagé, et uniquement engagé, d'un enragé. Car cette conception, que nous prônons aussi souvent nous-mêmes - que la littérature sera engagée ou ne sera pas - montre à quel point la politique s'est infiltrée par tous les pores de la peau et de l'être, a tout envahi, tel un marais (...)

"L'homo poeticus, malgré tout" de Kis rejoint "l'autonomie artistique" de l'oeuvre chez Adorno, qui poursuivait ainsi (songeant à Beckett) :

L'intransigeance absolue des oeuvres, c'est-à-dire justement ces moments qu'on a condamnés pour formalisme, leur confère la force effrayante que n'ont pas les poèmes parfaitement inutiles sur les victimes.

 

Dans un cas et dans l'autre, "l'engagement" est désigné comme un repoussoir et une nécessité : il faut désigner son aliénation, dit Adorno; il faut s'engager sans s'enrager, dit Kis. A la probable fatalité de la "régression intellectuelle" - celle d'après Auschwitz, et celle due à l'oppression soviétique - les deux hommes répondent en postulant un engagement esthétique, qui prend acte à sa manière du destin politique de la littérature : l'intransigeance formelle désenrage la littérature engagée. A l'opposé de ce "formalisme", l'endoctrinement nationaliste ne fait qu'aggraver la "régression" et l'exotisme, et substituer un engagement à un autre. On ne sort pas si facilement d'une prison culturelle. Car la littérature engagée vue par Kis n'est pas, comme chez Adorno lisant Brecht, une option marxiste : c'est une prison idéologique. Et l'exportation des affaires de famille yougoslaves ne permet pas d'en sortir, au contraire : elle fabrique un exotisme au carré, et isole doublement la culture serbe, frustrée d'Europe et de poésie pure. Tout cela est injuste, dit Kis, mais nous sommes coupables : de mesquineries nationalistes.


En faisant de cet ecce homo politicus une confession des péchés yougoslaves, Kis se montre pris, à sa manière ironique, dans la culture serbe. Mais le programme nationaliste de déculpabilisation post-titiste, à terme, renverse le "malgré tout" poétique dans celui de la fatalité historique, que résume et analyse en mythologue Rasto Mocnik : "Je sais bien que le nationalisme est une idéologie criminelle, mais (je crois que) il est inéluctable dans les circonstances actuelles". La prison politique où étouffait Danilo Kis se referme à double tour sur l'écrivain serbe. Le nationalisme est un crime, mais la littérature s'y plongera malgré tout. La poésie est barbare après Auschwitz, et c'est juste : car nous des Balkans, nous sommes barbares en poésie... engagée - l'engagement étant le crime beau et fervent des vaincus révoltés et vengeurs. C'est contre cet effondrement consenti que le jeune écrivain Dragan Velikic écrivit cette petite phrase inspirée : "la mort des chevaliers serbes à la bataille du Kosovo est-elle, six siècles plus tard, un alibi pour l'absence de forme?"


Handke ou le doux déni poétique


Mais l'argument de la forme littéraire à son tour peut devenir l'instrument, non de la violence politique assumée, mais de son déni. Cette esthétisation suppose une certaine distance. Mais il n'est pas besoin d'être Serbe pour savoir "là où est la Serbie". Encouragé par Milosevic, la violence nationaliste s'est trouvée relayée, hors frontières. On a vu les formes extrêmes qu'elle avait parfois prises en France. On la retrouve dans telle éructation littéraire de Volkoff. Elle a pris une autre forme, toute en douceur, chez un écrivain allemand que tout pourtant, son expérience d'écrivain indépendant, et sa sensibilité à la mémoire de la Shoah, auraient pu rendre sensible au crime perpétré ici. Or le regard qu'a posé Peter Handke sur cette réalité devenue géographique et idéale constitue un exemple significatif de déni proprement littéraire - qui a inspiré à Yves Laplace le cœur de ses Considérations salutaires sur le désastre de Srebrenica.


Dans son Voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina, Handke dit sacrifier les "faits essentiels" méprisables aux "faits secondaires" propres à l'éveil d'une "seconde enfance commune", laquelle définirait le "poétique", vrai sujet du livre. Ce vrai sujet consiste à habiller à la hâte un pamphlet gorgé de ressentiment contre les médias français et l'Allemagne, en rêverie sur les faits et les "problèmes de la représentation". Mais ce livre si préoccupé de "forme" n'en réclame pas moins "justice pour la Serbie" après quelques péripéties argumentatives - dont une défense du pauvre Besson excusé pour sa sensibilité à la langue et aux images serbes, et, plus grave, une accablante fin de non-recevoir adressée au jeune écrivain serbe dissident qu'on a vu plus haut se réclamer de la "forme" : Dragan Velikic, ancien complice en "Mitteleuropa", ici répudié en silence (quoique plagié çà et là ). Pour finir, Handke cite la lettre d'adieu d'un ancien partisan suicidé évoquant "l'extermination du peuple serbe de Bosnie". Suit la date d'achèvement du livre : 19 décembre 1995. On croit rêver.


C'est qu'on rêve effectivement : de grand-père yougoslave, de "pays purement enclavé", de neige douce et de brouillard enveloppant qui "inclut", "implique" et "englobe" au point qu'il n'arrive à l'écrivain en voyage ici que de "bonnes choses"... Et on rêve, pour finir, de "peuple", avec des guillemets mais "saisissable" grâce à l'"isolement de presque chacun là-bas", tel les "oiseaux ébouriffés de froid", "chacun à distance de l'autre" (p. 107). Seselj et Arkan se seraient tapés sur la cuisse. Et chez Cocic, on brutalisait ou tuait les enfants "innocents comme des poulets". Mais l'errance du paria allemand fait marcher à l'unisson frustré de ce "grand peuple méprisé tout à travers l'Europe" - qui est pourtant un "peuple de lecteurs", très éloigné de la vile mesquinerie journaliste). A laquelle l'écrivain oppose les ombres paternelles d'Ivo Andric et Milos Tserniantski, surplombées de deux figures allemandes : le "poète épique allemand" Hermann Lenz, narrateur des "faits secondaires" et des "à-côtés en dehors", phénoménologisé à travers le "monde de vie" husserlien, puis Goethe, "l'universel maître allemand", poète de "l'enfantin / insurmontable"; mais surmonté dans un âge adulte dit anhistorique, deuxième enfance où grâce à la Serbie, dit Handke, j'ai cru pouvoir, "moi, fils d'un Allemand", "m'échapper de l'histoire de ce siècle, de cette chaîne de malédictions..."(p. 123). Le pseudo-dépassement de Goethe couronne un évitement de l'histoire et une solide haine de soi germanique dont un autre écrivain allemand, Georges-Arthur Goldschmitt, son traducteur jusque là fidèle et admiratif, a clairement désigné l'effet :


Handke fait non seulement fausse route, mais, à force de vouloir qu'il n'y ait pas d'Histoire, il finit par tomber dedans à pieds joints! Il y a chez lui une espèce de désir fou qu'il n'y ait pas eu ce qu'il y a eu, un blocage... C'est comme son refus initial des images d'Auschwitz : il a dit à un moment que ce sont les pieds des déportés dans une photo qui lui ont fait comprendre la réalité de la chose. Il y a chez lui un refus de l'horreur, comme s'il voulait montrer que celle-ci pourrait l'emporter, tellement il est sensible!

Protégé de l'histoire par ses lunettes de neigeuse poésie, Handke rêve encore de jolis "contes" devant les petits pains de Belgrade; et les féériques "colonnes de fumée" issues d'un cochon grillé lui rappellent telle polissonne image de Milorad Pavic. Or Pavic, qui joue à Paris le rôle de préposé au baroque serbe, est un de ces écrivains dont la langue a continué de couler comme si de rien n'était pour traiter de sujets érotico-féériques, d'où bien sûr la guerre était exclue, mais qui laissaient voir avec celle-ci des liens refoulés, que confirme l'opacité perverse et néanmoins soporifique de son ancien Dictionnaire khazar.


Aidé de ces adjuvants littéraires, le voyage entier de Handke devient une longue fantasmagorie. Au marché, le peuple serbe s'illumine de bonté idyllique; et l'auteur s'émeut de ce "plaisir originel et populaire à faire du commerce", qui lui inspire un "Vive le commerce!" (p 68) un peu surprenant de poujadisme venant de l'auteur de L'Angoisse du gardien de but...


Les victimes de Srebrenica auraient-elles manqué de sensibilité à "ces grains de rêve serbes" qui, d'après Handke, "jamais et nulle part ne se concentrent en une idée et une politique de pouvoir cohérente?" On ne peut rêver énoncé plus dénégateur, quant à ce qui, dans le rêve national, mène à la concentration d'une violence étatique. Ce que la littérature montre là, c'est que le scepticisme historien n'a pas le monopole du déni, et qu'un auteur peut effacer les morts du champ de vision de son lecteur par un beau geste poétique - ici celui de la marche rêveuse. D'où la juste conclusion d'Yves Laplace : "Il y a urgence à se placer sur le terrain de l'argumentation critique et pas exclusivement juridique, pour l'indispensable mise au pas des révisionnistes, négationnistes et fanatiques de tout poil." La brève argumentation critique de Goldschmitt est là encore la plus précieuse :


Je crois qu'il est rattrapppé par une espèce de manie allemande de la pureté, un désir de non-compromission dont on ne sait hélas que trop où il a conduit. Poétiquement, cela peut être merveilleux, mais politiquement, c'est redoutable!

La culpabilité allemande, qui parle dans les textes de Handke, ne l'a donc protégé en rien contre la "pureté" allemande. Dans ce purisme, sans doute, l'écrivain montre ce qui continue de le rattacher au nihilisme allemand et son "heure de la sensation vraie". Vérité pure qui lui fait gommer, ici, la violence réelle d'un discours guerrier ramené à la douceur attachante d'un peuple martyr.


"Civilisation" et "barbarie", raison et lyrisme


A l'opposé de ce révisionnisme esthétisant, les massacres ont été dénoncés en termes de "barbarie" dans le discours dissident du Cercle de Belgrade. Mais la critique de la mythomanie serbiste, parcourue par l'antithèse du primitif et du civilisé, y paraît minée elle aussi par une hantise de la "décadence" qui, même en plein rejet du racisme, rappelle parfois l'imaginaire barrésien du début du siècle. Or le mythe de la Décadence, comme l'avait vu Walter Benjamin, ne fait qu'inverser celui du Progrès. A l'inepte Serbie astrale et vengeresse, le discours de la Raison vaincue oppose, sur un ton d'impuissance coupable, les valeurs de la Civilisation démocratique. Comme si le mythe, refusé dans sa face nocturne (âme slave, folie mystique, primitivité barbare), était retourné sur sa face diurne (occident, rationalité, progrès, civilisation). Cette impuissance rationaliste explique peut-être en partie la décomposition interne de l'opposition politique à Belgrade.


Ce blocage s'explique par la mêlée de trois héritages culturels : un romantisme épique fondateur de l'histoire littéraire serbe, le rationalisme marxiste dans sa version yougoslave, et la religiosité orthodoxe slavophile. Passées par un syncrétisme sauvage, ces traditions ont donné lieu à l'explosion d'un lyrisme primitiviste mobilisé par une langue de bois primaire, dont l'appauvrissement symptomatise l'échec d'une transmission, mais aussi sa tentative forcenée. La violence ultranationaliste signe sans doute l'intransmissibilité moderne d'une culture à haute teneur mythique que l'Universel communiste n'avait pu que nier. Le heurt entre un patrimoine mythologique vivace et une écrasante conceptualité marxiste s'est mué en une synthèse atroce. La paranoïa grand-serbe est une solution délirante trouvée à l'antithèse du rationnel et de l'irrationnel qui schize en profondeur, depuis un demi-siècle, la culture balkanique.


L'école dissidente de Korcula, qui se réunissait dans les années 1970 autour de la revue zagreboise Praxis, n'avait pas pu réaliser cette articulation. Son anti-nationalisme, qui tentait de se mouvoir au sein d'une intellectualité doctrinaire, fut d'une telle pesanteur théorique que ses débats se retranchaient non seulement de la population, mais de ses lectures familières, c'est-à-dire du "peuple" promis à une idéologie montante, et de son socle mythologique : cette fameuse littérature épique, livrée au petit bonheur privé des individus, en fait à une propagande nationaliste de moins en moins officieuse. Ainsi, pendant que les philosophes yougoslaves s'émancipaient du titisme par leurs virtuosités dialectiques, les académiciens de Belgrade vaquèrent à leurs préparatifs philologico-littéraires, et, récupérant ce lyrisme en souffrance, firent monter la sauce populiste. Aux uns l'universel, aux autres le particulier. Raison politique d'un côté, folie lyrique de l'autre. Faute de faire aboutir la critique de l'idéologie dans une archéologie du nationalisme, qui aurait nécessité un travail philologique de fond, la critique marxiste n'a eu avec les mythes littéraires qu'une relation négative ou absente.


On pourrait s'interroger enfin sur les réactions dans la gauche française, du côté des dénonciateurs, en particulier des prises de position résolument nationalistes d'Alain Finkielkraut, en faveur de Tudjman, et du style du soutien apporté par Bernard Henri-Lévi à Izetbegovic. La partition des discours ici a semblé mimer celle des Etats en guerre. Le discours de l'émancipation, occupé à soutenir les petits Etats naissants, s'est fourvoyé dans un crédit discutable fait à leurs dirigeants, sinon dans leur apologie, l'intellectuel reproduisant ainsi un vieux et triste scénario, qui, précisément, était devenu caricatural en Serbie : la fascination des intellectuels pour les hommes d'Etat - censés incarner ici la "civilisation" face à la "barbarie". Un discours des lumières à deux vitesses s'est donc installé, opposant, côté pro-serbe, le mythe du peuple libertaire et ami de la France, et côté anti-serbe, celui du citoyen éclairé de l'Etat-nation. Une fois de plus - et ce fut plus encore le cas au Rwanda - la France s'est retrouvée aux prises avec ses propres mythes, en premier lieu celui de la Révolution.

 

Le mime littéraire chez un dissident


Il y aurait une autre manière de refuser, sinon de surmonter cette violence. La critique du nationalisme, dont on a vu l'inspiration littéraire, devrait se faire ici à l'aide de la littérature et en son nom, misant sur l'ambivalence des liens que la poésie entretient avec le mythe. Car ces liens, qui font facilement déraper l'écrivain dans l'idéologie, peuvent aussi lui assigner une tâche critique propre. La langue qui fut le vecteur du crime collectif laisse en dépôt un précieux document : celui d'une littérature profondément malade du refus de l'histoire. Mais la recherche poétique peut présenter un document plus précieux encore : celui d'une résistance à l'assassinat par la réanimation d'une langue meurtrie, et la critique mimétique d'une parole meurtrière. Car le mode d'intelligibilité de l'histoire propre au poème est rythmique, expressif, mimétique. Ce mime des choses à comprendre, qui donne à chaque texte littéraire le statut d'une énigme, le poème le partage avec le mythe.


Cette frontière entre le poème et le mythe explose en temps d'intégrismes identitaires. La violence étant destruction des sujets, le mythe, par vocation pré-subjectif, est plein d'une violence latente. Celle-ci se réalise sur un mode étatique lorsqu'elle tente de réaliser en acte sa totalisation folle, confiant l'archaïsme mythique à l'efficience politique de la rationalité moderne. La syncope historique qui a lieu alors se donne à voir comme l'horreur impensable : celle du génocide. Mais ce non-sens qui défie l'entendement provient d'un excès de sens appauvri : un système sémantique saturé implose sous la pression des contradictions. Tout en gardant ses prérogatives modernes, le sujet se laisse étouffer, à contretemps, par la terreur mythique et le rituel de masse. D'où l'impression de régression barbare qui hante les consciences cultivées de Belgrade, cramponnées à l'idéal de "civilisation", fétu de paille emporté dans l'ouragan.


Cette résurgence syncopée du mythe, comme symptôme "postsubjectif", pourrait être dite "postmoderne" si ce n'était là sacrifier à un autre mythe, d'ailleurs prégnant en Serbie, qui ne fait que relayer le mythe décadent. Le thème postmoderne fait le jeu du "barbare" dont il croit se défendre. Si elle existe, cette "civilisation" devrait se reconnaître, petite météorologue, comme possibilité chronique de cet ouragan-là, menaçant chaque édifice culturel d'autodestruction. La critique qui ne s'inscrit pas consciemment dans l'horizon de ce naufrage - qui est aussi le sien - risque d'être vaine. Ce qu'il faut sauver ici n'est pas la seule raison critique : c'est son intime voisin, le mythe en tant que texte, travail du sujet qui constitue la raison poétique du mythe. Privée d'elle, le discours conceptuel bascule dans l'idéologie.


En Serbie, la puissance des mythes fut telle que l'écrivain authentique dut et doit traverser la violence d'une politique qui s'en est nourrie, et la mimer dans une forme close, elle-même violente, propice à un réel dégagement subversif. L'oeuvre d'art, passionnément retranchée dans son enclave, capte les discours ambiants pour les faire résonner dans une chambre d'échos intime. Il peut se faire que ce travail réflexif emprunte de grands modèles hérités de la modernité littéraire - objectivité souveraine, disparition anonyme de l'auteur - pour reprendre une liberté poétique avec le monde mythique. C'est ce qui se passe dans l'oeuvre de Vidosav Stevanovic, auteur d'une trilogie publiée en France sous le titre La Neige et les chiens, fable lyrique en forme de récitatifs enchaînés, dont la savante composition narrative et poétique s'organise autour d'un seul fait réel - qui inspira à l'auteur des cauchemars avant de lui faire écrire ce texte : celui que fait entendre, en liminaire du livre, la plainte d'une petite fille grillée par des miliciens en pique-nique. Et qu'un petit garçon nommé Christos, devenu muet, appellera "Même-que-Moi".


Le roman précédent de Stevanovic, Testament, publié quelques années avant l'explosion guerrière (1986), construisait l'allégorie fantastique de deux peuples en guerre, et faisait réapparaître sans cesse un Lazar anonyme incarnant les foules désormais égarées. La fable s'achevait par ces lignes :

Nous étions tous ensemble, personne ne manquait; nous chevauchions à travers le monde, chantant et criant à pleine gorge, comme à des noces. Et personne d'entre nous ne savait si nous étions morts ou vivants, ou seulement le matériau dont est construit quelque grand rêve.

 

Le statut mitoyen du réel (irréel) et du vivant (mort) montre clairement que le texte ne rompt pas avec le mythe. Mais cet indécidable s'oppose au fatum poétique de Karadzic, qui écartait l'interprétation des rêves au nom de la chute inéluctable et de l'auto-défense du chaos tragique. Soit le passage à l'acte génocidaire. Ici, le texte renvoie au texte, qui réfléchit abyssalement le tourbillon fantasmatique d'une nation obsédée d'elle-même, jusqu'à questionner son propre pouvoir divinateur, malmenant à outrance la figure du narrateur - sans ombre, puis sans corps. Le relais symbolique, dans ce texte, du Christ à Lazare, puis de Lazare à son fils orphelin, jeune Messie rendu muet par son peuple, désigne le retour du mythe à la création poétique. Dans La Neige et les chiens, le petit muet inconnu de tous appelé Christos, frère d'Agelos, prendra à son tour le relais intimement messianique de l'orphelin Lazarevic. C'est l'écrivain d'une nation, mais aussi la figure de "l'auteur" héritier du poète épique, qui écrit ici son testament charnière.


Ce texte transmet la condition de possibilité d'une écriture à venir : l'introjection critique de la figure du populiste telle qu'elle a lieu dans La Neige et les chiens, qui précède de quelques années la rédaction d'une biographie critique de Milosevic, sous-titrée "épitaphe". La biographie du meneur de foules est la claire exploration critique d'un néant, que le roman poétique imite dans sa langue et comprend ainsi. La langue de Milosevic, disaient ses laudateurs, est merveilleusement fluide. Celle de l'écrivain qui rompt ce charme suffoque du mutisme meurtrier qui le fait balbutier. C'est ce balbutiement que nous font entendre les phrases de Stevanovic à travers les récitatifs essoufflés de ses personnages, doublés par les aboiements des chiens infernaux, devenus gardiens des humains banalement voués à l'égorgement.


Ainsi, l'écrivain serbe se délivre de la tâche nationaliste qui l'écrase, lui et ses "frêres", sous le mythe et sa culpabilité : le mime littéraire du passage à l'acte et de la conscience qui tue, chez Stevanovic, fait émerger la figure du dictateur et celle du milicien comme assassins sans aura, néants d'humanité. Elle fait revivre aussi des personnages étrangers au conflits, sombrement lumineux, voués par leur abandon au silence ou à la mort, banals eux aussi. De cette cruelle fouille du langage, responsable de la forme ici novatrice, dépend l'ascèse de l'écrivain qui résiste aux schémas de propagande. A contresens des confrères du moment, il doit se frayer un chemin propre dans une culture compromise : ce qu'il fouille ainsi, c'est aussi son mal. Et ce mal n'est pas seulement sa littérature, qui ici s'est cru tout permis, mais sa langue. Qui veut faire oeuvre est forcé d'exhiber la pourriture dans le bois de cette langue gelée. Le travail sisyphéen de Karl Kraus dans son Fackel sur la langue journalistique, et celui de Victor Klemperer sur la langue nazie (Lingua Terzium Imperii), en furent d'extraordinaires équivalents philologiques. Et la philologie, si elle se hisse au niveau critique, peut aussi rendre visibles et pensables à la fois la destructivité idéologique d'un mythe épique et la destructivité critique d'un texte poétique.


La littérature serbe, à force d'idéologiser ses mythes, s'est étouffée elle-même. Et lorsqu'en elle un sujet respire à nouveau, ce ne peut être qu'en haletant, pour parler des humains du fond d'une terreur collective. Il y a là, dans ce néant et cette lumière incertaine, pour l'écrivain serbe, une rupture possible avec la tradition lazaréenne devenue corruptrice, comme le romantisme allemand s'était rendu corrupteur dans son usage nazi. Selon les nationalistes, il incombait à la littérature jusque-là de faire revenir les vieux morts à la vie, d'ouvrir les tombes et de ressusciter des Lazare vengeurs. Quand vient le temps des massacres, incomberait-il à la littérature de redonner vie aux vivants eux-même?

 

 

(Texte sans son appareil de notes, nous vous renvoyons à la version imprimée pour l'article complet)