Adossé à un
l’un des piliers de la maison, l’homme est assis
en tailleur au milieu de la terrasse en bois. La tête
légèrement inclinée vers la gauche, le
regard fixe semble vide et ne croise jamais l’objectif
de la caméra qui le scrute. Difficile de lui donner
un âge, tant la raideur de son corps efface les moindres
signes susceptibles de trahir ses émotions intimes.
Dès cette première image, l’atmosphère
est pesante. La scène se déroule en 2002 dans
un petit village de la campagne cambodgienne où le temps
semble suspendu depuis des années. La petite maison
sur pilotis conserve les traces d’un autre temps, le
mobilier rustique, les vêtements ordinaires et l’absence
d’objets modernes témoignent d’une permanence
de la tradition cambodgienne, mais aussi, et peut être
plus encore, de la misère qui règne dans ces
petites communautés rurales. L’arrêt du
temps n’y est d’ailleurs pas le simple fruit d’une
habile ruse de la culture établissant un rempart contre
l’invasion occidentale. Cette impression traduit une
toute autre suspension, celle d’une continuité historique ébranlée
par les quatre années du régime Khmer rouge.
Un peu en retrait, une femme, plus âgée, accroupie
aux côtés de l’homme lui demande de faire
une cérémonie pour ne plus revivre cela. “ Qui
voudrait revivre cela, maman ” répond-il. “ Fais
une cérémonie, insiste-t-elle, pour ne plus revoir
ces hommes, deviens un homme nouveau aujourd’hui ”. “ Je
voulais me rengager, je préférais mourir. (…)
Là-bas la mort était inévitable. On ne
m’a pas laissé partir ”. “ Tu
préférais mourir, alors dit la vérité ” lui
rétorque-t-elle sèchement, tout en ajoutant qu’elle
a pourtant bien élevé son fils.
A mesure que le dialogue s’instaure entre la mère
et le fils, l’atmosphère se fait plus lourde.
L’empathie que l’on pouvait éprouver pour
cet homme sans âge et visiblement marqué par un
passé douloureux, laisse progressivement la place à un étrange
malaise. Sans encore bien comprendre toute la situation, on
perçoit que la détresse de cet homme qui se présente
sous la figure d’une victime - il a mal à la
tête, il est malade, il ne mange plus depuis cette époque,
dira-t-il - n’est pas liée à ce que, trop
facilement sans doute, on avait bien voulu lui prêter.
Sa vérité est à la fois terrifiante et
profondément suspecte. Il a tué. Ni par plaisir,
ni par conviction idéologique, mais parce qu’il
n’avait pas le choix, parce qu’il avait des ordres,
parce qu’autrement ils l’auraient tué…
Récit ordinaire d’un bourreau ordinaire, pourrait-on
dire, reconnaissant partiellement ses actes tout en s’exonérant
immédiatement de ses responsabilités par la mise
en cause de la chaîne de commandement au sein de laquelle
il n’était qu’un pion. Un pion, dira-t-il,
soumis à la “ même ” menace
de mort que les prisonniers qu’il avait sous sa responsabilité.
Pourtant, Houy, c’est le nom de cet homme, n’était
pas un simple soldat khmer rouge, il officiait dans le tristement
célèbre centre d’extermination S-21 du
régime de Pol Pot, où plus de 16 000 Cambodgiens
furent exécutés après avoir été cruellement
et méthodiquement torturés.
Le cinéaste Rithy Panh est allé rechercher Houy,
ainsi que quatre de ses collègues de S-21; il a réussi à les
convaincre de revenir dans cet ancien lycée de Phnom
Penh transformé à l’époque en centre
d’extermination et à leur faire engager un stupéfiant
dialogue avec deux rescapés. Le document exceptionnel
qui ressort de cette confrontation est le fruit d’un
travail de plus de trois ans [1] ,
au cours duquel l’auteur a dû surmonter de multiples
obstacles. Obtenir le témoignage des rares rescapés
n’est déjà pas une chose simple. Dans le
contexte cambodgien, cette difficulté se double de la
peur de représailles de la part d’anciens Khmers
rouges aujourd’hui toujours libres, et dont la “ tranquillité ” repose
précisément sur le silence de leurs anciennes
victimes [2] .
Mais, parvenir à faire revenir ces survivants dans le
lieu où ils subirent les pires sévices pour se
confronter à leurs anciens tortionnaires relève
littéralement de l’exploit. De même que
briser la réticence des bourreaux à revenir sur
les lieux de leurs crimes, alors qu’ils avaient pu impunément
reprendre la vie civile, sans crainte d’avoir un jour à payer
le prix de leurs actes, tant le secret de leur mission et la
quasi absence de survivants les protégeaient de toute
inculpation.
Jusqu’à ce qu’ils acceptent de parler, personne
ne savait, dans leur famille ou dans leur voisinage, ce qu’ils
avaient fait pendant cette période. On savait bien qu’ils
avaient été enrôlés dans les troupes
khmères rouges, on imaginait bien qu’ils avaient
dû obéir aux ordres, et à ce titre participer à l’effroyable
répression de la population. Mais l’on ne se doutait
pas qu’ils furent à ce point, et aussi directement,
impliqués dans la machine de mort. Rien ne les obligeait
donc à se dévoiler ainsi, puisque personne n’aurait été en
mesure de les reconnaître. Seules la ténacité et
la détermination de Rithy Panh ont pu avoir raison de
leur secret, les amenant progressivement à “ témoigner ” de
leur expérience et de leurs actes.
Mais l’on ne peut pas plus ignorer la difficulté majeure,
pour l’auteur lui-même, d’accomplir cette
tâche. De dépasser ses propres réticences,
ses souvenirs, son désir de vengeance, comme son dégoût
pour ces hommes, qui furent également ses bourreaux
et ceux de sa famille, pour aller au-delà et atteindre
la dimension universelle constitutive d’une mémoire
collective, en d’autres termes pour précisément
produire du témoignage.
Et c’est sans doute en ce point que se cristallise toute
la force de ce film. Car ce n’est pas l’auteur
qui questionne, aucune voix-off ne vient ponctuer le discours
des protagonistes, ce n’est pas non plus la caméra
qui pose un regard accusateur, aucun artifice n’est mis
en œuvre pour dénoncer les contradictions, réfuter
les fausses excuses des bourreaux, confronter leurs assertions
aux archives et aux témoignages déjà connus.
Avec une puissance jusqu’alors inégalée,
l’auteur laisse les récits se déployer
sous nos yeux. Le cinéaste reste hors-champ, invisible,
comme s’il était absent. Mais sa non présence
dans le champ de la caméra devient progressivement le
lieu même de la constitution de la mémoire.
A partir d’un lieu
vide, à l’image des bâtiments désormais
déserts de S-21, Rithy Panh va progressivement créer
un espace de pensée vers lequel les différents
récits vont converger. Un lieu d’adresse, pourrait-on
dire, où, pour la première fois peut-être,
ces visages sans noms, accolés les uns aux autres sur
ces immenses panneaux de photos au format d’identité,
mais précisément sans identité, apposés
sur les murs de l’ancienne prison, vont pouvoir réintégrer
une conscience collective. Le démontage pièce par
pièce de la machine de mort, la mise en évidence
de ses rouages et du rôle précis de chacun va progressivement
réinscrire la présence de ces effacés de
la mémoire dans la parole même de leurs tortionnaires.
Patiemment, cherchant visiblement à mettre ses interlocuteurs
en confiance en contenant la rage qui l’anime, Nath, le
peintre survivant, les amène à se dévoiler.
Petits fonctionnaires d’une machine de mort implacable,
officiants ordinaires et besogneux, chacun revient sur ses gestes,
sur ses paroles, sur son labeur. S’abritant régulièrement
derrière l’obligation d’obéir aux ordres,
ils vont pourtant décrire avec minutie des actes qui les
accablent. Sans exprimer de remords, sans fausse compassion à l’égard
des hommes qu’ils ont meurtris, ils se laissent progressivement
aller sous l’œil impassible de la caméra à expliquer
leur “ métier ” de bourreaux. Avec
un aplomb stupéfiant, ils vont même rechercher une
certaine connivence avec leurs anciennes victimes. Ne seraient-ils
pas eux-mêmes les premières victimes de la barbarie
des Khmers rouges, tenteront-ils de dire ?
La victimisation des
bourreaux
Ce n’est pas la première fois que l’on peut
observer cette stratégie d’anciens tortionnaires
qui consiste à se faire passer pour les victimes, tantôt
d’un contexte hors du commun, tantôt d’un pouvoir
totalitaire, pour mieux se disculper de leurs propres responsabilités.
Dans d’autres lieux, en d’autres circonstances, cette
stratégie s’est montrée redoutablement efficace.
Ce fut précisément le cas, par exemple, après
la guerre du Vietnam, lorsque d’anciens vétérans,
impliqués dans des atrocités commises par les forces
américaines sur des civils, bénéficièrent
du statut de “ victimes de guerre ” [3] .
L’enjeu et le contexte y étaient certes différents,
puisqu’il s’agissait à la fois de favoriser
la réinsertion de soldats ayant perdu la guerre et d’effacer
du même coup la mémoire des atrocités vécues
et/ou commises par les troupes américaines. Or, la découverte
des exactions commises par des Marines souleva non seulement
un torrent d’indignation, mais plus encore suscita une
douloureuse introspection sur la question de la nature du bourreau [4] .
Qui étaient ces hommes capables des pires atrocités ?
Etaient-ce de simples exécutants emportés dans
la tourmente de la guerre ? L’Amérique avait-elle
engendré des “ monstres ” assoiffés
de sang et de violence ? Ou bien étaient-ils simplement
des “ hommes ordinaires ” placés
dans des conditions hors du commun ? Fallait-il les condamner,
ou les plaindre ?
Pour l’opinion publique, l’Amérique ne pouvait être
tenue pour responsable des débordements de certaines de
ses troupes, mais cela ne devait pas être non plus les
simples soldats qui, de retour au pays, aient à payer
le prix des horreurs de la guerre. L’idée selon
laquelle les atrocités des combats étaient susceptibles
de générer des troubles psychiatriques graves eut
finalement raison de cette ébauche d’introspection [5] .
Alors qu’il eût été bien difficile
de considérer ces hommes comme des “ victimes ” de
la férocité des combats, sans remettre en cause
la politique militaire et la stratégie des responsables
du Pentagone, il devenait par contre possible de leur accorder
un statut similaire et surtout une compensation financière,
dès lors que la médecine pouvait démontrer
qu’ils étaient depuis lors sérieusement traumatisés
par leur expérience. L’explication de l’acte
disparaissait au profit de la seule réparation de ses
conséquences psychopathologiques. De même, l’éventuel
remords d’une conscience collective ou individuelle s’évanouissait
au seul profit de la mise en évidence d’une séquelle
psychologique suffisante pour affirmer la mise à distance
de l’horreur. C’est à ce titre, et au nom
des conséquences psychiatriques de l’exposition à des événements
hors du commun, que certains auteurs d’atrocités
purent revendiquer le statut de victime de guerre … et
l’obtenir.
Mais le film de Rithy Panh va encore plus loin dans la déconstruction
de cette stratégie moderne. Car si l’évidence
de la responsabilité du régime khmer rouge dépasse
de loin celle des simples exécutants, elle ne saurait
pour autant exonérer les individus de leur implication
personnelle. Or, c’est sans doute la première fois
que l’on peut voir à l’œuvre, dans un
face à face avec d’anciens torturés, cette
scandaleuse tentative des anciens bourreaux de faire alliance
avec leurs anciens prisonniers en prétendant qu’ils
partagent une même condition.
Le dévoilement
de la rhétorique génocidaire
A mesure que les langues se délient, que les gestes reviennent,
on mesure le décalage entre cette affirmation inaugurale : “ on
n’avait pas le choix ” et la simplicité avec
laquelle ces hommes reviennent de façon presque désinvolte
sur leurs habitudes de tortionnaires. A l’évidence,
la machine de mort fonctionne également parce que de petits
fonctionnaires zélés n’ont pas ménagé leur
peine pour la rendre redoutablement efficace. Entre “ l’employé ” consciencieux
préoccupé par la cadence et le travail bien fait,
le fonctionnaire zélé qui cherche à obtenir
la “ meilleure ” biographie auto-critique
pour se faire bien voir de ses chefs, et le tortionnaire “ accompli ” qui
assouvit ses pulsions sadiques, il existe bien une communauté d’esprit
et de volonté. Tous ont préalablement cherché à déposséder
les hommes qu’ils allaient abattre de ce qui les faisait
hommes.
C’est précisément cette utopie meurtrière
qui se révèle au cours de cette confrontation.
L’application besogneuse de l’un, comme la jubilation
sadique de l’autre, n’amoindrissent pas moins qu’elles
n’aggravent la responsabilité de l’un par
rapport à l’autre. Toutes deux n’ont pu se
produire que parce que, dans les deux cas, les bourreaux avaient
voulu préalablement transformer les hommes qu’ils
devaient détruire en “ autre chose que des
hommes ”. Ce processus de destitution de la condition
humaine est au cœur de tous les processus d’extermination,
même si, justement, de nombreux survivants se sont régulièrement
attachés à montrer que c’était impossible [6].
Il en est à la fois la rhétorique et la pratique
effective. Au Cambodge tout particulièrement, la rhétorique
des Khmers rouges fut éloquente : “ on
ne gagne rien à vous avoir en vie, on ne perd rien à vous
tuer ” était, parmi tant d’autres, la
phrase qui annonçait une exécution capitale [7].
Destituant de leur khméritude les Cambodgiens qu’ils
allaient éliminer pour justement ne pas avoir à assassiner
des “ purs Khmers ”, les Khmers rouges
ont poussé cette rhétorique jusqu’à l’extrême.
L’entreprise consistait à subvertir les valeurs
et les symboles de la culture cambodgienne pour en faire des
instruments au service du projet génocidaire. Exclure
du monde khmer ceux qu’il fallait anéantir, afin
qu’aux yeux de leur bourreaux ils ne soient pas plus humains
que Khmers [8].
Certains ont pu penser que cette insistance à distinguer
le pur Khmer de l’impur relevait d’une problématique
raciste, et expliquait, au moins pour une part, les atrocités
programmées et commises par les Khmers rouges à l’égard
de leur propre population [9].
Mais il n’est pas sûr que cette hypothèse
suffise pour rendre compte de la radicalité du régime
des Khmers rouges.
En fait, la dékhmérisation préalable des
cambodgiens mérite d’être prise dans son sens
le plus fort, comme une façon d’extraire de toute
condition humaine ceux qui étaient voués à la
mort, pour précisément prétendre les transformer
en “ autre chose que des hommes ” [10].
De quoi témoignent
les bourreaux ?
Mais c’est également là que cette rhétorique échoue.
Au delà de l’énoncé performatif du
bourreau qui annonce la mort en même temps qu’il
la produit, il reste impossible de transformer un homme en autre
chose qu’un homme, un Khmer en autre chose qu’un
Khmer. Et c’est précisément ce que le témoignage
des bourreaux produit. Il ne s’agit pas d’attendre
d’eux des aveux circonstanciés sur leurs responsabilités.
Il ne s’agit pas plus d’espérer une parole
de remords ou de compassion à l’égard de
leurs victimes, laquelle d’ailleurs ne viendra jamais.
Il s’agit encore moins d’imaginer que leur confession
apaisera nécessairement la souffrance des survivants.
Il s’agit avant tout de les amener à invalider définitivement
cette utopie meurtrière, à produire un témoignage
qui réaffirme en permanence, même à son corps
défendant, que les effacés de la mémoire,
les visages sans identité, étaient des hommes.
Or, à mesure que les tortionnaires reviennent sur
leurs actes, à mesure qu’ils mettent en scène
leur comportement, jusqu’à l’absurde et
intolérable mime [11] ,
les “ autre chose que des hommes ” qu’ils
ont tués réapparaissent dans toute leur humanité.
On a déjà beaucoup écrit sur le témoignage
des victimes, pour certains on a même déjà tout
dit au risque d’en saturer la mémoire [12],
mais il reste sans doute encore beaucoup de choses à dire
et à écrire sur le témoignage des bourreaux.
Non seulement parce qu’il est essentiel pour l’établissement
des faits et pour juger les coupables. Mais aussi parce qu’il
recèle une vérité ultime qui d’une
certaine manière atteste l’échec de la
prétention génocidaire. Ils n’ont pas
réussi à tuer “ autre chose
que des hommes ”. Or, en l’absence
de cette vérité, ce sont les survivants qui
restent comptables des morts.
Le paradoxe du survivant
Même si l’effroyable catalogue des atrocités
commises pendant les quatre années du régime de
Pol Pot est aujourd’hui clairement établi, même
si personne n’ignore les responsabilités et les
noms des auteurs de cette tragédie, l’acte d’accusation
reste désespérément en suspens. Cette contradiction
nourrit sans doute la plupart des difficultés qui freinent
encore la constitution d’une mémoire cambodgienne
de cette catastrophe.
Mais au-delà de la persistance de ce déni de justice,
au-delà de la nécessaire reconnaissance internationale
du caractère génocidaire de la politique khmère
rouge, une autre difficulté retarde la réappropriation
par les Cambodgiens eux-mêmes de cette douloureuse histoire.
Cette difficulté, commune à tous les processus
d’extermination, révèle l’existence
d’une lacune indépassable entre la sommation des
histoires singulières et la constitution d’une conscience
collective. D’un côté, les récits et
les témoignages des victimes rendent compte de l’ampleur
des dommages, mais laissent en suspens ce qui justement, parce
que trop pénible ou trop insupportable à la conscience,
devient impossible à dire. De l’autre, l’accumulation
objective des faits et des traces de l’extermination épargne
cette douloureuse remémoration de l’insupportable,
mais efface du même coup l’expérience singulière,
renforçant paradoxalement le fardeau des survivants [13] .
Ce décalage est à la fois la trace de la meurtrissure
individuelle et collective, et la preuve de sa réalité.
Mais il traduit aussi le paradoxe du survivant. Comment témoigner
de sa survie tout en témoignant de la disparition des
autres ? Comment rendre justice aux morts tout en préservant
sa propre existence ? Comment éviter d’être
une fois encore assimilé aux morts ?
Précisément parce que toute communauté humaine
repose sur une métaphore fondatrice affirmant l’inaltérabilité du
lien social par-delà la mort, le projet génocidaire
vise son effacement. Rompant la possible représentation
d’une continuité et d’une permanence sociale
entre les morts et les vivants, la rhétorique génocidaire
inscrit dans une terrifiante réalité que le seul
lien possible entre les morts et les vivants relève d’une
commune condition physique : les vivants sont déjà morts
ou tout au plus en instance de l’être.
Ce paradoxe est souvent dévastateur pour les survivants.
En effet, la survie sociale des disparus dépend de la
capacité des survivants à les porter en eux, à encore
habiter la même destinée; mais dans le même
temps cette fidélité prolonge cette terrifiante
assimilation entre les morts et les vivants, comme s’ils
continuaient de partager une même condition. C’est
dans leurs récits, dans leur témoignages, mais
aussi dans leurs propres souffrances, dans leur sommeil agité,
comme dans leurs symptômes psychologiques que les Cambodgiens
voient et font “ revivre ” leurs morts.
La pratique psychiatrique avec des réfugiés cambodgiens
démontre régulièrement cette permanence
des morts dans l’univers quotidien des survivants. Tantôt
sous la forme d’une présence persécutive
de fantômes ou de cadavres, tantôt dans le souvenir
douloureux de ceux qui ont disparu, mais toujours de façon
obsédante en alliant la peur de les revoir chaque nuit à la
hantise qu’ils ne disparaissent à tout jamais [14].
Ici, la mémoire collective de la catastrophe se confond
encore avec la douloureuse remémoration individuelle des
sévices, des pertes, des humiliations et des peurs. Chaque
survivant porte non seulement les stigmates de ses propres blessures
mais endosse, de plus, celles de ceux qui ne sont justement plus
là pour témoigner. Même si le deuil impossible
est aussi une façon de ne pas abandonner une nouvelle
fois et définitivement les morts, le prix de cette fidélité est
exorbitant, lorsque justement l’espace collectif n’est
pas en mesure d’apporter un lieu susceptible de recueillir
autrement cette mémoire des disparus.
Accompagnant chaque mouvement
de ces bourreaux ordinaires, scrutant leurs hésitations,
déjouant leur hypocrite complaisance, l’œil
de la caméra de Rithy Panh vient progressivement délimiter
cet espace d’où peut émerger une conscience
collective. Dans cette infernale entreprise du crime où l’on
produisait de la mort au quotidien, ces hommes se présentent
aujourd’hui comme de simples exécutants, à peine
admettent-ils qu’ils furent peut-être trop dociles.
Mais auraient-ils voulu s’y opposer ou simplement ralentir
la cadence de “ production ”, qu’à l’évidence
ils auraient eux-mêmes rejoint le destin de leurs prisonniers.
Cela ne les disculpe absolument pas. Cela n’en fait pas
non plus des victimes. Cela montre avant tout, qu’aujourd’hui
encore, ces hommes empruntent le langage de l’extermination
pour, cette fois, laisser accroire que la puissance dévastatrice
de cette machine de mort était indépendante de
leur volonté ou de leur conscience. Mais ces hommes n’en
sont pas devenus pour autant des êtres sans conscience,
pas plus qu’ils ne furent eux-mêmes, à cette époque, “ autre
chose que des hommes ” pour infliger de telles violences à d’autres
hommes.
Or, en révélant les bourreaux dans toute leur banalité d’hommes
ordinaires, à la fois dans leur soumission et dans
leur conscience douteuse, c’est précisément
la double logique de l’extermination qui se dévoile.
D’un côté, une machine implacable qui torture,
détruit et annihile des hommes grâce à la
complicité de petits exécutants. De l’autre,
une rhétorique de l’extermination qui, se fondant
sur une essentialisation de l’altérité, prétend
transformer ces hommes en autre chose. Le terrifiant succès
de la première ne doit pas faire penser que la seconde
a également réussi. Comme si, finalement, en même
temps que les bourreaux meurtrissaient les corps, ils parvenaient à y
imprimer leur discours, lui donnant ainsi une consistance effective.
Même si la confrontation entre les anciens tortionnaires
de S-21 et leurs victimes démontre qu’ils n’y
sont pas parvenus, le travail de la mémoire reste parfois
prisonnier de cette contradiction. Le paradoxe du survivant en
est sans doute l’une des conséquences principales.
Car en restant les seuls dépositaires de la mémoire
des défunts, les survivants se trouvent implacablement
renvoyés à cette effroyable assimilation entre
les morts et les vivants, au risque de confirmer l’abominable
prétention de leurs bourreaux.
Il est pourtant probable que la constitution d’une conscience
collective de l’extermination de près du quart de
la population cambodgienne pendant les quatre années du
régime khmer rouge doive préalablement passer par
le salutaire constat de l’échec de cette rhétorique
génocidaire.
En ce sens, produire du témoignage, c’est aussi
faire parler les absents autrement que par la voix des rescapés,
pour précisément extraire la mémoire collective
des référentiels du discours de l’extermination.
NOTES
[1] Voir à ce
propos l’ouvrage tiré du film : R.
Panh & C. Chaumeau, La machine khmère
rouge. Monti Santesok S21. Paris, Flammarion,
2003.
[2] Au
moment où nous écrivons ces lignes (mai 2003),
le juge Sok Setha Mony, un magistrat cambodgien réputé pour
sa traque des responsables Khmers rouges, était
abattu en plein rue à Phnom Penh.
[3] Pour
de plus amples développements sur la façon
dont aux Etats-Unis la mise en cause de soldats impliqués
dans des crimes de guerre s’est résorbée
dans une commune condition de victime sur la base du traumatisme
psychique, on pourra se reporter à A. Young, "L'auto-victimisation
de l'agresseur : un éphémère paradigme
de maladie mentale", in L'Evolution psychiatrique,
67(4), 2002, 653-675 ; et R. Rechtman, "Etre
victime: généalogie d'une condition clinique", L'Evolution
psychiatrique, 67(4), 2002, 775-795.
[4] Voir à ce
propos la couverture médiatique du carnage de My
Lai, où plus de 400 civils vietnamiens furent méthodiquement
massacrés par une compagnie américaine en
une journée en 1968. En 1969, Life Magazine publia
les photos et le récit de ce crime de guerre en
s’interrogeant immédiatement sur la nature
de ces soldats que la guerre avait transformés en
criminels.
[5] A.
Young, The harmony of illusions Inventing Post-Traumatic
Stress Disorder. Princeton: Princeton University Press,
1995.
[6] Dans
son livre L’espèce humaine,
Robert Antelme insiste précisément sur cette
idée (L'espèce humaine. Paris: Gallimard,
1957). Comme le rappelle également Fethi Benslama,
il est impossible d’extraire des hommes de l’espèce
humaine, on peut, certes, les tuer, mais non les transformer
en autre chose (cf : F. Benslama, "La représentation
et l'impossible", L'Evolution psychiatrique, 66(3),2001,
448-466). Mais la force du témoignage d’Antelme
montre que cette tentation est précisément
au cœur du processus génocidaire. Du point
de vue des bourreaux, l’homme à abattre ne
doit déjà plus être un homme avant
de mourir. Démontrer que cela est impossible doit
justement devenir un des aspects essentiels de la
constitution d’une conscience collective.
[7] L’abondance
de ces formules est précisément caractéristique
de la rhétorique khmère rouge, comme l’atteste
l’ensemble des récits de rescapés publiés.
Voir par exemple : N. Haing, Une odyssée
cambodgienne. Paris, Fixot, 1988 ; M. Szymusiak, Les
pierres crieront. Paris, La Découverte, 1988 ;
I. Simon-Barouh & Y.T.K. Pho, Le Cambodge des Khmers
rouges. Chronique de la vie quotidienne. Paris, L'Harmattan,
1990.
[8] R.
Rechtman, "Aspects historiques et anthropologiques
de la période khmère rouge au Cambodge :
1975-1979". In J. Gillibert & P. Wilgowitcz (Eds.), L'ange
exterminateur, Bruxelles, Editions de l'université de
Bruxelles, 1993, pp. 213-236.
[9] C’est
tout au moins la thèse centrale de Ben Kiernan (Le
génocide au Cambodge 1975-1979. Race, Idéologie
et pouvoir. Paris, Gallimard, 1998), mais on la retrouve
déjà sous la plume du Père Ponchaud
dès 1977 (F. Ponchaud, Cambodge année
zéro. Paris, Juillard, 1977.)
[10] R.
Rechtman, "Altérité suspecte et identité coupable
dans la diaspora cambodgienne". In E. Benbassa & J.-C.
Attias (Eds.), La Haine de soi. Difficiles identités (pp.
173-188). Bruxelles, Complexe, 2000.
[11] Dans
une séquence clé du film de Rithy Panh, un
des tortionnaires revient sur ses méthodes de surveillance.
Mimant la scène jusqu’à l’extrême,
il reproduit un à un ses gestes de l’époque.
Il ouvre la porte de la cellule, insulte le prisonnier
enchaîné aux autres qui lui demande de l’eau,
le frappe, l’insulte de nouveau, le menace, renverse
délibérément l’eau, le frappe
encore, revient en arrière, l’insulte, ferme
la porte, le menace encore par la lucarne etc. Avec une
jubilation croissante, il reproduit l’intégralité de
ce mime à plusieurs reprises jusqu’à l’insoutenable,
libérant d’incontestables “ pulsions
sadiques ” sous l’œil de la caméra,
comme si elle devenait la scène idéale de
son scénario pervers.
[12] Voir à ce
propos R. Robin, La mémoire saturée.
Paris, Stock, 2003.
[13] R.
Rechtman, "Trauma, culture et subjectivité chez
les réfugiés cambodgiens". Cahiers
Intersignes (14/15), 2001, 205-216.
[14] Voir
par exemple J. Boehnlein, "Clinical Relevance of Grief
and Mourning among Cambodian Refugees", in Social
Sciences and Medicine, 25 (7), 1987, 765-772 ;
M. Eisenbruch, "From PTSD to Cultural bereavement
diagnosis of Southeast Asian Refugees", in Social
Sciences and Medicine, 33 (6), 1991, 673-680 ;
R. Rechtman, "Rêve, réalité et
expériences traumatiques chez les Cambodgiens",
in Cahier d'Anthropologie et de Biométrie Humaine, XI(3-4),
1993, 259-279.
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