La question des politiques
françaises face aux crimes contre l’humanité est
inhabituelle dans le débat français. À propos
du Kosovo, il est plus courant de dénoncer la participation
de l’armée française à la campagne
aérienne de l’OTAN, en avril–juin 1999,
que de déplorer la non intervention. La sensibilité des
observateurs semble d’ailleurs plus souvent choquée
par la participation française, depuis cinquante ans, à une
alliance militaire incontestablement dominée par les
Américains, que par la perpétration de crimes
contre l’humanité dans les Balkans. C’est
là, sans aucun doute, une des caractéristiques
de notre égocentrisme national.
En fait, il n’y avait que deux options fondamentales face à l’ « épuration
ethnique » au Kosovo. Ou bien la mise en doute du
crime, dans ce cas une intervention militaire devenait illégitime,
contre-productive, et se transformait en une vaste entreprise
visant à créditer la stratégie des « maîtres
du monde » (l’impérialisme américain).
Ou bien le crime était avéré, sa préparation
minutieuse évidente, et alors seul un rapport de force
militaire nouveau pouvait débloquer les négociations,
et contraindre le régime nationaliste serbe à retirer
ses troupes. Dans ce cas, il fallait agir vite, et fermement.
Je ne discuterai pas ici la première option, largement
débattue ailleurs. Les résultats de l’intervention
de l’OTAN – le retrait des troupes serbes et l’arrêt
de l’ « épuration ethnique » contre
les Kosovars albanophones et l’enquête en cours du
Tribunal Pénal International contre les crimes dans l’ex-Yougoslavie – 10 à 11000
morts, 1,2 millions de personnes déplacées – suffisent à confirmer
la nécessité du recours à la force militaire.
Pour envisager la politique française, je me placerai
du point de vue des partisans d’une intervention, à commencer
par les Albanais du Kosovo ; ce qui n’empêche
pas de contester certains choix opérationnels. D’ailleurs,
la plupart des partisans de cette option, à commencer
par les militaires eux-mêmes, se sont montrés critiques.
J’énoncerai quelques constats avant d’analyser
les faiblesses sinon les points aveugles de la politique française.
Un cadre stratégique évolutif
Le projet serbe de domination de l’ancien espace yougoslave
a clairement été énoncé par Slobodan
Milosevic, l’extrême droite serbe (Vidoslav Seselj)
et l’Académie des Sciences de Belgrade (Mémorandum
de 1986), dès la fin des années 1980. Il s’agit
d’unifier le « territoire serbe » sous
l’autorité de Belgrade et d’expulser massivement
par « échange de populations » les éléments
allogènes qui refuseraient de s’assimiler. Ce projet
signifie le démantèlement de la Yougoslavie (notamment
du dispositif fédéral régi par la constitution
de 1974), la déportation des populations réticentes
(« épuration ethnique ») et finalement
quatre guerres en 8 ans (contre la Slovénie, puis la Croatie,
puis la Bosnie-Herzégovine, puis le Kosovo). Cette stratégie
domine toute la décennie, quelles qu’aient pu être
les dénégations de Milosevic et son utilisation
tactique du « yougoslavisme » vis-à-vis
de la communauté internationale ou de son armée.
L’étude de sa prise de contrôle de l’armée
yougoslave, de sa serbisation, et de sa réorganisation
comme pilier de son régime est à cet égard
parfaitement convaincante. En 1990, résume Florence Hartmann, « l’armée
yougoslave avait le choix entre sauvegarder la Yougoslavie plutôt
que le communisme ou bien l’inverse : sauvegarder
le communisme plutôt que la Yougoslavie. Elle opta pour
le deuxième terme de l’alternative et perdit le
communisme et la Yougoslavie ».
Face à ce projet stratégique, la communauté internationale
dans son ensemble a fait preuve d’hésitations, de
flou, de contradictions et de divisions. Pour reprendre une formule
de Pierre Hassner à propos de l’action des États-Unis
: « Tout ce qui concerne la guerre en ex-Yougoslavie – sauf
le sort des victimes – est contradictoire et ambigu » et
il serait erroné, à mon avis, de réduire
ces contradictions à l’opposition entre intérêts
nationaux reproduisant les vieux tropismes des deux guerres mondiales.
Si les pays européens et les États-Unis ont montré de
grandes difficultés à construire une position commune,
voire à trouver la bonne attitude, cela tient moins à des
intérêts nationaux divergents en Yougoslavie même,
qu’à la difficulté de reconstituer un ordre
mondial géostratégique dans le contexte extrêmement
mouvant de l’après-1989 (effondrement de la puissance
soviétique, crise des régimes néo-coloniaux,
multipolarisation avec l’émergence de nouvelles
puissances régionales, mondialisation des économies,
montée des particularismes, etc.). Il me paraît
de ce point de vue, tout aussi injuste d’oublier les sinuosités
des États-Unis (qui ont d’abord refusé de
s’engager, sinon saboté les solutions européennes),
que de voir en la reconnaissance prématurée des
indépendances slovène et croate par l’Allemagne
la cause de la guerre déclenchée en 1991 par Belgrade,
ou de présenter la France comme une alliée systématique
des Serbes. Il faut se garder d’une vision caricaturale
ou excessive du supposé pro-serbisme des autorités
françaises. Sans sous-estimer les erreurs, voire les responsabilités
personnelles de certains politiques (François Mitterrand)
et militaires français (notamment à Srebrenica),
il ne faut sans doute pas les analyser comme la résultante
d’un complot ou d’une connivence organisée
par Belgrade ou Paris. Qu’il y ait une tradition pro-serbe
du côté de la présidence de la République,
ou des préjugés dans une partie de la hiérarchie
militaire ou du corps diplomatique français est un fait,
de là à en déduire la politique du gouvernement
c’est autre chose. Elle a été plus variée
et plus sensible aux pressions de l’opinion qu’on
ne le dit habituellement.
Sur la décennie, la politique française dans la
région manque d’un projet constant ou d’une
visée stratégique claire. Elle se limite à la
consolidation d’influences politiques et militaires d’abord
fondées sur des continuités « historiques » (Roumanie,
Grèce, Serbie plutôt que Hongrie, Croatie ou Bosnie).
Puis à partir de 1992-1993, le changement vis-à-vis
de la Hongrie (plan Balladur, dit de stabilité), la perspective
plus concrète de l’élargissement de l’Union
européenne (Copenhague, 1993) et l’évolution
des guerres yougoslaves (Slovénie 1991, Croatie 1992-1993,
et surtout Bosnie 1992-1995) rééquilibrent les
préoccupations françaises. Si l’influence
française demeure globalement faible dans l’ensemble
de la région, son engagement comme puissance militaire
et membre du conseil de sécurité de l’ONU
a été ici décisive. Elle partage avec la
Grande-Bretagne le principal effort sur le terrain, à l’exception
des campagnes aériennes en Bosnie (1995) et en Serbie
(1999), assurés par des forces principalement américaines.
Finalement, la vision française qui s’esquisse en
2000 est fondée sur une approche régionale et européenne,
tout en essayant de consolider ses positions nationales. Elle
s’attache un peu abstraitement à la démocratisation
et à « l’européanisation » de
la région, base d’un nouveau développement économique
et de la sécurité régionale. Elle ne veut
pas, à juste titre, en exclure la Serbie mais la place
toujours, à terme, au centre du dispositif, alors que
sa puissance économique et son leadership politique seront
très entamés par ces années de guerre. Sans
oublier les responsabilités politiques et morales de la
Serbie. Elle reste attachée à une Yougoslavie mythique
(y compris celle de Kostunica), au nom d’un danger de « balkanisation » qui
se traduirait par la multiplication de petits États ethniques
tenus en laisse par quelques parrains ou tout simplement sous
protectorat international. Cette dernière option est souvent
attribuée à certains projets américains.
Mais elle a du mal à concevoir un type d’organisation
ou d’association de ces pays à l’Union européenne,
autre qu’une dépendance ou une tutelle.
Dans ce cadre stratégique évolutif, la position
française s’est refusée, jusqu’à l’échec
des négociations de Rambouillet (printemps 1999), à désigner
le pouvoir nationaliste serbe à Belgrade comme le principal
responsable de la guerre. Sur ce point, la différence
avec les États-Unis est très claire. Pour ces derniers « par-delà toutes
les complexités et les responsabilités partagées,
la guerre est due avant tout à l’ambition du régime
de Milosevic et c’est d’abord lui qu’il faut
arrêter ». La France maintient au contraire
l’idée d’une guerre civile entre nationalismes,
et a tendance à renvoyer dos-à-dos les belligérants.
Lorsqu’elle désigne Belgrade principal fautif dans
l’échec des négociations, elle stigmatise
bien une « politique de déstabilisation » déjà ancienne
et systématique, mais elle ne cherche pas la défaite
de Belgrade et laisse aussitôt la porte ouverte. Le 6 avril
1999, après une quinzaine de jours de bombardements, Hubert
Védrine soulignait encore :
« Aucun pays occidental n’a tout à fait
franchi le pas au-delà duquel le Président Milosevic
ne serait plus un partenaire possible, à ce stade de la
crise, des accords peuvent encore être négociés
et conclus avec lui ».
Cinq semaines plus tard, Milosevic était inculpé par
le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie.
Le refus de la France de prendre nettement parti dans le conflit
aura de nombreuses conséquences sur son engagement politique,
diplomatique et militaire, malgré sa condamnation sans
ambiguïté de l’« épuration ethnique ».
Ces hésitations de la politique française (et d’autres
puissances alliées, l’Italie par exemple) montrent
sans doute l’impréparation politique et militaire
de nos démocraties face au retour en Europe, de la guerre
et du crime contre l’humanité. À l’inverse
la préparation minutieuse par les Serbes de la « libération
du Kosovo » était évidente après
la poussée spectaculaire de l’extrême droite
aux élections en Serbie, à l’automne 1997,
et surtout après l’échec des partisans de
Milosevic aux élections présidentielles du Monténegro
(octobre 1997). Deux événements spectaculaires
ont alors indiqué la tendance : en mars 1998, les néo-fascistes,
maintenus à l’écart depuis 1993, entraient
au gouvernement, et leur chef Vojslav Seselj était nommé vice-premier
ministre de Serbie ; et en novembre 1998, le général
Momcilo Perisic, chef d’état-major des armées, était
remercié. Celui qui avait pourtant coordonné les
pires offensives en Bosnie et annoncé, dès l’automne
1997, l’intensification de la répression au Kosovo,
avait refusé d’organiser un coup d’État
au Montenegro contre le président Milo Djukanovic. Il
avait écrit à Milosevic, au cours de l’été 1998,
pour « dénoncer l’engagement illégal
et anti-constitutionnel de l’armée » au
Kosovo. L’homme est remplacé par un des organisateurs
du « nettoyage ethnique » en Bosnie, le
général Dragoljub Ojdanic, futur co-inculpé de
Milosevic devant le TPI. Il n’y avait donc aucun doute
: de très nombreux renseignements plus confidentiels mais
connus de l’OTAN, notamment les mouvements de troupes et
la préparation logistique des armées, confirmaient
l’intention de Belgrade d’expulser une grande partie
de la population albanaise du Kosovo. L’existence formelle
d’un plan « fer à cheval » importe
peu. Les concentrations de troupes étaient avérées
par les observateurs.
Ainsi, en plus d’un manque de préparation, l’analyse
française conduit à une politique au coup par coup,
sans réelle visée d’ensemble, prisonnière
des initiatives de l’adversaire, trop dépendante
de ses alliances. S’il y a bien un engagement de la France
dans les opérations militaires destinées à stopper
l’offensive serbe, cette guerre restera, selon l’expression
des rapporteurs devant l’Assemblée nationale, « une
guerre d’exception ». Hubert Védrine
lui-même laissera entendre, un an après les événements,
son opposition personnelle à cet engagement militaire.
Un engagement hésitant
Un certain nombre de prises de position des autorités
françaises mettent en évidence les conséquences « opérationnelles » de
ces conceptions. J’analyserai ici celles qui me paraissent
les plus significatives.
1. La lettre Védrine-Kinkel
du 19 novembre 1997
Inquiets du tour que prend la répression contre les Albanais
au Kosovo, les ministres français et allemand des Affaires étrangères écrivent,
en novembre 1997, au « cher monsieur le Président » Slobodan
Milosevic. Ils expriment leur « profonde préoccupation » et
exigent l’ouverture d’un « dialogue pacifique ».
Pour louable qu’elle fut, cette initiative qui aboutira à la
conférence de Rambouillet, présente une argumentation
diplomatique douteuse. D’abord elle accrédite la
thèse serbe sur le caractère « terroriste » de
la résistance albanaise : « Des manifestations
au Kosovo et des attentats terroristes incitent le Groupe de
contact à se saisir plus activement … » du
problème, écrivent-ils. Ensuite, ils rappellent
leur opposition à l’indépendance de la province
: « ni une indépendance du Kosovo ni le statu
quo ne peuvent servir de base à un règlement pacifique à long
terme », pour enfin, offrir un marché : acceptez
un « statut spécial pour le Kosovo »,
et l’Union européenne vous aidera financièrement
et techniquement, établira des relations diplomatiques
normales avec la RFY et soutiendra son entrée comme membre
de l’OSCE.
« Ces réflexions, concluent les ministres,
ont pour but de frayer un chemin visant à résoudre
les problèmes du Kosovo et à mettre un terme à l’isolement
international de la République Fédérale
de Yougoslavie ». S’il n’est pas en soi
scandaleux de marchander avec un dictateur, force est de constater
que la définition de ce que devrait faire Milosevic est
très floue [ce sera précisé à Rambouillet]
au regard de ce qu’ils lui offrent les ministres [la reconnaissance
internationale]. Il n’est question ni d’« épuration
ethnique », ni de la politique d’apartheid organisée
depuis dix ans contre les Kosovars albanophones, ni de la terreur
policière, ni des tortures, ni de la détention
de centaines de prisonniers politiques, pourtant avérés
et dénoncés par les grandes organisations humanitaires
internationales. La situation est réduite à l’opposition
entre des « terroristes » et des policiers.
Plus tard, le successeur de Klaus Kinkel, le vert Josckha Fisher,
aura des propos plus accusateurs, et Hubert Védrine
soutiendra l’inculpation de Milosevic. Mais au fond,
cette lettre traduit contre toute évidence la conviction
que la responsabilité des affrontements est partagée.
Dans la lignée de l’accord de Dayton, elle exonère
Belgrade du prix de ses provocations contre la population du
Kosovo.
2. Les raisons
de l’engagement aérien de l’OTAN
Les premiers discours de Bill Clinton ou de Jacques Chirac mettent
l’accent sur les raisons humanitaires – et l’afflux
des réfugiés aux frontières les confirmera.
Pourtant, la justification politique est plus complexe. Trois
objectifs « stratégiques » sont
fixés à l’intervention de l’OTAN
: l’affaiblissement des capacités militaires de
la RFY, la limitation de ses capacités offensives au
Kosovo et le retour de Milosevic à la table de négociation.
Alain Richard, ministre de la Défense, précisera
: il s’agit d’obtenir de Belgrade, conformément à la
résolution 1199 du Conseil de sécurité de
l’ONU (sept 1998), « un cessez-le-feu, la
fin des opérations répressives à l’encontre
des populations civiles et l’ouverture d’un dialogue
institutionnel avec les Kosovars ». Il ne parle
pas de « guerre », il évite la
notion d’« épuration ethnique » alors
même que le président de la Commission, Paul Quilès,
l’avait explicitée dans sa question : « Évoquant
l’hypothèse où les autorités serbes
se livreraient à une « épuration ethnique » au
Kosovo, précise le compte-rendu de l’audition
du ministre, et où M. Milosevic persisterait dans son
refus de revenir négocier une solution politique, Paul
Quilès a demandé quelles mesures seraient alors
envisagées ».
Ce refus de placer l’épuration ethnique au centre
est constant dans les déclarations officielles. A posteriori
d’ailleurs, les conclusions du rapport Quilès-Lamy
légitimeront l’intervention de l’OTAN par
trois raisons : la sécurité du Sud-Est de l’Europe,
la crédibilité de l’OTAN et les atteintes
aux droits de l’homme.
3. Les choix opérationnels de l’OTAN et
leurs justifications françaises
Les choix opérationnels de l’OTAN et leurs justifications
françaises partent des mêmes principes. S’il était
acquis que l’Alliance atlantique était « le
seul outil militaire disponible » selon l’expression
d’Alain Richard, fallait-il se limiter au « tout
aérien » annoncé par Bill Clinton ?
Il est vrai que les contraintes du commandement intégré de
l’OTAN laissaient peu d’autonomie opérationnelle
aux Européens, mais les autorités militaires américaines étaient
elles mêmes divisées (Cf. les aventures du Général
Wesley Clark, commandant des opérations, et de ses hélicoptères
Apaches) tandis qu’en Europe, les Britanniques prônaient
d’autres choix. Ils ont proposé officiellement,
au sommet de Washington de mai 1999, une intervention terrestre
offensive, mais n’ont pas été suivis. Il
est donc important de préciser que l’option du seul
aérien était moins la conséquence du suivisme
vis-à-vis des États-Unis, que des analyses françaises.
La lecture des comptes rendus des débats sur « l’intervention
terrestre » devant la Commission défense de
l’Assemblée nationale confirme cette conviction.
Elle fait apparaître trois motivations principales.
D’abord la crainte de l’opinion et de la division
européenne, la pression forte des courants pacifistes,
certains assimilant l’intervention à l’impérialisme
américain, et la peur de s’enliser dans une guerre
longue. Les seuls scénarios évoqués sont
apocalyptiques (invasion de la Serbie via la Hongrie, enlisement
dans la guerilla à l’image de la Wehrmacht pendant
la deuxième guerre mondiale, etc…) alors que d’autres
options, plus légères, auraient pu être envisagées,
y compris l’aide à la résistance intérieure.
Plusieurs experts avaient suggéré une plus grande
concentration de troupes en Albanie et en Macédoine avant
même les bombardements. « Cela ne présageait
pas de l’emploi de ces soldats, précise François
Heisbourg, président du Centre de politique de sécurité à Genève.
S’il y avait eu des forces en nombre suffisamment respectable
pour amener les Serbes à concentrer leurs forces, l’efficacité militaire
des frappes aurait été plus importante ».
Ensuite les autorités militaires françaises n’ont
cessé, jusqu’à nier l’évidence,
de présenter l’option aérienne comme la plus
efficace. Alain Richard, qui multipliera les déclarations
détrompant les moindres préparatifs d’action
terrestre, résumera ainsi la doctrine :
« Face à des forces armées régulières
déployées en appui de troupes policières
et paramilitaires chargées de menacer et d’expulser
la population civile, les frappes aériennes représentent
le moyen le plus efficace et le moins porteur de danger pour
cette population. Tel est d’ailleurs le choix de stratégie
qu’auraient également fait les Européens
s’ils étaient intervenus seuls. Au total, l’efficacité des
frappes aériennes doit être évaluée
en termes fonctionnels, l’objectif étant de casser
l’appareil militaire qui rend possibles les exactions sur
le territoire du Kosovo ».
Or, à cette date, il était établi que près
de 500.000 Kosovars s’étaient réfugiés
dans les montagnes, et que plus encore avaient été chassés
du Kosovo.
Enfin, et ce n’est pas la raison la moins importante, une
intervention terrestre soulevait la question des liens avec la
seule force armée qui résistait sur le terrain
et protégeait difficilement la population des massacres, à savoir
l’Armée de Libération du Kosovo, l’UCK.
Question qui ne pouvait être posée alors que les
autorités françaises et les médias n’avaient
cessé de diaboliser cette résistance. Certes, la
France avait accueilli des représentants de l’UCK
dans la délégation Kosovare à Rambouillet,
mais, comme le précise Alain Richard au cours du conflit, « la
livraison d’armes à l’UCK serait contraire à l’embargo
sur les armes décidé par le Conseil de sécurité et
compliquerait la solution politique du conflit. » Plus,
précise Charles Josselin le même jour : « L’OTAN
a décidé de déployer près de 8000
hommes en Albanie pour sécuriser les camps et les soustraire à l’influence
de l’UCK ou des réseaux de filières clandestines ».
Ce sont donc des raisons politiques fortement argumentées
par les dirigeants français qui ont justifié leur
refus d’une intervention terrestre, et partant de là,
leur alignement sur l’orientation stratégique américaine.
Elles montrent très bien que les choix opérationnels
de l’OTAN correspondaient mal à la volonté affirmée
de protéger les droits de l’homme. Si l’intervention
a finalement stoppé l’épuration ethnique
organisée par les Serbes au Kosovo, la prévention
a échoué ; elle n’a pu empêcher
le massacre de 10 à 11000 Kosovars albanais et la destruction
matérielle de la province par les forces militaires de
Belgrade.
4. Les contradictions
de la résolution 1244
Votée le 10 juin 1999 par le Conseil de sécurité de
l’ONU, les contradictions de la résolution 1244
traduisent sans doute un rapport de force diplomatique, mais
aussi l’ambiguïté de positions qui aboutirent à « l’opération
force alliée en Yougoslavie ». François
Heisbourg le souligne : « les Français, les
Allemands et parfois même les Britanniques n’ont
pas été les derniers à expliquer qu’il
ne s’agissait pas d’une guerre, que les bombardements
n’étaient pas des bombardements mais des frappes.
Où est la différence ? Il est difficile de conduire
avec sérieux et de vaincre rapidement dans une guerre
que l’on refuse de nommer ». Si elle cherchait
la capitulation de Milosevic et le retrait de ses troupes, la
communauté internationale s’est refusée à organiser
sa défaite. La résolution 1244 réaffirme
l’attachement de l’ONU « à la souveraineté et à l’intégrité territoriale
de la RFY » tout en garantissant « une
autonomie substantielle et une véritable auto-administration
du Kosovo ». Elle charge l’ONU et son représentant
spécial d’organiser cette administration. Un an
plus tard, beaucoup a été fait, mais la KFOR et
l’UNMIK, quelles que soient les bonnes intentions des équipes
en place, se heurtent à cette difficulté maintes
fois dénoncée par Bernard Kouchner.
Au fond, en refusant d’aider la résistance kosovare
puis de reconnaître l’indépendance du Kosovo,
et en se portant garant de l’intégrité territoriale
de la « Fédération yougoslave »,
la communauté internationale (particulièrement
la France) revient à la thèse de départ
qui renvoyait dos-à-dos des nationalismes opposés
dans une guerre civile. L’alternative n’était évidemment
pas la fondation de petits États mono-ethniques repliés
sur eux-mêmes, échangeant leurs populations sous
protectorat international (version Bosnie), mais une nouvelle
forme d’association, en partenariat avec l’Union
européenne, de petits États démocratiques
multi-ethniques respectant les droits des minorités. Ce
qui a réussi, ces dix dernières années,
avec les trois États baltes, la Slovénie et la
Slovaquie. En entretenant la fiction yougoslave, la communauté internationale
suit une autre direction ; elle accroît les frustrations
et les rancœurs, et la guerre continue.
Des bilans mitigés
Pour revenir à la question posée – quelle
politique française face à l’épuration
ethnique au Kosovo ? –, j’évoquerai deux bilans
de l’intervention française dans cette guerre. Ils éclairent
les débats qui ont traversé « à chaud » l’opinion
et les responsables français.
1. Les bilans politiques
présentés à l’Assemblée nationale
et au Sénat, après enquête sur le terrain
et auditions des responsables opérationnels, sont mitigés.
Ils évoquent une « guerre d’exception » et
donnent globalement un satisfecit à l’orientation
suivie, mais les réserves sont aussi intéressantes.
On critique « l’optimisme excessif dans la conduite
de la stratégie aérienne », le « pari
stratégique risqué », on confirme que
l’orientation exclusivement aérienne était
la seule possible, ce « qui a rendu l’action
militaire plus difficile ». Mais on constate que la
capitulation de Milosevic est en grande partie due à « l’impact
positif d’événements exogènes » :
la position russe, l’inculpation de Milosevic par le TPIY
et… l’action au sol de l’UCK.
« De source militaire, remarquent les rapporteurs,
il est difficile de déterminer les raisons exactes de
l’exposition soudaine des troupes yougoslaves. Il est toutefois
certain que les bombardiers B52 ont causé d’importantes
pertes dans leurs rangs la dernière semaine de frappes.
Par conséquent on peut en déduire que la stratégie
aérienne de l’Alliance atlantique a abouti grâce à un
soutien terrestre indirect. […] Autrement dit, l’impact
proprement militaire de la campagne aérienne menée
par l’OTAN doit être relativisé dans la mesure
où l’UCK a vraisemblablement rempli le rôle
de relais terrestre de l’Alliance en terrain hostile ».
Comment ne pas se demander alors pourquoi les dirigeants américains,
mais aussi français, ont constamment affirmé leur
opposition à une intervention terrestre ? Ce fut bien,
pour reprendre l’expression de François Heisbourg
devant la commission du Sénat, une « erreur
stratégique ».
2. Les bilans militaires
de la participation française à ces opérations
sont plus sévères. L’impréparation
opérationnelle est mise en évidence jusqu’au
manque de munitions, mais deux questions dominent. En premier
lieu, la trop grande dépendance à l’égard
de la technologie et des choix opérationnels américains
relance l’idée d’une identité européenne
de défense chère à la France. Fortement
relativisée après l’échec du « retour
vers l’OTAN » initié par Jacques Chirac,
elle intéresse à nouveau l’Allemagne et la
Grande-Bretagne (conférence franco-britannique à Saint-Malo).
Mais c’est dans l’armée française elle-même,
que sont tirés en second lieu les bilans les plus critiques.
L’intervention au Kosovo est la 49ème opération
militaire extérieure à laquelle l’armée
de terre a participé depuis dix ans. Un colloque interne
réuni à Paris en juin 2000 a permis de francs échanges
de vues. Sur le plan doctrinal, les « absurdités
des décisions américaines lors de la guerre du
Kosovo sont, selon Alain Joxe, énoncées avec une
grande clarté ». Il cite le document central
de cette conférence :
« L’adéquation de l’action terrestre
aux impératifs stratégiques de l’avenir ne
peut être contestée. On comprend bien, a contrario, à quelles
impasses pourraient mener des postures stratégiques refusant
tout contact physique avec les belligérants. Les crises
futures (et même les plus intenses) ne pourront être
résolues par la seule destruction physique à distance,
que l’on prétende anéantir l’adversaire
ou le décapiter par des frappes sélectives ».
On ne saurait mieux souligner l’incompétence stratégique
des responsables politiques qui ont défini la forme des
engagements militaires au Kosovo.
3. En conclusion, si la
participation française à l’opération
force alliée contre la RFY a été fermement
soutenue par l’opinion (cf. les sondages), si la décision
de l’exécutif a été motivée
par l’ampleur des massacres perpétrés par
les Serbes et le blocage des négociations, elle n’a
pas remis en cause l’analyse fondamentale de l’éclatement
de la Yougoslavie. La responsabilité des nationalistes
serbes est relativisée, alors que la légitimité des
aspirations nationales minoritaires, ici celles des Albanais
du Kosovo, n’est pas acceptée. La France cultive
sa tradition centralisatrice d’une république nationale
et unitaire. De plus, pour des raisons d’ensemble – équilibre
géopolitique régional notamment – elle demeure
attachée au « yougoslavisme ». Finalement,
ce sont moins les « intellectuels » que
nos dirigeants qui ont réagi sous le coup de l’émotion.
Malgré leurs analyses, ils craignaient, après la
terrible expérience de Srebrenica, d’être
jugés complices d’un crime contre l’humanité.
.
(texte publié sans son appareil
de notes, nous vous renvoyons pour cela à sa version imprimée)