Le titre que nous avons choisi pour cette table-ronde
est emprunté
à celui que Benjamin Sehene a donné au livre
où
il a témoigné de l'état de son pays
lorsqu'après un exil ougandais, il y est revenu
peu après le génocide rwandais, en 1994.
Au chapitre du même titre, "Le piège
ethnique", on trouve ces lignes :
"L'ethnisme suppose que "l'autre" soit
différent. Pourtant, je ne me suis jamais senti
différent des Hutus rencontrés à Kigali;
au contraire, je ne cessais de découvrir combien
nous étions semblables, non seulement parce que
nous parlions la même langue, mais aussi par le
fait de partager les mêmes récits traditionnels,
avec les mythes et héros communs qui illustraient
nos souvenirs. Mais hélas, une poignée
d'hommes politiques a réussi à transformer
un mythe ethnologique en une telle haine raciale, et
nous nous retrouvions maintenant comme des étrangers
venus de pays complètement différents"(1).
Au Rwanda, le "mythe ethnologique" - celui du
Tutsi "hamite"
et du Hutu "Bantou" - était vieux d'un
siècle et demi, et il était d'importation
européenne (2). L'"ivoirité",
elle, est une fable de création récente et
interne.
Ce récit des origines, fabriqué par deux
hommes de "science", a été commandité,
consacré
et récompensé par un homme d'Etat : Pierre
Kipré, historien, et Niangoran Boua, anthropologue,
ont posé
les concepts d'"ivoirité de circonstance" et
d'"ivoirité
de souche" ou "multiséculaire" -
qui ont fait parler
à Henri Konan Bédié, président
successeur d'Houphouet-Boigny en 1993, de "nouveau
contrat social".
Un piège, si l'on en croit le dictionnaire, désigne
trois choses :
- un dispositif, un engin destiné à prendre
les animaux, ou à les attirer à proximité
du chasseur (1)
- un artifice employé pour mettre quelqu'un dans
une situation périlleuse ou désavantageuse
(2)
- une difficulté qui a quelque chose d'insidieux
(3)
1. Le dispositif est ici la fable mythique sur l'origine,
qui finit par s'inscrire trois fois :
- dans une constitution en juillet 2000 - celle
de la Deuxième République de Côte
d'Ivoire - produisant des incohérences juridiques
insolubles (3)
- sur la carte d'identité dite "sécurisée",
infalsifiable
- enfin dans le fichier que rend nécessaire
la "politique d'identification nationale" programmée
en avril 2002.
Cette évolution suppose la présence d'un
autre gros engin, où le récit s'écrit
différemment, en lettres de feu et métaphores
stimulantes : la presse, haut-parleur et caisse
de résonance pour les discours de stigmatisation
et de haine raciales, dont on connaît la formidable
capacité de diffusion et de contagion, sous forme
de passage à l'acte.
2. On connaît bien le "quelqu'un" que "l'artifice" employé
met dans une "situation périlleuse ou désavantageuse"
: le dispositif de l'ivoirité était destiné
à exclure du jeu électoral et politique Alassane
Ouattara, qui a incompréhensiblement signé cette
constitution - par calcul, mauvais semble-t-il.
3. Une "difficulté" particulièrement "insidieuse"
a été infligée par là à toute
une population : "l'impasse ivoirienne" (4) est
celle où s'engage tout discours identitaire, mais
elle est particulièrement labyrinthique, asphyxiante
et absurde. L'impératif de l'appartenance de "souche"
force une population entière à prouver son
identité
ivoirienne en se référant à son village,
non pas natal, mais ancestral : il s'agit de faire la preuve
de l'origine ivoirienne, dès lors qu'il faut remonter
aux années qui précèdent l'indépendance,
c'est faire la preuve de l'appartenance à certaines
tribus d'avant la nation. Il y a donc une flagrante contradiction
au coeur d'un dispositif censément démocratique.
Il n'est pas étonnant que les coups d'Etat se multiplient
sur fond d'un tel vice de fond, qui organise l'exclusion
au coeur des institutions et dans la vie de chaque individu.
Michel Foucault écrivait, dans La Volonté
de savoir : "L'homme, pendant des millénaires,
est resté ce qu'il était pour Aristote :
un animal vivant, et de plus capable d'une existence politique;
l'homme moderne est un animal dans la politique duquel
sa vie d'être vivant est en question".
L'homme n'est donc pas un animal politique. La politique
n'est pas une donnée mais un possible : malgré la
vie prise au piège de sa politique, l'homme moderne
a, lui aussi, la capacité d'une réelle existence
politique. Mais qu'est-ce au fond qu'exister politiquement?
Lorsque Hannah Arendt se posa cette question, en 1950,
elle se donna deux réponses :
1. La politique repose sur le fait de la "pluralité"
humaine - ignorée par la philosophie qui, ne s'intéressant
qu'à l'Homme, s'est toujours trompée sur
ce qu'était la politique.
2. La politique traite de la communauté et de la
réciprocité
d'êtres différents. Cette différence
est de deux genres : la diversité relative des peuples,
nations et races; la diversité absolue de chaque
homme par rapport aux autres.
La politique, donc, "organise d'emblée des êtres absolument différents
en considérant leur égalité relative et
en faisant abstraction de leur diversité relative".
A l'inverse, que se passe-t-il ou que s'est-il passé
lorsque la politique n'existe plus?
Deux phrases résument la réponse de Arendt
:
"La ruine de la politique résulte
du fait que les corps politiques se développent à
partir de la famille. Ici se trouve déjà sous-entendu
ce qui va devenir un symbole dans l'image de la Sainte-Famille,
à savoir l'opinion selon laquelle Dieu n'a pas tant
créé
l'homme qu'il a créé la famille".
"Les familles sont fondées à
l'image de refuges, de solides châteaux forts, dans
un monde inhospitalier et étranger dans lequel dominent
les affinités fondées sur la parenté.
Ce désir d'affinités conduit à la
perversion principielle du politique parce qu'il vient
supprimer la qualité
fondamentale de la pluralité" (5).
La "perversion principielle du politique" provient
des pouvoirs d'une métaphore : celle de la parenté,
transposée dans le domaine de l'action politique.
Il y a malentendu principiel lorsque le discours de la
famille prend l'habit démocratique, lorsqu'un Président
de la République, qui se dit légitimement élu,
met en place une politique d'exclusion ethnique.
Le malentendu augmente lorsque ce Président se
dit socialiste.
Qu'est-ce qu'une politique d'identification "nationale" qui
se dit "socialiste"? Mauvaise alliance de mots,
de mauvaise mémoire.
Que signifie faire détruire des quartiers précaires
pour quelqu'un qui a été élu sur un
programme de lutte contre la pauvreté? Car qu'il
s'agisse d'en finir avec des caches d'armes ou de continuer
la chasse au Burkinabé, tous ces gens se retrouvent à la
rue.
Le pouvoir ivoirien, pris dans ces contradictions , a
créé
sciemment des citoyens de seconde zone, sans papiers, sans
terre et sans droit.
Ces contradictions ne sont pas seulement le résultat
de l'exercice d'un pouvoir. Certaines, parmi elles, étaient
déjà visibles lorsque Laurent Gbagbo, à
l'époque où il était un militant socialiste,
riposta à Houphouët-Boigny, qui recommandait
le vote des étrangers, qu'il s'opposait à ce
rassemblement d'un "bétail électoral".
Le terrain miné d'une démocratie ethnique
est forcément le terreau de frustrations chroniques,
qui engendrent un cycle de violences et contre-violences
de moins en moins politiques et de plus en plus ethniques.
A l'horizon, il y a la perte de toute légitimité politique,
proportionnelle à la légitimation de la violence,
et qui ôte tout sens aux propos ecclésiastiques
du discours à la nation de Gbagbo le 21 septembre
2002 : "Il faudra mettre d'un côté ceux
qui sont pour la démocratie et la république,
et d'un autre côté, ceux qui sont contre la
démocratie et la république". On comprend
presque que le Président
élu en appelle à la grâce de Dieu.
Derrière les combats militaires entre deux armées -
qui ont fait chercher les vrais visages des rebelles masqués
dans le western quotidien que jouait ici la presse - il
y a des pogromes contre une population.
En novembre 2002, on parlait de 300 morts à Abidjan,
et de 100 morts à Daloa. Le risque de violence interethnique
généralisé s'est accentué depuis.
Mais au risque de guerre civile s'ajoute le risque majeur
que constitue la simple gouvernance d'un Etat lorsque s'y
installe le désir d'en finir avec l'autre. Derrière
la guerre civile, lorsque cette guerre tend à devenir
une guerre des races, il peut alors y avoir un génocide.
Du fait de l'implication d'Etats voisins, le danger semble
être plutôt celui d'une extension régionale
de la guerre civile. La dernière question à poser,
puisque nous sommes à Paris, est alors celle-ci
: que fait la France dans ce piège?
La France semble à son tour être prise au
piège : celui de son rôle de tampon, qui lui
a fait sans doute limiter les dégâts, mais
qui n'a rien pu résoudre sur le plan politique.
Celui de ses hésitations. Mais entre quoi et quoi
hésite-t-elle au juste ?
- entre deux régimes, c'est-à-dire entre
deux légitimités brouillées ?
- entre deux pays, Côte d'Ivoire et Burkina Faso,
auxquels elle est liée par les mêmes accords
de défense militaire (1961), qui, rappelons-le,
sont en partie secrets, et n'ont pas voulu être
assumés pleinement ici ?
- entre deux rôles, ou deux modes d'ingérence,
et finalement deux conceptions de la Françafrique
? C'est-à-dire entre deux conceptions d'un autre
mythe ?
Car la Côte d'Ivoire est après tout le pays
où
est né le mot, dans la bouche d'Houphouët-Boigny
: la "Françafrique", autre mythe, est
peut-être le piège par quoi tout a commencé,
pour les Ivoiriens comme pour les Français. L'onctuosité du
mot à
l'origine supposait l'idée d'un rapport fusionnel,
familial, voire amoureux, entre l'ex-colon et l'ex-colonisé,
qui cachait un rapport d'intérêts.
Ce langage a du reste été utilisé il
y a peu par le Ministère de la Défense ivoirien,
qui, pour rattraper un dérapage antichiraquien dans
la presse, a parlé de "dépit amoureux".
Telle est la glu dans le piège.
Faut-il, pour sortir du piège, en appeler comme
le faisait H. Arendt encore, à la croyance raisonnable
au "miracle"
en politique, à la "transcendance démontrable
de chaque commencement"?
Pour finir je citerai plutôt ces lignes où Bernard
Dreano, concluant un texte intitulé "Piège
d'Ivoire", cherchait les "facteurs de paix" dans
une "autre Afrique" :
"Les forces de la société civile
qui s'opposent au déchirement ethnique existent
sur le terrain, mais sont actuellement faibles et peu audibles,
plus faibles qu'en Bosnie en 1991 par exemple et là justement
l'intervention militaire extérieure a été
conduite d'une manière qui n'avait pas pour objet
d'élargir leur capacité d'action. Mais ces
forces existent et ont un écho qui ne se limite
pas au seul territoire ivoirien. La question concerne en
effet toute la région et les protagonistes ne se
limitent pas aux chefs ivoiriens (Gbagbo, Ouatarra, Bédié et
les inquiétants personnages qui vont surgir dans
la crise actuelle) ni aux dictateurs comme Compaoré et
Eyadéma. L'autre Afrique existe tout autant, à travers
des artistes, des intellectuels, des militants des organisations
de droits de l'homme, des groupes de femmes, etc... et
même de certains leaders politiques. C'est à celle-là que
nous devons apporter notre concours, c'est celle-là qui
doit faire qu'il y ait assistance aux peuples en danger
et non opération de police néo-coloniale".
Catherine Coquio.
Présidente d'Aircrige.
Maître de conférences à Paris IV.
Notes :