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La Politique française face à l'"épuration ethnique" au Kosovo

Par J.-Y. Potel, publié dans Des Crimes contre l'humanité en république française, C. Coquio, C. Guillaume éd., L'Harmattan, 2006.

La question des politiques françaises face aux crimes contre l’humanité est inhabituelle dans le débat français. À propos du Kosovo, il est plus courant de dénoncer la participation de l’armée française à la campagne aérienne de l’OTAN, en avril–juin 1999, que de déplorer la non intervention. La sensibilité des observateurs semble d’ailleurs plus souvent choquée par la participation française, depuis cinquante ans, à une alliance militaire incontestablement dominée par les Américains, que par la perpétration de crimes contre l’humanité dans les Balkans. C’est là, sans aucun doute, une des caractéristiques de notre égocentrisme national.


En fait, il n’y avait que deux options fondamentales face à l’ « épuration ethnique » au Kosovo. Ou bien la mise en doute du crime, dans ce cas une intervention militaire devenait illégitime, contre-productive, et se transformait en une vaste entreprise visant à créditer la stratégie des « maîtres du monde » (l’impérialisme américain). Ou bien le crime était avéré, sa préparation minutieuse évidente, et alors seul un rapport de force militaire nouveau pouvait débloquer les négociations, et contraindre le régime nationaliste serbe à retirer ses troupes. Dans ce cas, il fallait agir vite, et fermement.


Je ne discuterai pas ici la première option, largement débattue ailleurs. Les résultats de l’intervention de l’OTAN – le retrait des troupes serbes et l’arrêt de l’ « épuration ethnique » contre les Kosovars albanophones et l’enquête en cours du Tribunal Pénal International contre les crimes dans l’ex-Yougoslavie – 10 à 11000 morts, 1,2 millions de personnes déplacées – suffisent à confirmer la nécessité du recours à la force militaire.


Pour envisager la politique française, je me placerai du point de vue des partisans d’une intervention, à commencer par les Albanais du Kosovo ; ce qui n’empêche pas de contester certains choix opérationnels. D’ailleurs, la plupart des partisans de cette option, à commencer par les militaires eux-mêmes, se sont montrés critiques.


J’énoncerai quelques constats avant d’analyser les faiblesses sinon les points aveugles de la politique française.

 

Un cadre stratégique évolutif


Le projet serbe de domination de l’ancien espace yougoslave a clairement été énoncé par Slobodan Milosevic, l’extrême droite serbe (Vidoslav Seselj) et l’Académie des Sciences de Belgrade (Mémorandum de 1986), dès la fin des années 1980. Il s’agit d’unifier le « territoire serbe » sous l’autorité de Belgrade et d’expulser massivement par « échange de populations » les éléments allogènes qui refuseraient de s’assimiler. Ce projet signifie le démantèlement de la Yougoslavie (notamment du dispositif fédéral régi par la constitution de 1974), la déportation des populations réticentes (« épuration ethnique ») et finalement quatre guerres en 8 ans (contre la Slovénie, puis la Croatie, puis la Bosnie-Herzégovine, puis le Kosovo). Cette stratégie domine toute la décennie, quelles qu’aient pu être les dénégations de Milosevic et son utilisation tactique du « yougoslavisme » vis-à-vis de la communauté internationale ou de son armée. L’étude de sa prise de contrôle de l’armée yougoslave, de sa serbisation, et de sa réorganisation comme pilier de son régime est à cet égard parfaitement convaincante. En 1990, résume Florence Hartmann, « l’armée yougoslave avait le choix entre sauvegarder la Yougoslavie plutôt que le communisme ou bien l’inverse : sauvegarder le communisme plutôt que la Yougoslavie. Elle opta pour le deuxième terme de l’alternative et perdit le communisme et la Yougoslavie ».


Face à ce projet stratégique, la communauté internationale dans son ensemble a fait preuve d’hésitations, de flou, de contradictions et de divisions. Pour reprendre une formule de Pierre Hassner à propos de l’action des États-Unis : « Tout ce qui concerne la guerre en ex-Yougoslavie – sauf le sort des victimes – est contradictoire et ambigu » et il serait erroné, à mon avis, de réduire ces contradictions à l’opposition entre intérêts nationaux reproduisant les vieux tropismes des deux guerres mondiales. Si les pays européens et les États-Unis ont montré de grandes difficultés à construire une position commune, voire à trouver la bonne attitude, cela tient moins à des intérêts nationaux divergents en Yougoslavie même, qu’à la difficulté de reconstituer un ordre mondial géostratégique dans le contexte extrêmement mouvant de l’après-1989 (effondrement de la puissance soviétique, crise des régimes néo-coloniaux, multipolarisation avec l’émergence de nouvelles puissances régionales, mondialisation des économies, montée des particularismes, etc.). Il me paraît de ce point de vue, tout aussi injuste d’oublier les sinuosités des États-Unis (qui ont d’abord refusé de s’engager, sinon saboté les solutions européennes), que de voir en la reconnaissance prématurée des indépendances slovène et croate par l’Allemagne la cause de la guerre déclenchée en 1991 par Belgrade, ou de présenter la France comme une alliée systématique des Serbes. Il faut se garder d’une vision caricaturale ou excessive du supposé pro-serbisme des autorités françaises. Sans sous-estimer les erreurs, voire les responsabilités personnelles de certains politiques (François Mitterrand) et militaires français (notamment à Srebrenica), il ne faut sans doute pas les analyser comme la résultante d’un complot ou d’une connivence organisée par Belgrade ou Paris. Qu’il y ait une tradition pro-serbe du côté de la présidence de la République, ou des préjugés dans une partie de la hiérarchie militaire ou du corps diplomatique français est un fait, de là à en déduire la politique du gouvernement c’est autre chose. Elle a été plus variée et plus sensible aux pressions de l’opinion qu’on ne le dit habituellement.


Sur la décennie, la politique française dans la région manque d’un projet constant ou d’une visée stratégique claire. Elle se limite à la consolidation d’influences politiques et militaires d’abord fondées sur des continuités « historiques » (Roumanie, Grèce, Serbie plutôt que Hongrie, Croatie ou Bosnie). Puis à partir de 1992-1993, le changement vis-à-vis de la Hongrie (plan Balladur, dit de stabilité), la perspective plus concrète de l’élargissement de l’Union européenne (Copenhague, 1993) et l’évolution des guerres yougoslaves (Slovénie 1991, Croatie 1992-1993, et surtout Bosnie 1992-1995) rééquilibrent les préoccupations françaises. Si l’influence française demeure globalement faible dans l’ensemble de la région, son engagement comme puissance militaire et membre du conseil de sécurité de l’ONU a été ici décisive. Elle partage avec la Grande-Bretagne le principal effort sur le terrain, à l’exception des campagnes aériennes en Bosnie (1995) et en Serbie (1999), assurés par des forces principalement américaines.


Finalement, la vision française qui s’esquisse en 2000 est fondée sur une approche régionale et européenne, tout en essayant de consolider ses positions nationales. Elle s’attache un peu abstraitement à la démocratisation et à « l’européanisation » de la région, base d’un nouveau développement économique et de la sécurité régionale. Elle ne veut pas, à juste titre, en exclure la Serbie mais la place toujours, à terme, au centre du dispositif, alors que sa puissance économique et son leadership politique seront très entamés par ces années de guerre. Sans oublier les responsabilités politiques et morales de la Serbie. Elle reste attachée à une Yougoslavie mythique (y compris celle de Kostunica), au nom d’un danger de « balkanisation » qui se traduirait par la multiplication de petits États ethniques tenus en laisse par quelques parrains ou tout simplement sous protectorat international. Cette dernière option est souvent attribuée à certains projets américains. Mais elle a du mal à concevoir un type d’organisation ou d’association de ces pays à l’Union européenne, autre qu’une dépendance ou une tutelle.


Dans ce cadre stratégique évolutif, la position française s’est refusée, jusqu’à l’échec des négociations de Rambouillet (printemps 1999), à désigner le pouvoir nationaliste serbe à Belgrade comme le principal responsable de la guerre. Sur ce point, la différence avec les États-Unis est très claire. Pour ces derniers « par-delà toutes les complexités et les responsabilités partagées, la guerre est due avant tout à l’ambition du régime de Milosevic et c’est d’abord lui qu’il faut arrêter ». La France maintient au contraire l’idée d’une guerre civile entre nationalismes, et a tendance à renvoyer dos-à-dos les belligérants. Lorsqu’elle désigne Belgrade principal fautif dans l’échec des négociations, elle stigmatise bien une « politique de déstabilisation » déjà ancienne et systématique, mais elle ne cherche pas la défaite de Belgrade et laisse aussitôt la porte ouverte. Le 6 avril 1999, après une quinzaine de jours de bombardements, Hubert Védrine soulignait encore :


« Aucun pays occidental n’a tout à fait franchi le pas au-delà duquel le Président Milosevic ne serait plus un partenaire possible, à ce stade de la crise, des accords peuvent encore être négociés et conclus avec lui ».
Cinq semaines plus tard, Milosevic était inculpé par le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie.
Le refus de la France de prendre nettement parti dans le conflit aura de nombreuses conséquences sur son engagement politique, diplomatique et militaire, malgré sa condamnation sans ambiguïté de l’« épuration ethnique ».


Ces hésitations de la politique française (et d’autres puissances alliées, l’Italie par exemple) montrent sans doute l’impréparation politique et militaire de nos démocraties face au retour en Europe, de la guerre et du crime contre l’humanité. À l’inverse la préparation minutieuse par les Serbes de la « libération du Kosovo » était évidente après la poussée spectaculaire de l’extrême droite aux élections en Serbie, à l’automne 1997, et surtout après l’échec des partisans de Milosevic aux élections présidentielles du Monténegro (octobre 1997). Deux événements spectaculaires ont alors indiqué la tendance : en mars 1998, les néo-fascistes, maintenus à l’écart depuis 1993, entraient au gouvernement, et leur chef Vojslav Seselj était nommé vice-premier ministre de Serbie ; et en novembre 1998, le général Momcilo Perisic, chef d’état-major des armées, était remercié. Celui qui avait pourtant coordonné les pires offensives en Bosnie et annoncé, dès l’automne 1997, l’intensification de la répression au Kosovo, avait refusé d’organiser un coup d’État au Montenegro contre le président Milo Djukanovic. Il avait écrit à Milosevic, au cours de l’été 1998, pour « dénoncer l’engagement illégal et anti-constitutionnel de l’armée » au Kosovo. L’homme est remplacé par un des organisateurs du « nettoyage ethnique » en Bosnie, le général Dragoljub Ojdanic, futur co-inculpé de Milosevic devant le TPI. Il n’y avait donc aucun doute : de très nombreux renseignements plus confidentiels mais connus de l’OTAN, notamment les mouvements de troupes et la préparation logistique des armées, confirmaient l’intention de Belgrade d’expulser une grande partie de la population albanaise du Kosovo. L’existence formelle d’un plan « fer à cheval » importe peu. Les concentrations de troupes étaient avérées par les observateurs.


Ainsi, en plus d’un manque de préparation, l’analyse française conduit à une politique au coup par coup, sans réelle visée d’ensemble, prisonnière des initiatives de l’adversaire, trop dépendante de ses alliances. S’il y a bien un engagement de la France dans les opérations militaires destinées à stopper l’offensive serbe, cette guerre restera, selon l’expression des rapporteurs devant l’Assemblée nationale, « une guerre d’exception ». Hubert Védrine lui-même laissera entendre, un an après les événements, son opposition personnelle à cet engagement militaire.

 

Un engagement hésitant


Un certain nombre de prises de position des autorités françaises mettent en évidence les conséquences « opérationnelles » de ces conceptions. J’analyserai ici celles qui me paraissent les plus significatives.

 

1. La lettre Védrine-Kinkel du 19 novembre 1997


Inquiets du tour que prend la répression contre les Albanais au Kosovo, les ministres français et allemand des Affaires étrangères écrivent, en novembre 1997, au « cher monsieur le Président » Slobodan Milosevic. Ils expriment leur « profonde préoccupation » et exigent l’ouverture d’un « dialogue pacifique ». Pour louable qu’elle fut, cette initiative qui aboutira à la conférence de Rambouillet, présente une argumentation diplomatique douteuse. D’abord elle accrédite la thèse serbe sur le caractère « terroriste » de la résistance albanaise : « Des manifestations au Kosovo et des attentats terroristes incitent le Groupe de contact à se saisir plus activement … » du problème, écrivent-ils. Ensuite, ils rappellent leur opposition à l’indépendance de la province : « ni une indépendance du Kosovo ni le statu quo ne peuvent servir de base à un règlement pacifique à long terme », pour enfin, offrir un marché : acceptez un « statut spécial pour le Kosovo », et l’Union européenne vous aidera financièrement et techniquement, établira des relations diplomatiques normales avec la RFY et soutiendra son entrée comme membre de l’OSCE.


« Ces réflexions, concluent les ministres, ont pour but de frayer un chemin visant à résoudre les problèmes du Kosovo et à mettre un terme à l’isolement international de la République Fédérale de Yougoslavie ». S’il n’est pas en soi scandaleux de marchander avec un dictateur, force est de constater que la définition de ce que devrait faire Milosevic est très floue [ce sera précisé à Rambouillet] au regard de ce qu’ils lui offrent les ministres [la reconnaissance internationale]. Il n’est question ni d’« épuration ethnique », ni de la politique d’apartheid organisée depuis dix ans contre les Kosovars albanophones, ni de la terreur policière, ni des tortures, ni de la détention de centaines de prisonniers politiques, pourtant avérés et dénoncés par les grandes organisations humanitaires internationales. La situation est réduite à l’opposition entre des « terroristes » et des policiers.


Plus tard, le successeur de Klaus Kinkel, le vert Josckha Fisher, aura des propos plus accusateurs, et Hubert Védrine soutiendra l’inculpation de Milosevic. Mais au fond, cette lettre traduit contre toute évidence la conviction que la responsabilité des affrontements est partagée. Dans la lignée de l’accord de Dayton, elle exonère Belgrade du prix de ses provocations contre la population du Kosovo.

2. Les raisons de l’engagement aérien de l’OTAN


Les premiers discours de Bill Clinton ou de Jacques Chirac mettent l’accent sur les raisons humanitaires – et l’afflux des réfugiés aux frontières les confirmera. Pourtant, la justification politique est plus complexe. Trois objectifs « stratégiques » sont fixés à l’intervention de l’OTAN : l’affaiblissement des capacités militaires de la RFY, la limitation de ses capacités offensives au Kosovo et le retour de Milosevic à la table de négociation. Alain Richard, ministre de la Défense, précisera : il s’agit d’obtenir de Belgrade, conformément à la résolution 1199 du Conseil de sécurité de l’ONU (sept 1998), « un cessez-le-feu, la fin des opérations répressives à l’encontre des populations civiles et l’ouverture d’un dialogue institutionnel avec les Kosovars ». Il ne parle pas de « guerre », il évite la notion d’« épuration ethnique » alors même que le président de la Commission, Paul Quilès, l’avait explicitée dans sa question : « Évoquant l’hypothèse où les autorités serbes se livreraient à une « épuration ethnique » au Kosovo, précise le compte-rendu de l’audition du ministre, et où M. Milosevic persisterait dans son refus de revenir négocier une solution politique, Paul Quilès a demandé quelles mesures seraient alors envisagées ».


Ce refus de placer l’épuration ethnique au centre est constant dans les déclarations officielles. A posteriori d’ailleurs, les conclusions du rapport Quilès-Lamy légitimeront l’intervention de l’OTAN par trois raisons : la sécurité du Sud-Est de l’Europe, la crédibilité de l’OTAN et les atteintes aux droits de l’homme.

 


3. Les choix opérationnels de l’OTAN et leurs justifications françaises


Les choix opérationnels de l’OTAN et leurs justifications françaises partent des mêmes principes. S’il était acquis que l’Alliance atlantique était « le seul outil militaire disponible » selon l’expression d’Alain Richard, fallait-il se limiter au « tout aérien » annoncé par Bill Clinton ? Il est vrai que les contraintes du commandement intégré de l’OTAN laissaient peu d’autonomie opérationnelle aux Européens, mais les autorités militaires américaines étaient elles mêmes divisées (Cf. les aventures du Général Wesley Clark, commandant des opérations, et de ses hélicoptères Apaches) tandis qu’en Europe, les Britanniques prônaient d’autres choix. Ils ont proposé officiellement, au sommet de Washington de mai 1999, une intervention terrestre offensive, mais n’ont pas été suivis. Il est donc important de préciser que l’option du seul aérien était moins la conséquence du suivisme vis-à-vis des États-Unis, que des analyses françaises. La lecture des comptes rendus des débats sur « l’intervention terrestre » devant la Commission défense de l’Assemblée nationale confirme cette conviction. Elle fait apparaître trois motivations principales.


D’abord la crainte de l’opinion et de la division européenne, la pression forte des courants pacifistes, certains assimilant l’intervention à l’impérialisme américain, et la peur de s’enliser dans une guerre longue. Les seuls scénarios évoqués sont apocalyptiques (invasion de la Serbie via la Hongrie, enlisement dans la guerilla à l’image de la Wehrmacht pendant la deuxième guerre mondiale, etc…) alors que d’autres options, plus légères, auraient pu être envisagées, y compris l’aide à la résistance intérieure. Plusieurs experts avaient suggéré une plus grande concentration de troupes en Albanie et en Macédoine avant même les bombardements. « Cela ne présageait pas de l’emploi de ces soldats, précise François Heisbourg, président du Centre de politique de sécurité à Genève. S’il y avait eu des forces en nombre suffisamment respectable pour amener les Serbes à concentrer leurs forces, l’efficacité militaire des frappes aurait été plus importante ».


Ensuite les autorités militaires françaises n’ont cessé, jusqu’à nier l’évidence, de présenter l’option aérienne comme la plus efficace. Alain Richard, qui multipliera les déclarations détrompant les moindres préparatifs d’action terrestre, résumera ainsi la doctrine :


« Face à des forces armées régulières déployées en appui de troupes policières et paramilitaires chargées de menacer et d’expulser la population civile, les frappes aériennes représentent le moyen le plus efficace et le moins porteur de danger pour cette population. Tel est d’ailleurs le choix de stratégie qu’auraient également fait les Européens s’ils étaient intervenus seuls. Au total, l’efficacité des frappes aériennes doit être évaluée en termes fonctionnels, l’objectif étant de casser l’appareil militaire qui rend possibles les exactions sur le  territoire du Kosovo ».


Or, à cette date, il était établi que près de 500.000 Kosovars s’étaient réfugiés dans les montagnes, et que plus encore avaient été chassés du Kosovo.


Enfin, et ce n’est pas la raison la moins importante, une intervention terrestre soulevait la question des liens avec la seule force armée qui résistait sur le terrain et protégeait difficilement la population des massacres, à savoir l’Armée de Libération du Kosovo, l’UCK. Question qui ne pouvait être posée alors que les autorités françaises et les médias n’avaient cessé de diaboliser cette résistance. Certes, la France avait accueilli des représentants de l’UCK dans la délégation Kosovare à Rambouillet, mais, comme le précise Alain Richard au cours du conflit, « la livraison d’armes à l’UCK serait contraire à l’embargo sur les armes décidé par le Conseil de sécurité et compliquerait la solution politique du conflit. » Plus, précise Charles Josselin le même jour : « L’OTAN a décidé de déployer près de 8000 hommes en Albanie pour sécuriser les camps et les soustraire à l’influence de l’UCK ou des réseaux de filières clandestines ».


Ce sont donc des raisons politiques fortement argumentées par les dirigeants français qui ont justifié leur refus d’une intervention terrestre, et partant de là, leur alignement sur l’orientation stratégique américaine. Elles montrent très bien que les choix opérationnels de l’OTAN correspondaient mal à la volonté affirmée de protéger les droits de l’homme. Si l’intervention a finalement stoppé l’épuration ethnique organisée par les Serbes au Kosovo, la prévention a échoué ; elle n’a pu empêcher le massacre de 10 à 11000 Kosovars albanais et la destruction matérielle de la province par les forces militaires de Belgrade.

 

4. Les contradictions de la résolution 1244


Votée le 10 juin 1999 par le Conseil de sécurité de l’ONU, les contradictions de la résolution 1244 traduisent sans doute un rapport de force diplomatique, mais aussi l’ambiguïté de positions qui aboutirent à « l’opération force alliée en Yougoslavie ». François Heisbourg le souligne : « les Français, les Allemands et parfois même les Britanniques n’ont pas été les derniers à expliquer qu’il ne s’agissait pas d’une guerre, que les bombardements n’étaient pas des bombardements mais des frappes. Où est la différence ? Il est difficile de conduire avec sérieux et de vaincre rapidement dans une guerre que l’on refuse de nommer ». Si elle cherchait la capitulation de Milosevic et le retrait de ses troupes, la communauté internationale s’est refusée à organiser sa défaite. La résolution 1244 réaffirme l’attachement de l’ONU « à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de la RFY » tout en garantissant « une autonomie substantielle et une véritable auto-administration du Kosovo ». Elle charge l’ONU et son représentant spécial d’organiser cette administration. Un an plus tard, beaucoup a été fait, mais la KFOR et l’UNMIK, quelles que soient les bonnes intentions des équipes en place, se heurtent à cette difficulté maintes fois dénoncée par Bernard Kouchner.


Au fond, en refusant d’aider la résistance kosovare puis de reconnaître l’indépendance du Kosovo, et en se portant garant de l’intégrité territoriale de la « Fédération yougoslave », la communauté internationale (particulièrement la France) revient à la thèse de départ qui renvoyait dos-à-dos des nationalismes opposés dans une guerre civile. L’alternative n’était évidemment pas la fondation de petits États mono-ethniques repliés sur eux-mêmes, échangeant leurs populations sous protectorat international (version Bosnie), mais une nouvelle forme d’association, en partenariat avec l’Union européenne, de petits États démocratiques multi-ethniques respectant les droits des minorités. Ce qui a réussi, ces dix dernières années, avec les trois États baltes, la Slovénie et la Slovaquie. En entretenant la fiction yougoslave, la communauté internationale suit une autre direction ; elle accroît les frustrations et les rancœurs, et la guerre continue.

 

Des bilans mitigés


Pour revenir à la question posée – quelle politique française face à l’épuration ethnique au Kosovo ? –, j’évoquerai deux bilans de l’intervention française dans cette guerre. Ils éclairent les débats qui ont traversé « à chaud » l’opinion et les responsables français.

 

1. Les bilans politiques présentés à l’Assemblée nationale et au Sénat, après enquête sur le terrain et auditions des responsables opérationnels, sont mitigés. Ils évoquent une « guerre d’exception » et donnent globalement un satisfecit à l’orientation suivie, mais les réserves sont aussi intéressantes. On critique « l’optimisme excessif dans la conduite de la stratégie aérienne », le « pari stratégique risqué », on confirme que l’orientation exclusivement aérienne était la seule possible, ce « qui a rendu l’action militaire plus difficile ». Mais on constate que la capitulation de Milosevic est en grande partie due à « l’impact positif d’événements exogènes » : la position russe, l’inculpation de Milosevic par le TPIY et… l’action au sol de l’UCK.


« De source militaire, remarquent les rapporteurs, il est difficile de déterminer les raisons exactes de l’exposition soudaine des troupes yougoslaves. Il est toutefois certain que les bombardiers B52 ont causé d’importantes pertes dans leurs rangs la dernière semaine de frappes. Par conséquent on peut en déduire que la stratégie aérienne de l’Alliance atlantique a abouti grâce à un soutien terrestre indirect. […] Autrement dit, l’impact proprement militaire de la campagne aérienne menée par l’OTAN doit être relativisé dans la mesure où l’UCK a vraisemblablement rempli le rôle de relais terrestre de l’Alliance en terrain hostile ».
Comment ne pas se demander alors pourquoi les dirigeants américains, mais aussi français, ont constamment affirmé leur opposition à une intervention terrestre ? Ce fut bien, pour reprendre l’expression de François Heisbourg devant la commission du Sénat, une « erreur stratégique ».

 

2. Les bilans militaires de la participation française à ces opérations sont plus sévères. L’impréparation opérationnelle est mise en évidence jusqu’au manque de munitions, mais deux questions dominent. En premier lieu, la trop grande dépendance à l’égard de la technologie et des choix opérationnels américains relance l’idée d’une identité européenne de défense chère à la France. Fortement relativisée après l’échec du « retour vers l’OTAN » initié par Jacques Chirac, elle intéresse à nouveau l’Allemagne et la Grande-Bretagne (conférence franco-britannique à Saint-Malo). Mais c’est dans l’armée française elle-même, que sont tirés en second lieu les bilans les plus critiques. L’intervention au Kosovo est la 49ème opération militaire extérieure à laquelle l’armée de terre a participé depuis dix ans. Un colloque interne réuni à Paris en juin 2000 a permis de francs échanges de vues. Sur le plan doctrinal, les « absurdités des décisions américaines lors de la guerre du Kosovo sont, selon Alain Joxe, énoncées avec une grande clarté ». Il cite le document central de cette conférence :


« L’adéquation de l’action terrestre aux impératifs stratégiques de l’avenir ne peut être contestée. On comprend bien, a contrario, à quelles impasses pourraient mener des postures stratégiques refusant tout contact physique avec les belligérants. Les crises futures (et même les plus intenses) ne pourront être résolues par la seule destruction physique à distance, que l’on prétende anéantir l’adversaire ou le décapiter par des frappes sélectives ».


On ne saurait mieux souligner l’incompétence stratégique des responsables politiques qui ont défini la forme des engagements militaires au Kosovo.

 

3. En conclusion, si la participation française à l’opération force alliée contre la RFY a été fermement soutenue par l’opinion (cf. les sondages), si la décision de l’exécutif a été motivée par l’ampleur des massacres perpétrés par les Serbes et le blocage des négociations, elle n’a pas remis en cause l’analyse fondamentale de l’éclatement de la Yougoslavie. La responsabilité des nationalistes serbes est relativisée, alors que la légitimité des aspirations nationales minoritaires, ici celles des Albanais du Kosovo, n’est pas acceptée. La France cultive sa tradition centralisatrice d’une république nationale et unitaire. De plus, pour des raisons d’ensemble – équilibre géopolitique régional notamment – elle demeure attachée au « yougoslavisme ». Finalement, ce sont moins les « intellectuels » que nos dirigeants qui ont réagi sous le coup de l’émotion. Malgré leurs analyses, ils craignaient, après la terrible expérience de Srebrenica, d’être jugés complices d’un crime contre l’humanité.

 

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(texte publié sans son appareil de notes, nous vous renvoyons pour cela à sa version imprimée)