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Produire du témoignage. A propos du film de Rithy Pahn
S-21, la machine de mort khmère rouge

Par Richard Rechtman, texte publié dans L'Histoire trouée, C. Coquio dir., L'Atalante, 2004 (Voir notre rubrique 'Publications' dans le menu d'accueil pour plus de renseignements sur l'ouvrage).

Adossé à un l’un des piliers de la maison, l’homme est assis en tailleur au milieu de la terrasse en bois. La tête légèrement inclinée vers la gauche, le regard fixe semble vide et ne croise jamais l’objectif de la caméra qui le scrute. Difficile de lui donner un âge, tant la raideur de son corps efface les moindres signes susceptibles de trahir ses émotions intimes. Dès cette première image, l’atmosphère est pesante. La scène se déroule en 2002 dans un petit village de la campagne cambodgienne où le temps semble suspendu depuis des années. La petite maison sur pilotis conserve les traces d’un autre temps, le mobilier rustique, les vêtements ordinaires et l’absence d’objets modernes témoignent d’une permanence de la tradition cambodgienne, mais aussi, et peut être plus encore, de la misère qui règne dans ces petites communautés rurales. L’arrêt du temps n’y est d’ailleurs pas le simple fruit d’une habile ruse de la culture établissant un rempart contre l’invasion occidentale. Cette impression traduit une toute autre suspension, celle d’une continuité historique ébranlée par les quatre années du régime Khmer rouge.

Un peu en retrait, une femme, plus âgée, accroupie aux côtés de l’homme lui demande de faire une cérémonie pour ne plus revivre cela. “ Qui voudrait revivre cela, maman ” répond-il. “ Fais une cérémonie, insiste-t-elle, pour ne plus revoir ces hommes, deviens un homme nouveau aujourd’hui ”. “ Je voulais me rengager, je préférais mourir. (…) Là-bas la mort était inévitable. On ne m’a pas laissé partir ”. “ Tu préférais mourir, alors dit la vérité ” lui rétorque-t-elle sèchement, tout en ajoutant qu’elle a pourtant bien élevé son fils.

A mesure que le dialogue s’instaure entre la mère et le fils, l’atmosphère se fait plus lourde. L’empathie que l’on pouvait éprouver pour cet homme sans âge et visiblement marqué par un passé douloureux, laisse progressivement la place à un étrange malaise. Sans encore bien comprendre toute la situation, on perçoit que la détresse de cet homme qui se présente sous la figure d’une victime -  il a mal à la tête, il est malade, il ne mange plus depuis cette époque, dira-t-il - n’est pas liée à ce que, trop facilement sans doute, on avait bien voulu lui prêter.

Sa vérité est à la fois terrifiante et profondément suspecte. Il a tué. Ni par plaisir, ni par conviction idéologique, mais parce qu’il n’avait pas le choix, parce qu’il avait des ordres, parce qu’autrement ils l’auraient tué…

Récit ordinaire d’un bourreau ordinaire, pourrait-on dire, reconnaissant partiellement ses actes tout en s’exonérant immédiatement de ses responsabilités par la mise en cause de la chaîne de commandement au sein de laquelle il n’était qu’un pion. Un pion, dira-t-il, soumis à la “ même ” menace de mort que les prisonniers qu’il avait sous sa responsabilité.

Pourtant, Houy, c’est le nom de cet homme, n’était pas un simple soldat khmer rouge, il officiait dans le tristement célèbre centre d’extermination S-21 du régime de Pol Pot, où plus de 16 000 Cambodgiens furent exécutés après avoir été cruellement et méthodiquement torturés.

Le cinéaste Rithy Panh est allé rechercher Houy, ainsi que quatre de ses collègues de S-21; il a réussi à les convaincre de revenir dans cet ancien lycée de Phnom Penh transformé à l’époque en centre d’extermination et à leur faire engager un stupéfiant dialogue avec deux rescapés. Le document exceptionnel qui ressort de cette confrontation est le fruit d’un travail de plus de trois ans [1] , au cours duquel l’auteur a dû surmonter de multiples obstacles. Obtenir le témoignage des rares rescapés n’est déjà pas une chose simple. Dans le contexte cambodgien, cette difficulté se double de la peur de représailles de la part d’anciens Khmers rouges aujourd’hui toujours libres, et dont la “ tranquillité ” repose précisément sur le silence de leurs anciennes victimes [2] . Mais, parvenir à faire revenir ces survivants dans le lieu où ils subirent les pires sévices pour se confronter à leurs anciens tortionnaires relève littéralement de l’exploit. De même que briser la réticence des bourreaux à revenir sur les lieux de leurs crimes, alors qu’ils avaient pu impunément reprendre la vie civile, sans crainte d’avoir un jour à payer le prix de leurs actes, tant le secret de leur mission et la quasi absence de survivants les protégeaient de toute inculpation.

Jusqu’à ce qu’ils acceptent de parler, personne ne savait, dans leur famille ou dans leur voisinage, ce qu’ils avaient fait pendant cette période. On savait bien qu’ils avaient été enrôlés dans les troupes khmères rouges, on imaginait bien qu’ils avaient dû obéir aux ordres, et à ce titre participer à l’effroyable répression de la population. Mais l’on ne se doutait pas qu’ils furent à ce point, et aussi directement, impliqués dans la machine de mort. Rien ne les obligeait donc à se dévoiler ainsi, puisque personne n’aurait été en mesure de les reconnaître. Seules la ténacité et la détermination de Rithy Panh ont pu avoir raison de leur secret, les amenant progressivement à “ témoigner ” de leur expérience et de leurs actes.  

Mais l’on ne peut pas plus ignorer la difficulté majeure, pour l’auteur lui-même, d’accomplir cette tâche. De dépasser ses propres réticences, ses souvenirs, son désir de vengeance, comme son dégoût pour ces hommes, qui furent également ses bourreaux et ceux de sa famille, pour aller au-delà et atteindre la dimension universelle constitutive d’une mémoire collective, en d’autres termes pour précisément produire du témoignage.  

Et c’est sans doute en ce point que se cristallise toute la force de ce film. Car ce n’est pas l’auteur qui questionne, aucune voix-off ne vient ponctuer le discours des protagonistes, ce n’est pas non plus la caméra qui pose un regard accusateur, aucun artifice n’est mis en œuvre pour dénoncer les contradictions, réfuter les fausses excuses des bourreaux, confronter leurs assertions aux archives et aux témoignages déjà connus. Avec une puissance jusqu’alors inégalée, l’auteur laisse les récits se déployer sous nos yeux. Le cinéaste reste hors-champ, invisible, comme s’il était absent. Mais sa non présence dans le champ de la caméra devient progressivement le lieu même de la constitution de la mémoire.

A partir d’un lieu vide, à l’image des bâtiments désormais déserts de S-21, Rithy Panh va progressivement créer un espace de pensée vers lequel les différents récits vont converger. Un lieu d’adresse, pourrait-on dire, où, pour la première fois peut-être, ces visages sans noms, accolés les uns aux autres sur ces immenses panneaux de photos au format d’identité, mais précisément sans identité, apposés sur les murs de l’ancienne prison, vont pouvoir réintégrer une conscience collective. Le démontage pièce par pièce de la machine de mort, la mise en évidence de ses rouages et du rôle précis de chacun va progressivement réinscrire la présence de ces effacés de la mémoire dans la parole même de leurs tortionnaires. Patiemment, cherchant visiblement à mettre ses interlocuteurs en confiance en contenant la rage qui l’anime, Nath, le peintre survivant, les amène à se dévoiler. Petits fonctionnaires d’une machine de mort implacable, officiants ordinaires et besogneux, chacun revient sur ses gestes, sur ses paroles, sur son labeur. S’abritant régulièrement derrière l’obligation d’obéir aux ordres, ils vont pourtant décrire avec minutie des actes qui les accablent. Sans exprimer de remords, sans fausse compassion à l’égard des hommes qu’ils ont meurtris, ils se laissent progressivement aller sous l’œil impassible de la caméra à expliquer leur “ métier ” de bourreaux. Avec un aplomb stupéfiant, ils vont même rechercher une certaine connivence avec leurs anciennes victimes. Ne seraient-ils pas eux-mêmes les premières victimes de la barbarie des Khmers rouges, tenteront-ils de dire ? 

 

La victimisation des bourreaux

Ce n’est pas la première fois que l’on peut observer cette stratégie d’anciens tortionnaires qui consiste à se faire passer pour les victimes, tantôt d’un contexte hors du commun, tantôt d’un pouvoir totalitaire, pour mieux se disculper de leurs propres responsabilités. Dans d’autres lieux, en d’autres circonstances, cette stratégie s’est montrée redoutablement efficace. Ce fut précisément le cas, par exemple, après la guerre du Vietnam, lorsque d’anciens vétérans, impliqués dans des atrocités commises par les forces américaines sur des civils, bénéficièrent du statut de “ victimes de guerre ” [3] . L’enjeu et le contexte y étaient certes différents, puisqu’il s’agissait à la fois de favoriser la réinsertion de soldats ayant perdu la guerre et d’effacer du même coup la mémoire des atrocités vécues et/ou commises par les troupes américaines. Or, la découverte des exactions commises par des Marines souleva non seulement un torrent d’indignation, mais plus encore suscita une douloureuse introspection sur la question de la nature du bourreau [4] . Qui étaient ces hommes capables des pires atrocités ? Etaient-ce de simples exécutants emportés dans la tourmente de la guerre ? L’Amérique avait-elle engendré des “ monstres ” assoiffés de sang et de violence ? Ou bien étaient-ils simplement des “ hommes ordinaires ” placés dans des conditions hors du commun ? Fallait-il les condamner, ou les plaindre ?

Pour l’opinion publique, l’Amérique ne pouvait être tenue pour responsable des débordements de certaines de ses troupes, mais cela ne devait pas être non plus les simples soldats qui, de retour au pays, aient à payer le prix des horreurs de la guerre. L’idée selon laquelle les atrocités des combats étaient susceptibles de générer des troubles psychiatriques graves eut finalement raison de cette ébauche d’introspection [5] . Alors qu’il eût été bien difficile de considérer ces hommes comme des “ victimes ” de la férocité des combats, sans remettre en cause la politique militaire et la stratégie des responsables du Pentagone, il devenait par contre possible de leur accorder un statut similaire et surtout une compensation financière, dès lors que la médecine pouvait démontrer qu’ils étaient depuis lors sérieusement traumatisés par leur expérience. L’explication de l’acte disparaissait au profit de la seule réparation de ses conséquences psychopathologiques. De même, l’éventuel remords d’une conscience collective ou individuelle s’évanouissait au seul profit de la mise en évidence d’une séquelle psychologique suffisante pour affirmer la mise à distance de l’horreur. C’est à ce titre, et au nom des conséquences psychiatriques de l’exposition à des événements hors du commun, que certains auteurs d’atrocités purent revendiquer le statut de victime de guerre … et l’obtenir.

Mais le film de Rithy Panh va encore plus loin dans la déconstruction de cette stratégie moderne. Car si l’évidence de la responsabilité du régime khmer rouge dépasse de loin celle des simples exécutants, elle ne saurait pour autant exonérer les individus de leur implication personnelle. Or, c’est sans doute la première fois que l’on peut voir à l’œuvre, dans un face à face avec d’anciens torturés, cette scandaleuse tentative des anciens bourreaux de faire alliance avec leurs anciens prisonniers en prétendant qu’ils partagent une même condition.

 

Le dévoilement de la rhétorique génocidaire

A mesure que les langues se délient, que les gestes reviennent, on mesure le décalage entre cette affirmation inaugurale : “ on n’avait pas le choix ” et la simplicité avec laquelle ces hommes reviennent de façon presque désinvolte sur leurs habitudes de tortionnaires. A l’évidence, la machine de mort fonctionne également parce que de petits fonctionnaires zélés n’ont pas ménagé leur peine pour la rendre redoutablement efficace. Entre “ l’employé ” consciencieux préoccupé par la cadence et le travail bien fait, le fonctionnaire zélé qui cherche à obtenir la “ meilleure ” biographie auto-critique pour se faire bien voir de ses chefs, et le tortionnaire “ accompli ” qui assouvit ses pulsions sadiques, il existe bien une communauté d’esprit et de volonté. Tous ont préalablement cherché à déposséder les hommes qu’ils allaient abattre de ce qui les faisait hommes.

C’est précisément cette utopie meurtrière qui se révèle au cours de cette confrontation. L’application besogneuse de l’un, comme la jubilation sadique de l’autre, n’amoindrissent pas moins qu’elles n’aggravent la responsabilité de l’un par rapport à l’autre. Toutes deux n’ont pu se produire que parce que, dans les deux cas, les bourreaux avaient voulu préalablement transformer les hommes qu’ils devaient détruire en “ autre chose que des hommes ”. Ce processus de destitution de la condition humaine est au cœur de tous les processus d’extermination, même si, justement, de nombreux survivants se sont régulièrement attachés à montrer que c’était impossible [6]. Il en est à la fois la rhétorique et la pratique effective. Au Cambodge tout particulièrement, la rhétorique des Khmers rouges fut éloquente : “ on ne gagne rien à vous avoir en vie, on ne perd rien à vous tuer ” était, parmi tant d’autres, la phrase qui annonçait une exécution capitale [7]. Destituant de leur khméritude les Cambodgiens qu’ils allaient éliminer pour justement ne pas avoir à assassiner des “ purs Khmers ”, les Khmers rouges ont poussé cette rhétorique jusqu’à l’extrême. L’entreprise consistait à subvertir les valeurs et les symboles de la culture cambodgienne pour en faire des instruments au service du projet génocidaire. Exclure du monde khmer ceux qu’il fallait anéantir, afin qu’aux yeux de leur bourreaux ils ne soient pas plus humains que Khmers [8].

Certains ont pu penser que cette insistance à distinguer le pur Khmer de l’impur relevait d’une problématique raciste, et expliquait, au moins pour une part, les atrocités programmées et commises par les Khmers rouges à l’égard de leur propre population [9]. Mais il n’est pas sûr que cette hypothèse suffise pour rendre compte de la radicalité du régime des Khmers rouges.

En fait, la dékhmérisation préalable des cambodgiens mérite d’être prise dans son sens le plus fort, comme une façon d’extraire de toute condition humaine ceux qui étaient voués à la mort, pour précisément prétendre les transformer en “ autre chose que des hommes  [10].

 

De quoi témoignent les bourreaux ?

Mais c’est également là que cette rhétorique échoue. Au delà de l’énoncé performatif du bourreau qui annonce la mort en même temps qu’il la produit, il reste impossible de transformer un homme en autre chose qu’un homme, un Khmer en autre chose qu’un Khmer. Et c’est précisément ce que le témoignage des bourreaux produit. Il ne s’agit pas d’attendre d’eux des aveux circonstanciés sur leurs responsabilités. Il ne s’agit pas plus d’espérer une parole de remords ou de compassion à l’égard de leurs victimes, laquelle d’ailleurs ne viendra jamais. Il s’agit encore moins d’imaginer que leur confession apaisera nécessairement la souffrance des survivants. Il s’agit avant tout de les amener à invalider définitivement cette utopie meurtrière, à produire un témoignage qui réaffirme en permanence, même à son corps défendant, que les effacés de la mémoire, les visages sans identité, étaient des hommes.

Or, à mesure que les tortionnaires reviennent sur leurs actes, à mesure qu’ils mettent en scène leur comportement, jusqu’à l’absurde et intolérable mime [11] , les “ autre chose que des hommes ” qu’ils ont tués réapparaissent dans toute leur humanité.

On a déjà beaucoup écrit sur le témoignage des victimes, pour certains on a même déjà tout dit au risque d’en saturer la mémoire [12], mais il reste sans doute encore beaucoup de choses à dire et à écrire sur le témoignage des bourreaux. Non seulement parce qu’il est essentiel pour l’établissement des faits et pour juger les coupables. Mais aussi parce qu’il recèle une vérité ultime qui d’une certaine manière atteste l’échec de la prétention génocidaire. Ils n’ont pas réussi à tuer “ autre chose que des hommes ”. Or, en l’absence de cette vérité, ce sont les survivants qui restent comptables des morts. 

 

Le paradoxe du survivant

Même si l’effroyable catalogue des atrocités commises pendant les quatre années du régime de Pol Pot est aujourd’hui clairement établi, même si personne n’ignore les responsabilités et les noms des auteurs de cette tragédie, l’acte d’accusation reste désespérément en suspens. Cette contradiction nourrit sans doute la plupart des difficultés qui freinent encore la constitution d’une mémoire cambodgienne de cette catastrophe.


Mais au-delà de la persistance de ce déni de justice, au-delà de la nécessaire reconnaissance internationale du caractère génocidaire de la politique khmère rouge, une autre difficulté retarde la réappropriation par les Cambodgiens eux-mêmes de cette douloureuse histoire. Cette difficulté, commune à tous les processus d’extermination, révèle l’existence d’une lacune indépassable entre la sommation des histoires singulières et la constitution d’une conscience collective. D’un côté, les récits et les témoignages des victimes rendent compte de l’ampleur des dommages, mais laissent en suspens ce qui justement, parce que trop pénible ou trop insupportable à la conscience, devient impossible à dire. De l’autre, l’accumulation objective des faits et des traces de l’extermination épargne cette douloureuse remémoration de l’insupportable, mais efface du même coup l’expérience singulière, renforçant paradoxalement le fardeau des survivants [13] . Ce décalage est à la fois la trace de la meurtrissure individuelle et collective, et la preuve de sa réalité. Mais il traduit aussi le paradoxe du survivant. Comment témoigner de sa survie tout en témoignant de la disparition des autres ? Comment rendre justice aux morts tout en préservant sa propre existence ? Comment éviter d’être une fois encore assimilé aux morts ? 

Précisément parce que toute communauté humaine repose sur une métaphore fondatrice affirmant l’inaltérabilité du lien social par-delà la mort, le projet génocidaire vise son effacement. Rompant la possible représentation d’une continuité et d’une permanence sociale entre les morts et les vivants, la rhétorique génocidaire inscrit dans une terrifiante réalité que le seul lien possible entre les morts et les vivants relève d’une commune condition physique : les vivants sont déjà morts ou tout au plus en instance de l’être.

Ce paradoxe est souvent dévastateur pour les survivants. En effet, la survie sociale des disparus dépend de la capacité des survivants à les porter en eux, à encore habiter la même destinée; mais dans le même temps cette fidélité prolonge cette terrifiante assimilation entre les morts et les vivants, comme s’ils continuaient de partager une même condition. C’est dans leurs récits, dans leur témoignages, mais aussi dans leurs propres souffrances, dans leur sommeil agité, comme dans leurs symptômes psychologiques que les Cambodgiens voient et font “ revivre ” leurs morts. La pratique psychiatrique avec des réfugiés cambodgiens démontre régulièrement cette permanence des morts dans l’univers quotidien des survivants. Tantôt sous la forme d’une présence persécutive de fantômes ou de cadavres, tantôt dans le souvenir douloureux de ceux qui ont disparu, mais toujours de façon obsédante en alliant la peur de les revoir chaque nuit à la hantise qu’ils ne disparaissent à tout jamais [14].

Ici, la mémoire collective de la catastrophe se confond encore avec la douloureuse remémoration individuelle des sévices, des pertes, des humiliations et des peurs. Chaque survivant porte non seulement les stigmates de ses propres blessures mais endosse, de plus, celles de ceux qui ne sont justement plus là pour témoigner. Même si le deuil impossible est aussi une façon de ne pas abandonner une nouvelle fois et définitivement les morts, le prix de cette fidélité est exorbitant, lorsque justement l’espace collectif n’est pas en mesure d’apporter un lieu susceptible de recueillir autrement cette mémoire des disparus.

Accompagnant chaque mouvement de ces bourreaux ordinaires, scrutant leurs hésitations, déjouant leur hypocrite complaisance, l’œil de la caméra de Rithy Panh vient progressivement délimiter cet espace d’où peut émerger une conscience collective. Dans cette infernale entreprise du crime où l’on produisait de la mort au quotidien, ces hommes se présentent aujourd’hui comme de simples exécutants, à peine admettent-ils qu’ils furent peut-être trop dociles. Mais auraient-ils voulu s’y opposer ou simplement ralentir la cadence de “ production ”, qu’à l’évidence ils auraient eux-mêmes rejoint le destin de leurs prisonniers.

Cela ne les disculpe absolument pas. Cela n’en fait pas non plus des victimes. Cela montre avant tout, qu’aujourd’hui encore, ces hommes empruntent le langage de l’extermination pour, cette fois, laisser accroire que la puissance dévastatrice de cette machine de mort était indépendante de leur volonté ou de leur conscience. Mais ces hommes n’en sont pas devenus pour autant des êtres sans conscience, pas plus qu’ils ne furent eux-mêmes, à cette époque, “ autre chose que des hommes ” pour infliger de telles violences à d’autres hommes.

Or, en révélant les bourreaux dans toute leur banalité d’hommes ordinaires, à la fois dans leur soumission et dans leur conscience douteuse, c’est précisément la double logique de l’extermination qui se dévoile. D’un côté, une machine implacable qui torture, détruit et annihile des hommes grâce à la complicité de petits exécutants. De l’autre, une rhétorique de l’extermination qui, se fondant sur une essentialisation de l’altérité, prétend transformer ces hommes en autre chose. Le terrifiant succès de la première ne doit pas faire penser que la seconde a également réussi. Comme si, finalement, en même temps que les bourreaux meurtrissaient les corps, ils parvenaient à y imprimer leur discours, lui donnant ainsi une consistance effective. 

Même si la confrontation entre les anciens tortionnaires de S-21 et leurs victimes démontre qu’ils n’y sont pas parvenus, le travail de la mémoire reste parfois prisonnier de cette contradiction. Le paradoxe du survivant en est sans doute l’une des conséquences principales. Car en restant les seuls dépositaires de la mémoire des défunts, les survivants se trouvent implacablement renvoyés à cette effroyable assimilation entre les morts et les vivants, au risque de confirmer l’abominable prétention de leurs bourreaux. 
Il est pourtant probable que la constitution d’une conscience collective de l’extermination de près du quart de la population cambodgienne pendant les quatre années du régime khmer rouge doive préalablement passer par le salutaire constat de l’échec de cette rhétorique génocidaire.

En ce sens, produire du témoignage, c’est aussi faire parler les absents autrement que par la voix des rescapés, pour précisément extraire la mémoire collective des référentiels du discours de l’extermination.

 

NOTES


[1] Voir à ce propos l’ouvrage tiré du film : R. Panh & C. Chaumeau, La machine khmère rouge. Monti Santesok S21. Paris, Flammarion, 2003.

[2] Au moment où nous écrivons ces lignes (mai 2003), le juge Sok Setha Mony, un magistrat cambodgien réputé pour sa traque des responsables Khmers rouges, était abattu en plein rue à Phnom Penh.

[3] Pour de plus amples développements sur la façon dont aux Etats-Unis la mise en cause de soldats impliqués dans des crimes de guerre s’est résorbée dans une commune condition de victime sur la base du traumatisme psychique, on pourra se reporter à A. Young, "L'auto-victimisation de l'agresseur : un éphémère paradigme de maladie mentale", in L'Evolution psychiatrique, 67(4), 2002, 653-675 ; et R. Rechtman, "Etre victime: généalogie d'une condition clinique", L'Evolution psychiatrique, 67(4), 2002, 775-795.

[4] Voir à ce propos la couverture médiatique du carnage de My Lai, où plus de 400 civils vietnamiens furent méthodiquement massacrés par une compagnie américaine en une journée en 1968. En 1969, Life Magazine publia les photos et le récit de ce crime de guerre en s’interrogeant immédiatement sur la nature de ces soldats que la guerre avait transformés en criminels.

[5] A. Young, The harmony of illusions Inventing Post-Traumatic Stress Disorder. Princeton: Princeton University Press, 1995.

[6] Dans son livre L’espèce humaine, Robert Antelme insiste précisément sur cette idée (L'espèce humaine. Paris: Gallimard, 1957). Comme le rappelle également Fethi Benslama, il est impossible d’extraire des hommes de l’espèce humaine, on peut, certes, les tuer, mais non les transformer en autre chose (cf : F. Benslama, "La représentation et l'impossible", L'Evolution psychiatrique, 66(3),2001, 448-466). Mais la force du témoignage d’Antelme montre que cette tentation est précisément au cœur du processus génocidaire. Du point de vue des bourreaux, l’homme à abattre ne doit déjà plus être un homme avant de mourir. Démontrer que cela est impossible doit justement devenir  un des aspects essentiels de la constitution d’une conscience collective.

[7] L’abondance de ces formules est précisément caractéristique de la rhétorique khmère rouge, comme l’atteste l’ensemble des récits de rescapés publiés. Voir par exemple : N. Haing, Une odyssée cambodgienne. Paris, Fixot, 1988 ; M. Szymusiak, Les pierres crieront. Paris, La Découverte, 1988 ; I. Simon-Barouh & Y.T.K. Pho, Le Cambodge des Khmers rouges. Chronique de la vie quotidienne. Paris, L'Harmattan, 1990.

[8] R. Rechtman, "Aspects historiques et anthropologiques de la période khmère rouge au Cambodge : 1975-1979". In J. Gillibert & P. Wilgowitcz (Eds.), L'ange exterminateur, Bruxelles, Editions de l'université  de Bruxelles, 1993, pp. 213-236.

[9] C’est tout au moins la thèse centrale de Ben Kiernan (Le génocide au Cambodge 1975-1979. Race, Idéologie et pouvoir. Paris, Gallimard, 1998), mais on la retrouve déjà sous la plume du Père Ponchaud dès 1977 (F. Ponchaud, Cambodge année zéro. Paris, Juillard, 1977.)

[10] R. Rechtman, "Altérité suspecte et identité coupable dans la diaspora cambodgienne". In E. Benbassa & J.-C. Attias (Eds.), La Haine de soi. Difficiles identités (pp. 173-188). Bruxelles, Complexe, 2000.

[11] Dans une séquence clé du film de Rithy Panh, un des tortionnaires revient sur ses méthodes de surveillance. Mimant la scène jusqu’à l’extrême, il reproduit un à un ses gestes de l’époque. Il ouvre la porte de la cellule, insulte le prisonnier enchaîné aux autres qui lui demande de l’eau, le frappe, l’insulte de nouveau, le menace, renverse délibérément l’eau, le frappe encore, revient en arrière, l’insulte, ferme la porte, le menace encore par la lucarne etc. Avec une jubilation croissante, il reproduit l’intégralité de ce mime à plusieurs reprises jusqu’à l’insoutenable, libérant d’incontestables “ pulsions sadiques ” sous l’œil de la caméra, comme si elle devenait la scène idéale de son scénario pervers.

[12] Voir à ce propos R. Robin, La mémoire saturée. Paris, Stock, 2003.

[13] R. Rechtman, "Trauma, culture et subjectivité chez les réfugiés cambodgiens". Cahiers Intersignes (14/15), 2001, 205-216.

[14] Voir par exemple J. Boehnlein, "Clinical Relevance of Grief and Mourning among Cambodian Refugees", in Social Sciences and Medicine, 25 (7), 1987, 765-772 ; M. Eisenbruch, "From PTSD to Cultural bereavement diagnosis of Southeast Asian Refugees", in  Social Sciences and Medicine, 33 (6), 1991, 673-680 ; R. Rechtman, "Rêve, réalité  et expériences traumatiques chez les Cambodgiens", in Cahier d'Anthropologie et de Biométrie Humaine, XI(3-4), 1993, 259-279.