• Les
intervenants du film
Survivants du S21
:
Vann Nath, peintre
Chum Mey, mécanicien de travaux publics
Anciens personnels
khmers rouges du S21 :
Him Houy, chef-adjoint du Santébal
Prâk Khân, membre du groupe interrogatoire
Sours Thi, responsable des registres
Nhiem Ein, photographe
Khieu Ches dit Poeuv, gardien
Tcheam Sêur, gardien
Nhieb Ho, gardien
Som Meth, gardien
Top Pheap, interrogateur-dactylographe
Peng Kry, conducteur
Mâk Thim, médecin
Et
Ta Him et Yeay Cheu, les parents de Houy
• Les
intervenants du débat
Rithy Panh :
réalisateur
Catherine Coquio : professeur
de
littérature comparée à l’Université de
Poitiers, fondatrice du centre « Littérature
et savoirs à l’épreuve de la violence
politique. Génocide et transmission » ;
présidente
de l’Association Internationale de Recherche sur les
Crimes contre l’humanité et les Génocides.
Richard Rechtman :
psychiatre et anthropologue, responsable du programme de recherche
clinique les troubles psychiatriques des réfugiés
cambodgiens, membre de l’association de santé mentale
dans le XIIIe,
11 rue Albert Bayet,
Paris, et chercheur
au Cesames (CNRS,
Paris V)
Jean-Claude Raspiengeas : chef
du service culture au journal La Croix.
Débat
Jean-Claude Raspiengeas
La première question que je poserai à Rithy Panh
est celle du procédé qui a permis d’aboutir à ce
film. Comment avez-vous amené les victimes et leurs bourreaux,
ensemble, sur les lieux ? Comment ont-ils accepté de
venir ?
Rithy Panh
L’idée date de 1996, de la première rencontre
entre Houy et Nath. Tout était prévu pour qu’elle
n’arrive pas. Mais pendant que je filmais Houy, Nath est
passé chercher quelque chose à l’improviste.
Il s’est mis à trembler en voyant Houy, puis lui
a demandé s’il le reconnaissait. Houy a répondu
que non. Nath a dit que lui il le reconnaissait. Il l’a
ensuite emmené authentifier les scènes qu’il
avait peintes. Cette idée de documentaire réunissant
les victimes et les bourreaux vient du sentiment qu’il
est nécessaire que chacun fasse sa part. Houy ne fait
jamais de cauchemar !
Il fallait alors absolument une équipe cambodgienne, unie,
et qui comprenne la langue des Khmers Rouges, la langue des slogans.
Il fallait d’abord former un regard, à partir d’un
travail sur soi, pour pouvoir filmer le bourreau. Quand l’équipe
a été assez soudée, seulement, le film a
commencé. Pour les témoins, il était difficile
de ne pas accepter de participer. Toute l’équipe
connaît l’histoire, l’a vécue. Il fallait
enlever l’épine de son cœur. Jusque là,
ils se prétendaient simples soldats. Moi, je préfère
ceux qui parlent à ceux qui se taisent.
Jean-Claude Raspiengeas
Comment les avez-vous convaincu de se réunir
dans ce lieu-là, et pourquoi ?
Rithy Panh
Il fallait inscrire les gestes, la mémoire du corps et
du lieu, dans le territoire du crime. J’ai dû beaucoup
expliquer ma démarche, l’importance que revêtait
pour moi le fait de parler. L’équipe finalement
impressionnait. Elle a passé un an dans les villages,
avec respect et justesse. Nous n’étions pas un tribunal.
Nous proposions un travail collectif de mémoire. Tout
cela a pris beaucoup de temps, a nécessité beaucoup
d’allers-retours. Et puis toute l’équipe est
cambodgienne. À la première visite, la parole était
vague, mais à chaque retour elle se faisait plus précise.
Eux-mêmes s’interrogeaient. Il fallait d’abord
montrer que nous étions capables de travailler là,
ensuite seulement la réunion fut possible à S21.
Ce n’était pas facile. Il est plus facile d’expliquer
le comment que le geste de chacun. Parfois, le travail durait
toute une journée, accompagné par des chercheurs.
La résistance était grande. Personne n’a
envie de parler de ça, mais c’est ce qui pourrit
au fond de nous. À chaque nouvelle visite, la crainte
du refus revenait, surtout quand on commençait à entrer
dans l’individuel. Il était toujours possible pour
chacun d’arrêter. La relation qui s’instaurait
forcément n’est pas facile à assumer. Je
suis devenu très proche d’eux. C’est très
compliqué.
Jean-Claude Raspiengeas
Dans le livre [1] ,
la scène d’introduction explique comment le village
a découvert le bourreau en son sein. Dans le film, il
n’y a aucune violence. Nath dit qu’il faut que les
bourreaux vivent pour parler.
Rithy Panh
Nath a montré le chemin. Dans la colère, mais toujours
au-dessus de la vengeance. Le problème réside surtout
dans la transmission. Nous ne sommes coupables de rien, mais
nous portons la honte de n’avoir rien pu faire. J’avance,
mais à chaque fois, j’ai peur. Il est difficile
de détruire quelqu’un, difficile de dire et d’entendre
comment on tente d’y parvenir.
Jean-Claude Raspiengeas
On est irradié à vie par un génocide. Vous
dites avoir été pacifié par ce film, qui
a pourtant été fait après de nombreux documentaires.
Rithy Panh
Au début, je ressentais une grande violence contre Houy,
une grande colère. L’inscription des actes permet
de faire le deuil. Il ne reste que 7 survivants. Entre 17000
et 18000 personnes sont mortes là. Il faut absolument
transmettre quelque chose. Il faut distinguer ceux qui donnaient
les ordres, les exécuteurs et les victimes. C’est
le but de Nath. Quand je travaillais sur Bophana [2],
certains voulaient fermer le musée. Deux millions de vie
se sont arrêtées là. Il faut en garder trace,
mettre un visage, un nom sur chaque destin. Il m’est arrivé de
trouver la photo d’une femme trois ou quatre ans après
en avoir lu la confession. Toutes deux manifestaient la même
résistance. Des messages nous attendent depuis 20-30 ans.
Jean-Claude Raspiengeas
Richard Rechtman est responsable d’un centre clinique qui
accueille les réfugiés cambodgiens. Catherine Coquio
est fondatrice du groupe AIRCRIGE. J’aimerais vous demander
ce que ce documentaire vous apprend à tous deux.
Richard Rechtman
Dans ce documentaire, ce qui est tout a fait exceptionnel c’est
le type de travail de mémoire, la place accordée
aux tortionnaires, qui permet de dévoiler le mécanisme
de la destruction en le distinguant de la rhétorique qui
l’accompagne. Il s’agit de rendre leur humanité à ceux
que l’on a tenté de chosifier, en montrant justement
l’échec de la rhétorique qui prétend
assimiler les morts aux vivants dans une égale condition
physique. Le caractère ordinaire des bourreaux, tel qu’il
se dégage de la précision de leur témoignage,
vient contredire cette utopie et démontre qu’ils
n’ont pas réussi à abolir l’humanité de
leurs victimes, qu’ils n’ont pas réussi à les
transformer « en autre chose que des hommes ».
Ce point est essentiel dans la mesure où les survivants
sont régulièrement prisonniers d’un paradoxe : être
les seuls dépositaires de la mémoire des morts,
et devoir à ce titre les porter en eux pour qu’ils
ne tombent pas dans l’oubli, pour qu’ils ne perdent
pas leur humanité, mais dans le même temps, cette
obligation les contraints à encore devoir partager leur
condition avec les morts, au risque de prolonger l’assimilation
voulue par leurs tortionnaires. Il est donc essentiel de montrer
le bourreau ordinaire, l’ordinaire de la torture humaine,
pour faire définitivement pièce à cette
rhétorique d’une transformation des hommes ou d’une
possible déshumanisation.
Jean-Claude Raspiengeas
Est-ce que ce documentaire vous apprend des choses nouvelles ?
Richard Rechtman
Oui, j’ai entendu des choses nouvelles, jamais dites comme ça.
La description méticuleuse du métier de bourreau
est inédite. Ils disent avoir agi sous ordre, mais les
gestes et la parole reviennent presque naturellement, montrant
que leur conscience n’était justement pas abolie.
Jean-Claude Raspiengeas
Catherine Coquio, ce film apporte-t-il de nouvelles réponses à la
question de la transmission du génocide, qui je crois
vous intéresse tout particulièrement ?
Catherine Coquio
Il y apporte une contribution tout à fait exceptionnelle.
Le film de Rithy Panh fait partie de quelques tentatives de faire
parler les criminels, non les grands responsables, mais les exécutants,
comme l’avait fait Christopher Browning en historien pour
les crimes nazis. L’effort majeur ici, celui de faire témoigner
le bourreau, suppose que celui-ci a quelque chose d’essentiel à nous
apprendre sur l’événement, mais surtout sur
l’humanité capable de le produire. Or le témoignage
ici n’est pas du même genre que celui de la victime :
le tueur peut expliquer les rouages du crime en décrivant
son « travail » ; il ne peut pas témoigner
de la catastrophe elle-même, de la destruction de l’humain,
sinon par son absence de conscience, de pensée – alors
que le témoignage de la victime prend sa valeur dans l’effort
de compréhension et les limites qu’il rencontre :
celles de l’humain. Du même coup la position de celui
qui questionne devient essentielle pour comprendre le sens du
travail mené. Ici aucune limite entre humain et non-humain
n’apparaît à travers un acte de pensée,
sinon celui du peintre, Vann Nath, qui repose sans cesse la question
du sens et de la conscience, et dont le témoignage, celui
d’une victime rescapée, est d’une nature toute
différente.
La force du film est de transformer le témoin-victime
en questionneur-accusateur, mais aussi dans le fait qu’il
y ait deux « questionneurs » : Rithy
Panh, qui se cache derrière la caméra, et le peintre,
Nath. Tous deux sont des survivants du génocide, mais
l’un est exilé : Rithy Panh peut ainsi jouer
le rôle de tiers, avec sa caméra, et filmer ce face à face
terrible, à destination d’autres tiers, les spectateurs
que nous sommes. C’est ce dispositif de transmission à trois étages
qui est le plus précieux et le plus original D’autre
part, le questionneur a dû effectuer avec les tortionnaires,
mais aussi sur lui-même, un certain travail pour devenir ce
tiers possible : l’enquête s’est faite
sur un temps très long, après de nombreux débats,
et finalement sont livrées ces images où les tueurs
parlent seuls, ou interrogés par le survivant-témoin,
qui nous guide discrètement, en même temps que la
caméra silencieuse. Tout cela enfin est le produit d’une équipe
cambodgienne : la dimension « triangulaire » de
l’opération de transmission se fait à l’intérieur
de la nation cambodgienne, et néanmoins à l’adresse
d’un public occidental [3] .
Le documentaire est précieux aussi au plan de l’histoire
et de l’interprétation de l’événement
dans sa singularité. Il dit d’abord l’inanité de
la formule d’« autogénocide » :
on voit bien ici que le projet d’extermination passe par
la construction d’une altérité radicale :
le nouveau peuple et l’ancien peuple, eux les impurs, souillés
par le capitalisme, les « 17 avril », et
nous les purs. Il permet d’éviter aussi quelques
faux débats relatifs à la qualification du génocide,
qu’il soit de « race » et de « classe » :
on voit clairement ici qu’aucune de ces deux notions ne
convient ; le travail de détail qu’effectue
Rithy Panh en faisant parler les bourreaux permet de rentrer
dans la singularité de cette construction, où plusieurs
paramètres interviennent à la fois et se modifient
en partie dans le temps (région, profession, etc.), pour
délimiter des zones mentales.
Un des éléments de singularité de ce génocide,
tel qu’il est montré dans ce film, contribue aussi à comprendre
le passage du totalitaire au génocidaire : on est
typiquement dans une violence de type « totalitaire »,
avec, comme en URSS et surtout en Chine, l’obsession du « document »,
jusqu’à l’autobiographie écrite sous
contrainte par les victimes (« S’il meurt on
perd le document »), le simulacre de justice et de
rationalité : » l’Angkar a toujours raison ».
Contrairement à ce que dit le nazi au déporté,
ici il y a bien un pourquoi : la supposée trahison,
qui nécessite de raconter une histoire, comme s’il
fallait justifier assassinats et tortures.
Cela n’empêche pas ce processus de destruction d’être
pleinement « génocidaire » :
il s’agit d’amputer une population d’« ennemis » qui
fatalement ne fait que croître, et de détruire l’humanité en
chacun de ces ennemis. Il faut donc d’abord « démonter » la
biographie de chacun puis « détruire » tout
de sa personne. Si on pompe son sang au sens strict, c’est à la
fois pour l’utiliser et l’anéantir. L’ennemi
radical doit être construit en même temps que l’homme
de demain: « pas besoin de 5 millions pour faire la
révolution ». L’existence des vivants
est entièrement subordonnée à l’Idée
révolutionnaire et au calcul d’un profit symbolique (« T’éliminer
on ne peut que gagner »). L’immédiat
passage de l’Idée à l’acte fait que
la fabrication du sous-homme, ce qui paraît l’envers
de l’homme à construire, devient finalement le moteur
de la machine totalitaire, ce qui la justifie. C’est cette
inversion qu’illustre la chanson qui ouvre le film « le
sang versé nous libère de l’esclavage ».
La motricité de la machine devient sa destructivité.
Ainsi le film désigne le vide idéologique du système
et dévoile le moteur du crime réel en mettant à nu
la machine à tuer et anéantir.
Mais cette machine de mort préfère étrangement
l’accumulation à la destruction des
traces, produisant du non-sens à travers cette auto-légitimation
finalement dépourvue de destinataire : qui peut encore
y croire ? L’idéologie aboutit à son évidement
par la systématique du mensonge. Or le film se place dans
un entre-deux, ce non-sens qui a l’allure d’un sens :
il montre l’écart entre l’idéologie
et la machine réelle et c’est dans cet écart
qu’ il cherche la trace de l’humain, au moment où le
gardien torture. Il réinterroge constamment ce moment
du passage à l’acte, il refait faire le geste du « travail »,
en enquêtant sur l’amont, le pendant, l’après.
D’autre part, Rithy Panh joue à plusieurs niveaux
de ces traces : il fait émerger la vérité des
faits dans leur nudité en travaillant sur les archives avec les
victimes et les bourreaux ; les documents deviennent alors
non seulement des preuves mais des instruments pour faire prendre
conscience du crime. Et l’autobiographie fabriquée
devient un repoussoir qu’il faut à son tour démonter,
pour faire apparaître la réalité de la victime,
son individualité, son humanité.
Mais celle-ci ne fait pas de doute : ce que cherche Rithy
Panh passionnément, c’est la réalité individuelle
du tueur, son humanité. Car il ne s’agit pas pour
lui d’explorer simplement l’imaginaire du crime comme
univers isolé. Il cherche à établir un pont
entre cet univers et le nôtre : c’est l’effort
le plus audacieux de cette transmission. Il le fait en faisant émerger
les individualités, en les filmant au plus près,
comme il le fait toujours. Là où le système
de destruction boucle totalement le parcours de la parole à la
pensée, empêchant à toute intimité de
s’exprimer, le film fait rejaillir au contraire les différences en
faisant parler : il y a deux victimes et onze bourreaux, chacun
réagit de manière différente. Il y a visiblement
des degrés de cruauté et de conscience bien distincts
selon les individus."
Mais cette recherche ne vise aucune opération de « réconciliation » :
plutôt un relais des mémoires. Elle suppose que
les victimes ont besoin du témoignage des bourreaux, d’abord
pour savoir – elles obtiennent ici des informations – et
ensuite pour vivre – elles veulent de la conscience, du
sens, voire une demande de pardon ; mais là, elles
ne trouvent que rarement ce qu’elles cherchent. D’après
ce que nous voyons, et d’après ce que précise
le livre, les tueurs ont en gros 6 façons de réagir :
1. reparler dans les catégories du crime, nous/eux ;
2. se dire victimes, ou en tout cas non responsables ; 3.
se dire honteux devant la loi (non devant leur conscience) ;
4. dire qu’ils ne réfléchissaient pas (« Je
n’ai jamais pensé qu’ils étaient vivants ») ;
5. dire qu’ils ne savent pas quoi dire. 6 ; échouer à parler,
et alors mimer pour répondre aux questions, se montrer
sous emprise et toujours sous la terreur de l’événement.
Mais le témoignage différencié fait apparaître
qu’une possibilité de choix peut exister des
deux côtés : choisir ou non de torturer, et sous
la torture, livrer ou non des aveux. C’est à cette
possibilité que se heurte le témoin-victime, comme à son
propre désir de sens et de pensée non partagé.
C’est pourquoi sa réflexion sur le génocide
est sans fin, et elle se sait malade, mais cette maladie est
la vie même : c’est ce dont témoigne
Nath. C’est aussi ce dont témoigne Rithy Panh :
dans le livre il se décrit comme un passeur entre les
vivants et les morts ; affirmer la vie des âmes des
morts, c’est affirmer qu’on ne peut détruire
si facilement une personne, et que la vie a un sens qui lui vient
de la valeur de chaque être vivant.
Public
N’êtes-vous pas tenté par l’idée
de travailler votre propre histoire ?
Rithy Panh
Non. C’est l’histoire d’un lieu, produite
en osmose avec Nath. Il faut avant tout rester juste.
Public
Pourriez-vous donner ces images à un tribunal ?
Rithy Panh
Cela reste un film, avec un travail important de montage, impossible à utiliser
dans un tribunal.
Public
Comment vous est venue la scène du gardien qui reproduit
ses gestes ?
Public
L’idée vient du gardien lui-même. Je l’interrogeais
dans son village, il tentait de m’expliquer ce qu’il
faisait. C’est un homme brisé. Sa parole est défaite.
Il est alors contraint de la compléter par le geste. La
moindre question l’obligeait à mimer. Peu à peu
la mécanique apprise à l’école militaire
revenait. Il y a été envoyé à l’âge
de 11 ans, et a été placé gardien à S21 à 12
ans. La scène a été filmée plusieurs
fois. Il a dû se reposer entre plusieurs tentatives, a
parfois demandé des précisions aux autres, par
exemple pour savoir s’ils nourrissaient les prisonniers
avec du riz normal ou en bouilli. À chaque fois, tout était
filmé en un seul plan. Quand il y avait un problème,
on recommençait. La séquence a été tournée
en l’absence de Nath. Les gestes du gardien confirmaient
pourtant ce que Nath racontait. La question était de savoir
si l’on rentrait avec lui dans la cellule. Finalement,
il nous a semblé que notre place était dehors.
Nous avons à peine passé la porte, un instant.
C’est physiquement difficile pour moi de rentrer avec lui
dans la cellule.
Public
En cas de procès, vaut-il mieux des témoignages
directs ou écrits ?
Jean-Claude Raspiengeas
Il faut peut-être préciser, Rithy Panh, votre parcours
biographique ?
Rithy Panh
J’ai vécu au Cambodge jusqu’à la chute
des Khmers Rouges. J’ai vécu les Khmers Rouges.
J’ai besoin de dire notre innocence et notre courage, que
le génocide est une idéologie, et non une partie
de notre culture.
Richard Rechtman
Seul un tribunal peut savoir ce dont il a réellement besoin.
Les victimes, elles, ont besoin de parler, et leur parole vaut
document.
Public
Peut-on dire qu’il y a destruction de l’humain chez
les bourreaux qui expriment eux-mêmes leur impossibilité de
penser ?
La caméra ne fait-elle pas ce tiers manquant dont parlait
Catherine Coquio, garantissant un espace où les gens ne
s’entretuent pas ?
Le ton des bourreaux est-il réellement aussi pondéré qu’on
le perçoit ?
Rithy Panh
Quand le bourreau note le numéro de la cellule du prisonnier
qu’il doit aller chercher sur la paume de sa main, il me
semble qu’il est profondément humain. Le ton est
effectivement celui du film. Parfois les plans sont des instantanés – c’est
le cas des rencontre entre bourreaux, et de l’entretien
avec la mère d’Houy – parfois ils sont le
résultat d’un long travail – comme la séquence
de la nuit par exemple qui a été très pénible à tourner.
Il faut être attentif à ce qui s’y dit. On
y apprend combien il est important de cacher la mort pour ne
pas générer de panique. C’est pourquoi les
prisonniers sont placés dans une baraque qui contient
un générateur. Le bruit les empêche d’entendre
les assassinats. À aucun moment du tournage nous ne sommes à l’abri
d’une régression. Un jour par exemple, Houy est
venu annoncer qu’il avait tué 1000 personnes. Je
lui ai demandé comment il savait que ce n’était
pas plutôt 999 ou 1001. Il m’a répondu qu’il
voulait que cela cesse. J’ai compris que tout était à refaire.
Richard Rechtman
Ni les bourreaux ni les victimes ne sont véritablement
déshumanisés. Il ne faut pas donner foi à la
rhétorique totalitaire. Les coupables ne sont pas des
monstres, au sens où ils ne sont pas plus sortis de l’humanité qu’ils
n’ont réussi à authentiquement déshumaniser
leur victime. Nous disposons de suffisamment de catégories
pour les nommer sans utiliser celle des monstres.
Catherine Coquio
Le problème se pose sans doute différemment si
l’on songe aux planificateurs, aux hauts responsables.
Interroger Stangl comme le fait Gitta Sereny, ce n’est
pas interroger les soldats de la Wehrmacht comme le fait Christopher
Browning. Le film fait revenir au paradoxe de la banalité du
mal : on rend possible le pire en obéissant à un
ordre sans haine ni monstruosité personnelle, mais sous
l’effet de la peur, de l’inertie, du néant
de pensée. Mais il fait saisir aussi l’insuffisance
de cette formule d’Hannah Arendt [4].
C’est la capacité d’obéissance illimitée,
de surdité et de cécité au réel sous
l’effet d’un discours devenu tout-puissant, qui fait
que cette machine est bien monstrueuse, et nullement banale.
Le problème est plutôt celui de la banalisation
politique de cette monstruosité.
Public
Les tortionnaires disent n’avoir pensé à rien
et semblent toujours ne penser à rien.
Rithy Panh
Je prends tout ce qu’il me donne. L’un d’eux
a mal à la tête. C’est bien le symptôme
d’une pensée.
Catherine Coquio
Mais les victimes font des cauchemars, pas les bourreaux. Les
victimes continuent d’être torturées par
le souvenir et le non-sens.
Rithy Panh
Donc la machine fonctionne bien. Elle a parfaitement vidé la
mémoire des soldats pour leur faire croire ses mensonges.
Les instruments croient encore qu’ils étaient dans
la légalité. Ils vivent un effet de retour particulier,
un saut de 25 ans. Il faut, comme le fait Nath avec son explication
lexicale de différence entre ‘détruire’ et ‘tuer’,
leur donner du sens. Cet homme est un grand homme.
Richard Rechtman
Il faut travailler à rétablir les faits, et l’histoire.
Beaucoup peut être réparé. Il faut comptabiliser
les vies arrêtées, et leur rendre dignité.
Parfois les bourreaux font également des cauchemars, comme
leurs victimes, cela n’enlève rien à leurs
actes. L’éventuelle souffrance des tortionnaire
ne les exonèrent pas de leur responsabilité, pas
plus qu’elle ne rend leur actes plus compréhensibles.
Public
Vous refusez que votre film soit pièce au procès,
mais vous proposez tout de même une sorte de reconstitution.
Rithy Panh
Ça a avoir avec ce qui sera dit au cours d’un procès,
mais c’est d’un tout autre ordre. Les reconstitutions
judiciaires sont forcément frontales. Ici beaucoup de
choses se passent hors champs.
Jean-Claude Raspiengeas
J’aimerais que Catherine Coquio revienne sur les tentatives
qui ont précédé S21.
Catherine Coquio
La confrontation entre le rescapé et le tueur est une
chose si violente qu’elle est très rarement organisée
et filmée. ON remarque que lorsqu’elle a lieu, c’est à l’initiative
du survivant. Il y a deux exemples rwandais : dans un documentaire
allemand, L’Assassin de ma mère, Bucholz
montre une Rwandaise exilée demander à l’assassin
de sa mère de «rejouer » son assassinat
non seulement devant elle, mais sur elle. On sent que le film
veut avoir une vertu thérapeutique, qui n’est pas
celle que vise Rithy Panh. Dans les Blessures du Silence [5],
entretiens que Yolande Mukagasana a menés avec des génocidaires
rwandais emprisonnés à Kigali, en compagnie d’un
photographe (qui joue alors un peu le rôle de tiers présent),
elle interroge en particulier le meurtrier de ses enfants, qui
nie. Son travail diffère de celui de Rithy en ce que ceux
qu’elle questionne sont déjà en prison, qu’elle
ne dispose que de quelques semaines. Et puis elle ne cache pas
sa présence, elle fait au contraire entendre sa propre
demande de justice et de vérité, voire son désir
de pardon, qui est très étranger au désir
de compréhension de Rithy Panh. Il en ressort essentiellement
deux postures chez les tueurs : la négation et l’aveu,
sous la forme d’une auto-accusation ressassante et violente,
fortement empreint de christianisme.
D’autre part, il est essentiel que le travail de Rithy
Panh se fasse en dehors de tout cadre judiciaire ou pénal,
et même de toute perspective de justice : cette donnée
propre au Cambodge, qui a rendu possible la rencontre entre Nath
et les tortionnaires, détermine beaucoup de choses. Les
criminels ne semblent pas se sentir menacés. Ils ne parlent
pas non plus longtemps après un grand procès, comme
ceux qu’interroge Lanzmann dans Shoah [6].
Il y a certains autres rapprochements à faire ici. Lanzmann
se rendait aussi sur les lieux du crime. Et Rithy Panh, lorsqu’il
fait mimer aux tueurs leurs gestes, met en scène ce que
Lanzmann appelait une « fiction du réel ».
Mais Lanzmann, qui n’est pas comme Rithy un survivant direct,
n’organise pas de confrontation entre tueurs et rescapés :
les deux univers restent entièrement séparés :
seul lui fait le lien en faisant volontairement violence aux
uns et aux autres, pour les faire parler dans deux directions
différentes. Il veut montrer l’anéantissement : à travers
le rescapé, il montre donc l’humanité détruite,
et il ne cherche pas la trace d’humanité de l’ex-nazi :
il veut au contraire en dire l’inhumanité radicale.
La force de l’enquête, des deux côtés,
tient dans la présence de l’interrogateur et la
violence de l’interrogation, alors que Rithy Panh reste
volontairement en retrait. Mais c’est justement ce retrait
qui donne au film sa violence : nous ne sommes en rien guidés
ni aidés, en dehors de la présence de Nath, sans
laquelle le film nous livrerait à un pur désespoir,
devant l’implacabilité de la machine tournant à vide
et broyant les humains. S21 est véritablement
une œuvre singulière.
Public
Les bourreaux sont-ils incapables de dire pardon parce qu’ils
ne reconnaissent pas leur crime ou parce qu’ils refusent
la posture du pardon ?
Rithy Panh
C’est compliqué. Au bout de trois ans, certains
disent « j’ai honte ». Il faudrait
qu’ils parlent pour comprendre. La protection sous la figure
du bon soldat est terrible pour les victimes. Certains croyaient
profondément à une ligne idéologique. D’autres
ne comprennent pas comment ils en sont arrivés là.
Celui qui est le plus cultivé, et qui a torturé jusqu’à deux
ou trois jours avant la chute des Khmers Rouges, arrive plus
facilement à dire ‘pardon’ que le gamin embrigadé de
force à 11 ans…
Public
Avez-vous pu interroger Dutch et Chan ?
Rithy Panh
Chan a refusé de parler, et je n’ai pas voulu pratiquer
la caméra cachée. Dutch est aux mains des autorités,
qui ne veulent pas me laisser lui parler avant qu’il soit
jugé, ce qui est bien normal (mais il est un peu âgé,
alors …).
Public
La religion a-t-elle une importance quelconque ?
Rithy Panh
Aucune. Il ne faut pas mélanger idéologie et religion.
Le boudhisme n’a rien à voir là-dedans. Dutch
s’est d’ailleurs fait baptiser.
Richard Rechtman
Certains anciens Khmers Rouges ont-ils encore peur des dirigeants
qui sont toujours vivants ?
Rithy Panh
La peur est ancrée, une fois ressentie par la victime.
Elle sert également de prétexte aux bourreaux.
Il faut pourtant souligner le courage de ceux qui parlent. Il
faudrait 1000 ans pour juger tout le monde. Nous disposons de
3 ans. Filmer consiste alors à participer au travail de
mémoire qui ne pourra être satisfait par la justice,
pour que tous parlent. La parole, très difficile pour
moi, aide à supporter.
Public
Les intervenants du film l’ont-ils vu ?
Rithy Panh
Non. Nath va le voir. J’avais prévu de ne pas revoir
les autres, mais bon, ça va être compliqué.
Il va pourtant falloir leur montrer.
Biblio-Filmographie
Arendt, Hannah, Eichmann à Jérusalem,
trad. par Anne Guérin, Gallimard, Folio histoire, Paris,
1999 [1966]
Coquio, Catherine (dir.) par, Parler des camps, penser les
génocides, Albin-Michel, 1999
Hatzfeld, Jean, Une Saison de machettes, récits, Seuil, « Fiction
et Cie », Paris, 2003
Lanzmann, Claude, Shoah, Folio, Paris, 1997 [Fayard,
1985]
Mukagasana, Yolande, Les Blessures du Silence, Témoignages
du génocide au Rwanda, Actes Sud, Paris, 2001 (avec
des photographies de Alain Kazinierakis).
Panh, Rithy et Chameau Christine, La Machine khmère
rouge, Flammarion, Paris, 2003.
Panh, Rithy, Bophana, une tragédie cambodgienne,
1996.
Panh, Rithy, S21, La machine de mort khmère rouge,
prod. Ina, Arte, 2003
Rechtman, Richard, « Produire du témoignage
: à propos de S21 de Rithy Panh » in L'Histoire
trouée : négation et témoignage, dir.
par Catherine Coquio, L'Atalante, 2004.
NOTES
[1] Panh,
Rithy et Chameau Christine,
La Machine khmère
rouge, Flammarion, Paris, 2003.
[2] Panh,
Rithy, Bophana, une tragédie cambodgienne,
1996.
[3] Contrairement à ce
qui se passe dans le recueil de témoignages de tueurs
rwandais publié par Jean Hatzfeld sous le titre Une
Saison de machettes, récits, qui n’était
pas sorti encore au moment du débat.
(Note de C. Coquio).
[4] Voir
par exemple Eichmann à Jérusalem,
trad. par Anne Guérin, Gallimard, Folio histoire,
1999, Paris, 1966.
[5] Mukagasana,
Yolande, Les Blessures du Silence, Témoignages
du génocide au Rwanda, Actes Sud, Paris, 2001
(avec des photographies de Alain Kazinierakis).
[6] On
peut se reporter au texte du film : Lanzmann, Claude, Shoah,
Folio, Paris, 1997 [Fayard, 1985].