Ce livre, consacré aux méthodes de guerre et de
gouvernement pratiquées par l’Etat français, de la « pacification »
de l’ancienne Régence d’Alger à la guerre d’Algérie, s’inscrit
dans le sillage de plusieurs œuvres qui, en Europe, ont balisé
l’effort de réflexion généalogique sur la violence génocidaire
: les Origines du totalitarisme de Hannah Arendt, qui,
on s’en souvient, commençait par un volume consacré à « l’impérialisme »
européen au XIXème siècle ; le Foucault de la « biopolitique »
prolongé par « l’état d’exception » de Giorgio Agamben ;
enfin le « récit » de Sven Lindqvist, « Exterminez
toutes ces brutes ». L’Odyssée d’un homme au cœur de la
nuit et les origines du génocide européen (1992).
Le propos n’est pas en effet d’étudier le chemin qui mène de
la colonisation à l’extermination, mais de saisir combien « l’extermination »
comme mode de conquête était déjà placée par les acteurs au centre
de leurs pratiques guerrières, au XIXe siècle, et comment ce phénomène prépara les
formes raciales de violence totalitaire et génocidaire au siècle
suivant. L’enquête, axée sur certaines continuités idéologiques
et techniques, sans préjudice des singularités historicopolitiques
soigneusement rappelées, place son étude transversale au long cours
sous l’autorité à la fois de Marc Bloch et de Foucault : ceci
afin de justifier, d’une part, ses allers-retours d’un siècle à
l’autre entre la conquête et la guerre d’Algérie, ainsi que ses
déplacements géographiques (Afrique de l’ouest, Nouvelle-Calédonie,
Indochine), et, d’autre part, la « dédipliscinarisation »
qui préside à la diversité de son corpus, à la fois juridique,
politique, littéraire et « scientifique ». L’auteur,
qui s’est précédemment illustré dans le registre de l’histoire
philosophique par un essai sur la haine (Haine(s). Philosophie
et politique, PUF, 2002), et dans celui de la critique politique
en éditant Le 17 octobre 1961 : un crime d’Etat à Paris (La
Dispute, 2001), procède ici davantage en historien des textes,
mais en allant contre un « ordre du savoir » entendu
comme administration de « cantons ».
C’est du contenu même des discours étudiés qu’il tire ses concepts,
travaillant à articuler ici les « questions coloniales, sociales
et pénales ». L’originalité de cette contribution à l’étude
de l’histoire coloniale consiste dans le défrichage minutieux d’un
corpus hétéroclite, quoiqu’essentiellement français, qui va, sur
plus d’un siècle, de l’ouvrage d’érudition au débat d’assemblée,
en passant par l’essai politique (Tocqueville, Marx), le dictionnaire
et le manuel pédagogique, les rapports d’administrateurs coloniaux,
les textes de législation et de législateurs, les traités et mémoires
de hauts militaires (Bugeaud, Saint-Arnaud, Montagnac). L’intégration
de propos d’écrivains, de Théophile Gautier à Céline en passant
par Sainte-Beuve, Renan et Zola, anime ce corpus d’une manière
souvent frappante – ainsi lorsqu’on voit Lamartine déclarer que
l’idée d’abandonner Alger serait « antinationale et antihumaine »,
Maupassant justifier la disparition d’un peuple oisif et sodomite,
et Loti faire rêvasser ses lecteurs au péril vénérien des Kasbahs
d’Alger, et recommander pour les « indigènes » l’atroce
« supplice du sel », dans tel roman dédié au ministre
de la France au Maroc.
Cette fouille des textes fait ainsi en partie pour la France
ce que fit Lindqvist avec l’Angleterre et l’Allemagne. Comme
chez celui-ci d’ailleurs - mais sans sa lecture de l’ethnologie
naissante, ni surtout sa scénographie implacable - ce livre
est placé sous le signe de Conrad, offert en modèle de clairvoyance
dans le domaine d’une réalité coloniale à « regarder de près »
à rebours des discours civilisateurs. Mais c’est l’exclusive réalité
des textes que l’enquête regarde ici à la loupe, à la
recherche d’un objet qui relève clairement, en dernier ressort,
du monstre moral : à travers les modes de banalisation de
la haine et du meurtre de l’autre, - ici « l’Arabe »
paresseux, féroce et vicieux - il vise ce que Conrad appelait le
« démon flasque » de la « sottise rapace ».
Inlassablement, texte après texte, l’auteur dit la centralité et
la normalité d’époque, devenue pour nous stupéfiante –
mais faut-il encore tant s’étonner ? - de jugements et comportements
résolument clivés : entre un régime de droit et un
régime de force respectivement appliqués aux citoyens
français et aux « indigènes » au sein d’une seule et
même « République ».
Comme la cité athénienne avait inventé la démocratie au prix
de l’esclavage, comme les Lumières fabriquèrent les « droits
de l’homme » sans discuter le Code noir, la République française
exclut les « indigènes » de l’espèce vouée au droit :
la puissance coloniale en elle, rivée à l’impératif indiscuté de
domination, fit du « système exterminateur » (Gasparin)
une pratique autorisée, tout au plus discutée, comme dans la contre-utopie
de Swift, au titre d’objet de débat démocratique. Ses
adversaires, les « philanthropes », pénétrés comme les
autres de la mission « civilisatrice » des Européens,
ne remettaient en cause que les formes trop cruelles de cette domination,
jugées inutiles voire dangereuses : le danger étant, comme
le dit A. de Gasparin dès 1835, de contracter les « mœurs
de la barbarie » en procédant ainsi avec nos « ennemis ».
Mais si les contemporains furent frappés de la forme exceptionnelle et spéciale que
prit la guerre de conquête en Algérie, c’était la plupart du temps
pour la justifier. Le fait s’impose en tout cas, à la lecture de
ces documents accablants, que les pratiques guerrières liées à
la conquête coloniale française – enfumades de tribus, mutilations
en chaîne, organisation des razzias, « cheptellisation »
des populations déplacées – formèrent un système guerrier sui
generis : né d’un processus de « brutalisation »
volontaire, il brisait avec le droit de la guerre hérité en détruisant
la distinction entre adversaire armé et population civile, et engendra
un « tournant anthropologique » majeur dans le traitement
infligé aux cadavres (parfois utilisés à des fins industrielles)
et aux sépultures (violées à des fins de labour ou de construction).
L’argument de cette « guerre totale » était une nécessaire
guerre des races reposant, chez certains Républicains d’Afrique
(E. Bodichon), sur un véritable eugénisme racial, où l’auteur reconnaît
le premier ancêtre français des notions nazies d’ « espace vital »
et de « vie sans valeur ».
Or ce système, qui pourtant programme la haine au long cours
du colonisé, se sait et se dit sans fin. Une fois la conquête
acquise, la politique coloniale ne peut être que la guerre
continuée par d’autres moyens, la « guerre perpétuelle » (Cavaignac),
qui justifie la centralisation des pouvoirs aux mains du gouverneur
et la militarisation de la société. La conjonction du racisme d’Etat
et de l’état d’exception donne lieu au « Code de l’indigénat »,
qui, en marge du glorieux Code civil français, et en pleine période
« libérale » (1881), prend le relais républicain du Code
noir, et, comme dit l’auteur, « scelle les noces singulières de
l’état d’exception permanent et de la République ». L’analyse
de ce texte, « monstruosité juridique » aux dires même
de ses partisans, et la mise en lumière de son « refoulement »
aux marges à la fois de l’histoire de la colonisation et de l’histoire
du droit, sont un des précieux apports du livre. Les lois relatives
à « l’amende collective » et au « séquestre »
des biens prolongent la pratique des razzias et des représailles
collectives ; le réseau serré des interdits et obligations,
souvent absurdes, imposés aux Algériens compose un système d’arbitraires
destiné à pérenniser la domination sous la forme d’une terreur
larvée. La lecture des parties juridiques du Code de l’indigénat
fait penser au Kafka de la Colonie pénitentiaire - avec
un important trait de parenté latéral : le silence de l’accusé,
dont le livre est du reste le reflet : la parole de l’Algérien
en est, par force et par choix, pratiquement absente. De ce point
de vue, le témoignage un moment cité de Cherif Benhabilès, L’Algérie
française vue par un indigène, en 1914, mériterait à lui seul
un gros-plan et une réédition.
L’argument
de l’exception engendra ainsi la banalisation de
formes de guerre et de d’arbitraire qui, efficacement codifiées,
feront fortune plus tard, y compris sur le continent. Au XIXe
siècle, cette banalisation du mal avait une fonction politique
claire : au-delà d’affirmer dans le monde,
face à l’inquiétant Empire britannique, la grandeur de l’Etat français, il
s’agissait d’éviter, par la « guerre coloniale », la « guerre
sociale ». Car comme le disait Renan en 1871, « une nation qui ne
colonise pas est irrévocablement vouée au socialisme ». Telle avait été
la leçon tirée de juin 1848, où face à l’insurrection ouvrière, le spectre
de la « guerre civile » avait justifié d’employer les « moyens
algériens » et, « en plein Paris, (de) faire la guerre comme en Algérie »
(Engels).
Au XXe siècle, c’est la pratique de l’internement administratif,
installée dans tout l’empire, qui sera « rapatriée »
en métropole, comme on sait, à l’encontre des étrangers « indésirables »
parqués dans des « camps spéciaux » à la veille de la
seconde guerre mondiale, puis des Juifs sous Vichy. Il est intéressant
de suivre le parcours de tel serviteur de Pétain venu de la « Coloniale » :
ainsi ce Papon avant la lettre qu’est Marcel Peyrouton, résident
général au Maroc et en Tunisie, décida en 1934, lors du mouvement
destourien, la déportation des « Arabes » dans le sud
du pays, puis, devenu Ministre de l’Intérieur de Pétain, corédigea
le statut des Juifs en octobre 1940, abrogea peu après le « décret
Crémieux », qui avait naturalisé en 1870 les « Israëlites »
d’Algérie, et veilla à ce que la purge des institutions françaises
se fasse aussi en Algérie.
Par ce type de repérages, le livre contribue ainsi à faire mieux
comprendre ce que G. Noiriel a appelé les « origines républicaines
de Vichy ». C’est quelque chose comme l’enfer de la République qui
nous est présenté. Pour ce faire l’auteur a choisi de fouiller,
en contrepoint des utopies de la « République coloniale »,
récemment analysées par N. Bancel, P. Blanchard et F. Vergès (La
République coloniale. Essai sur une utopie, Albin-Michel,
2003), les idéologies et pratiques de « l’Etat colonial »
comme « Etat racial » et prétotalitaire. Il était nécessaire
que cet enfer colonial français émerge avec une telle netteté.
Il serait utile à présent que le contrepoint devienne convergence,
et que l’étude de l’enfer et celle de l’utopie tentent de s’écrire
ensemble : montrant combien le « bien » que put
faire l’idéalisme en la matière a pu non « compenser »
le mal infligé, mais bien compliquer la relation coloniale,
non seulement au sein des institutions, mais de chaque individu
concerné. D’où encore l’intérêt d’entendre et de lire à présent
les Algériens : non plus ceux qui subirent la conquête, dont
le témoignage est irrémédiablement absent, mais ceux qui vécurent
et vivent encore à la fois, dans la guerre et la paix, le mélange
de vie commune et de tort absolu qu’aura été la domination coloniale.
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