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Transcriptions du débat autour de S21, la machine de mort khmère rouge

Rencontre organisée par Aircrige en avec Rithy Pahn, Catherine Coquio, Richard Rechtman en mai 2004, débat animé par Jean-Claude Raspiengeas. Transcription de Laure Coret.

 

• Les intervenants du film
Survivants du S21 :
Vann Nath, peintre
Chum Mey, mécanicien de travaux publics
Anciens personnels khmers rouges du S21 :
Him Houy, chef-adjoint du Santébal
Prâk Khân, membre du groupe interrogatoire
Sours Thi, responsable des registres
Nhiem Ein, photographe
Khieu Ches dit Poeuv, gardien
Tcheam Sêur, gardien
Nhieb Ho, gardien
Som Meth, gardien
Top Pheap, interrogateur-dactylographe
Peng Kry, conducteur
Mâk Thim, médecin
Et
Ta Him et Yeay Cheu, les parents de Houy


• Les intervenants du débat
Rithy Panh : réalisateur
Catherine Coquio 
:  professeur de littérature comparée à l’Université de Poitiers, fondatrice du centre « Littérature et savoirs à l’épreuve de la violence politique. Génocide et transmission » ; présidente de l’Association Internationale de Recherche sur les Crimes contre l’humanité et les Génocides.
Richard Rechtman : psychiatre et anthropologue, responsable du programme de recherche clinique les troubles psychiatriques des réfugiés cambodgiens, membre de l’association de santé mentale dans le XIIIe, 11 rue Albert Bayet, Paris, et chercheur au Cesames (CNRS, Paris V)
Jean-Claude Raspiengeas : chef du service culture au journal La Croix.


Débat

Jean-Claude Raspiengeas
La première question que je poserai à Rithy Panh est celle du procédé qui a permis d’aboutir à ce film. Comment avez-vous amené les victimes et leurs bourreaux, ensemble, sur les lieux ? Comment ont-ils accepté de venir ?

Rithy Panh
L’idée date de 1996, de la première rencontre entre Houy et Nath. Tout était prévu pour qu’elle n’arrive pas. Mais pendant que je filmais Houy, Nath est passé chercher quelque chose à l’improviste. Il s’est mis à trembler en voyant Houy, puis lui a demandé s’il le reconnaissait. Houy a répondu que non. Nath a dit que lui il le reconnaissait. Il l’a ensuite emmené authentifier les scènes qu’il avait peintes. Cette idée de documentaire réunissant les victimes et les bourreaux vient du sentiment qu’il est nécessaire que chacun fasse sa part. Houy ne fait jamais de cauchemar !
Il fallait alors absolument une équipe cambodgienne, unie, et qui comprenne la langue des Khmers Rouges, la langue des slogans. Il fallait d’abord former un regard, à partir d’un travail sur soi, pour pouvoir filmer le bourreau. Quand l’équipe a été assez soudée, seulement, le film a commencé. Pour les témoins, il était difficile de ne pas accepter de participer. Toute l’équipe connaît l’histoire, l’a vécue. Il fallait enlever l’épine de son cœur. Jusque là, ils se prétendaient simples soldats. Moi, je préfère ceux qui parlent à ceux qui se taisent.

Jean-Claude Raspiengeas
Comment les avez-vous convaincu de se réunir dans ce lieu-là, et pourquoi ?

Rithy Panh
Il fallait inscrire les gestes, la mémoire du corps et du lieu, dans le territoire du crime. J’ai dû beaucoup expliquer ma démarche, l’importance que revêtait pour moi le fait de parler. L’équipe finalement impressionnait. Elle a passé un an dans les villages, avec respect et justesse. Nous n’étions pas un tribunal. Nous proposions un travail collectif de mémoire. Tout cela a pris beaucoup de temps, a nécessité beaucoup d’allers-retours. Et puis toute l’équipe est cambodgienne. À la première visite, la parole était vague, mais à chaque retour elle se faisait plus précise. Eux-mêmes s’interrogeaient. Il fallait d’abord montrer que nous étions capables de travailler là, ensuite seulement la réunion fut possible à S21. Ce n’était pas facile. Il est plus facile d’expliquer le comment que le geste de chacun. Parfois, le travail durait toute une journée, accompagné par des chercheurs. La résistance était grande. Personne n’a envie de parler de ça, mais c’est ce qui pourrit au fond de nous. À chaque nouvelle visite, la crainte du refus revenait, surtout quand on commençait à entrer dans l’individuel. Il était toujours possible pour chacun d’arrêter. La relation qui s’instaurait forcément n’est pas facile à assumer. Je suis devenu très proche d’eux. C’est très compliqué.

Jean-Claude Raspiengeas
Dans le livre [1] , la scène d’introduction explique comment le village a découvert le bourreau en son sein. Dans le film, il n’y a aucune violence. Nath dit qu’il faut que les bourreaux vivent pour parler.

Rithy Panh
Nath a montré le chemin. Dans la colère, mais toujours au-dessus de la vengeance. Le problème réside surtout dans la transmission. Nous ne sommes coupables de rien, mais nous portons la honte de n’avoir rien pu faire. J’avance, mais à chaque fois, j’ai peur. Il est difficile de détruire quelqu’un, difficile de dire et d’entendre comment on tente d’y parvenir.

Jean-Claude Raspiengeas
On est irradié à vie par un génocide. Vous dites avoir été pacifié par ce film, qui a pourtant été fait après de nombreux documentaires.

Rithy Panh
Au début, je ressentais une grande violence contre Houy, une grande colère. L’inscription des actes permet de faire le deuil. Il ne reste que 7 survivants. Entre 17000 et 18000 personnes sont mortes là. Il faut absolument transmettre quelque chose. Il faut distinguer ceux qui donnaient les ordres, les exécuteurs et les victimes. C’est le but de Nath. Quand je travaillais sur Bophana [2], certains voulaient fermer le musée. Deux millions de vie se sont arrêtées là. Il faut en garder trace, mettre un visage, un nom sur chaque destin. Il m’est arrivé de trouver la photo d’une femme trois ou quatre ans après en avoir lu la confession. Toutes deux manifestaient la même résistance. Des messages nous attendent depuis 20-30 ans.

Jean-Claude Raspiengeas
Richard Rechtman est responsable d’un centre clinique qui accueille les réfugiés cambodgiens. Catherine Coquio est fondatrice du groupe AIRCRIGE. J’aimerais vous demander ce que ce documentaire vous apprend à tous deux.

Richard Rechtman
Dans ce documentaire, ce qui est tout a fait exceptionnel c’est le type de travail de mémoire, la place accordée aux tortionnaires, qui permet de dévoiler le mécanisme de la destruction en le distinguant de la rhétorique qui l’accompagne. Il s’agit de rendre leur humanité à ceux que l’on a tenté de chosifier, en montrant justement l’échec de la rhétorique qui prétend assimiler les morts aux vivants dans une égale condition physique. Le caractère ordinaire des bourreaux, tel qu’il se dégage de la précision de leur témoignage, vient contredire cette utopie et démontre qu’ils n’ont pas réussi à abolir l’humanité de leurs victimes, qu’ils n’ont pas réussi à les transformer « en autre chose que des hommes ». Ce point est essentiel dans la mesure où les survivants sont régulièrement prisonniers d’un paradoxe : être les seuls dépositaires de la mémoire des morts, et devoir à ce titre les porter en eux pour qu’ils ne tombent pas dans l’oubli, pour qu’ils ne perdent pas leur humanité, mais dans le même temps, cette obligation les contraints à encore devoir partager leur condition avec les morts, au risque de prolonger l’assimilation voulue par leurs tortionnaires. Il est donc essentiel de montrer le bourreau ordinaire, l’ordinaire de la torture humaine, pour faire définitivement pièce à cette rhétorique d’une transformation des hommes ou d’une possible déshumanisation.

Jean-Claude Raspiengeas
Est-ce que ce documentaire vous apprend des choses nouvelles ?

Richard Rechtman
Oui, j’ai entendu des choses nouvelles, jamais dites comme ça. La description méticuleuse du métier de bourreau est inédite. Ils disent avoir agi sous ordre, mais les gestes et la parole reviennent presque naturellement, montrant que leur conscience n’était justement pas abolie.

Jean-Claude Raspiengeas
Catherine Coquio, ce film apporte-t-il de nouvelles réponses à la question de la transmission du génocide, qui je crois vous intéresse tout particulièrement ?

Catherine Coquio
Il y apporte une contribution tout à fait exceptionnelle. Le film de Rithy Panh fait partie de quelques tentatives de faire parler les criminels, non les grands responsables, mais les exécutants, comme l’avait fait Christopher Browning en historien pour les crimes nazis. L’effort majeur ici, celui de faire témoigner le bourreau, suppose que celui-ci a quelque chose d’essentiel à nous apprendre sur l’événement, mais surtout sur l’humanité capable de le produire. Or le témoignage ici n’est pas du même genre que celui de la victime : le tueur peut expliquer les rouages du crime en décrivant son « travail » ; il ne peut pas témoigner de la catastrophe elle-même, de la destruction de l’humain, sinon par son absence de conscience, de pensée – alors que le témoignage de la victime prend sa valeur dans l’effort de compréhension et les limites qu’il rencontre : celles de l’humain. Du même coup la position de celui qui questionne devient essentielle pour comprendre le sens du travail mené. Ici aucune limite entre humain et non-humain n’apparaît à travers un acte de pensée, sinon celui du peintre, Vann Nath, qui repose sans cesse la question du sens et de la conscience, et dont le témoignage, celui d’une victime rescapée, est d’une nature toute différente.

La force du film est de transformer le témoin-victime en questionneur-accusateur, mais aussi dans le fait qu’il y ait deux « questionneurs » : Rithy Panh, qui se cache derrière la caméra, et le peintre, Nath. Tous deux sont des survivants du génocide, mais l’un est exilé : Rithy Panh peut ainsi jouer le rôle de tiers, avec sa caméra, et filmer ce face à face terrible, à destination d’autres tiers, les spectateurs que nous sommes. C’est ce dispositif de transmission à trois étages qui est le plus précieux et le plus original D’autre part, le questionneur a dû effectuer avec les tortionnaires, mais aussi sur lui-même, un certain travail pour devenir ce tiers possible : l’enquête s’est faite sur un temps très long, après de nombreux débats, et finalement sont livrées ces images où les tueurs parlent seuls, ou interrogés par le survivant-témoin, qui nous guide discrètement, en même temps que la caméra silencieuse. Tout cela enfin est le produit d’une équipe cambodgienne : la dimension « triangulaire » de l’opération de transmission se fait à l’intérieur de la nation cambodgienne, et néanmoins à l’adresse d’un public occidental [3] .

Le documentaire est précieux aussi au plan de l’histoire et de l’interprétation de l’événement dans sa singularité. Il dit d’abord l’inanité de la formule d’« autogénocide » : on voit bien ici que le projet d’extermination passe par la construction d’une altérité radicale : le nouveau peuple et l’ancien peuple, eux les impurs, souillés par le capitalisme, les « 17 avril », et nous les purs. Il permet d’éviter aussi quelques faux débats relatifs à la qualification du génocide, qu’il soit de « race » et de « classe » : on voit clairement ici qu’aucune de ces deux notions ne convient ; le travail de détail qu’effectue Rithy Panh en faisant parler les bourreaux permet de rentrer dans la singularité de cette construction, où plusieurs paramètres interviennent à la fois et se modifient en partie dans le temps (région, profession, etc.), pour délimiter des zones mentales.

Un des éléments de singularité de ce génocide, tel qu’il est montré dans ce film, contribue aussi à comprendre le passage du totalitaire au génocidaire : on est typiquement dans une violence de type « totalitaire », avec, comme en URSS et surtout en Chine, l’obsession du « document », jusqu’à l’autobiographie écrite sous contrainte par les victimes (« S’il meurt on perd le document »), le simulacre de justice et de rationalité : » l’Angkar a toujours raison ». Contrairement à ce que dit le nazi au déporté, ici il y a bien un pourquoi : la supposée trahison, qui nécessite de raconter une histoire, comme s’il fallait justifier assassinats et tortures.

Cela n’empêche pas ce processus de destruction d’être pleinement « génocidaire » : il s’agit d’amputer une population d’« ennemis » qui fatalement ne fait que croître, et de détruire l’humanité en chacun de ces ennemis. Il faut donc d’abord « démonter » la biographie de chacun puis « détruire » tout de sa personne. Si on pompe son sang au sens strict, c’est à la fois pour l’utiliser et l’anéantir. L’ennemi radical doit être construit en même temps que l’homme de demain: « pas besoin de 5 millions pour faire la révolution ». L’existence des vivants est entièrement subordonnée à l’Idée révolutionnaire et au calcul d’un profit symbolique (« T’éliminer on ne peut que gagner »). L’immédiat passage de l’Idée à l’acte fait que la fabrication du sous-homme, ce qui paraît l’envers de l’homme à construire, devient finalement le moteur de la machine totalitaire, ce qui la justifie. C’est cette inversion qu’illustre la chanson qui ouvre le film « le sang versé nous libère de l’esclavage ». La motricité de la machine devient sa destructivité. Ainsi le film désigne le vide idéologique du système et dévoile le moteur du crime réel en mettant à nu la machine à tuer et anéantir.

Mais cette machine de mort préfère étrangement l’accumulation à la destruction des traces, produisant du non-sens à travers cette auto-légitimation finalement dépourvue de destinataire : qui peut encore y croire ? L’idéologie aboutit à son évidement par la systématique du mensonge. Or le film se place dans un entre-deux, ce non-sens qui a l’allure d’un sens : il montre l’écart entre l’idéologie et la machine réelle et c’est dans cet écart qu’ il cherche la trace de l’humain, au moment où le gardien torture. Il réinterroge constamment ce moment du passage à l’acte, il refait faire le geste du « travail », en enquêtant sur l’amont, le pendant, l’après. D’autre part, Rithy Panh joue à plusieurs niveaux de ces traces : il fait émerger la vérité des faits dans leur nudité en travaillant sur les archives avec les victimes et les bourreaux ; les documents deviennent alors non seulement des preuves mais des instruments pour faire prendre conscience du crime. Et l’autobiographie fabriquée devient un repoussoir qu’il faut à son tour démonter, pour faire apparaître la réalité de la victime, son individualité, son humanité.

Mais celle-ci ne fait pas de doute : ce que cherche Rithy Panh passionnément, c’est la réalité individuelle du tueur, son humanité. Car il ne s’agit pas pour lui d’explorer simplement l’imaginaire du crime comme univers isolé. Il cherche à établir un pont entre cet univers et le nôtre : c’est l’effort le plus audacieux de cette transmission. Il le fait en faisant émerger les individualités, en les filmant au plus près, comme il le fait toujours. Là où le système de destruction boucle totalement le parcours de la parole à la pensée, empêchant à toute intimité de s’exprimer, le film fait rejaillir au contraire les différences en faisant parler : il y a deux victimes et onze bourreaux, chacun réagit de manière différente. Il y a visiblement des degrés de cruauté et de conscience bien distincts selon les individus."

Mais cette recherche ne vise aucune opération de «  réconciliation » : plutôt un relais des mémoires. Elle suppose que les victimes ont besoin du témoignage des bourreaux, d’abord pour savoir – elles obtiennent ici des informations – et ensuite pour vivre – elles veulent de la conscience, du sens, voire une demande de pardon ; mais là, elles ne trouvent que rarement ce qu’elles cherchent. D’après ce que nous voyons, et d’après ce que précise le livre, les tueurs ont en gros 6 façons de réagir : 1. reparler dans les catégories du crime, nous/eux ; 2. se dire victimes, ou en tout cas non responsables ; 3. se dire honteux devant la loi (non devant leur conscience) ; 4. dire qu’ils ne réfléchissaient pas («  Je n’ai jamais pensé qu’ils étaient vivants ») ; 5. dire qu’ils ne savent pas quoi dire. 6 ; échouer à parler, et alors mimer pour répondre aux questions, se montrer sous emprise et toujours sous la terreur de l’événement.

Mais le témoignage différencié fait apparaître qu’une possibilité de choix peut exister des deux côtés : choisir ou non de torturer, et sous la torture, livrer ou non des aveux. C’est à cette possibilité que se heurte le témoin-victime, comme à son propre désir de sens et de pensée non partagé. C’est pourquoi sa réflexion sur le génocide est sans fin, et elle se sait malade, mais cette maladie est la vie même : c’est ce dont témoigne Nath. C’est aussi ce dont témoigne Rithy Panh : dans le livre il se décrit comme un passeur entre les vivants et les morts ; affirmer la vie des âmes des morts, c’est affirmer qu’on ne peut détruire si facilement une personne, et que la vie a un sens qui lui vient de la valeur de chaque être vivant.

Public
N’êtes-vous pas tenté par l’idée de travailler votre propre histoire ?

Rithy Panh
Non. C’est l’histoire d’un lieu, produite en osmose avec Nath. Il faut avant tout rester juste.

Public
Pourriez-vous donner ces images à un tribunal ?

Rithy Panh
Cela reste un film, avec un travail important de montage, impossible à utiliser dans un tribunal.

Public
Comment vous est venue la scène du gardien qui reproduit ses gestes ?

Public
L’idée vient du gardien lui-même. Je l’interrogeais dans son village, il tentait de m’expliquer ce qu’il faisait. C’est un homme brisé. Sa parole est défaite. Il est alors contraint de la compléter par le geste. La moindre question l’obligeait à mimer. Peu à peu la mécanique apprise à l’école militaire revenait. Il y a été envoyé à l’âge de 11 ans, et a été placé gardien à S21 à 12 ans. La scène a été filmée plusieurs fois. Il a dû se reposer entre plusieurs tentatives, a parfois demandé des précisions aux autres, par exemple pour savoir s’ils nourrissaient les prisonniers avec du riz normal ou en bouilli. À chaque fois, tout était filmé en un seul plan. Quand il y avait un problème, on recommençait. La séquence a été tournée en l’absence de Nath. Les gestes du gardien confirmaient pourtant ce que Nath racontait. La question était de savoir si l’on rentrait avec lui dans la cellule. Finalement, il nous a semblé que notre place était dehors. Nous avons à peine passé la porte, un instant. C’est physiquement difficile pour moi de rentrer avec lui dans la cellule.

Public
En cas de procès, vaut-il mieux des témoignages directs ou écrits ?

Jean-Claude Raspiengeas
Il faut peut-être préciser, Rithy Panh, votre parcours biographique ?

Rithy Panh
J’ai vécu au Cambodge jusqu’à la chute des Khmers Rouges. J’ai vécu les Khmers Rouges. J’ai besoin de dire notre innocence et notre courage, que le génocide est une idéologie, et non une partie de notre culture.

Richard Rechtman
Seul un tribunal peut savoir ce dont il a réellement besoin. Les victimes, elles, ont besoin de parler, et leur parole vaut document.

Public
Peut-on dire qu’il y a destruction de l’humain chez les bourreaux qui expriment eux-mêmes leur impossibilité de penser ?
La caméra ne fait-elle pas ce tiers manquant dont parlait Catherine Coquio, garantissant un espace où les gens ne s’entretuent pas ?
Le ton des bourreaux est-il réellement aussi pondéré qu’on le perçoit ?

Rithy Panh
Quand le bourreau note le numéro de la cellule du prisonnier qu’il doit aller chercher sur la paume de sa main, il me semble qu’il est profondément humain. Le ton est effectivement celui du film. Parfois les plans sont des instantanés – c’est le cas des rencontre entre bourreaux, et de l’entretien avec la mère d’Houy – parfois ils sont le résultat d’un long travail – comme la séquence de la nuit par exemple qui a été très pénible à tourner. Il faut être attentif à ce qui s’y dit. On y apprend combien il est important de cacher la mort pour ne pas générer de panique. C’est pourquoi les prisonniers sont placés dans une baraque qui contient un générateur. Le bruit les empêche d’entendre les assassinats. À aucun moment du tournage nous ne sommes à l’abri d’une régression. Un jour par exemple, Houy est venu annoncer qu’il avait tué 1000 personnes. Je lui ai demandé comment il savait que ce n’était pas plutôt 999 ou 1001. Il m’a répondu qu’il voulait que cela cesse. J’ai compris que tout était à refaire.

Richard Rechtman
Ni les bourreaux ni les victimes ne sont véritablement déshumanisés. Il ne faut pas donner foi à la rhétorique totalitaire. Les coupables ne sont pas des monstres, au sens où ils ne sont pas plus sortis de l’humanité qu’ils n’ont réussi à authentiquement déshumaniser leur victime. Nous disposons de suffisamment de catégories pour les nommer sans utiliser celle des monstres.

Catherine Coquio
Le problème se pose sans doute différemment si l’on songe aux planificateurs, aux hauts responsables. Interroger Stangl comme le fait Gitta Sereny, ce n’est pas interroger les soldats de la Wehrmacht comme le fait Christopher Browning. Le film fait revenir au paradoxe de la banalité du mal : on rend possible le pire en obéissant à un ordre sans haine ni monstruosité personnelle, mais sous l’effet de la peur, de l’inertie, du néant de pensée. Mais il fait saisir aussi l’insuffisance de cette formule d’Hannah Arendt [4]. C’est la capacité d’obéissance illimitée, de surdité et de cécité au réel sous l’effet d’un discours devenu tout-puissant, qui fait que cette machine est bien monstrueuse, et nullement banale. Le problème est plutôt celui de la banalisation politique de cette monstruosité.

Public
Les tortionnaires disent n’avoir pensé à rien et semblent toujours ne penser à rien.

Rithy Panh
Je prends tout ce qu’il me donne. L’un d’eux a mal à la tête. C’est bien le symptôme d’une pensée.

Catherine Coquio
Mais les victimes font des cauchemars, pas les bourreaux. Les victimes continuent d’être torturées par le souvenir et le non-sens.

Rithy Panh
Donc la machine fonctionne bien. Elle a parfaitement vidé la mémoire des soldats pour leur faire croire ses mensonges. Les instruments croient encore qu’ils étaient dans la légalité. Ils vivent un effet de retour particulier, un saut de 25 ans. Il faut, comme le fait Nath avec son explication lexicale de différence entre ‘détruire’ et ‘tuer’, leur donner du sens. Cet homme est un grand homme.

Richard Rechtman
Il faut travailler à rétablir les faits, et l’histoire. Beaucoup peut être réparé. Il faut comptabiliser les vies arrêtées, et leur rendre dignité. Parfois les bourreaux font également des cauchemars, comme leurs victimes, cela n’enlève rien à leurs actes. L’éventuelle souffrance des tortionnaire ne les exonèrent pas de leur responsabilité, pas plus qu’elle ne rend leur actes plus compréhensibles.

Public
Vous refusez que votre film soit pièce au procès, mais vous proposez tout de même une sorte de reconstitution.

Rithy Panh
Ça a avoir avec ce qui sera dit au cours d’un procès, mais c’est d’un tout autre ordre. Les reconstitutions judiciaires sont forcément frontales. Ici beaucoup de choses se passent hors champs.

Jean-Claude Raspiengeas
J’aimerais que Catherine Coquio revienne sur les tentatives qui ont précédé S21.

Catherine Coquio
La confrontation entre le rescapé et le tueur est une chose si violente qu’elle est très rarement organisée et filmée. ON remarque que lorsqu’elle a lieu, c’est à l’initiative du survivant. Il y a deux exemples rwandais : dans un documentaire allemand, L’Assassin de ma mère, Bucholz montre une Rwandaise exilée demander à l’assassin de sa mère de «rejouer » son assassinat non seulement devant elle, mais sur elle. On sent que le film veut avoir une vertu thérapeutique, qui n’est pas celle que vise Rithy Panh. Dans les Blessures du Silence [5], entretiens que Yolande Mukagasana a menés avec des génocidaires rwandais emprisonnés à Kigali, en compagnie d’un photographe (qui joue alors un peu le rôle de tiers présent), elle interroge en particulier le meurtrier de ses enfants, qui nie. Son travail diffère de celui de Rithy en ce que ceux qu’elle questionne sont déjà en prison, qu’elle ne dispose que de quelques semaines. Et puis elle ne cache pas sa présence, elle fait au contraire entendre sa propre demande de justice et de vérité, voire son désir de pardon, qui est très étranger au désir de compréhension de Rithy Panh. Il en ressort essentiellement deux postures chez les tueurs : la négation et l’aveu, sous la forme d’une auto-accusation ressassante et violente, fortement empreint de christianisme.

D’autre part, il est essentiel que le travail de Rithy Panh se fasse en dehors de tout cadre judiciaire ou pénal, et même de toute perspective de justice : cette donnée propre au Cambodge, qui a rendu possible la rencontre entre Nath et les tortionnaires, détermine beaucoup de choses. Les criminels ne semblent pas se sentir menacés. Ils ne parlent pas non plus longtemps après un grand procès, comme ceux qu’interroge Lanzmann dans Shoah [6].

Il y a certains autres rapprochements à faire ici. Lanzmann se rendait aussi sur les lieux du crime. Et Rithy Panh, lorsqu’il fait mimer aux tueurs leurs gestes, met en scène ce que Lanzmann appelait une « fiction du réel ». Mais Lanzmann, qui n’est pas comme Rithy un survivant direct, n’organise pas de confrontation entre tueurs et rescapés : les deux univers restent entièrement séparés : seul lui fait le lien en faisant volontairement violence aux uns et aux autres, pour les faire parler dans deux directions différentes. Il veut montrer l’anéantissement : à travers le rescapé, il montre donc l’humanité détruite, et il ne cherche pas la trace d’humanité de l’ex-nazi : il veut au contraire en dire l’inhumanité radicale. La force de l’enquête, des deux côtés, tient dans la présence de l’interrogateur et la violence de l’interrogation, alors que Rithy Panh reste volontairement en retrait. Mais c’est justement ce retrait qui donne au film sa violence : nous ne sommes en rien guidés ni aidés, en dehors de la présence de Nath, sans laquelle le film nous livrerait à un pur désespoir, devant l’implacabilité de la machine tournant à vide et broyant les humains. S21 est véritablement une œuvre singulière.

Public
Les bourreaux sont-ils incapables de dire pardon parce qu’ils ne reconnaissent pas leur crime ou parce qu’ils refusent la posture du pardon ?

Rithy Panh
C’est compliqué. Au bout de trois ans, certains disent « j’ai honte ». Il faudrait qu’ils parlent pour comprendre. La protection sous la figure du bon soldat est terrible pour les victimes. Certains croyaient profondément à une ligne idéologique. D’autres ne comprennent pas comment ils en sont arrivés là. Celui qui est le plus cultivé, et qui a torturé jusqu’à deux ou trois jours avant la chute des Khmers Rouges, arrive plus facilement à dire ‘pardon’ que le gamin embrigadé de force à 11 ans…

Public
Avez-vous pu interroger Dutch et Chan ?

Rithy Panh
Chan a refusé de parler, et je n’ai pas voulu pratiquer la caméra cachée. Dutch est aux mains des autorités, qui ne veulent pas me laisser lui parler avant qu’il soit jugé, ce qui est bien normal (mais il est un peu âgé, alors …).

Public
La religion a-t-elle une importance quelconque ?

Rithy Panh
Aucune. Il ne faut pas mélanger idéologie et religion. Le boudhisme n’a rien à voir là-dedans. Dutch s’est d’ailleurs fait baptiser.

Richard Rechtman
Certains anciens Khmers Rouges ont-ils encore peur des dirigeants qui sont toujours vivants ?

Rithy Panh
La peur est ancrée, une fois ressentie par la victime. Elle sert également de prétexte aux bourreaux. Il faut pourtant souligner le courage de ceux qui parlent. Il faudrait 1000 ans pour juger tout le monde. Nous disposons de 3 ans. Filmer consiste alors à participer au travail de mémoire qui ne pourra être satisfait par la justice, pour que tous parlent. La parole, très difficile pour moi, aide à supporter.

Public
Les intervenants du film l’ont-ils vu ?

Rithy Panh
Non. Nath va le voir. J’avais prévu de ne pas revoir les autres, mais bon, ça va être compliqué. Il va pourtant falloir leur montrer.

 


Biblio-Filmographie

Arendt, Hannah, Eichmann à Jérusalem, trad. par Anne Guérin, Gallimard, Folio histoire, Paris, 1999 [1966]
Coquio, Catherine (dir.) par, Parler des camps, penser les génocides, Albin-Michel, 1999
Hatzfeld, Jean, Une Saison de machettes, récits, Seuil, « Fiction et Cie », Paris, 2003
Lanzmann, Claude, Shoah, Folio, Paris, 1997 [Fayard, 1985]
Mukagasana, Yolande, Les Blessures du Silence, Témoignages du génocide au Rwanda, Actes Sud, Paris, 2001 (avec des photographies de Alain Kazinierakis).
Panh, Rithy et Chameau Christine, La Machine khmère rouge, Flammarion, Paris, 2003.
Panh, Rithy, Bophana, une tragédie cambodgienne, 1996.
Panh, Rithy, S21, La machine de mort khmère rouge, prod. Ina, Arte, 2003
Rechtman, Richard, « Produire du témoignage : à propos de S21 de Rithy Panh » in L'Histoire trouée : négation et témoignage, dir. par Catherine Coquio, L'Atalante, 2004.


NOTES


[1] Panh, Rithy et Chameau Christine, La Machine khmère rouge, Flammarion, Paris, 2003.

[2] Panh, Rithy, Bophana, une tragédie cambodgienne, 1996.

[3] Contrairement à ce qui se passe dans le recueil de témoignages de tueurs rwandais publié par Jean Hatzfeld sous le titre Une Saison de machettes, récits, qui n’était pas sorti encore au moment du débat.
(Note de C. Coquio).

[4] Voir par exemple Eichmann à Jérusalem, trad. par Anne Guérin, Gallimard, Folio histoire, 1999, Paris, 1966.

[5] Mukagasana, Yolande, Les Blessures du Silence, Témoignages du génocide au Rwanda, Actes Sud, Paris, 2001 (avec des photographies de Alain Kazinierakis).

[6] On peut se reporter au texte du film : Lanzmann, Claude, Shoah, Folio, Paris, 1997 [Fayard, 1985].