Je tiens à préciser dans
quel esprit j'ai accepté
d'intervenir ici. C'est aussi une façon de réfléchir
sans doute sur le sens de cette réunion consacrée
à la situation en Côte d'Ivoire depuis notre
observatoire de Paris.
Je travaille sur l'histoire de l'Afrique, mais je ne suis
pas spécialiste de la Côte d'Ivoire, même
si j'ai rencontré des historiens ivoiriens, étudiants
ou collègues. Je ne propose pas ici une expertise
en
"résolution de conflit", une spécialité
à l'égard de laquelle je suis d'ailleurs
sceptique quand j'observe les conflits de l'Afrique centrale
et nombre de ceux qui se découvrent experts en la
question. C'est dire aussi que je n'ai pas d'opinion a
priori sur la valeur respective des différents partis
politiques ivoiriens, encore moins sur les mérites
respectifs de leurs leaders. Je ne suis fasciné a
priori par aucun ni en bien ni en mal.
Le sens de mon intervention, dans cette rencontre, juste
avant l'extraordinaire spectacle réalisé par
nos amis belges et rwandais sur le génocide de 1994
au Rwanda, c'est d'exprimer publiquement une inquiétude.
L'expression de cette inquiétude et la volonté
de contribuer à une réflexion collective
dans notre pays se légitime à plus d'un titre
:
- rien de ce qui se passe aujourd'hui dans
le monde ne nous est étranger
.
- l'implication de la France en Afrique reste trop évidente
pour que l'opinion publique ne se fasse pas entendre
.
- le souvenir de ce qui s'est passé a Rwanda il
y a 8 ans (et au Burundi aussi ces dernières années)
et les reproches adressés rétrospectivement
à notre pays quant à son aveuglement ou à
sa complicité face à ce qui s'est passé
dans ce pays restent trop cuisants pour qu'aujourdhui
on puisse se taire si l'on pressent une menace analogue
dans un autre pays d'Afrique. (voir les articles de Politique
Af ricaine depuis deux ans, par exemple le numéro
spécial de juin 2000 sur "l'ethnonationalisme")
.
- Enfin beaucoup de Français ont des amis ivoiriens,
ils perçoivent la tension, la crispation, l'angoisse,
qui s'emparent de tous,et le rôle des amis n'est-il
pas d'aider à réfléchir ensemble
plus que d'applaudir ou de vitupérer ?
Trois grands motifs d'inquiétude apparaissent sur
une situation dont la Côte d'Ivoire n'est pas la
seule à
souffrir et qui peut s'étendre à beaucoup
d'autres pays de la région:
l'installation d'une situation de guerre civile,
avec des chefs de guerre, des militaires ou des gendarmes
persuadés d'avoir raison au bout des fusils, et
d'avoir tous les droits, les inévitables implications étrangères,
en général officieuses et maffieuses, ses
milices, les dérives contre les civils, et d'une
manière générale la prise en otage
de toutes les populations civiles, traitées comme
autant de boucliers humains, ou, pire, de boucs émissaires
: en guerre civile, les victimes sont autres que les cibles
politiques.
la montée en puissance de propagandes haineuses
orchestrées par les grands médias modernes
(presse, radios, télévision), entretenant
la xénophobie et la haine de l'autre sur base de
sa langue, de sa religion, de son allure extérieure
: haines d'autant plus aisées
à cultiver que des masses de jeunes désoeuvrés
ou tout simplement de gens appauvris par la crise économique
sont promptes à adhérer à ce type
de propagandes et à en profiter aussi pour piller.
Le génocide du Rwanda a notamment mis en valeur
la responsabilité
immense de la mise en condition des populations permettant
de multiplier le nombre des gens prêts à tuer.
Un procès est en cours à Arusha contre les
responsables de ces médias. La question de la responsabilité
des intellectuels et des cadres qui prennent le risque,
depuis leurs bureaux, d'attiser la haine de pauvres contre
d'autres pauvres est aujourd'hui posée au niveau
international. On sait qu'il y a des mots qui préparent
des morts. Il faudrait que ces responsables sachent qu'ils
n'écrivent et ne parlent pas impunément.
le recours croissant à des idéologies de
haine fondées sur l'identification primordiale des
gens en termes d'hérédité et d'origines,
c'est à dire non pas l'affirmation des personnalités
culturelles ou ethniques comme parties prenantes d'une
diversité
respectable (il n'est pas question de "nier les ethnies")
, mais :
- la mise en demeure de fonder sa place dans la société
et son rôle politique en termes prioritairement ethniques
et avec des définitions culturelles et physiques
qui font alors de l'ethnisme un authentique racisme (contre
ceux qui parlent comme cela, qui portent tel nom, qui portent
tels habits, qui ont tel physique). De ce moint de vue "l'ivoirité",
apparemment récente, plonge ses racines dans les
clichés de la raciologie "africaniste" du
début du XXe siècle, opposant comme des sespèces
différentes les "paléo-nigritiques forestiers" et
les "soudaniens" (voir les ouvrages sans cesse
réédités de Seligman ou de Baumann &
Westermann).
- la réduction de toute la vie politique en un
antagonisme binaire focalisé sur un ennemi
unique, porteur de tous les maux, défini
comme un Autre radical,
étranger, une partie de la population étant érigée
"autochtone" et seule citoyenne de plein droit,
les autres devenant donc comme étrangers dans leur
propre pays, les vrais et les faux nationaux, les "de
souche" et les allogènes. Une machine infernale
qui conduit au pire, un piège terrible.
Une emarque s'impose en conclusion : cette tentation idéologique
que j'ai analysée pour la région des Grands
lacs en termes de "nazisme tropical" en avril
1994 (dans Libération, développé plus
tard dans Vingtième siècle) développe
des masques pour se justifier ou se rendre présentables
sur la scène internationale, notamment et simultanément
:
- le cliché ethnographique, le caractère
pseudo "naturel" des oppositions, avec prière
de les respecter comme des singularités culturelles
et de sa taire en tant qu'étrangers à cette
culture : passez, il n'y a rien à voir !
- le populisme combinant identification ethnique
et identification sociale, opposant des masses populaires à
des féodalités ou à des réseaux
dominants dans le commerce , la politique, etc., un populisme
qui a abusé les meilleurs dans la région
des Grands lacs (démocrates chrétiens ou
socialistes), alors qu'en Europe nous percevons bien le
piège de ce double langage (on connaît les
arguments de l'antisémitisme de gauche depuis le
19e siècle) : l'exotisme de la situation rend comme
invisibles des options bien connues hors d'Afrique : admirez
c'est la démocratie en marche !
Nous concluons donc par une invitation aux Ivoiriens,
et d'abord, ici, aux Français concernés à des
titres divers par ce pays (associations, médias),
celle de se poser des questions, d'ouvrir les yeux et de
tendre les oreilles, et d'aider à trouver des issues
qui ne soient pas de façade, permettant de sortir
d'un piège qui est tendu à toute l'Afrique
(et au delà) à
notre époque.
Jean-Pierre Chrétien, historien.
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