La prétendue authenticité,
le principe archaïque du sang et du sacrifice, contient
déjà quelque chose de la mauvaise conscience
et de l'habileté du pouvoir, propres à ce mouvement
de renouveau national qui a recours aujourd'hui à la
préhistoire pour sa propre propagande. Le mythe primitif
est déjà l'élément mensonger qui
triomphe dans les charlataneries du fascisme, et que celui-ci
attribue à la Raison. (...) L'histoire de la civilisation
est l'histoire de l'introversion du sacrifice. En d'autres
termes, l'histoire du renoncement. (...) L'hostilité des
esclaves pour la vie est une force historique intarissable
de la sphère nocturne de l'histoire.
Adorno et Horkheimer. Dialectique de la raison.
Parmi les effets du conflit ex-yougoslave, on
en compte un qui, pour n'être pas moins pervers, est sans
doute le seul qu'on puisse dire positif : la littérature
balkanique est lue et traduite plus qu'elle ne l'a jamais été en
France. Avec cette guerre, les Balkans ont attiré l'attention
au point, non cette fois de déclencher une guerre mondiale,
ni d'empêcher un massacre au long cours, mais de faire
lire une littérature jusque là ignorée ou
jugée mineure. Phénomène symptomatique,
peut-être, d'une autre espèce de perversité :
celle du processus d'assimilation culturelle, du bon côté de
l'Europe, de ce qu'elle appelle volontiers "barbarie".
On peut juger mineur ce phénomène à son
tour, au regard des drames humains vécus dans cette région
du monde entre 1991 et 1999, et de leurs effets au long cours.
Il ne l'est pas si l'on considère le rôle des écrivains
dans la genèse du conflit, ni la part qu'ont pu prendre
d'autres à son refus et sa compréhension critique.
La littérature est une entrée décisive dans
cet événement à deux titres : celui de document-symptôme,
nécessaire à l'anthropologie d'une violence qui
fut érigée en forme de vie par ses idéologues;
celui de texte poétique, sujet possible d'une compréhension
critique si l'écriture, réanimant une langue saccagée
par la propagande, et abolie dans le passage à l'acte,
produit des effets réflexifs et poétiques majeurs.
La littérature étant devenue en Serbie, au cours
des années 80-90, dangereuse mythomane et fébrile
usine de kitsch, ce retour à la parole est parfois passé par
une autocritique du langage, un travail sur le mythe et une réflexion
sur l'autonomie de la forme littéraire.
Les crimes politiques perpétrés ici ont atteint à certains
moments une violence proprement génocidaire. A qui ni
les mots du droit ni les témoignages et livres noirs ne
parleraient assez clairement, l'examen d'une certaine littérature
serbe - et proserbe -, permettant d'explorer l'inspiration raciale
des fantasmes exterminateurs déployés en actes,
peut être d'une certaine utilité. Le présent
article n'est toutefois bien sûr pas destiné à administrer
la preuve d'un génocide par la littérature, mais à indiquer
dans celle-ci le moyen d'une saisie interne des formes symboliques
de violence en jeu ici, et de l'étonnant phénomène
de négation qui l'a relayée, passée souvent
par l'encouragement, voire la sympathie littéraires. Quel
qu'ait pu être le rôle de l'antisémitisme
et du fascisme littéraires dans le génocide nazi,
ou de Gorki ou Pavlo Tytchyna dans l'extermination des paysans
ukrainiens, le cas serbe présente un cas inouï de
participation directe des intellectuels et lettrés à un
crime de masse. Les principaux organisateurs de l'"épuration
ethnique" étaient écrivains. La collusion
est allée si loin que le problème de la "responsabilité" de
l'intellectuel ne se pose même plus : dans certains cas,
on est même tenté de parler d'une véritable
criminalisation de la littérature. Parmi ses victimes,
on trouve la poésie elle-même.
Le syndrôme L'Age d'homme
En France, sur fond de tam-tam juridique et d'après-moi-le-déluge étatique,
la danse médiatique et éditoriale a mêlé des
effets de mode (dépassée maintenant), d'inconscience,
de bonne volonté et d'irresponsabilité, voire de
fanatisme, en produisant une confusion particulière. Ce
désordre n'est pas forcément funeste : littérature
et critique obéissent à d'autres règles
que celles du droit et de l'Etat. Il est bon que la littérature
serbe la plus compromise nous ait été rendue accessible
aux bons soins de L'Age d'homme, dont le prosélytisme
aveugle est monté si haut, et la déontologie si
bas, qu'elle a fait prononcer à Yves Laplace, qui a consacré en
1998 à ce phénomène une précieuse
méditation critique, les mots de "bête immonde" et
de "syndrôme d'Augias".
Au coeur de toute violence massive faite aux humains, on trouve,
aux alentours d'un pouvoir d'Etat, un foyer d'idéalités
meurtrières et de destructions symboliques, qui rejaillissent
sur leurs commentaires. En France, la mauvaise foi lyrique
s'est tant surchauffée que c'est parfois de "bêtise
immonde" qu'il faudrait plutôt parler. Survoltée
de grands sentiments, l'indigence triomphale inspire l'effroi
dans les trois volumes publiés chez L'Age d'homme aux
lendemains du massacre de Srebrenica : Avec les Serbes, Les
Serbes et nous (1996), Alliés des Serbes (1998). Là,
dit l'avertisseur, les auteurs "laissent parler ce qui
compte le plus dans l'amour qu'on porte à un peuple
frère, francophile et souvent francophone : le coeur".
La fine traduction politique de ces francofolies serbistes
revient à Jean-Edern Hallier : "le XXIe siècle
sera nationaliste ou ne sera pas". Et quand Patrick Besson
demande en 1996 à Radovan Karadzic, qui fut l'un des
responsables directs des massacres en Bosnie, si, pour résister à la
pression psychologique il prend "des pilules, et si oui
lesquelles?", le "héros" dit comment,
côté Pale, on soigne ce coeur :
Pas de pilules, mais un certain
sens de la fatalité. Et la foi. La foi dans mon peuple.
Dans les droits de mon peuple (p. 20).
L'éditeur et l'édité sont
ainsi fondés à mettre la main sur ce coeur surmené, écorché,
mais battant avec tous - pour un : le "peuple serbe" doté,
par cette servitude volontaire, de tous les droits du fatum.
Et un pour tous : en 1990, L'Age d'homme fit traduire les discours
de Slobodan Milosevic dès leur parution à Belgrade.
L'année suivante paraissait la série d'entretiens
de Dobrica Cosic, bientôt Président de la République
Fédérale de Yougoslavie, avec son loyal serviteur
Slavolioub Djoukitch. Suivie en 1992, en pleine "épuration
ethnique", de l'ancien roman Racines et d'un recueil, La
Yougoslavie et la question serbe. Cosic y présente l'unification
en un Etat de tous les Serbes, jusqu'ici victimes de l'histoire,
comme un "droit de l'ethnie" qui doit à présent "jouir
de son identité". Radovan Karadzic lui-même
est accueilli les bras ouverts dans la maison, qui publie deux
de ses livres : La Bosnie, un enjeu tragique, et L'Eveil de l'âme
repliée.
Cet effondrement intellectuel d'une grande maison d'édition, à qui
les Français pendant des années ont dû l'accès à de
grands écrivains dissidents du monde soviétique,
redouble la débâcle de l'intelligentsia serbe, dont
il rend possible la chronique, nous fournissant une part de son
corpus. Ce pathétique activisme permet d'explorer un vertige
: la dissolution-éclair de l'esprit critique en Serbie,
l'enrégimentement des écrivains au service de l'Etat
et de ses mythes esclaves : peuple martyr et nation sublime.
Comment la littérature a-t-elle pu préparer ainsi
son autodestruction? Comment la "purification" fantasmée,
pour se réaliser dans les faits, s'est-elle jouée
dans la langue? Comment le jeu littéraire subjectif devient-il
rituel politique collectif? Comment s'inscrit dans le langage
un désir d'extermination? Toutes ces questions se rejoignent
en un même lieu critique : celui de la violence mythique,
qui assure le passage du littéraire au politique, et du
politique au génocidaire, lequel est, à terme,
négation du littéraire et du politique.
Le sinistre imbroglio politico-littéraire qui s'est noué en
Yougoslavie à la fin des années 80 a été rendu
possible par le mélange de deux traditions propres à l'Europe
centrale : celle, inhérente aux "petites nations",
d'une mobilisation littéraire et politique sur le thème
national - que Kafka avait décrite avec une profondeur
elliptique dans son journal en 1911, puis celle du communisme,
de ses allégeances et dissidences, dont Predrag Matvejevic
a dressé en 1993 une physionomie intime. Quelques années
plus tôt, dans son Homo poeticus, Danilo Kis avait dit
dans quelle impasse exaspérante ces contraintes enfermaient
l'écrivain balkanique, forcé d'être contre
son gré un éternel homo politicus, et de lutter
contre un nationalisme endémique.
Le nationalisme serbe a abrité derrière une grossière
façade "socialiste" un héritage explosif,
qui s'est manifesté avec la désintégration
du système fédératif. Ce mélange
n'a réellement explosé qu'au cours des années
1980, avec la chape de plomb titiste... et "yougoslave".
La torche qui porta cette flamme sur les frontières, les
portes et les ponts yougoslaves, puis au Kosovo, coeur du mythe,
portait un nom sujet aux malentendus : le "peuple".
Mais pour que le feu des incendiaires s'allume, il fallait un
bon combustible. Ce fut la littérature, porteuse des mythes
nationaux. Grâce à elle, ces mythes continuaient
de circuler dans la grande Raison communiste, dont les rêves
schizophrènes étaient contenus, mais bel et bien
diffusés, par des écrivains "engagés".
En plein régime communiste, le fil rouge de la Serbie
céleste conservait son Ariane. Mais les choses se passèrent
mal : entretemps, Ariane était devenue le Minotaure.
Poètes présidents : "Grand-père" Cosic, "Karadzic,
héros", et autres
On a déjà dit l'importance de l'imaginaire littéraire
serbe dans les formes de la cruauté guerrière,
et des écrivains dans le déclenchement du conflit.
On sait le rôle moteur du Memorandum de l'Académie
des Sciences et des Arts, publié en 1986, dans la victimisation
nationaliste du peuple serbe lié au procès du titisme.
On sait aussi que son inspirateur fut le romancier national,
Dobrica Cosic, qui voyait dans l'Académie de Belgrade,
en 1986, "l'institution suprême, nationale et morale,
de la société serbe, grâce à la défense
dignement organisée de sa réputation, contre les
pressions vulgaires du pouvoir".. La Ligue communiste alors
n'est pas encore dissoute. En attendant de passer au "vulgaire",
l'écrivain national est donc chef de "l'institution
suprême" d'une Serbie académisée, coeur
et cerveau d'un pays martyr qui redresse enfin la tête.
Pour redresser la tête, le cerveau doit avoir un corps
: ce fut Milosevic, "paradigme de tout ce qui est serbe",
en qui Cosic reconnut publiquement comme le "tribun" providentiel.
Ce fils spirituel étant consacré "patriarche
de l'Etat serbe", "pater familias" de "l'ethnie" serbe,
Cosic, lui, devint "grand-père" de la nation.
Mais lorsqu'il offre ainsi ses services à Milosevic, il
est lui-même déjà un homme de pouvoir à plusieurs
titres. Doyen du Parti passé à une douce dissidence
en 1968 à propos du Kosovo, romancier national, Cocic
est devenu "l'âme" de la nation serbe. Cette âme
est née, comme il le raconte lui-même, à l'ombre
des chênes serbes, mais aussi entre les murs du Politburo
local : à l'âge de ses premiers essais littéraires,
en 1948, Cosic était chargé de la culture et des
arts dans l'Agit-Prop du Comité central de Serbie. Quarante
ans plus tard, il est devenu grand-père du peuple serbe
grâce au succès de la cause Kosovar et d'une saga
romanesque - traduite en français chez L'Age d'homme au
début des années 90 : Racines, Le Temps de la Mort,
Le Temps du mal, lourde chronique tolstoïenne d'une famille
serbe, nommée Katic, de la fin du siècle dernier à l'ère
communiste. Les "racines" sont celles du peuple serbe,
la "mort" est la tragédie de la première
guerre mondiale, le "mal" est celui des idéologies
de l'entre-deux guerres. L'argument est l'hésitation des
uns et des autres entre tradition patriarcale et modernité.
En 1990, Cosic peaufine son aura de "grand-père" national.
Vieux rebelle indulgent, il respecte "l'homme éternel
de la terre" - le "martyre" de la paysanne le
bouleverse - et dit avoir rêvé, jeune militant,
de présider un kolkhoze; mais il est homme des villes
et du progrès, sévère pour les Tchetniks
et honteux du "vulgaire" folklore serbe, qu'il comprend
néanmoins. Irrésistible narrateur de ses maladresses
littéraires d'antan, il confie humblement ses "fautes" politiques,
qui deviennent les "péchés" d'un peuple
bientôt lavé par ses petits-enfants, appelés à se
libérer de tout mea culpa. Homme enfin, il raconte sa
découverte de l'univers concentrationnaire titiste à "L'île
nue", traumatisme dont il préféra, sagement,
ne tirer aucun livre. Bref, dissident convaincu devenu "sceptique
fatigué", Cosic se dit en 1990 "compagnon de
souffrance" des Serbes, mais en aucun cas leur "chef" : éternel "opposant",
il n'a d'autre ambition que littéraire. Ce faisant, il
devient Président de la République Fédérale
de Yougoslavie.
Alors l'idéaliste revenu de tout, et surtout de ses fictions,
devient grand tragédien du peuple et psychiatre en chef.
Car l'homme étant un "être tragique",
l'histoire une "maison d'aliénés" et
les Serbes un "peuple de la liberté" qui ne
comprend que le "bâton", il faut protéger
le "caractère serbe" de son "instinct autodestructeur": "Courageux
soldats", "piètres citoyens", "gueux
arrogants" et menteurs géniaux, les Serbes, qui ont "gagné toutes
les guerres, mais perdu toutes les paix", doivent être
délivrés de leur "long calvaire" et de
leur sentiment de culpabilité chronique :
Dans ce temps du mal prolongé,
nous ne sommes pas seulement des victimes; nous aussi, nous causons
des souffrances aux autres, peu importe de savoir pourquoi et
combien.
La "tragédie", qui décrète
le Mal nécessaire en absolutisant un état d'urgence,
est un argument rhétorique tout-puissant pour le pouvoir.
L'esthétique nourrit un calcul tactique : la médiocrité devient
une force, la vulgarité une légitimation, et le
mensonge un trait patriotique. Fondée sur le mythe unitaire,
l'entité serbe suppose la négation de l'individu,
dont la seule marge de manoeuvre est l'ambivalence du sentiment
national :
Seules les grandes nations
peuvent respecter la personnalité humaine, l'individu.
C'est impossible dans les petites nations à cause des
tabous et des mythes, encore vivaces dans le peuple. Ici, seule
la nation peut être grande. (...) Un Serbe n'est un homme
que s'il est serbe, que s'il a conscience d'appartenir à son
peuple, qu'il le glorifie ou le conspue.
Puisque le mensonge est patriotique, Cosic peut
déclarer dans un journal de Zagreb que la Grande Serbie
est "un syntagme romantique qui n'a jamais été le
but de l'idéologie nationale serbe". Et tenir à une
France attentive le discours du progrès en lutte contre
la "décadence" serbe. Tirant tout le parti possible
de ce discours émancipé de toute logique, Milosevic
pousse la leçon jusqu'au bout : il faut évincer
Cosic pour revenir au capital serbe, la guerre maudite et nécessaire.
Car tout "démocrate" qu'il soit, le fascisme
est ainsi fait que son cerveau n'est pas de taille à lutter
avec son corps.
Au corps combattant, il fallait un bras droit. Avec Radovan Karadzic,
on revient en toute simplicité à l'épopée
- écrite et vécue : dans son interview, en 1995,
Besson demandera à Karadzic s'il avait toujours su qu'il
vivrait ainsi sa vie "sur le mode épique".
Foin des délicatesses de Cosic, vive le folklore, les
Tchetniks et la "guzla", guitare des Balkans…..
Psychiatre, ancien président du Parti démocrate
serbe de Bosnie, puis Président de la République
serbe de Bosnie, maître d'oeuvre du siège de Sarajevo, à présent
inculpé de génocide, Karadzic aimait à se
dire poète. Il avait été l'auteur en 1968
du recueil La Lance folle; puis "l'enjeu tragique" de
la Bosnie lui fit chanter L'éveil de l'âme repliée.
Interrogé par Besson en 1995 sur ses "maîtres
en poésie", Karadzic dit son faible pour Tsernianski
et Ducic, mais surtout pour "nos poètes nationaux épiques" :
Vuk Karadzic, dont il se dit le "descendant", et
surtout Njegos.
Quand la guerre a commencé,
je pensais tout le temps à Njegos car les choses arrivaient
telles qu'il les avait prédites. Je savais La Couronne
de montagnes, son grand poème épique, par coeur.
Encore le coeur - ausculté par ailleurs
en médecin psychiatre, spécialiste de l'âme
(serbe). Le premier sujet de thèse de médecine
de Karadzic était une psychanalyse de la poésie
serbe. J'ai essayé, dit-il, "de déchiffrer
notre poésie épique à travers une grille
psychanalytique". Ce projet n'ayant pas convaincu les médecins,
il présenta un "travail sur la dépression
cachée, occultée. Masked depression". L'étude
de la littérature épique est donc devenue celle
de la "dépression masquée", lâchée à son
tour pour la "politique". L'épopée nationaliste
serait-elle le masque maniaque de la dépression, pour
reprendre l'idée de Freud?
Mais l'ethnopsychiatre serbe a beaucoup à redire à Freud. "Ce
n'est pas un rêve, / La feuille tombe et c'est plus important
que l'interprétation", dit en leit-motiv un des poèmes
de La Lance folle, "L'interprétation des rêves".
La psychanalyse fait partie des "connaissances" par
lesquelles, lit-on plus loin, "la pensée sur la nature
s'est appauvrie", et que supplante en son omniscience le "destin". "Ce
n'est pas un rêve / C'est le destin, lui murmurent les
anges impuissants". Et ce destin qui "mène à la
connaissance", c'est la "chute" - celle de la "feuille".
Mais ce "mouvement qui promet sa naissance", et qui
est "voué à la putréfaction" parce
qu'il a "complètement quitté la matrice",
dit le poète, c'est aussi "l'effort du chaos indomptable
pour se défendre / Intentionnellement". Les snipers
de Sarajevo, c'est connu, se "défendaient" contre
l'ennemi - femmes, enfants et vieillards compris. "Devant
tes yeux incrédules, dit le poème pour finir, se
produisent de véritables horreurs. / Ce n'est pas un rêve...".
Le massacre de Srebrenica, effectivement, ne fut pas un rêve,
mais un acte intentionnel, dit de défense : le passage à l'acte,
clé fatidique des rêves prophétiques, aura
révélé de quelle chair était faite
cette "feuille morte" destinée à tomber
: celle des hommes.
Dans cette idiosyncrasie perverse où toute réflexivité intensifie
le coefficient idéologique du discours, chaque contenu
de pensée est orienté vers sa destruction dans
l'idée maîtresse du fatum. Et pour qui déguise
la guerre en fatum populaire, celle-ci devient un génocide
avec naturel - celui du mythe, qui permet de repasser sans solution
de continuité de l'épopée au nettoyage ethnique.
C'est le destin. Plus besoin même d'écrire des poèmes
: le guerrier réalise la prophétie lue dans la
mémoire épique. L'épopée vécue
- la "politique" - est plus importante que l'interprétation
des textes. Pour mon malheur, dit Karadzic en 1995. Mais ce malheur
est lui-même un irrésistible destin. Et caetera.
Lorsque les feuilles de ces arbres-là hésitent à tomber,
on les aide. Tel compagnonnage littéraire serbo-russe
ne nuit pas. En août 1996, le Tribunal Pénal International
visionnait un document de guerre un peu spécial : Karadzic
y invitait le poète Edouard Limonov à tirer à la
mitrailleuse, du haut d'une colline, sur une rue de Sarajevo.
Le scénario du tir du sniper du haut des collines boisées,
en direction de la ville corrompue, avait lui aussi son terrain
préparé en littérature. En guerre il devint
un divertissement sur l'herbe de poète à poète,
une réjouissance slave bénie par les Muses.
Il y eut en Serbie un autre célèbre ethnopsychiatre,
dont la science fut à la fois celle de l'homme de cour,
du grand prêtre et du devin officiel. Pendant la guerre,
il avait en Croatie son propre fief : Président du Parti
démocrate serbe de la Krajina, Jovan Raskovic, auteur
du livre Le Pays fou, s'était spécialisé dans
la caractérologie psychanalytique des peuples yougoslaves,
tout en pratiquant l'appel à la vengeance. Il se flatta
ainsi d'avoir "provoqué une tension émotionnelle
au sein du peuple serbe" - peuple "oedipien" structurellement
rebelle, disait-il, tandis que le peuple croate, "efféminé" -
que le chef de guerre Seselj dira "génétiquement
lâche" et "décadent" - souffrait
d'un "complexe de castration" qu'il compensait par
sa "grande culture"; les Musulmans, eux, cupides et
fanatiques, souffraient de "frustrations rectales".
Et le Docteur provoqua de fait une certaine tension en appelant
les Serbes de Croatie à "déterrer les ossements
de nos martyrs" afin qu'ils demeurent "plus près
du ciel, puisque le peuple serbe a toujours été le
peuple du ciel et le peuple de la mort". Passant le pathos
tragique à la moulinette pseudo-freudienne, la psychiatrie
devint un nouveau genre idéologique : hallucinante de
kitsch, forte d'une autorité médicale et politique,
elle prêta main forte à la mystique serbo-astrale.
Raskovic n'était pas poète, mais son livre fut
honoré d'un éloge du grand Cosic : "Grâce à la
communication métaphysique qu'il a établie avec
les Serbes, il a réveillé ce peuple endormi par
le régime de Tito".
"L'heure du réveil", c'est l'assomption des
défauts présumés serbes par la psychiatrie.
La tautologie identitaire est une machine à recycler les
tares : mensonge, haine de soi et folie sont les défauts
chéris du "peuple", à muer en culture
d'Etat. La haine de la guzla s'y porte tout aussi bien que l'amour
de la guzla : Karadzic en dit du bien, Cosic du mal. Peu importe
: mépriser le folklore serbe, c'est être plus Serbe
que jamais. L'ambivalence mythique, matériau de construction
du "peuple", incarcère l'esprit dans une liberté folle.
Déguisée en trait ethnico-psychique, donc encore
en fatalité, la folie devient une menace : "Les Serbes
sont un peuple fou, je suis psychiatre, je vous le dis",
disait Raskovic à Tudjman. Et Karadzic, en 1992 : "Par
malheur, nous ne sommes pas des gens normaux". En toute
conscience médicale, Karadzic peut donc dire à Patrick
Besson, le 25 octobre 1995, trois mois après Srebrenica
: "Je veux que ma clinique psychiatrique soit une très
bonne clinique psychiatrique, la meilleure de toute l'ex-Yougoslavie".
A Sarajevo, précise-t-il.
Traiter tel ou tel psychiatre de fou n'est pas un argument critique,
dès lors que la folie, elle, est un argument guerrier
qui en a convaincu plus d'un - y compris en France parmi les
décideurs et les militaires. Dire tel poème de
Karadzic médiocre ne délivre pas non plus du
problème qu'est devenue la poésie lorsqu'elle émane
ainsi d'un tueur d'Etat, applaudi par une population sous hypnose.
Le chef populiste n'est pas schizophrène; il n'a d'ailleurs
pas perdu conscience du fait littéraire. La conscience
kitsch est son luxe. La littérature y cultive son propre
mythe : l'épopée fonctionne comme un signe idéologique.
Le cauchemar ex-yougoslave confirme que la distanciation postmoderne
peut faire bon ménage avec l'abrutissement meurtrier.
On sait que l'idée européenne de décadence,
cultivée dans le romantisme noir et l'art fin de siècle,
imprègne l'imaginaire primitiviste, mais aussi, passée
dans l'idéologie, le nationalisme fasciste. Cette évolution
s'exprime dans la littérature serbe comme avec un long
effet-retard : l'image obsessionnelle de la chute y puise à la
fois dans le romantisme épique façon serbe et
dans l'esthétisme décadent. Les effets d'autodérision
lettrée ne protègent pas l'écrivain esthète
contre la chute. Malgré toute son ironie, l'écrivain
Borislav Pekitch, subtil auteur du roman drôlatique L'ascension
et la chute d'Icare Gubelkian, a lui aussi viré nationaliste
un peu plus tard.
Milosevic, lui, ne s'intéresse pas à la littérature.
Dans ses discours, le concept idéologique fonctionne comme
un signal; d'où l'extrême pauvreté lexicale
et syntaxique de ses formules sérielles : "démocratie" et "haut
niveau culturel", "intégration" à l'Europe
et "liquidation" des "intérêts particuliers",
lutte contre la "crise", la "culpabilité", "l'agonie", "peuple" et "citoyens" contre "ethnies" et "bureaucrates".
Cette langue de bois confine même au tableau, comme dans
la série antithétique récurrente : serbe
= yougoslave = humain/ antiserbe = antiyougoslave = antihumain.
Comme l'écrit l'éditeur Vladimir Dimitrijevic en
avant-propos des Années décisives, Milosevic est
l'homme qui a refusé la "fatalité du déclin" (p.
9). Son discours est celui de la Raison : jamais il ne parle
de guerre, et très peu de littérature. De l'autre
côté de la Raison, le mythe épique fait bombance,
et transforme le texte poétique en réservoir d'emblèmes
et fétiches.
Les esprit "synthétiques" ont de l'avenir en
Serbie. En 1990, il y avait encore un autre petit président
poète : celui du Mouvement serbe du renouveau, Vuk Draskovic,
devenu "grand homme" serbe grâce à son
roman Le Couteau (Noz). Un best-seller. Mais écrire ne
pouvait suffire à venger les crimes turcs ni le camp nazi
de Jasenovac. En 1990, Draskovic réhabilitait les Tchetniks
au nom de la Grande Serbie, et disputait à Milosevic la
cause Kosovar. C'est à lui que le monde doit le slogan
: "la Serbie se trouve partout où il y a un mort
serbe". Avec Draskovic, la flamme vengeresse annonçait
sa couleur bureaucratique :
Les tombes serbes ne sont pas
encore vengées. Nous devons dresser des fichiers de nos
ennemis.
C'est de ces tombes à venger que faisait
rêver le best-seller : celles des victimes des oustachis
et des communistes. La martyrologie a le sens de la synthèse.
Car Le Couteau était un roman synthétique. D'où son
titre d'avenir. En 1990, en Serbie, on comparait volontiers Draskovic à Tolstoï, à Vuk
Karadzic et à Njegos.
L'étroit couloir du mythe : de l'épopée
au massacre
Car les écrivains serbes ne se sont pas contentés
de fabriquer du kitsch : ils l'ont fait en brandissant de vieux
livres, qui contenaient, eux, d'authentiques poèmes. Quel élixir
les poètes du siècle passé avaient-ils donc
préparé à leur insu en chantant le "peuple
serbe"? En 1943, Adorno expliqua le déclin idéologique
de l'épopée par sa parenté avec le mythe,
dans un essai sur "La naïveté épique".
Mais la vraie difficulté ici vient du fait que les nationalistes
ont eux-mêmes répondu :
Nos mythes nous rendent plus
forts et nous devons vivre avec eux. Chaque fois que nous étions
en difficulté, nous revenions au Kosovo, à Karadjordje, à la
poésie populaire. Ces mythes et toute notre mythologie,
que traînent aussi bien nos intellectuels que l'Eglise,
nous conduisent dans un couloir assez étroit.
Ces propos sont tenus en 1992 par Antonije Isakovic,
député, membre de l'Académie des Sciences
et des Arts de Belgrade. Pris dans l'étroit couloir génocidaire
où l'a conduit cette nouvelle orthodoxie, le "peuple" serbe
appelé au "nettoyage" (ciscenje) fut donc encouragé à réciter,
sur un mode sciemment mythique - et en ceci militant - les poètes
fondateurs du siècle passé, méthodiquement
réédités à la fin des années
80, Vuk Karadzic et Petar Njegos.
Comme toujours, l'amalgame sert la logique du pire. Il y a un
abîme entre ces deux auteurs, tous deux monténégrins
d'origine, ardents défenseurs du pays serbe. L'oeuvre
de Vuk Karadzic, poète et philologue à la fois,
est un riche abécédaire de la culture serbe, à la
fois savant et populaire. Créateur de la langue littéraire
serbe, Karadzic fut aussi l'inventeur d'un panserbisme culturel,
qui, tandis qu'il établissait son dictionnaire et sa
grammaire serbes à partir de la langue parlée
d'Herzegovine, lui fit collecter le patrimoine poétique
des diverses nations slaves, ainsi que des Albanais et des
Tsiganes. Militant de l'indépendance dès 1804,
qui lui valut un long exil autrichien, auteur d'une traduction
du Nouveau Testament interdite par l'Eglise orthodoxe, Vuk
Karadzic fut une figure de la résistance - formule presque
imprononçable aujourd'hui, tant elle s'est trouvée
affublée de l'imagerie du paysan autodidacte et du rebelle
exilé. A l'opposé, son disciple Petar Petrovic
Njegos, prince-poète-évêque monténégrin,
fut l'écrivain de tous les pouvoirs, dont l'oeuvre grandiloquente
- dont se moqueront ensemble Danilo Kis et Vidosav Stevanovic
- était mieux vouée à devenir le ballon
de baudruche du nationalisme serbe. En égorgeant les
Musulmans bosniaques, les Tchetniks devaient se souvenir des
Turcs égorgés dans son Gorski Vijenac (Les Lauriers
de la montagne, 1847), réédité à Belgrade
en 1990.
Massacrer des corps d'aujourd'hui au rythme de vieux vers épiques,
telle aura été la manière d'hériter
d'un patrimoine devenu fardeau maudit : le Serbe, sous peine
de disparaître, doit "traîner" dans la
modernité le "dépôt sacré" des
mythes nationaux - dont la guerre se débarrasse en fait
pour faire oeuvre sacrée elle-même. Il n'est donc
pas question ici d'incriminer le genre épique en soi,
ni sa version romantique serbe, qui s'inscrivit d'ailleurs dans
une vogue européenne. Imputer le nettoyage ethnique à la
poésie du siècle dernier serait créditer
le mythe grotesque de la descendance des Karadzic, et céder
en même temps à un causalisme primaire et à un
racisme culturel. C'est de son instrumentation politique qu'il
s'agit. Cette instrumentabilité pose toutefois la question
du potentiel idéologique du mythe épique, et de
ce qui, dans un texte littéraire, donne prise ou non à l'idéologie.
Radovan n'abolit pas Vuk - à moins que Goebbels n'abolisse
Novalis. Mais l'héritier oblige à relire différemment
l'ancêtre, afin de saisir de quel point de bascule possible
la poésie doit se protéger désormais.
On sait que jusqu'à la première guerre mondiale,
cette poésie s'est transmise oralement dans toute la Yougoslavie,
et qu'une fois cette tradition passée à l'écrit,
les intellectuels s'en sont éloignés, en la citant
comme un motif obligé, voire énervant : la guzla
finit par agacer le romancier bourgeois du peuple. Dans le premier
volet de la trilogie de Cosic, Racines, qui évoque la
Serbie de la fin du XIXe siècle, la veulerie du chanteur
parasite trahit l'héroïque passé dont il est
le dépositaire, pendant que sombrent les révoltes
paysannes. Car la mesquinerie politique, qui fait voler en éclat
familles et villages, a rompu le charme épique. Le dégoût
pour la guzla n'est qu'un moment négatif dans la relève
romanesque du mythe national. Celui-ci, comme on le voit chez
Cosic, s'élabore dans le roman serbe dès les années
50 en plein régime communiste, au sein même de son
appareil.
Alors que cette poésie épique, toute patriotique
qu'elle fût, semble avoir assuré longtemps un lien
intercommunautaire, elle est dépecée par les nationalistes
au cours des années 1980 et surgit ça et là,
ponctionnée, folklorisée dans le discours politique
et l'aphorisme - forme qui tend symptomatiquement à supplanter
les autres en Serbie. Puis on voit resurgir ces framents poétiques épars
dans telles dépositions des criminels de guerre. Entre-temps,
le folklore tsigane a pris le relais de la transmission orale
: il revient en force dans la décennie qui suit. En identifiant
son rythme à celui de la chère hystérie "yougoslave",
pour montrer à l'Europe de quoi se chauffe la passion
serbe, Kusturica en a fait l'usage pervers que l'on sait. Toute
entraînante qu'elle soit, la musique d'Underground est
aussi le démon de midi idéologique d'une guzla
cacochyme, le flon-flon "barbarogénique" des
années 90. Dragan Katuranic écrit à ce propos
: "le mythe est toujours une histoire sur la création,
le commencement du monde, alors que le début de la nation
serbe moderne est la mort". Grâce au mythe, la mort
serbe s'est hissée au rang de création poétique
et de slogan national. Mais comme le prêche le métropolite
Amfilohije Radovic : "il ne saurait y avoir de résurrection
sans mort préalable". D'où, dans la littérature
serbe, l'omniprésente figure de Lazar, éminemment
nationale : Lazar est à la fois le nom du martyr princier
de la nation serbe et celui du héros chrétien de
la résurrection.
La Serbie renaissante explore son nouveau régime politico-culturel
: la violence mythique se mue sciemment en violence d'Etat. De
cette entropie naît un crime politique réalisé comme
une oeuvre. Ou comme une catastrophe naturelle, terrible et désirable
: la Serbie entière est à l'image secrète
d'Anika, l'envoûtante putain en révolte, idole et
terreur des hommes de jadis, dont Ivo Andric avait raconté le
châtiment mortel dans Au temps d'Anika - réédité par
l'Age d'homme en 1992. Anika sacrifiée sortait elle aussi
de sa tombe : le mal reste impuni car l'innocence, comme la faute
- et comme la femme - est mythique à son tour. Lazar enfin
debout retrouve ses "racines". On rouvre les tombes,
on pose près des ossements sous les flashs. Cela donne
du "coeur" à l'ouvrage : creuser les charniers
oustachis, et violer méthodiquement, à la moderne,
dans des camps faits pour ça, les femmes de ceux qui,
six siècles plus tôt, ont tué le petit tzar à Kosovo
Polié. Mais ce temps pour tous il faut le faire, et pas
seulement l'écrire. Le nouveau temps du mal sera celui
du bon gouvernement, celui qui passe à l'acte. La Slobo-démocratie,
qui laisse venir à elle les grands et petits écrivains.
Cette esthétique nihiliste de la mort et du mal fatal
a donc inspiré en profondeur les formes de la mise à mort
et de la violence faite au corps et aux esprits lors de l'"épuration
ethnique", organisant le "crime intime" (X. Bougarel)
et la cruauté. Comme l'écrit Etienne Balibar, "l'idéalité cruelle" a
une dimension plus "emblématique" et "fétichiste" qu'idéologique.
D'où, comme au Rwanda et en Algérie, les formes "ultrasubjectives" de
la violence pourtant politique faite aux individus, attaqués
dans leur intimité, brisés dans leur système
d'identification imaginaire. La métaphore donne à l'acte
cruel ses traits fantasmatiques : ceux de la barbarie, idéalisée
dans la geste épique. Mais cette figuration n'est pas
libre : comme le viol ethnique de masse, l'égorgement à la
chaîne - avec leurs variantes serbes, cuillère rouillée
et lame de couteau à lécher - relève d'un
crime d'Etat programmé. Le jeu avec la barbarie épique
est bien ici un sous-produit du monde civilisé. Mais puisque
la barbarie elle-même, en son contenu symbolique, fait
l'objet d'un investissement spécifique, il devient absurde
d'user de ce terme à des fins de dénonciation.
Quant à en parler à propos de cette littérature
même, cela peut-il avoir un sens?
La "rage de la mort" et la poésie "barbare
après Auschwitz"
Parmi les poncifs qu'a fait circuler la lancinante question du
devoir de mémoire, l'une des phrases les plus souvent
citées est celle d'Adorno sur la poésie barbare
après Auschwitz. La poésie nationaliste serbe
semble la confirmer en la littéralisant, à l'extrême
opposé des oeuvres de Paul Celan, Jean Améry
ou Imre Kertesz : la négativité radicale et réfléchie
de ces oeuvres issues de la Shoah, et leur autocritique de
la barbarie culturelle, en font un démenti des réflexions
d'Adorno. En revanche, la littérature nationaliste serbe
illustre avec éclat cette postériorité barbare,
sans que soit refoulé le souvenir d'Auschwitz, au contraire
brandi comme un étendard, à côté du
drapeau anti-turc marqué du sceau du mythe d'origine
Kosovar.
Dans un texte de L'Autre Serbie intitulé "La rage
de la mort", le cinéaste serbe Dusan Makavejev écrivait
ces lignes, pleines d'une lucidité ambiguë :
Notre irrationalité a
horrifié le monde, et le monde ne peut que nous sanctionner
pour cela (..) . Le monde n'a pas le temps de s'apitoyer sur
un éléphant fou au coeur de la ville. Nous devons
nous-même détecter les moteurs intérieurs
de l'autodestruction et de la fascisation.
Lorsque j'ai entendu pour la première fois l'histoire,
mille fois ressassée depuis, des Serbes comme étant
le reste du peuple égorgé, j'ai été secoué d'un
frisson solennel, comme si j'avais entendu la vérité sur
le peuple auquel j'appartiens, et sur moi-même. L'homme
ne peut que céder devant la parole du poète. On
ne peut pas critiquer un poème, pas plus que le soleil,
ou la pomme. (...) Au poète il est permis de passer du
côté des bourreaux.
Plus loin, l'auteur évoque un "noyau psychotique" d'asentimentalité,
inhérent au "viol du peuple" pratiqué pendant
la période communiste, et transformé dans le "contexte
fasciste nouvelle version" en "flirt patriotique avec
la mort populo-kitsch". Si Milosevic, présenté comme
un "homme sans qualités", apparaît comme
un "prophète national" à des "personnalités
d'une valeur incontestable", c'est que la guerre emporte
les esprits dans "la rage de la mort". L'aveu du frisson
est relayé par une analyse rationnelle qui échoue
dans le mythe de l'extase guerrière.
Au moment de partir se battre, en 1914, Robert Musil, auteur
jusque là des Désarrois de l'élève
Törless, avait écrit un texte étonnamment
exalté, à la fois testament d'Européen
viennois et confiteor germaniste. On y lit ces lignes :
Une ivresse de solidarité nous
arrache un coeur que nos mains auraient voulu retenir pour un
moment de réflexion supplémentaire. Sans doute
ne voulons-nous pas oublier que les autres aussi vivent, fatalement,
la même expérience; ceux qui étaient nos
amis au-delà des frontières sont probablement emportés
tout comme nous dans le tourbillon national. Notre scepticisme
exige ces considérations.
Plus tard, Musil parlera de "catastrophe" européenne
et repoussera le concept d'"'âme collective",
pour donner à cette "acquisition d'une nouvelle énergie" dans
la guerre une explication toute négative. La deuxième
guerre mondiale, et le "mal" génocidaire qui
l'a accompagnée, rendent illisible toute considération
sur l'ivresse guerrière, périmée par le
délire nazi. Si on s'en souvient ici, c'est que la guerre
en ex-Yougoslavie semble venir d'un âge d'avant Auschwitz,
alors qu'elle vient, en toute connaissance de cause, après
: dans la potion magique de la vengeance guerrière, le
rappel des atrocités oustachi a joué le rôle
d'un alcool pur. Et les nationalistes serbes, avant de parler
comme aujourd'hui de complot judéo-musulman, se sont systématiquement
identifiés aux Juifs exterminés.
Ce recyclage idéologique de la Shoah, lié à des
pratiques de cruauté guerrière calquées
sur des modèles épiques antérieurs, donne
au discours de guerre son atroce inquiétante étrangeté,
mais aussi sa sinistre force de révélation : Auschwitz
n'a pas été ce butoir qu'on voulait qu'il soit.
Cette bonne fortune littéraire de la "rage de la
mort" n'est pas seulement un anachronisme barbare : elle
indique le double régime de rationalité dans lequel
vit l'Europe, non de part et d'autre d'une frontière tracée
par la "vraie" démocratie, qui opposerait la
Raison (à l'ouest) et le Mythe (à l'est); mais
plutôt comme un double-fond dangereux à ouvrir et
comprendre. Il est vain en tout cas de crier à la barbarie
et de brandir la raison civilisée comme si celle-ci n'avait
pas permis aussi Auschwitz, et comme si elle avait pu empêcher
Srebrenica. Si la raison ne veut pas échouer dans sa propre
autosuffisance mythique, elle doit tenter d'approcher les régions
où se sont nouées et se nouent, à Auschwitz
et après, rationalité et folie.
"Extirper entièrement l'odieuse, l'irrésistible
tentation de retourner à l'état de nature, voilà la
cruauté que produit la civilisation en faillite : la barbarie, écrivait
Adorno dans La Dialectique de la raison, c'est l'autre face de
la culture". D'après cette dialectique, la Raison
occidentale voua au sacrifice les créatures restées
pour une part "naturelle" - en particulier les femmes.
En Serbie, la "nature" fut souvent l'argument - mythique
- de "l'urbicide ritualisé" (Bogdanovic); mais
le saccage du corps féminin fut le point d'honneur d'une
nouvelle raison folle : celle d'un pays projeté par son
intelligentsia à la fois en "nation mâle" et
en peuple égorgé.
Il n'est pas question ici de nier la réalité de
l'oppression turque, ni du massacre de milliers de Serbes orthodoxes
par les Oustachi - ceux-là même qui, après
s'être abrités dans le giron du Vatican, iront apprendre
aux militaires argentins l'art de gérer un camp. Un crime
de masse en prépare souvent un autre. Les raisons de ce
sinistre enchaînement ne sont pas seulement politiques.
L'une d'elles se situe dans un registre anthropologique simple,
qui appelle une réplique épistémologique
complexe : une réalité historique avérée
peut devenir le support d'une mythologie, et le rappel d'un crime
passé déclencher un processus infini de falsification.
Celui-ci est allé, en Serbie, de l'hyperbole martyrologique
au négationnisme, en passant par l'imputation inversée,
ou projeté en programme réel. Tout se passe comme
si les souffrances passées, parce qu'elles ne furent pas
publiquement certifiées en leur temps, avaient rendu potentiellement
légitimes, à l'infini, les souffrances futures
d'un ennemi éternisé, déshistoricisé.
Cet infini se compte pourtant en nombre de morts, car le mythe
ne se contente pas de conter les origines : il tue, non parce
qu'il ment - le mythe est étranger à la vérité comme
au mensonge - mais parce que le politique lui fait dire sa vérité.
Le problème n'est donc pas tant celui de la poésie
barbare après Auschwitz que de l'usage politique du mythe,
et de la dérive idéologique de la littérature.
Homo poeticus, homo politicus
On sait qu'Adorno est revenu sur son célèbre énoncé pour
le nuancer à plusieurs reprises. Dans une conférence
intitulée "Engagement ou autonomie artistique",
publiée en 1962, il lie le problème de la poésie
barbare à celui de la littérature engagée,
en des termes qui, bien que suscités par une toute autre
littérature - celle de Sartre et Brecht - peuvent nous
aider à considérer ce problème:
Je n'ai pas l'intention de
minimiser la phrase selon laquelle il serait barbare de vouloir
encore écrire de la poésie après Auschwitz;
elle exprime en négatif l'impulsion qui anime la littérature
engagée. La question (...) est aussi de savoir si l'art
en général est encore possible; ou si la régression
de la société n'entraîne pas obligatoirement
une régression intellectuelle dans la notion de littérature
engagée. (...) il faut que la littérature puisse
affronter ce verdict, et donc faire comme si le simple fait de
venir après Auschwitz ne la condamnait pas au cynisme.
C'est sa propre situation qui est paradoxale, et non l'attitude
qu'on a envers elle.
Cette question de l'engagement politique comme "régression
intellectuelle" avait, on le sait, pris la forme d'une hantise
chez certains dissidents du bloc communiste, comme Varlam Chalamov.
En Yougoslavie, pays non aligné, elle se mêlait
forcément à l'autocritique nationale. Un verdict
analogue avait été formulé, la mort dans
l'âme, par Danilo Kis. Dans un texte intitulé "Homo
poeticus, malgré tout", Kis se rebellait contre "l'exotisme" des "Serbo-Trucs" aux
yeux des Européens, dû à la politisation
forcée de la littérature en temps de totalitarisme,
mais aussi à l'exportation complaisante, par les Yougoslaves,
de leurs "histoires de famille" :
A nous, donc, les Yougoslaves, à nous
l'homo politicus, et aux autres tout le reste, toutes les autres
dimensions de ce fabuleux cristal aux mille facettes qui se
nomme homo poeticus, cet animal poétique qui souffre
autant de l'amour que de la mort, de la métaphysique
que de la politique... La poésie (= la littérature),
c'est aussi, je le sais, et de plus en plus, la description
des injustices sociales, la condamnation pathétique
de ces injustices (...), la description et la condamnation
des camps, des asiles psychiatriques et de toutes les formes
d'oppression (...) qui veulent anéantir en l'homme toute
substance non animale, son néocortex, le réduire à la
dimension d'une bête de militantisme, d'un homme engagé,
et uniquement engagé, d'un enragé. Car cette
conception, que nous prônons aussi souvent nous-mêmes
- que la littérature sera engagée ou ne sera
pas - montre à quel point la politique s'est infiltrée
par tous les pores de la peau et de l'être, a tout envahi,
tel un marais (...)
"L'homo poeticus, malgré tout" de Kis rejoint "l'autonomie
artistique" de l'oeuvre chez Adorno, qui poursuivait ainsi
(songeant à Beckett) :
L'intransigeance absolue des
oeuvres, c'est-à-dire justement ces moments qu'on a condamnés
pour formalisme, leur confère la force effrayante que
n'ont pas les poèmes parfaitement inutiles sur les victimes.
Dans un cas et dans l'autre, "l'engagement" est
désigné comme un repoussoir et une nécessité :
il faut désigner son aliénation, dit Adorno; il
faut s'engager sans s'enrager, dit Kis. A la probable fatalité de
la "régression intellectuelle" - celle d'après
Auschwitz, et celle due à l'oppression soviétique
- les deux hommes répondent en postulant un engagement
esthétique, qui prend acte à sa manière
du destin politique de la littérature : l'intransigeance
formelle désenrage la littérature engagée.
A l'opposé de ce "formalisme", l'endoctrinement
nationaliste ne fait qu'aggraver la "régression" et
l'exotisme, et substituer un engagement à un autre. On
ne sort pas si facilement d'une prison culturelle. Car la littérature
engagée vue par Kis n'est pas, comme chez Adorno lisant
Brecht, une option marxiste : c'est une prison idéologique.
Et l'exportation des affaires de famille yougoslaves ne permet
pas d'en sortir, au contraire : elle fabrique un exotisme au
carré, et isole doublement la culture serbe, frustrée
d'Europe et de poésie pure. Tout cela est injuste, dit
Kis, mais nous sommes coupables : de mesquineries nationalistes.
En faisant de cet ecce homo politicus une confession des péchés
yougoslaves, Kis se montre pris, à sa manière ironique,
dans la culture serbe. Mais le programme nationaliste de déculpabilisation
post-titiste, à terme, renverse le "malgré tout" poétique
dans celui de la fatalité historique, que résume
et analyse en mythologue Rasto Mocnik : "Je sais bien que
le nationalisme est une idéologie criminelle, mais (je
crois que) il est inéluctable dans les circonstances actuelles".
La prison politique où étouffait Danilo Kis se
referme à double tour sur l'écrivain serbe. Le
nationalisme est un crime, mais la littérature s'y plongera
malgré tout. La poésie est barbare après
Auschwitz, et c'est juste : car nous des Balkans, nous sommes
barbares en poésie... engagée - l'engagement étant
le crime beau et fervent des vaincus révoltés et
vengeurs. C'est contre cet effondrement consenti que le jeune écrivain
Dragan Velikic écrivit cette petite phrase inspirée
: "la mort des chevaliers serbes à la bataille du
Kosovo est-elle, six siècles plus tard, un alibi pour
l'absence de forme?"
Handke ou le doux déni poétique
Mais l'argument de la forme littéraire à son tour
peut devenir l'instrument, non de la violence politique assumée,
mais de son déni. Cette esthétisation suppose une
certaine distance. Mais il n'est pas besoin d'être Serbe
pour savoir "là où est la Serbie". Encouragé par
Milosevic, la violence nationaliste s'est trouvée relayée,
hors frontières. On a vu les formes extrêmes qu'elle
avait parfois prises en France. On la retrouve dans telle éructation
littéraire de Volkoff. Elle a pris une autre forme, toute
en douceur, chez un écrivain allemand que tout pourtant,
son expérience d'écrivain indépendant, et
sa sensibilité à la mémoire de la Shoah,
auraient pu rendre sensible au crime perpétré ici.
Or le regard qu'a posé Peter Handke sur cette réalité devenue
géographique et idéale constitue un exemple significatif
de déni proprement littéraire - qui a inspiré à Yves
Laplace le cœur de ses Considérations salutaires
sur le désastre de Srebrenica.
Dans son Voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et
la Drina, Handke dit sacrifier les "faits essentiels" méprisables
aux "faits secondaires" propres à l'éveil
d'une "seconde enfance commune", laquelle définirait
le "poétique", vrai sujet du livre. Ce vrai
sujet consiste à habiller à la hâte un
pamphlet gorgé de ressentiment contre les médias
français et l'Allemagne, en rêverie sur les faits
et les "problèmes de la représentation".
Mais ce livre si préoccupé de "forme" n'en
réclame pas moins "justice pour la Serbie" après
quelques péripéties argumentatives - dont une
défense du pauvre Besson excusé pour sa sensibilité à la
langue et aux images serbes, et, plus grave, une accablante
fin de non-recevoir adressée au jeune écrivain
serbe dissident qu'on a vu plus haut se réclamer de
la "forme" : Dragan Velikic, ancien complice en "Mitteleuropa",
ici répudié en silence (quoique plagié çà et
là ). Pour finir, Handke cite la lettre d'adieu d'un
ancien partisan suicidé évoquant "l'extermination
du peuple serbe de Bosnie". Suit la date d'achèvement
du livre : 19 décembre 1995. On croit rêver.
C'est qu'on rêve effectivement : de grand-père yougoslave,
de "pays purement enclavé", de neige douce et
de brouillard enveloppant qui "inclut", "implique" et "englobe" au
point qu'il n'arrive à l'écrivain en voyage ici
que de "bonnes choses"... Et on rêve, pour finir,
de "peuple", avec des guillemets mais "saisissable" grâce à l'"isolement
de presque chacun là-bas", tel les "oiseaux ébouriffés
de froid", "chacun à distance de l'autre" (p.
107). Seselj et Arkan se seraient tapés sur la cuisse.
Et chez Cocic, on brutalisait ou tuait les enfants "innocents
comme des poulets". Mais l'errance du paria allemand fait
marcher à l'unisson frustré de ce "grand peuple
méprisé tout à travers l'Europe" -
qui est pourtant un "peuple de lecteurs", très éloigné de
la vile mesquinerie journaliste). A laquelle l'écrivain
oppose les ombres paternelles d'Ivo Andric et Milos Tserniantski,
surplombées de deux figures allemandes : le "poète épique
allemand" Hermann Lenz, narrateur des "faits secondaires" et
des "à-côtés en dehors", phénoménologisé à travers
le "monde de vie" husserlien, puis Goethe, "l'universel
maître allemand", poète de "l'enfantin
/ insurmontable"; mais surmonté dans un âge
adulte dit anhistorique, deuxième enfance où grâce à la
Serbie, dit Handke, j'ai cru pouvoir, "moi, fils d'un Allemand", "m'échapper
de l'histoire de ce siècle, de cette chaîne de malédictions..."(p.
123). Le pseudo-dépassement de Goethe couronne un évitement
de l'histoire et une solide haine de soi germanique dont un autre écrivain
allemand, Georges-Arthur Goldschmitt, son traducteur jusque là fidèle
et admiratif, a clairement désigné l'effet :
Handke fait non seulement fausse route,
mais, à force de vouloir qu'il n'y ait pas d'Histoire,
il finit par tomber dedans à pieds joints! Il y a
chez lui une espèce de désir fou qu'il n'y
ait pas eu ce qu'il y a eu, un blocage... C'est comme son
refus initial des images d'Auschwitz : il a dit à un
moment que ce sont les pieds des déportés dans
une photo qui lui ont fait comprendre la réalité de
la chose. Il y a chez lui un refus de l'horreur, comme s'il
voulait montrer que celle-ci pourrait l'emporter, tellement
il est sensible!
Protégé de l'histoire par ses
lunettes de neigeuse poésie, Handke rêve encore
de jolis "contes" devant les petits pains de Belgrade;
et les féériques "colonnes de fumée" issues
d'un cochon grillé lui rappellent telle polissonne image
de Milorad Pavic. Or Pavic, qui joue à Paris le rôle
de préposé au baroque serbe, est un de ces écrivains
dont la langue a continué de couler comme si de rien n'était
pour traiter de sujets érotico-féériques,
d'où bien sûr la guerre était exclue, mais
qui laissaient voir avec celle-ci des liens refoulés,
que confirme l'opacité perverse et néanmoins soporifique
de son ancien Dictionnaire khazar.
Aidé de ces adjuvants littéraires, le voyage entier
de Handke devient une longue fantasmagorie. Au marché,
le peuple serbe s'illumine de bonté idyllique; et l'auteur
s'émeut de ce "plaisir originel et populaire à faire
du commerce", qui lui inspire un "Vive le commerce!" (p
68) un peu surprenant de poujadisme venant de l'auteur de L'Angoisse
du gardien de but...
Les victimes de Srebrenica auraient-elles manqué de sensibilité à "ces
grains de rêve serbes" qui, d'après Handke, "jamais
et nulle part ne se concentrent en une idée et une politique
de pouvoir cohérente?" On ne peut rêver énoncé plus
dénégateur, quant à ce qui, dans le rêve
national, mène à la concentration d'une violence étatique.
Ce que la littérature montre là, c'est que le scepticisme
historien n'a pas le monopole du déni, et qu'un auteur
peut effacer les morts du champ de vision de son lecteur par
un beau geste poétique - ici celui de la marche rêveuse.
D'où la juste conclusion d'Yves Laplace : "Il y a
urgence à se placer sur le terrain de l'argumentation
critique et pas exclusivement juridique, pour l'indispensable
mise au pas des révisionnistes, négationnistes
et fanatiques de tout poil." La brève argumentation
critique de Goldschmitt est là encore la plus précieuse
:
Je crois qu'il est rattrapppé par
une espèce de manie allemande de la pureté,
un désir de non-compromission dont on ne sait hélas
que trop où il a conduit. Poétiquement, cela
peut être merveilleux, mais politiquement, c'est redoutable!
La culpabilité allemande, qui parle dans
les textes de Handke, ne l'a donc protégé en rien
contre la "pureté" allemande. Dans ce purisme,
sans doute, l'écrivain montre ce qui continue de le rattacher
au nihilisme allemand et son "heure de la sensation vraie".
Vérité pure qui lui fait gommer, ici, la violence
réelle d'un discours guerrier ramené à la
douceur attachante d'un peuple martyr.
"Civilisation" et "barbarie",
raison et lyrisme
A l'opposé de ce révisionnisme esthétisant,
les massacres ont été dénoncés en
termes de "barbarie" dans le discours dissident du
Cercle de Belgrade. Mais la critique de la mythomanie serbiste,
parcourue par l'antithèse du primitif et du civilisé,
y paraît minée elle aussi par une hantise de la "décadence" qui,
même en plein rejet du racisme, rappelle parfois l'imaginaire
barrésien du début du siècle. Or le mythe
de la Décadence, comme l'avait vu Walter Benjamin, ne
fait qu'inverser celui du Progrès. A l'inepte Serbie astrale
et vengeresse, le discours de la Raison vaincue oppose, sur un
ton d'impuissance coupable, les valeurs de la Civilisation démocratique.
Comme si le mythe, refusé dans sa face nocturne (âme
slave, folie mystique, primitivité barbare), était
retourné sur sa face diurne (occident, rationalité,
progrès, civilisation). Cette impuissance rationaliste
explique peut-être en partie la décomposition interne
de l'opposition politique à Belgrade.
Ce blocage s'explique par la mêlée de trois héritages
culturels : un romantisme épique fondateur de l'histoire
littéraire serbe, le rationalisme marxiste dans sa version
yougoslave, et la religiosité orthodoxe slavophile. Passées
par un syncrétisme sauvage, ces traditions ont donné lieu à l'explosion
d'un lyrisme primitiviste mobilisé par une langue de bois
primaire, dont l'appauvrissement symptomatise l'échec
d'une transmission, mais aussi sa tentative forcenée.
La violence ultranationaliste signe sans doute l'intransmissibilité moderne
d'une culture à haute teneur mythique que l'Universel
communiste n'avait pu que nier. Le heurt entre un patrimoine
mythologique vivace et une écrasante conceptualité marxiste
s'est mué en une synthèse atroce. La paranoïa
grand-serbe est une solution délirante trouvée à l'antithèse
du rationnel et de l'irrationnel qui schize en profondeur, depuis
un demi-siècle, la culture balkanique.
L'école dissidente de Korcula, qui se réunissait
dans les années 1970 autour de la revue zagreboise Praxis,
n'avait pas pu réaliser cette articulation. Son anti-nationalisme,
qui tentait de se mouvoir au sein d'une intellectualité doctrinaire,
fut d'une telle pesanteur théorique que ses débats
se retranchaient non seulement de la population, mais de ses
lectures familières, c'est-à-dire du "peuple" promis à une
idéologie montante, et de son socle mythologique : cette
fameuse littérature épique, livrée au petit
bonheur privé des individus, en fait à une propagande
nationaliste de moins en moins officieuse. Ainsi, pendant que
les philosophes yougoslaves s'émancipaient du titisme
par leurs virtuosités dialectiques, les académiciens
de Belgrade vaquèrent à leurs préparatifs
philologico-littéraires, et, récupérant
ce lyrisme en souffrance, firent monter la sauce populiste. Aux
uns l'universel, aux autres le particulier. Raison politique
d'un côté, folie lyrique de l'autre. Faute de faire
aboutir la critique de l'idéologie dans une archéologie
du nationalisme, qui aurait nécessité un travail
philologique de fond, la critique marxiste n'a eu avec les mythes
littéraires qu'une relation négative ou absente.
On pourrait s'interroger enfin sur les réactions dans
la gauche française, du côté des dénonciateurs,
en particulier des prises de position résolument nationalistes
d'Alain Finkielkraut, en faveur de Tudjman, et du style du soutien
apporté par Bernard Henri-Lévi à Izetbegovic.
La partition des discours ici a semblé mimer celle des
Etats en guerre. Le discours de l'émancipation, occupé à soutenir
les petits Etats naissants, s'est fourvoyé dans un crédit
discutable fait à leurs dirigeants, sinon dans leur apologie,
l'intellectuel reproduisant ainsi un vieux et triste scénario,
qui, précisément, était devenu caricatural
en Serbie : la fascination des intellectuels pour les hommes
d'Etat - censés incarner ici la "civilisation" face à la "barbarie".
Un discours des lumières à deux vitesses s'est
donc installé, opposant, côté pro-serbe,
le mythe du peuple libertaire et ami de la France, et côté anti-serbe,
celui du citoyen éclairé de l'Etat-nation. Une
fois de plus - et ce fut plus encore le cas au Rwanda - la France
s'est retrouvée aux prises avec ses propres mythes, en
premier lieu celui de la Révolution.
Le mime littéraire chez un dissident
Il y aurait une autre manière de refuser, sinon de surmonter
cette violence. La critique du nationalisme, dont on a vu l'inspiration
littéraire, devrait se faire ici à l'aide de la
littérature et en son nom, misant sur l'ambivalence des
liens que la poésie entretient avec le mythe. Car ces
liens, qui font facilement déraper l'écrivain dans
l'idéologie, peuvent aussi lui assigner une tâche
critique propre. La langue qui fut le vecteur du crime collectif
laisse en dépôt un précieux document : celui
d'une littérature profondément malade du refus
de l'histoire. Mais la recherche poétique peut présenter
un document plus précieux encore : celui d'une résistance à l'assassinat
par la réanimation d'une langue meurtrie, et la critique
mimétique d'une parole meurtrière. Car le mode
d'intelligibilité de l'histoire propre au poème
est rythmique, expressif, mimétique. Ce mime des choses à comprendre,
qui donne à chaque texte littéraire le statut d'une énigme,
le poème le partage avec le mythe.
Cette frontière entre le poème et le mythe explose
en temps d'intégrismes identitaires. La violence étant
destruction des sujets, le mythe, par vocation pré-subjectif,
est plein d'une violence latente. Celle-ci se réalise
sur un mode étatique lorsqu'elle tente de réaliser
en acte sa totalisation folle, confiant l'archaïsme mythique à l'efficience
politique de la rationalité moderne. La syncope historique
qui a lieu alors se donne à voir comme l'horreur impensable
: celle du génocide. Mais ce non-sens qui défie
l'entendement provient d'un excès de sens appauvri : un
système sémantique saturé implose sous la
pression des contradictions. Tout en gardant ses prérogatives
modernes, le sujet se laisse étouffer, à contretemps,
par la terreur mythique et le rituel de masse. D'où l'impression
de régression barbare qui hante les consciences cultivées
de Belgrade, cramponnées à l'idéal de "civilisation",
fétu de paille emporté dans l'ouragan.
Cette résurgence syncopée du mythe, comme symptôme "postsubjectif",
pourrait être dite "postmoderne" si ce n'était
là sacrifier à un autre mythe, d'ailleurs prégnant
en Serbie, qui ne fait que relayer le mythe décadent.
Le thème postmoderne fait le jeu du "barbare" dont
il croit se défendre. Si elle existe, cette "civilisation" devrait
se reconnaître, petite météorologue, comme
possibilité chronique de cet ouragan-là, menaçant
chaque édifice culturel d'autodestruction. La critique
qui ne s'inscrit pas consciemment dans l'horizon de ce naufrage
- qui est aussi le sien - risque d'être vaine. Ce qu'il
faut sauver ici n'est pas la seule raison critique : c'est son
intime voisin, le mythe en tant que texte, travail du sujet qui
constitue la raison poétique du mythe. Privée d'elle,
le discours conceptuel bascule dans l'idéologie.
En Serbie, la puissance des mythes fut telle que l'écrivain
authentique dut et doit traverser la violence d'une politique
qui s'en est nourrie, et la mimer dans une forme close, elle-même
violente, propice à un réel dégagement subversif.
L'oeuvre d'art, passionnément retranchée dans son
enclave, capte les discours ambiants pour les faire résonner
dans une chambre d'échos intime. Il peut se faire que
ce travail réflexif emprunte de grands modèles
hérités de la modernité littéraire
- objectivité souveraine, disparition anonyme de l'auteur
- pour reprendre une liberté poétique avec le monde
mythique. C'est ce qui se passe dans l'oeuvre de Vidosav Stevanovic,
auteur d'une trilogie publiée en France sous le titre
La Neige et les chiens, fable lyrique en forme de récitatifs
enchaînés, dont la savante composition narrative
et poétique s'organise autour d'un seul fait réel
- qui inspira à l'auteur des cauchemars avant de lui faire écrire
ce texte : celui que fait entendre, en liminaire du livre, la
plainte d'une petite fille grillée par des miliciens en
pique-nique. Et qu'un petit garçon nommé Christos,
devenu muet, appellera "Même-que-Moi".
Le roman précédent de Stevanovic, Testament, publié quelques
années avant l'explosion guerrière (1986), construisait
l'allégorie fantastique de deux peuples en guerre, et
faisait réapparaître sans cesse un Lazar anonyme
incarnant les foules désormais égarées.
La fable s'achevait par ces lignes :
Nous étions tous ensemble,
personne ne manquait; nous chevauchions à travers le monde,
chantant et criant à pleine gorge, comme à des
noces. Et personne d'entre nous ne savait si nous étions
morts ou vivants, ou seulement le matériau dont est construit
quelque grand rêve.
Le statut mitoyen du réel (irréel)
et du vivant (mort) montre clairement que le texte ne rompt pas
avec le mythe. Mais cet indécidable s'oppose au fatum
poétique de Karadzic, qui écartait l'interprétation
des rêves au nom de la chute inéluctable et de l'auto-défense
du chaos tragique. Soit le passage à l'acte génocidaire.
Ici, le texte renvoie au texte, qui réfléchit abyssalement
le tourbillon fantasmatique d'une nation obsédée
d'elle-même, jusqu'à questionner son propre pouvoir
divinateur, malmenant à outrance la figure du narrateur
- sans ombre, puis sans corps. Le relais symbolique, dans ce
texte, du Christ à Lazare, puis de Lazare à son
fils orphelin, jeune Messie rendu muet par son peuple, désigne
le retour du mythe à la création poétique.
Dans La Neige et les chiens, le petit muet inconnu de tous appelé Christos,
frère d'Agelos, prendra à son tour le relais intimement
messianique de l'orphelin Lazarevic. C'est l'écrivain
d'une nation, mais aussi la figure de "l'auteur" héritier
du poète épique, qui écrit ici son testament
charnière.
Ce texte transmet la condition de possibilité d'une écriture à venir
: l'introjection critique de la figure du populiste telle qu'elle
a lieu dans La Neige et les chiens, qui précède
de quelques années la rédaction d'une biographie
critique de Milosevic, sous-titrée "épitaphe".
La biographie du meneur de foules est la claire exploration critique
d'un néant, que le roman poétique imite dans sa
langue et comprend ainsi. La langue de Milosevic, disaient ses
laudateurs, est merveilleusement fluide. Celle de l'écrivain
qui rompt ce charme suffoque du mutisme meurtrier qui le fait
balbutier. C'est ce balbutiement que nous font entendre les phrases
de Stevanovic à travers les récitatifs essoufflés
de ses personnages, doublés par les aboiements des chiens
infernaux, devenus gardiens des humains banalement voués à l'égorgement.
Ainsi, l'écrivain serbe se délivre de la tâche
nationaliste qui l'écrase, lui et ses "frêres",
sous le mythe et sa culpabilité : le mime littéraire
du passage à l'acte et de la conscience qui tue, chez
Stevanovic, fait émerger la figure du dictateur et celle
du milicien comme assassins sans aura, néants d'humanité.
Elle fait revivre aussi des personnages étrangers au conflits,
sombrement lumineux, voués par leur abandon au silence
ou à la mort, banals eux aussi. De cette cruelle fouille
du langage, responsable de la forme ici novatrice, dépend
l'ascèse de l'écrivain qui résiste aux schémas
de propagande. A contresens des confrères du moment, il
doit se frayer un chemin propre dans une culture compromise :
ce qu'il fouille ainsi, c'est aussi son mal. Et ce mal n'est
pas seulement sa littérature, qui ici s'est cru tout permis,
mais sa langue. Qui veut faire oeuvre est forcé d'exhiber
la pourriture dans le bois de cette langue gelée. Le travail
sisyphéen de Karl Kraus dans son Fackel sur la langue
journalistique, et celui de Victor Klemperer sur la langue nazie
(Lingua Terzium Imperii), en furent d'extraordinaires équivalents
philologiques. Et la philologie, si elle se hisse au niveau critique,
peut aussi rendre visibles et pensables à la fois la destructivité idéologique
d'un mythe épique et la destructivité critique
d'un texte poétique.
La littérature serbe, à force d'idéologiser
ses mythes, s'est étouffée elle-même. Et
lorsqu'en elle un sujet respire à nouveau, ce ne peut être
qu'en haletant, pour parler des humains du fond d'une terreur
collective. Il y a là, dans ce néant et cette lumière
incertaine, pour l'écrivain serbe, une rupture possible
avec la tradition lazaréenne devenue corruptrice, comme
le romantisme allemand s'était rendu corrupteur dans son
usage nazi. Selon les nationalistes, il incombait à la
littérature jusque-là de faire revenir les vieux
morts à la vie, d'ouvrir les tombes et de ressusciter
des Lazare vengeurs. Quand vient le temps des massacres, incomberait-il à la
littérature de redonner vie aux vivants eux-même?
(Texte sans son appareil de notes, nous vous
renvoyons
à la version imprimée pour l'article complet)