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Côte d'ivoire, le piège ethnique

Par Catherine COQUIO. Texte prononcé à l'occasion de la table-ronde organisée par Aircrige et Survie à la Villette le samedi 9 novembre 2002, en collaboration avec Prévention-Génocides - L'Association pour la Défense de la Démocratie et des Libertés en Côte d'Ivoire - Cedetim - Mouvement Ivoirien des Droits de L'Homme.

Le titre que nous avons choisi pour cette table-ronde est emprunté à celui que Benjamin Sehene a donné au livre où il a témoigné de l'état de son pays lorsqu'après un exil ougandais, il y est revenu peu après le génocide rwandais, en 1994. Au chapitre du même titre, "Le piège ethnique", on trouve ces lignes :

"L'ethnisme suppose que "l'autre" soit différent. Pourtant, je ne me suis jamais senti différent des Hutus rencontrés à Kigali; au contraire, je ne cessais de découvrir combien nous étions semblables, non seulement parce que nous parlions la même langue, mais aussi par le fait de partager les mêmes récits traditionnels, avec les mythes et héros communs qui illustraient nos souvenirs. Mais hélas, une poignée d'hommes politiques a réussi à transformer un mythe ethnologique en une telle haine raciale, et nous nous retrouvions maintenant comme des étrangers venus de pays complètement différents"(1).

Au Rwanda, le "mythe ethnologique" - celui du Tutsi "hamite" et du Hutu "Bantou" - était vieux d'un siècle et demi, et il était d'importation européenne (2). L'"ivoirité", elle, est une fable de création récente et interne.

Ce récit des origines, fabriqué par deux hommes de "science", a été commandité, consacré et récompensé par un homme d'Etat : Pierre Kipré, historien, et Niangoran Boua, anthropologue, ont posé les concepts d'"ivoirité de circonstance" et d'"ivoirité de souche" ou "multiséculaire" - qui ont fait parler à Henri Konan Bédié, président successeur d'Houphouet-Boigny en 1993, de "nouveau contrat social".

Un piège, si l'on en croit le dictionnaire, désigne trois choses :

  • un dispositif, un engin destiné à prendre les animaux, ou à les attirer à proximité du chasseur (1)
  • un artifice employé pour mettre quelqu'un dans une situation périlleuse ou désavantageuse (2)
  • une difficulté qui a quelque chose d'insidieux (3)

1. Le dispositif est ici la fable mythique sur l'origine, qui finit par s'inscrire trois fois :

  • dans une constitution en juillet 2000 - celle de la Deuxième République de Côte d'Ivoire - produisant des incohérences juridiques insolubles (3)
  • sur la carte d'identité dite "sécurisée", infalsifiable
  • enfin dans le fichier que rend nécessaire la "politique d'identification nationale" programmée en avril 2002.

Cette évolution suppose la présence d'un autre gros engin, où le récit s'écrit différemment, en lettres de feu et métaphores stimulantes : la presse, haut-parleur et caisse de résonance pour les discours de stigmatisation et de haine raciales, dont on connaît la formidable capacité de diffusion et de contagion, sous forme de passage à l'acte.

2. On connaît bien le "quelqu'un" que "l'artifice" employé met dans une "situation périlleuse ou désavantageuse" : le dispositif de l'ivoirité était destiné à exclure du jeu électoral et politique Alassane Ouattara, qui a incompréhensiblement signé cette constitution - par calcul, mauvais semble-t-il.

3. Une "difficulté" particulièrement "insidieuse" a été infligée par là à toute une population : "l'impasse ivoirienne" (4) est celle où s'engage tout discours identitaire, mais elle est particulièrement labyrinthique, asphyxiante et absurde. L'impératif de l'appartenance de "souche" force une population entière à prouver son identité ivoirienne en se référant à son village, non pas natal, mais ancestral : il s'agit de faire la preuve de l'origine ivoirienne, dès lors qu'il faut remonter aux années qui précèdent l'indépendance, c'est faire la preuve de l'appartenance à certaines tribus d'avant la nation. Il y a donc une flagrante contradiction au coeur d'un dispositif censément démocratique.

Il n'est pas étonnant que les coups d'Etat se multiplient sur fond d'un tel vice de fond, qui organise l'exclusion au coeur des institutions et dans la vie de chaque individu.

Michel Foucault écrivait, dans La Volonté de savoir : "L'homme, pendant des millénaires, est resté ce qu'il était pour Aristote : un animal vivant, et de plus capable d'une existence politique; l'homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en question".

L'homme n'est donc pas un animal politique. La politique n'est pas une donnée mais un possible : malgré la vie prise au piège de sa politique, l'homme moderne a, lui aussi, la capacité d'une réelle existence politique. Mais qu'est-ce au fond qu'exister politiquement?

Lorsque Hannah Arendt se posa cette question, en 1950, elle se donna deux réponses :

1. La politique repose sur le fait de la "pluralité" humaine - ignorée par la philosophie qui, ne s'intéressant qu'à l'Homme, s'est toujours trompée sur ce qu'était la politique.

2. La politique traite de la communauté et de la réciprocité d'êtres différents. Cette différence est de deux genres : la diversité relative des peuples, nations et races; la diversité absolue de chaque homme par rapport aux autres.

La politique, donc, "organise d'emblée des êtres absolument différents en considérant leur égalité relative et en faisant abstraction de leur diversité relative".

A l'inverse, que se passe-t-il ou que s'est-il passé lorsque la politique n'existe plus?
Deux phrases résument la réponse de Arendt :

"La ruine de la politique résulte du fait que les corps politiques se développent à partir de la famille. Ici se trouve déjà sous-entendu ce qui va devenir un symbole dans l'image de la Sainte-Famille, à savoir l'opinion selon laquelle Dieu n'a pas tant créé l'homme qu'il a créé la famille".

"Les familles sont fondées à l'image de refuges, de solides châteaux forts, dans un monde inhospitalier et étranger dans lequel dominent les affinités fondées sur la parenté. Ce désir d'affinités conduit à la perversion principielle du politique parce qu'il vient supprimer la qualité fondamentale de la pluralité" (5).

La "perversion principielle du politique" provient des pouvoirs d'une métaphore : celle de la parenté, transposée dans le domaine de l'action politique.

Il y a malentendu principiel lorsque le discours de la famille prend l'habit démocratique, lorsqu'un Président de la République, qui se dit légitimement élu, met en place une politique d'exclusion ethnique.

Le malentendu augmente lorsque ce Président se dit socialiste.

Qu'est-ce qu'une politique d'identification "nationale" qui se dit "socialiste"? Mauvaise alliance de mots, de mauvaise mémoire.

Que signifie faire détruire des quartiers précaires pour quelqu'un qui a été élu sur un programme de lutte contre la pauvreté? Car qu'il s'agisse d'en finir avec des caches d'armes ou de continuer la chasse au Burkinabé, tous ces gens se retrouvent à la rue.

Le pouvoir ivoirien, pris dans ces contradictions , a créé sciemment des citoyens de seconde zone, sans papiers, sans terre et sans droit.

Ces contradictions ne sont pas seulement le résultat de l'exercice d'un pouvoir. Certaines, parmi elles, étaient déjà visibles lorsque Laurent Gbagbo, à l'époque où il était un militant socialiste, riposta à Houphouët-Boigny, qui recommandait le vote des étrangers, qu'il s'opposait à ce rassemblement d'un "bétail électoral".

Le terrain miné d'une démocratie ethnique est forcément le terreau de frustrations chroniques, qui engendrent un cycle de violences et contre-violences de moins en moins politiques et de plus en plus ethniques. A l'horizon, il y a la perte de toute légitimité politique, proportionnelle à la légitimation de la violence, et qui ôte tout sens aux propos ecclésiastiques du discours à la nation de Gbagbo le 21 septembre 2002 : "Il faudra mettre d'un côté ceux qui sont pour la démocratie et la république, et d'un autre côté, ceux qui sont contre la démocratie et la république". On comprend presque que le Président élu en appelle à la grâce de Dieu.

Derrière les combats militaires entre deux armées - qui ont fait chercher les vrais visages des rebelles masqués dans le western quotidien que jouait ici la presse - il y a des pogromes contre une population.

En novembre 2002, on parlait de 300 morts à Abidjan, et de 100 morts à Daloa. Le risque de violence interethnique généralisé s'est accentué depuis.

Mais au risque de guerre civile s'ajoute le risque majeur que constitue la simple gouvernance d'un Etat lorsque s'y installe le désir d'en finir avec l'autre. Derrière la guerre civile, lorsque cette guerre tend à devenir une guerre des races, il peut alors y avoir un génocide.

Du fait de l'implication d'Etats voisins, le danger semble être plutôt celui d'une extension régionale de la guerre civile. La dernière question à poser, puisque nous sommes à Paris, est alors celle-ci : que fait la France dans ce piège?

La France semble à son tour être prise au piège : celui de son rôle de tampon, qui lui a fait sans doute limiter les dégâts, mais qui n'a rien pu résoudre sur le plan politique.

Celui de ses hésitations. Mais entre quoi et quoi hésite-t-elle au juste ?

  • entre deux régimes, c'est-à-dire entre deux légitimités brouillées ?
  • entre deux pays, Côte d'Ivoire et Burkina Faso, auxquels elle est liée par les mêmes accords de défense militaire (1961), qui, rappelons-le, sont en partie secrets, et n'ont pas voulu être assumés pleinement ici ?
  • entre deux rôles, ou deux modes d'ingérence, et finalement deux conceptions de la Françafrique ? C'est-à-dire entre deux conceptions d'un autre mythe ?

Car la Côte d'Ivoire est après tout le pays où est né le mot, dans la bouche d'Houphouët-Boigny : la "Françafrique", autre mythe, est peut-être le piège par quoi tout a commencé, pour les Ivoiriens comme pour les Français. L'onctuosité du mot à l'origine supposait l'idée d'un rapport fusionnel, familial, voire amoureux, entre l'ex-colon et l'ex-colonisé, qui cachait un rapport d'intérêts.

Ce langage a du reste été utilisé il y a peu par le Ministère de la Défense ivoirien, qui, pour rattraper un dérapage antichiraquien dans la presse, a parlé de "dépit amoureux". Telle est la glu dans le piège.

Faut-il, pour sortir du piège, en appeler comme le faisait H. Arendt encore, à la croyance raisonnable au "miracle" en politique, à la "transcendance démontrable de chaque commencement"?

Pour finir je citerai plutôt ces lignes où Bernard Dreano, concluant un texte intitulé "Piège d'Ivoire", cherchait les "facteurs de paix" dans une "autre Afrique" :

"Les forces de la société civile qui s'opposent au déchirement ethnique existent sur le terrain, mais sont actuellement faibles et peu audibles, plus faibles qu'en Bosnie en 1991 par exemple et là justement l'intervention militaire extérieure a été conduite d'une manière qui n'avait pas pour objet d'élargir leur capacité d'action. Mais ces forces existent et ont un écho qui ne se limite pas au seul territoire ivoirien. La question concerne en effet toute la région et les protagonistes ne se limitent pas aux chefs ivoiriens (Gbagbo, Ouatarra, Bédié et les inquiétants personnages qui vont surgir dans la crise actuelle) ni aux dictateurs comme Compaoré et Eyadéma. L'autre Afrique existe tout autant, à travers des artistes, des intellectuels, des militants des organisations de droits de l'homme, des groupes de femmes, etc... et même de certains leaders politiques. C'est à celle-là que nous devons apporter notre concours, c'est celle-là qui doit faire qu'il y ait assistance aux peuples en danger et non opération de police néo-coloniale".

Catherine Coquio.
Présidente d'Aircrige.
Maître de conférences à Paris IV.

Notes :

  1. Benjamin Sehene, Le Piège ethnique, au chapitre du même titre (Dagorno, 1999, "Le piège ethnique", VI, p 138.)
  2. Je renvoie aux textes de Jean-Pierre Chrétien, Le Défi de l'ethnisme. Rwanda et Burundi : 1990-1996, Karthala, 1997; L'Afrique des grands lacs, Aubier, 2000; "Les deux visages de Cham : points de vue français du XIXe siècle sur les races africaines d'après l'exemple de l'Afrique orientale", in P. Guiral & E. Temime, L'Idée de race dans la politique française contemporaine, CNRS, 1977. Et C. Coquio, "Rwanda 1894-1994 : un exotisme colonial aux sources d'une idéologie génocidaire : le mythe hamitique", in G. Ducrey et J.M. Moura, Crise fin-de-siècle et tentation de l'exotisme, Université de Lille, ULC3, 2002.
  3. Voir dans ce dossier les textes d'Epiphane Zoro.
  4. pour reprendre le titre de Bruno Losch, "L'impasse ivoirienne", in Observatoire permanent de la Coopération française, Rapport de 2000, Paris, Kartahala, 2000. Voir aussi plus récemment son texte rédigé avec R. Banégas, "La Côte d'Ivoire au bord de l'implosion", Politique africaine, décembre 2002, pp 139-161.
  5. H. Arendt, Qu'est-ce que la politique ? Paris, Seuil, 1995, p 32. Il s'agit d'une série de conférences dont elle voulait faire un livre, mais qui ne vit jamais le jour de son vivant.
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