Pour Michel et Marie-Claire Hacquart
Entre le 17 avril 1975
et le 7 janvier 1979, un génocide a été perpétré par les Khmers
rouges au Cambodge. Deux millions de Cambodgiens ont trouvé
la mort par assassinat, famine ou épuisement physique et psychologique.
Parce qu’ils sont nés ou ont vécu en ville, lieu de la contamination
impérialiste, ils sont considérés comme impurs. Stigmatisés
et triés en fonction des critères socio-territoriaux, hommes,
femmes et enfants sont contraints à une rééducation idéologique
et à la politique de collectivisation des terres. Champs
et rizières sont dès lors transformés en vastes camps de
travail à ciel ouvert où finissent par succomber ces parias
du « nouveau peuple »
devant les conditions de vie et de labeur insupportables. C’est
pourquoi l’émotion ressentie par la communauté cambodgienne
est forte après l’annonce des arrestations des principaux dirigeants
encore vivants : Nuon Chéa en septembre 2007, suivi de
près par Ieng Sary, Ieng Thirith et Khieu Samphan, arrêtés
tous trois en novembre dernier [1] .
Ils vont être traduits en justice avec Duch [2] par
un tribunal mixte composé de juges cambodgiens et internationaux
sous l’égide de l’ONU. Le soulagement vient en même temps avec
l’amertume et la révolte. Il aura fallu attendre vingt-huit
ans après la fin du pouvoir des Khmers rouges pour qu’une justice
se mette en place pour établir leurs crimes. Vingt-huit longues
années pour que les voix des morts et des rescapés puissent
s’élever contre le déni. Le travail de la mémoire ne va pas
sans prise de position face à l’histoire et à la justice qui,
l’une et l’autre, se doivent de nommer les préjudices
subis. Au-delà des verdicts et sentences du procès des Khmers
rouges que nous sommes en droit d’attendre, la justice instaurait
une ligne de partage entre bourreaux et victimes. Cette reconnaissance
officielle d’une « vérité » qui nous constituait
dans le silence et la solitude, même à rebours, permettrait
que les survivants et leurs descendants ne soient plus des
« âmes errantes » qui, entre présence et absence,
se dérobent à la vie.
Aujourd’hui l’enjeu serait de traduire l’héritage douloureux
dans la langue des vivants. Comment inscrire l’événement traumatique
dans l’histoire lorsque la justice a été si longtemps déniée
face au silence des instances internationales ? Quelles
sont les ruptures d’ordre sociales, familiales et religieuses
que les Khmers rouges ont sciemment provoqué ? Comment
retrouver les valeurs de solidarité, d’amour, d’honnêteté lorsque
le tissu social a subi des destructions profondes ?
Amnésie collective et déni de justice
Pendant longtemps le cri s’est transformé en mutisme, une horreur
« blanche » non symbolisée des crimes et des atrocités.
D’une génération à l’autre, la culpabilité du survivant se
traduit par la transmission de la dette – réelle ou symbolique
– aux descendants vis-à-vis de leurs familles abandonnées
sans protection à une mise à mort en masse. Toutefois le
travail de deuil n’est possible que si le lien est rétabli
entre le passé et le présent. Or la quête de sens semble
difficile lorsque l’oubli se ligue avec le déni institutionnalisé
qui permet que le régime Khmer rouge soit effacé des manuels
d’histoire cambodgiens depuis 1993 ! La mémoire bafouée
des victimes est renforcée par la complicité silencieuse
de la “ realpolitik ” européenne et mondiale, toutes
les références au génocide commis entre 1975 et 1979 étant
biffées des accords de paix signés à Paris en 1991 [3] !
En effet lors d’une conférence préparatoire à ces mêmes Accords
à Pattaya, les dirigeants Khmers rouges, en présence de Khieu
Samphan, ont réussi, grâce à l’appui de leurs homologues
chinois, à faire abandonner toute référence au génocide,
sous la menace d’arrêter les négociations. Réduits aux impératifs
géostratégiques des États-Unis et de la Chine, les membres
onusiens vont jusqu’à maintenir l’autorité des Khmers rouges
au sein de l’organisation jusqu’en 1993, à l’encontre du
Viêtnam et, par voie de procuration, contre la présence de
l’Union soviétique dans cette partie du Sud-Est asiatique.
Cette reprise de la guerre froide, aux dépens du peuple cambodgien,
témoigne d’une perversion du jeu diplomatique international.
En outre la magnanimité de l’Etat du Cambodge à l’égard des
Khmers rouges repentis entraîne l’impossibilité d’incriminer
l’ensemble des personnes impliquées dans les exterminations.
Suite à une politique d’amnistie et de ralliement à grande
échelle dans la moitié des années quatre-vingt-dix, l’actuelle
classe sociale politique ainsi que l’armée et l’administration
cambodgiennes sont constituées en grande partie par des anciens
cadres Khmers rouges modérés et repentis [4] .
Cette longue non-reconnaissance du génocide, tant national
qu’international, a permis l’arrogance des principaux bourreaux
et a empêché longtemps la tenue d’un procès. En réponse au
génocide qui a fait disparaître 25% de la population, Ieng
Sary n’a-t-il pas déclaré : « Je n’ai ni regret
ni remords » [5] .
Quant à Khieu Samphan, il n’a reconnu que quelques abus et
erreurs avec un nombre de morts dépassant à peine 3000, le
reste étant attribué aux Vietnamiens et à leurs agents khmers [6] !
La réduction du nombre de morts, les complots et l’absence
de préméditation des crimes sont des outils utilisés par les
négationnistes. Encore aujourd’hui la principale ligne de défense
de Khieu Samphan reste son ignorance et sa naïveté. Dans son
livre L’histoire récente du Cambodge et mes prises de position (2004),
il continue à prétendre n’avoir rien vu ni su des dérapages
et du caractère massif des tueries. Pourtant des documents,
à l’instar des discours prononcés à l’apogée de la terreur
réunis par le Centre de documentation du Cambodge, témoignent
de sa participation aux réunions. En plus de sa charge de président
de l’Etat du Kampuchéa Démocratique, il est le responsable
du Bureau 870 par lequel transitaient toutes les grandes décisions
tactiques et stratégiques de l’office permanent du Comité central.
Son déni sonne comme un désaveu qui vient renforcer la douleur
des victimes en confortant les bourreaux dans leur mensonge.
Car le négationnisme maintient le pouvoir de la violence et
l’annihilation de la pensée, exigeant de la victime qu’elle
se soumette à la loi du plus fort. Dans cette perspective,
il se dresse contre la mémoire des morts et disparus, rendant
impossible la représentation et l’écriture historique de l’événement
traumatique.
Malgré le mystère tenace qui entoure les faits et gestes des
Khmers rouges, il faudrait lever le grand secret sur leur idéologie
de la terreur et leurs mécanismes de destruction de masse.
En effet, le génocide entérine l’absence de loi en admettant
le massacre en toute impunité et finit par séquestrer l’histoire
avec la complicité silencieuse du politique et des alliances
diplomatiques internationales. Si, par le crime institué, les
distinctions fondatrices de la loi et de l’éthique disparaissent,
alors le sens ne peut plus ni se constituer, ni se transmettre.
C’est pourquoi le relais de la justice, accompagnée d’une compréhension
objective du processus de déshumanisation, est nécessaire pour
extraire les rescapés du « temps figé du crime » :
« La justice n’est pas un spectacle. Nous avons besoin
qu’elle nous démontre le plus sereinement possible les actes
et responsabilités de chacun, d’imaginer un processus qui nous
rende une écriture juste de l’histoire. Le procès doit permettre
de faire le deuil et de retrouver notre dignité. Il est essentiel
de ne pas voler ce procès aux Cambodgiens. Sinon, nous aurons
tous perdu à jamais notre confiance dans la civilisation, notre
foi dans l’homme. Le génocide cambodgien n’est pas un problème
khméro-Khmer, cela concerne l’humanité », clame le cinéaste
Rithy Panh [7] .
Controverse autour
de la dénomination de « génocide »
Bien que les faits semblent établis, le cadre d’interprétation
dans lequel appréhender les atrocités commises reste l’objet
de controverse entre chercheurs et observateurs autour de
la dénomination de « génocide » pour qualifier
le régime des Khmers rouges. Pour ma part, il y a eu un génocide,
si l’on s’en tient à l’étymologie du terme inventé par le
juriste Raphaël Lemkins à partir d’une racine grecque « genos »
et latine « caedere » qui signifie massacrer, détruire.
Comme le souligne Sylvie Rollet, la traduction la plus courante
de genos est « race » [8] ,
mais elle signifie également « lignée » [9] .
Dans la Grèce antique, un genos regroupe les familles
partageant un même lignage. Dans cette perspective il y a
génocide lorsqu’il y a atteinte et exécution méthodique d’une
lignée, même si les raisons invoquées relèvent des mobiles
de classe ou des stratifications socio-territoriales.
En effet, dans leurs chasses réelles ou imaginaires des ennemis
de l’Angkar [10] ,
les Khmers rouges arrêtaient ou éliminaient non seulement le
coupable, mais également son épouse et ses descendants, voire
son réseau familial. Parmi les slogans les plus prononcés sous
le Kampuchéa démocratique, on pouvait entendre « quand
on arrache les herbes, il faut en extirper toutes les racines ! »
ou encore « couper un mauvais plant ne suffit pas, il
faut déraciner ». Les maoïstes et les staliniens se contentèrent
de surveiller étroitement les familles des détenus ou de leur
faire subir toutes sortes de vexations. Elles n’étaient pas
irrémédiablement condamnées comme sous le régime des Khmers
rouges. Considérés dangereux jusqu’à la « troisième génération »
[11] ,
les enfants sont pour la plupart jetés en prison ou assassinés,
notamment à la prison S21 – transformée depuis en musée du
génocide – parce qu’ils ont hérité des gènes corrompus de leurs
parents. Les Khmers rouges n’ont-ils pas inventé de toute pièce
une « hérédité de classe » ?
Le génocide cambodgien tient d’une part de la doctrine marxiste-léniniste et d’autre
part des caractéristiques raciales et ultranationalistes à
travers une khméritude [12] exacerbée
et une paranoïa à l’encontre de tout étranger, notamment des
Vietnamiens. Conformément à leur « utopie meutrière »,
les Khmers rouges ont voulu créer une nouvelle catégorie d’individus
et distinguaient trois groupes parmi le peuple khmer :
les déchus (membres de l’ancien régime de Lon Nol,
propriétaires fonciers, qui sont à éliminer), les candidats (peuple
nouveau constitué principalement de citadins, appelés aussi
les 75 [13] ,
qui sont à rééduquer et purifier au contact du peuple de base.
Déplacés, soumis à des marches exténuantes, sous-alimentés
intentionnellement, ils seront les plus décimés). Enfin, les pleins
droits (peuple de base qui correspond aux zones occupées
par les Khmers rouges dès 1970) : « Candidats et pleins
droits, devaient donner naissance à un peuple régénéré,
à la hauteur des exigences historiques d’un Etat social, égalitaire,
communautaire, ethniquement épuré » [14] ,
déclare Ben Kiernan, responsable du programme sur le génocide
au Cambodge de l’université de Yale.
Dans la mise en oeuvre de ce peuple idéal qui recoupe à la
fois la pureté idéologique des classes et la pureté nationale,
diverses communautés ont été persécutées par les Khmers rouges :
les minorités ethniques (Chams, Chinois et Vietnamiens), les
groupes religieux (clergé bouddhiste, musulmans et clergé catholique) [15] .
De profession musulmane, les Chams ont été fortement réprimés
et assassinés (plus de 60% d’entre eux furent éliminés) parce
qu’ils refusaient de se soumettre aux injonctions totalitaires
des Khmers rouges et d’abandonner leur foi et us et coutumes.
En outre, les Khmers rouges ont exterminé en 1978 dans la zone
Est du pays, cent milles Cambodgiens, stigmatisés comme ayant
« un esprit vietnamien dans un corps Khmer ». Pour
ses groupes spécifiques, la Convention de l’ONU de 1948 – « l’intention
de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique,
racial ou religieux, comme tel » – peut s’appliquer stricto
sensu.
Par ailleurs, les approches contemporaines du génocide montrent
les limites de la juridiction onusienne qui a été créée dans
un contexte spécifique pour désigner l’extermination des Juifs
par les Nazis. La juridiction française rend mieux compte de
l’évolution des crimes de masse à caractère génocidaire du
XXe siècle, sans nier toutefois les spécificités des événements
tragiques de chaque peuple. Le code pénal français de 1992
définit le crime du génocide comme « visant à la destruction
totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial
ou religieux ou d’un groupe déterminé à partir de tout autre
critère arbitraire ». En ce sens, les régimes génocidaires
tentent « d’essentialiser celui qui est perçu comme un
ennemi, réel ou fantasmé. On tue les gens pour ce qu’ils
sont [16] davantage
que pour ce qu’ils font. La faculté à se créer des ennemis
de toute part est la caractéristique fondamentale, peut-être
la plus importante, du régime des Khmers rouges » [17] ,
écrit Samuel Bartolin. Dans leur paranoïa permanente, toute
personne qui résiste à toute réforme ou se trouve en contact
avec la ville ou l’étranger devient donc un suspect, un ennemi
à abattre.
En effet, sous le Kampuchéa démocratique, seul le peuple ancien
et authentique est le digne héritier des Khmers d’Angkor [18] ,
les autres sont déchus de leurs droits civiques et moraux :
« Celui qui proteste est un ennemi, s'il s'oppose, il
devient un cadavre ». Dans ce régime, les hommes sont
réduits à des microbes [19] susceptibles
d’infecter le peuple ancien. Leur projet hygiéniste vise tant
à purifier la société khmère de sa tumeur « bourgeoise »
qu’à produire une humanité abolie, totalement soumise à l’Angkar :
« Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien savoir, ne rien
comprendre, aimer et obéir à l'Angkar sans poser de questions. »
Le dicton « l’Angkar a les yeux comme l’ananas, elle voit
tout » affirme l’omniprésence des espions ou indicateurs,
grâce à des groupes d’enfants endoctrinés, les chlop (« surveillants »)
qui devaient dénoncer les traîtres. En outre, la Révolution
radicale des Khmers rouges impose les fondements imaginaires
par la mise en place de la terreur, d’une angoisse diffuse :
« Si quelqu’un se plaint d’avoir faim, on l’emmènera là
où il y aura plein de nourriture », allusion aux exécutions
dans les rizières. Même la mort est rendue commune : « Si
on te garde, aucun gain ; si on t’extirpe, aucune perte ! »
ou « il vaut mieux tuer un innocent que de garder
en vie un ennemi ». Personne n’est donc à l’abri de cette
inquisition politique, même les enfants en bas âge ! Outre
la mise en place d’un langage de haine et de banalisation de
la mort, les Khmers rouges ont remplacé la tradition de l’oralité
cambodgienne par une machine d’écriture bureaucratique. En
analysant la langue du IIIe Reich, Viktor Klemperer précise
que « les mots peuvent être comme de minuscules doses
d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent
ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet
toxique se fait sentir » [20] .
Le langage devient dès lors une arme en perdant son sens ordinaire.
Ainsi, pour des mobiles qui tiennent autant de l’idéologie
que du contrôle du pouvoir, le régime de Pol Pot s’est ingénié
à bannir toute « différence », transformant le peuple
en une masse homogène, désolidarisé.
Les ruptures sociales, familiales et religieuses
Pour asseoir leur pouvoir et édifier l’ordre nouveau où l’argent,
la propriété privée, la religion et la liberté de déplacement
sont abolis, les Khmers rouges mettent en œuvre, dès le 17
avril 1975, différentes actions qui visent à briser les liens
claniques entre les familles et individus ainsi qu’à détruire
les coutumes et les croyances ancestrales. Dans cette perspective,
la campagne massive de déportation de toutes les villes du
Cambodge vers la campagne témoigne de la volonté de déraciner
la population de son milieu. Ainsi Phnom Penh, qui comptait
trois millions d’habitants [21] ,
est totalement vidé en trois jours. En outre, il y a eu différentes
déportations imposées à l’intérieur même des provinces durant
les quatre années du régime totalitaire, portant l’estimation
entre 61 et 67% d’exilés [22] .
Ces êtres contraints à l’exode sont davantage touchés par
la désintégration psychologique et sociale. Les liens étant
rompus, les individus isolés sont rendus plus vulnérables
et, par voie de conséquence, plus passifs et soumis à la
terreur des Khmers rouges. De même l’assassinat et la disparition
des proches déclenchent des sentiments d’abandon et de désespoir
chez des personnes démunies qui doivent déjà survivre à la
famine et au travail harassant. Elles finissent dès lors
par succomber d’une manière lente et certaine.
Outre la désintégration sociale, l’idéologie khmère rouge n’a
eu de cesse de vouloir briser le lien intergénérationnel ou
de ruiner tout sentimental filial, causant ainsi de nombreuses
séquelles psychiques. L’Angkar veut jusqu’à se substituer aux
parents naturels vis-à-vis d’une jeunesse docile et malléable [23] .
La subversion de l’ordre social se traduit également par la
transformation des enfants en chlop chargés d’espionner
leur propre famille. Ce sont également les plus jeunes qui
doivent ordonner de tuer les plus âgés, ainsi de suite [24] .
Ainsi les Khmers rouges ont voulu déstructurer l’organisation
parentale traditionnelle par le renversement des classes d’âge.
Cette institutionnalisation de la rupture des familles se traduit
entre autres par la modification du langage même de la parenté :
il est interdit aux enfants d’appeler leurs parents « papa
ou maman » pour préférer mit (« camarade »).
Dans l’optique d’asseoir leur autorité à long terme, les Khmers
rouges ont voulu remodeler l’ordre social en segmentant méthodiquement
les familles [25] .
L’Angkar va jusqu’à empêcher, puis imposer les mariages. Ce
contrôle social et familial tente de réduire l’humain à un
simple appareil de production et de reproduction soumis au
Parti communiste du Kampuchéa démocratique.
Au-delà des massacres et des souffrances infligées au peuple
khmer, les Khmers rouges ont mis en place une machine à effacer
tant la mémoire individuelle que collective. Ces derniers ont
détruit délibérément et méthodiquement tout ce qui constituait
les racines de la culture cambodgienne : les villes et les
hôpitaux sont vidés, des pagodes et des écoles sont détruites,
voire transformées en centres de détention ; les débris des
sculptures de Bouddha servent au terrassement des routes ;
le système de l’enseignement est remplacé par la participation
obligatoire des séances d’endoctrinement. En supprimant les
cultes anciens, les Khmers rouges ont interrompu l’influence
du spirituel sur la vie quotidienne. L’extrême se traduit ici
par la destruction de la mort dans les coutumes et croyances
ancestrales. En effet, le rituel le plus respecté chez les
Khmers – et pourtant le plus bafoué par les Khmers rouges –
est celui rendu aux morts pour mieux les aider dans une meilleure
réincarnation. Or, pour une catégorie de défunts (suicidés,
assassinés ou mort par accident), aucun rite ne peut apaiser
ou sauver leur esprit abîmé par la violence [26] .
En assassinant deux millions de personnes dans des conditions
extrêmes, les Khmers rouges ont produit deux millions de « malemorts »
que l’on appelle “ khmoc chaeuv ” (morts crus), par
opposition aux morts “ khmoc chen ” (morts cuits)
qui, eux, ont reçu les funérailles de la famille et de la communauté.
Ces ombres errantes n’ont pas le droit à l’incinération et
sont enterrées sans cortège loin des villages pour qu’elles
ne puissent pas venir hanter les vivants. La population craint
l’ensorcellement maléfique de ces morts crus, leur charme mortifère
ne pouvant être rompu que par exorcisme. Les Khmers rouges
ont ainsi renversé les systèmes symboliques et religieux en
appliquant dans la réalité les rituels funéraires destinés
aux « malemorts » : déplacement des victimes
dans le secret, assassinat devant les fosses et enterrement
hâtifs.
La malemort s’est subsituée à la mort naturelle. C’est
sans doute la raison pour laquelle les deux millions d’assassinés
par les Khmers rouges ne peuvent trouver « asile »
dans la communauté cambodgienne, révélant les problèmes et
conflits mémoriels. Les renversements et ruptures socio-culturels
entrepris sciemment par les Khmers rouges ont ainsi bouleversé
les représentations collectives dont les effets sont encore
perceptibles aujourd’hui.
Les fêlures sociales
L’héritage des années de terreur des Khmers rouges est profondément
ancré dans la mentalité collective. Il se traduit notamment
par l’absence généralisée de sentiment d’appartenance à une
communauté. Les hommes ont alors tendance à choisir les intérêts
individuels à l’encontre du collectif, à favoriser les besoins
privés et satisfactions matérielles au détriment des nécessités
sociales et culturelles. Le récent documentaire de Rithy
Panh, Le papier ne peut pas envelopper la braise (2007)
témoigne de l’état actuel de la société cambodgienne face
aux lambeaux de son histoire à travers le récit quotidien
des jeunes prostituées de Phnom Penh. Elles seraient trente
milles comme Da, Môm, Sinourn, Aun Tuch ou Mab à venir de
leur campagne pour sauver leur famille de la misère. Certaines,
plus chanceuses, obtiennent une place dans une usine contre
un mois de salaire, d’autres sont contraintes de vendre leur
virginité et leur honneur. Acculées à un besoin d’argent
pour assurer la survie de leurs parents – ce qui n’empêche
pas ces derniers de les dévaloriser et de les mépriser –,
elles tombent dans l’engrenage de la dette à la prostitution,
de la drogue au sida ou aux choix difficiles de l’avortement.
Pourtant elles tentent avec courage et abnégation de faire
face à leur destin sans horizon.
L’arrière-fond de cette douleur sociale est l’histoire même
du Cambodge confronté à la blessure toujours ouverte des années
khmers rouges, à la culture de l’impunité comme au désir effréné
de la consommation qui se traduit par la course à l’argent
et à la corruption : « Le signe évident de la fêlure
sociale apparaît dans l’exploitation économique et politique
du corps et de l’esprit. Les pères-soldats morts au combat
laissent des enfants-ouvriers, ou pire, prostitués » [27] ,
écrit Rithy Panh. Son film s’inscrit dans une démarche entamée
il y a plus de dix-huit ans dans la réalisation de Site
2 (1989), qui retrace le quotidien difficile de Yim Om
et de sa famille vivant dans un camp de réfugiés thaïlandais.
La jeune prostituée Da fait partie de cette génération élevée
dans les camps, ses consoeurs sont nées après le régime khmer
rouge et leurs parents sont meurtris par les années de guerre
et de violence génocidaire. En quête de repères, de valeurs
de solidarité, d’amour, elles sont fragilisées et démunies
face aux dénis de justice et au fossé qui se creuse de jour
en jour entre les pauvres, les riches et les puissants. Ainsi
le déracinement, la désintégration psychologique et sociale
rendent difficile, voire impossible, le retour à une vie normale.
Or ce qui soutient la vie sociale comme la vie psychique est
la nécessité de justice qui mettrait fin au règne de l’impunité
et de la négation humaine. Elle est nécessaire pour fonder
la communauté de droit et la possibilité même de la culture.
Dire la loi, c’est-à-dire préciser les enjeux et les violences
des conflits, n’accuse pas tant le passé qu’elle libère l’avenir.
Écrire l’histoire comme à travers la création filmique de Rithy
Panh, c’est d’une certaine manière offrir aux morts et disparus
une place dans le présent et redistribuer ainsi l’espace des
possibles.
Notes
[1] Nuon Chéa, de son vrai nom Long Bunruot (1926), est considéré
comme le numéro deux du régime du Kampuchéa Démocratique
et responsable des purges qui ont fait cent milles victimes
dans la zone Est en juin 1978. Ieng Sary, de vrai nom Kim
Trang (1925), est le beau-frère de Pol Pot et a eu la charge
du ministère des Affaires étrangères. Sa femme Ieng Thirith
(1931) a présidé les ministères de l’Education et de la
Jeunesse ainsi que de l’Action sociale du Kampuchéa Démocratique.
Khieu Samphan (1931) a été le président de l’Etat du Kampuchéa
Démocratique.
[2] Duch, de vrai nom Kang Khek Ieu (1942) a été responsable
du centre de détention de Tma Kup (M-13), puis de Tuol
Sleng (S-21).
[3] Bruno Breneteau, Le siècle des génocides, Armand
Colin, Paris, 2005, p. 149.
[4] Voir
la remise au gouvernement cambodgien en 1996 des archives
relatives aux crimes perpétrés par les Khmers rouges par
le bureau du Cambodia Genocide Program, in Bernard
Bruneteau, Le siècle des génocides, op. cit.,
p. 185.
[5] Ros
Chantrabot, Cambodge, la répétition de l’histoire,
You-Feng, Paris, 2000, p. 166.
[6] Yves Ternon, L’Etat criminel. Les génocides du XXe
siècle,
Seuil, Paris, 1995, p. 231.
[7] Propos
de Rithy Panh recueillis par Cambodge Soir in
hors série « Khmers rouges, 30 ans après, à quoi peut
servir le procès ? », Cambodge Soir,
2006, p. 8.
[8] L’élimination
d’un peuple ou d’une race a également comme terminologie
« ethnocide ».
[9] Voir
son livre À l’épreuve de la catastrophe : des
films témoins (à paraître).
[10] L’Angkar
qui signifie « organisation » est le nom sous
lequel le Parti communiste du Kampuchéa a gouverné dès
sa prise de pouvoir en 1975.
[11] Yves
Ternon, L’État criminel, op. cit., p.
214.
[12] Jacques
Népote, Parenté et organisation sociale dans le Cambodge
moderne et contemporain, Olizane, Etudes Orientales & Cedorek,
Bibliothèque Khmère, Genève, 1992, p. 17, 104, 164.
[13] Les « 75 » désignent à l’instar du « peuple
nouveau », le groupe de population qui, l’année de
la « victoire totale » en 1975, vit sous administration
républicaine. Principalement des citadins et paysans ayant
trouvé refuge à Phnom Penh pour échapper aux frappes aériennes
et à la collectivisation des terres en « zones libérées »,
ils sont déportés vers la campagne et sont dépossédés de
tout droit. À la différence du « peuple ancien »,
ils ne peuvent assister aux réunions de coopérative ou
prétendre à un quelconque poste administratif khmer rouge.
[14] Ben Kiernan, Le génocide au Cambodge. 1975-1979. Race,
idéologie et pouvoir (1996 par Yale University), Paris,
Gallimard, 1998, 4e de couverture.
[17] Samuel
Bartolin, « Les khmers rouges ont-ils commis un génocide ? »,
in hors série « Khmers rouges, 30 ans après, à quoi
peut servir le procès ? », Cambodge Soir,
2006, p. 19.
[18] François
Ponchaud, Cambodge, année zéro (1977),
Paris, Keilash, 1998 (2e réédition), p. 284.
[19] Henri
Locard, Le « petit livre rouge » de Pol Pot
ou les paroles de l’Angkar, L’Harmattan, Paris, 1996,
p. 132. Bernard Bruneteau, op. cit., p. 178.
[20] Victor
Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, traduit
par Élisabeth Guillot, Albin Michel, Paris, 1996, p. 40.
[21] En
1975, la population cambodgienne est estimée entre 7,8
à 8 millions.
[22] Solomon Kane, Dictionnaire des Khmers rouges,
Aux lieux d’être/Irasec, 2007, p. 116-118.
[23] Henri Locard, op. cit., p. 78-98.
[24] Jacques
Népote, op. cit., p. 116-117.
[25] Solomon
Kane, op. cit., p. 131-132.
[26] Je
renvoie aux travaux de Ang Choulean, en particulier « La
notion de mort et la notion d’esprits », in Les
êtres surnaturels dans la religion populaire khmère,
Cedorek, Paris, 1986, p. 97-114.
[27] Rithy
Panh et Louise Lorentz, Le papier ne peut pas envelopper
la braise, Grasset, Paris, 2007, p. 9.
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