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Le génocide cambodgien : déni et justice

Par Soko Phay-Vakalis, publié dans le numéro 152 de la revue Etudes (mars 2008).

Pour Michel et Marie-Claire Hacquart

 

Entre le 17 avril 1975 et le 7 janvier 1979, un génocide a été perpétré par les Khmers rouges au Cambodge. Deux millions de Cambodgiens ont trouvé la mort par assassinat, famine ou épuisement physique et psychologique. Parce qu’ils sont nés ou ont vécu en ville, lieu de la contamination impérialiste, ils sont considérés comme impurs. Stigmatisés et triés en fonction des critères socio-territoriaux, hommes, femmes et enfants sont contraints à une rééducation idéologique et à la politique de collectivisation des terres. Champs et rizières sont dès lors transformés en vastes camps de travail à ciel ouvert où finissent par succomber ces parias du « nouveau peuple » devant les conditions de vie et de labeur insupportables. C’est pourquoi l’émotion ressentie par la communauté cambodgienne est forte après l’annonce des arrestations des principaux dirigeants encore vivants : Nuon Chéa en septembre 2007, suivi de près par Ieng Sary, Ieng Thirith et Khieu Samphan, arrêtés tous trois en novembre dernier [1] . Ils vont être traduits en justice avec Duch [2] par un tribunal mixte composé de juges cambodgiens et internationaux sous l’égide de l’ONU. Le soulagement vient en même temps avec l’amertume et la révolte. Il aura fallu attendre vingt-huit ans après la fin du pouvoir des Khmers rouges pour qu’une justice se mette en place pour établir leurs crimes. Vingt-huit longues années pour que les voix des morts et des rescapés puissent s’élever contre le déni. Le travail de la mémoire ne va pas sans prise de position face à l’histoire et à la justice qui, l’une et l’autre, se doivent  de nommer les préjudices subis. Au-delà des verdicts et sentences du procès des Khmers rouges que nous sommes en droit d’attendre, la justice instaurait une ligne de partage entre bourreaux et victimes. Cette reconnaissance officielle d’une « vérité » qui nous constituait dans le silence et la solitude, même à rebours, permettrait que les survivants et leurs descendants ne soient plus des « âmes errantes » qui, entre présence et absence, se dérobent à la vie.

Aujourd’hui l’enjeu serait de traduire l’héritage douloureux dans la langue des vivants. Comment inscrire l’événement traumatique dans l’histoire lorsque la justice a été si longtemps déniée face au silence des instances internationales ? Quelles sont les ruptures d’ordre sociales, familiales et religieuses que les Khmers rouges ont sciemment provoqué ? Comment retrouver les valeurs de solidarité, d’amour, d’honnêteté lorsque le tissu social a subi des destructions profondes ?

Amnésie collective et déni de justice

Pendant longtemps le cri s’est transformé en mutisme, une horreur « blanche » non symbolisée des crimes et des atrocités. D’une génération à l’autre, la culpabilité du survivant se traduit par la transmission de la dette – réelle ou symbolique – aux descendants vis-à-vis de leurs familles abandonnées sans protection à une mise à mort en masse. Toutefois le travail de deuil n’est possible que si le lien est rétabli entre le passé et le présent. Or la quête de sens semble difficile lorsque l’oubli se ligue avec le déni institutionnalisé qui permet que le régime Khmer rouge soit effacé des manuels d’histoire cambodgiens depuis 1993 ! La mémoire bafouée des victimes est renforcée par la complicité silencieuse de la “ realpolitik ” européenne et mondiale, toutes les références au génocide commis entre 1975 et 1979 étant biffées des accords de paix signés à Paris en 1991 [3]  ! En effet lors d’une conférence préparatoire à ces mêmes Accords à Pattaya, les dirigeants Khmers rouges, en présence de Khieu Samphan, ont réussi, grâce à l’appui de leurs homologues chinois, à faire abandonner toute référence au génocide, sous la menace d’arrêter les négociations. Réduits aux impératifs géostratégiques des États-Unis et de la Chine, les membres onusiens vont jusqu’à maintenir l’autorité des Khmers rouges au sein de l’organisation jusqu’en 1993, à l’encontre  du Viêtnam et, par voie de procuration, contre la présence de l’Union soviétique dans cette partie du Sud-Est asiatique. Cette reprise de la guerre froide, aux dépens du peuple cambodgien, témoigne d’une perversion du jeu diplomatique international. En outre la magnanimité de l’Etat du Cambodge à l’égard des Khmers rouges repentis entraîne l’impossibilité d’incriminer l’ensemble des personnes impliquées dans les exterminations. Suite à une politique d’amnistie et de ralliement à grande échelle dans la moitié des années quatre-vingt-dix, l’actuelle classe sociale politique ainsi que l’armée et l’administration cambodgiennes sont constituées en grande partie par des anciens cadres Khmers rouges modérés et repentis [4] .

Cette longue non-reconnaissance du génocide, tant national qu’international, a permis l’arrogance des principaux bourreaux et a empêché longtemps la tenue d’un procès. En réponse au génocide qui a fait disparaître 25% de la population, Ieng Sary n’a-t-il pas déclaré : « Je n’ai ni regret ni remords » [5] . Quant à Khieu Samphan, il n’a reconnu que quelques abus et erreurs avec un nombre de morts dépassant à peine 3000, le reste étant attribué aux Vietnamiens et à leurs agents khmers [6]  ! La réduction du nombre de morts, les complots et l’absence de préméditation des crimes sont des outils utilisés par les négationnistes. Encore aujourd’hui la principale ligne de défense de Khieu Samphan reste son ignorance et sa naïveté. Dans son livre L’histoire récente du Cambodge et mes prises de position (2004), il continue à prétendre n’avoir rien vu ni su des dérapages et du caractère massif des tueries. Pourtant des documents, à l’instar des discours prononcés à l’apogée de la terreur réunis par le Centre de documentation du Cambodge, témoignent de sa participation aux réunions. En plus de sa charge de président de l’Etat du Kampuchéa Démocratique, il est le responsable du Bureau 870 par lequel transitaient toutes les grandes décisions tactiques et stratégiques de l’office permanent du Comité central. Son déni sonne comme un désaveu qui vient renforcer la douleur des victimes en confortant les bourreaux dans leur mensonge. Car le négationnisme maintient le pouvoir de la violence et l’annihilation de la pensée, exigeant de la victime qu’elle se soumette à la loi du plus fort. Dans cette perspective, il se dresse contre la mémoire des morts et disparus, rendant impossible la représentation et l’écriture historique de l’événement traumatique.

Malgré le mystère tenace qui entoure les faits et gestes des Khmers rouges, il faudrait lever le grand secret sur leur idéologie de la terreur et leurs mécanismes de destruction de masse. En effet, le génocide entérine l’absence de loi en admettant le massacre en toute impunité et finit par séquestrer l’histoire avec la complicité silencieuse du politique et des alliances diplomatiques internationales. Si, par le crime institué, les distinctions fondatrices de la loi et de l’éthique disparaissent, alors le sens ne peut plus ni se constituer, ni se transmettre. C’est pourquoi le relais de la justice, accompagnée d’une compréhension objective du processus de déshumanisation, est nécessaire pour extraire les rescapés du « temps figé du crime » : « La justice n’est pas un spectacle. Nous avons besoin qu’elle nous démontre le plus sereinement possible les actes et responsabilités de chacun, d’imaginer un processus qui nous rende une écriture juste de l’histoire. Le procès doit permettre de faire le deuil et de retrouver notre dignité. Il est essentiel de ne pas voler ce procès aux Cambodgiens. Sinon, nous aurons tous perdu à jamais notre confiance dans la civilisation, notre foi dans l’homme. Le génocide cambodgien n’est pas un problème khméro-Khmer, cela concerne l’humanité », clame le cinéaste Rithy Panh [7] .

Controverse autour de la dénomination de « génocide »

Bien que les faits semblent établis, le cadre d’interprétation dans lequel appréhender les atrocités commises reste l’objet de controverse entre chercheurs et observateurs autour de la dénomination de « génocide » pour qualifier le régime des Khmers rouges. Pour ma part, il y a eu un génocide, si l’on s’en tient à l’étymologie du terme inventé par le juriste Raphaël Lemkins à partir d’une racine grecque « genos » et latine « caedere » qui signifie massacrer, détruire. Comme le souligne Sylvie Rollet, la traduction la plus courante de genos est « race » [8] , mais elle signifie également « lignée » [9] . Dans la Grèce antique, un genos regroupe les familles partageant un même lignage. Dans cette perspective il y a génocide lorsqu’il y a atteinte et exécution méthodique d’une lignée, même si les raisons invoquées relèvent des mobiles de classe ou des stratifications socio-territoriales.

En effet, dans leurs chasses réelles ou imaginaires des ennemis de l’Angkar [10] , les Khmers rouges arrêtaient ou éliminaient non seulement le coupable, mais également son épouse et ses descendants, voire son réseau familial. Parmi les slogans les plus prononcés sous le Kampuchéa démocratique, on pouvait entendre « quand on arrache les herbes, il faut en extirper toutes les racines ! » ou encore « couper un mauvais plant ne suffit pas, il faut déraciner ». Les maoïstes et les staliniens se contentèrent de surveiller étroitement les familles des détenus ou de leur faire subir toutes sortes de vexations. Elles n’étaient pas irrémédiablement condamnées comme sous le régime des Khmers rouges. Considérés dangereux jusqu’à la « troisième génération » [11] , les enfants sont pour la plupart jetés en prison ou assassinés, notamment à la prison S21 – transformée depuis en musée du génocide – parce qu’ils ont hérité des gènes corrompus de leurs parents. Les Khmers rouges n’ont-ils pas inventé de toute pièce une « hérédité de classe » ?

Le génocide cambodgien tient d’une part de la doctrine marxiste-léniniste  et  d’autre part des caractéristiques raciales et ultranationalistes à travers une khméritude [12] exacerbée et une paranoïa à l’encontre de tout étranger, notamment des Vietnamiens. Conformément à leur « utopie meutrière », les Khmers rouges ont voulu créer une nouvelle catégorie d’individus et distinguaient trois groupes parmi le peuple khmer : les déchus (membres de l’ancien régime de Lon Nol, propriétaires fonciers, qui sont à éliminer), les candidats (peuple nouveau constitué principalement de citadins, appelés aussi les 75
[13] , qui sont à rééduquer et purifier au contact du peuple de base. Déplacés, soumis à des marches exténuantes, sous-alimentés intentionnellement, ils seront les plus décimés). Enfin, les pleins droits (peuple de base qui correspond aux zones occupées par les Khmers rouges dès 1970) : « Candidats et pleins droits, devaient donner naissance à un peuple régénéré, à la hauteur des exigences historiques d’un Etat social, égalitaire, communautaire, ethniquement épuré » [14] , déclare Ben Kiernan, responsable du programme sur le génocide au Cambodge de l’université de Yale.

Dans la mise en oeuvre de ce peuple idéal qui recoupe à la fois la pureté idéologique des classes et la pureté nationale, diverses communautés ont été persécutées par les Khmers rouges : les minorités ethniques (Chams, Chinois et Vietnamiens), les groupes religieux (clergé bouddhiste, musulmans et clergé catholique) [15] . De profession musulmane, les Chams ont été fortement réprimés et assassinés (plus de 60% d’entre eux furent éliminés) parce qu’ils refusaient de se soumettre aux injonctions totalitaires des Khmers rouges et d’abandonner leur foi et us et coutumes. En outre, les Khmers rouges ont exterminé en 1978 dans la zone Est du pays, cent milles Cambodgiens, stigmatisés comme ayant « un esprit vietnamien dans un corps Khmer ». Pour ses groupes spécifiques, la Convention de l’ONU de 1948 – « l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel » – peut s’appliquer stricto sensu.

Par ailleurs, les approches contemporaines du génocide montrent les limites de la juridiction onusienne qui a été créée dans un contexte spécifique pour désigner l’extermination des Juifs par les Nazis. La juridiction française rend mieux compte de l’évolution des crimes de masse à caractère génocidaire du XXe siècle, sans nier toutefois les spécificités des événements tragiques de chaque peuple. Le code pénal français de 1992 définit le crime du génocide comme « visant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux ou d’un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire ». En ce sens, les régimes génocidaires tentent « d’essentialiser celui qui est perçu comme un ennemi, réel ou fantasmé. On tue les gens pour ce qu’ils sont
[16] davantage que pour ce qu’ils font. La faculté à se créer des ennemis de toute part est la caractéristique fondamentale, peut-être la plus importante, du régime des Khmers rouges » [17] , écrit Samuel Bartolin. Dans leur paranoïa permanente, toute personne qui résiste à toute réforme ou se trouve en contact avec la ville ou l’étranger devient donc un suspect, un ennemi à abattre.

En effet, sous le Kampuchéa démocratique, seul le peuple ancien et authentique est le digne héritier des Khmers d’Angkor [18] , les autres sont déchus de leurs droits civiques et moraux : « Celui qui proteste est un ennemi, s'il s'oppose, il devient un cadavre ». Dans ce régime, les hommes sont réduits à des microbes [19] susceptibles d’infecter le peuple ancien. Leur projet hygiéniste vise tant à purifier la société khmère de sa tumeur « bourgeoise » qu’à produire une humanité abolie, totalement soumise à l’Angkar : « Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien savoir, ne rien comprendre, aimer et obéir à l'Angkar sans poser de questions. » Le dicton « l’Angkar a les yeux comme l’ananas, elle voit tout » affirme l’omniprésence des espions ou indicateurs, grâce à des groupes d’enfants endoctrinés, les chlop (« surveillants ») qui devaient dénoncer les traîtres. En outre, la Révolution radicale des Khmers rouges impose les fondements imaginaires par la mise en place de la terreur, d’une angoisse diffuse : « Si quelqu’un se plaint d’avoir faim, on l’emmènera là où il y aura plein de nourriture », allusion aux exécutions dans les rizières. Même la mort est rendue commune : « Si on te garde, aucun gain ; si on t’extirpe, aucune perte ! » ou « il vaut mieux tuer un innocent que de garder en vie un ennemi ». Personne n’est donc à l’abri de cette inquisition politique, même les enfants en bas âge ! Outre la mise en place d’un langage de haine et de banalisation de la mort, les Khmers rouges ont remplacé la tradition de l’oralité cambodgienne par une machine d’écriture bureaucratique. En analysant la langue du IIIe Reich, Viktor Klemperer précise que « les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir » [20] . Le langage devient dès lors une arme en perdant son sens ordinaire. Ainsi, pour des mobiles qui tiennent autant de l’idéologie que du contrôle du pouvoir, le régime de Pol Pot s’est ingénié à bannir toute « différence », transformant le peuple en une masse homogène, désolidarisé.

Les ruptures sociales, familiales et religieuses

Pour asseoir leur pouvoir et édifier l’ordre nouveau où l’argent, la propriété privée, la religion et la liberté de déplacement sont abolis, les Khmers rouges mettent en œuvre, dès le 17 avril 1975, différentes actions qui visent à briser les liens claniques entre les familles et individus ainsi qu’à détruire les coutumes et les croyances ancestrales. Dans cette perspective, la campagne massive de déportation de toutes les villes du Cambodge vers la campagne témoigne de la volonté de déraciner la population de son milieu. Ainsi Phnom Penh, qui comptait trois millions d’habitants [21] , est totalement vidé en trois jours. En outre, il y a eu différentes déportations imposées à l’intérieur même des provinces durant les quatre années du régime totalitaire, portant l’estimation entre 61 et 67% d’exilés [22] . Ces êtres contraints à l’exode sont davantage touchés par la désintégration psychologique et sociale. Les liens étant rompus, les individus isolés sont rendus plus vulnérables et, par voie de conséquence, plus passifs et soumis à la terreur des Khmers rouges. De même l’assassinat et la disparition des proches déclenchent des sentiments d’abandon et de désespoir chez des personnes démunies qui doivent déjà survivre à la famine et au travail harassant. Elles finissent dès lors par succomber d’une manière lente et certaine.

Outre la désintégration sociale, l’idéologie khmère rouge n’a eu de cesse de vouloir briser le lien intergénérationnel ou de ruiner tout sentimental filial, causant ainsi de nombreuses séquelles psychiques. L’Angkar veut jusqu’à se substituer aux parents naturels vis-à-vis d’une jeunesse docile et malléable [23] . La subversion de l’ordre social se traduit également par la transformation des enfants en chlop chargés d’espionner leur propre famille. Ce sont également les plus jeunes qui doivent ordonner de tuer les plus âgés, ainsi de suite [24] . Ainsi les Khmers rouges ont voulu déstructurer l’organisation parentale traditionnelle par le renversement des classes d’âge. Cette institutionnalisation de la rupture des familles se traduit entre autres par la modification du langage même de la parenté : il est interdit aux enfants d’appeler leurs parents « papa ou maman » pour préférer mit (« camarade »). Dans l’optique d’asseoir leur autorité à long terme, les Khmers rouges ont voulu remodeler l’ordre social en segmentant méthodiquement les familles [25] . L’Angkar va jusqu’à empêcher, puis imposer les mariages. Ce contrôle social et familial tente de réduire l’humain à un simple appareil de production et de reproduction soumis au Parti communiste du Kampuchéa démocratique.

Au-delà des massacres et des souffrances infligées au peuple khmer, les Khmers rouges ont mis en place une machine à effacer tant la mémoire individuelle que collective. Ces derniers ont détruit délibérément et méthodiquement tout ce qui constituait les racines de la culture cambodgienne : les villes et les hôpitaux sont vidés, des pagodes et des écoles sont détruites, voire transformées en centres de détention ; les débris des sculptures de Bouddha servent au terrassement des routes ; le système de l’enseignement est remplacé par la participation obligatoire des séances d’endoctrinement. En supprimant les cultes anciens, les Khmers rouges ont interrompu l’influence du spirituel sur la vie quotidienne. L’extrême se traduit ici par la destruction de la mort dans les coutumes et croyances ancestrales. En effet, le rituel le plus respecté chez les Khmers – et pourtant le plus bafoué par les Khmers rouges – est celui rendu aux morts pour mieux les aider dans une meilleure réincarnation. Or, pour une catégorie de défunts (suicidés, assassinés ou mort par accident), aucun rite ne peut apaiser ou sauver leur esprit abîmé par la violence [26] . En assassinant deux millions de personnes dans des conditions extrêmes, les Khmers rouges ont produit deux millions de « malemorts » que l’on appelle “ khmoc chaeuv ” (morts crus), par opposition aux morts “ khmoc chen ” (morts cuits) qui, eux, ont reçu les funérailles de la famille et de la communauté. Ces ombres errantes n’ont pas le droit à l’incinération et sont enterrées sans cortège loin des villages pour qu’elles ne puissent pas venir hanter les vivants. La population craint l’ensorcellement maléfique de ces morts crus, leur charme mortifère ne pouvant être rompu que par exorcisme. Les Khmers rouges ont ainsi renversé les systèmes symboliques et religieux en appliquant dans la réalité les rituels funéraires destinés aux « malemorts » : déplacement des victimes dans le secret, assassinat devant les fosses et enterrement hâtifs.

La malemort s’est subsituée à la mort naturelle. C’est sans doute la raison pour laquelle les deux millions d’assassinés par les Khmers rouges ne peuvent trouver « asile » dans la communauté cambodgienne, révélant les problèmes et conflits mémoriels. Les renversements et ruptures socio-culturels entrepris sciemment par les Khmers rouges ont  ainsi bouleversé les représentations collectives dont les effets sont encore perceptibles aujourd’hui.

Les fêlures sociales

L’héritage des années de terreur des Khmers rouges est profondément ancré dans la mentalité collective. Il se traduit notamment par l’absence généralisée de sentiment d’appartenance à une communauté. Les hommes ont alors tendance à choisir les intérêts individuels à l’encontre du collectif, à favoriser les besoins privés et satisfactions matérielles au détriment des nécessités sociales et culturelles. Le récent documentaire de Rithy Panh, Le papier ne peut pas envelopper la braise (2007) témoigne de l’état actuel de la société cambodgienne face aux lambeaux de son histoire à travers le récit quotidien des jeunes prostituées de Phnom Penh. Elles seraient trente milles comme Da, Môm, Sinourn, Aun Tuch ou Mab à venir de leur campagne pour sauver leur famille de la misère. Certaines, plus chanceuses, obtiennent une place dans une usine contre un mois de salaire, d’autres sont contraintes de vendre leur virginité et leur honneur. Acculées à un besoin d’argent pour assurer la survie de leurs parents – ce qui n’empêche pas ces derniers de les dévaloriser et de les mépriser –, elles tombent dans l’engrenage de la dette à la prostitution, de la drogue au sida ou aux choix difficiles de l’avortement. Pourtant elles tentent avec courage et abnégation de faire face à leur destin sans horizon.

L’arrière-fond de cette douleur sociale est l’histoire même du Cambodge confronté à la blessure toujours ouverte des années khmers rouges, à la culture de l’impunité comme au désir effréné de la consommation qui se traduit par la course à l’argent et à la corruption : « Le signe évident de la fêlure sociale apparaît dans l’exploitation économique et politique du corps et de l’esprit. Les pères-soldats morts au combat laissent des enfants-ouvriers, ou pire, prostitués » [27] , écrit Rithy Panh. Son film s’inscrit dans une démarche entamée il y a plus de dix-huit ans dans la réalisation de Site 2 (1989), qui retrace le quotidien difficile de Yim Om et de sa famille vivant dans un camp de réfugiés thaïlandais. La jeune prostituée Da fait partie de cette génération élevée dans les camps, ses consoeurs sont nées après le régime khmer rouge et leurs parents sont meurtris par les années de guerre et de violence génocidaire. En quête de repères, de valeurs de solidarité, d’amour, elles sont fragilisées et démunies face aux dénis de justice et au fossé qui se creuse de jour en jour entre les pauvres, les riches et les puissants. Ainsi le déracinement, la désintégration psychologique et sociale rendent difficile, voire impossible, le retour à une vie normale. Or ce qui soutient la vie sociale comme la vie psychique est la nécessité de justice qui mettrait fin au règne de l’impunité et de la négation humaine. Elle est nécessaire pour fonder la communauté de droit et la possibilité même de la culture. Dire la loi, c’est-à-dire préciser les enjeux et les violences des conflits, n’accuse pas tant le passé qu’elle libère l’avenir. Écrire l’histoire comme à travers la création filmique de Rithy Panh, c’est d’une certaine manière offrir aux morts et disparus une place dans le présent et redistribuer ainsi l’espace des possibles.

 

 

Notes


[1] Nuon Chéa, de son vrai nom Long Bunruot (1926), est considéré comme le numéro deux du régime du Kampuchéa Démocratique et responsable des purges qui ont fait cent milles victimes dans la zone Est en juin 1978. Ieng Sary, de vrai nom Kim Trang (1925), est le beau-frère de Pol Pot et a eu la charge du ministère des Affaires étrangères. Sa femme Ieng Thirith (1931) a présidé les ministères de l’Education et de la Jeunesse ainsi que de l’Action sociale du Kampuchéa Démocratique. Khieu Samphan (1931) a été le président de l’Etat du Kampuchéa Démocratique.

[2] Duch, de vrai nom Kang Khek Ieu (1942) a été responsable du centre de détention de Tma Kup (M-13), puis de Tuol Sleng (S-21).

[3] Bruno Breneteau, Le siècle des génocides, Armand Colin, Paris, 2005, p. 149.

[4] Voir la remise au gouvernement cambodgien en 1996 des archives relatives aux crimes perpétrés par les Khmers rouges par le bureau du Cambodia Genocide Program, in Bernard Bruneteau, Le siècle des génocides, op. cit., p. 185.

[5] Ros Chantrabot, Cambodge, la répétition de l’histoire, You-Feng, Paris, 2000, p. 166.

[6] Yves Ternon, L’Etat criminel. Les génocides du XXe siècle, Seuil, Paris, 1995, p. 231.

[7] Propos de Rithy Panh recueillis par Cambodge Soir in hors série « Khmers rouges, 30 ans après, à quoi peut servir le procès ? », Cambodge Soir, 2006, p. 8.

[8] L’élimination d’un peuple ou d’une race a également comme terminologie « ethnocide ».

[9] Voir son livre À l’épreuve de la catastrophe : des films témoins (à paraître).

[10] L’Angkar qui signifie « organisation » est le nom sous lequel le Parti communiste du Kampuchéa a gouverné dès sa prise de pouvoir en 1975.

[11] Yves Ternon, L’État criminel, op. cit., p. 214.

[12] Jacques Népote, Parenté et organisation sociale dans le Cambodge moderne et contemporain, Olizane, Etudes Orientales & Cedorek, Bibliothèque Khmère, Genève, 1992, p. 17, 104, 164.

[13] Les « 75 » désignent à l’instar du « peuple nouveau », le groupe de population qui, l’année de la « victoire totale » en 1975, vit sous administration républicaine. Principalement des citadins et paysans ayant trouvé refuge à Phnom Penh pour échapper aux frappes aériennes et à la collectivisation des terres en « zones libérées », ils sont déportés vers la campagne et sont dépossédés de tout droit. À la différence du « peuple ancien », ils ne peuvent assister aux réunions de coopérative ou prétendre à un quelconque poste administratif khmer rouge.

[14] Ben Kiernan, Le génocide au Cambodge. 1975-1979. Race, idéologie et pouvoir (1996 par Yale University), Paris, Gallimard, 1998, 4e de couverture.

[15] Ibid., p. 9.

[16] Je souligne.

[17] Samuel Bartolin, « Les khmers rouges ont-ils commis un génocide ? », in hors série « Khmers rouges, 30 ans après, à quoi peut servir le procès ? », Cambodge Soir, 2006, p. 19.

[18] François Ponchaud, Cambodge, année zéro (1977), Paris, Keilash, 1998 (2e réédition), p. 284.

[19] Henri Locard, Le « petit livre rouge » de Pol Pot ou les paroles de l’Angkar, L’Harmattan, Paris, 1996, p. 132. Bernard Bruneteau, op. cit., p. 178.

[20] Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, traduit par Élisabeth Guillot, Albin Michel, Paris, 1996, p. 40.

[21] En 1975, la population cambodgienne est estimée entre 7,8 à 8 millions.

[22] Solomon Kane, Dictionnaire des Khmers rouges, Aux lieux d’être/Irasec, 2007, p. 116-118.

[23] Henri Locard, op. cit., p. 78-98.

[24] Jacques Népote, op. cit., p. 116-117.

[25] Solomon Kane, op. cit., p. 131-132.

[26] Je renvoie aux travaux de Ang Choulean, en particulier « La notion de mort et la notion d’esprits », in Les êtres surnaturels dans la religion populaire khmère, Cedorek, Paris, 1986, p. 97-114.

[27] Rithy Panh et Louise Lorentz, Le papier ne peut pas envelopper la braise, Grasset, Paris, 2007, p. 9.