Cette rencontre est située sous
le titre
"Côte d'Ivoire : le piège ethnique",
aussitôt suivi par l'intitulé de notre table
ronde : "Comment
échapper au piège" ? Il me
semble qu'en quelques mots l'essentiel est dessiné,
une priorité
sine qua non posée. Un piège est tendu, nous
connaissons son visage. Il voudrait entraîner des
populations diverses
à croire que leur salut viendrait en se niant mutuellement.
Il procède à la mutation de problèmes
concrets - ceux qui existent dans la société ivoirienne,
comme il en existe dans toute société - en
un fléau diffus, dont la cause serait l'"autre".
Des groupes identifiés ne seraient plus de chair
et d'os, mais des causes réciproques d'un mal à éliminer.
Le pari face au piège est le désamorçage ;
qu'il ne puisse happer dans ses rets les femmes et les
hommes qui ne manqueraient pas d'en être les victimes.
Les manipulateurs du piège ne sont pas légion.
Leurs intérêts se mesurent en termes d'accès
ou de maintien au pouvoir. Ils renforcent leurs rangs de
la peur qu'ils engendrent, de la haine qu'ils sèment.
L'immense majorité des populations ivoiriennes,
et au delà
de celles-ci de toute la région, n'a, elle,
aucun intérêt à en servir d'instruments.
La priorité du moment n'est autre
que d'empêcher que des vies soient emportées
par une calamité, peut-être évitable.
Il relève de la responsabilité de tous, aujourd'hui,
de concentrer ses efforts sur la recherche d'une issue
qui permette de refonder, en Côte d'Ivoire et dans
la région, un vivre ensemble. Des ressortissants
de la région - j'en connais, certains sont ici -
cherchent, ensemble, une voie commune, des solutions qui
déterminent un avenir possible. Mais les événements
iront plus vite qu'eux, ils ne sont l'espoir à moyen
terme que si ceux qui pourraient maîtriser ces événements
le veulent. Ces derniers ont le choix entre la manipulation
des amertumes - pour se maintenir ou accéder au
pouvoir - ou s'interdire l'utilisation de cette arme redoutable.
Il est clair que l'examen de l'histoire
au long cours s'impose pour comprendre quel cheminement
a mené
à la situation présente en Côte d'Ivoire.
Je ne saurai trop, à cet égard, recommander
la lecture de celui que nous proposent Richard Banégas
et Bruno Losch ["La Côte d'Ivoire au bord
de l'implosion", que vous trouverez dans le n° 87
de la revue "Politique Africaine"]. Les décennies
du pouvoir sans partage d'Houphouët-Boigny, marquées
par la relation "françafricaine" qui les
caractérise, ont laissé en Côte d'Ivoire
un déficit de capacité à s'inscrire
dans l'évolution du monde telle qu'elle s'opère,
notamment depuis la fin de la guerre froide. Le pays, figé dans
un schéma dépassé, s'est abîmé dans
de funestes réponses aux enjeux de tous ordres auxquels
il devra faire face. Mais à l'heure qu'il est, il
faut surtout souligner la nécessité que soient
recherchée, dans la difficulté mais avec
acharnement, des solutions politiques
à une urgence manifeste - à savoir la recherche
de ce qu'il y a de juste dans les revendications respectives.
Ce peut être amorcé par le rapprochement de
ceux qui en sont capables, qui existent dans tous les camps.
On ne peut espérer d'eux qu'un discours commun qui
disqualifie sans ambiguïté le recours à la
stigmatisation de l'autre comme cause du mal, qui a toujours
pour effet que le pire s'installe pour longtemps.
Quant aux paramètres de l'histoire
de la Côte d'Ivoire, immédiate ou au long
cours, ils ne sont pas identiques à ceux qui ont
conduit au génocide rwandais, souvent évoqués
en relation avec la situation ivoirienne, mais qu'importe !
Nous y trouvons des éléments susceptibles
d'engendrer ce qu'il s'agit de refuser : des médias
haineux et des groupes paramilitaires incontrôlés
ou tolérés éventuellement, sont les
ingrédients de conflagrations irréparables,
l'histoire l'enseigne. Leur présence dans l'environnement
ivoirien est incontestable. Toute réclamation à la
légitimité
se dissoudrait si de tels incendiaires continuaient de
pouvoir agir sans appel clair et action visible pour les
en empêcher.
Il faut relever que nous nous trouvons
confrontés
à certaines confusions, parfois spontanées,
souvent savamment cultivées afin d'évacuer
le principal d'un contexte immédiat. Elles tendent à recouvrir
jusqu'à l'étouffement une réalité
urgente sous l'évocation d'autres réalités
- qui méritent diligence, mais auxquelles il serait
illusoire de s'atteler en négligeant le feu qui
a pris dans la grange. L'évocation de ce qui oppose
les partisans du libéralisme
à ceux qui soulignent l'importance du rôle
de l'Etat dans la conduite de l'économie (le débat
droite/gauche pour simplifier), ou de la volonté d'accélérer
le mouvement d'émancipation africaine - aussi considérables
que puissent être ces questions - n'a qu'une mince
portée tant que les intéressés au
débat sont exposés
à des périls imminents. Or, elles constituent
de multiples discours qui négligent ce qui exige
le plus d'attention.
Relevons aussi que nous nous trouvons
devant des faits, que l'on peut apprécier diversement
mais qu'il serait irresponsable de ne pas prendre en compte
pour ce qu'ils sont : des réalités. Le 19
septembre dernier, une rébellion armée (dont
des questions sur les origines et l'enchaînement
restent encore à élucider) s'est déclenchée,
soulevant des passions intenses ; elle fut précédée
par la manifestation de l'idéologie de l'"ivoirité" et
une succession de manipulations fondées sur celle-ci
; une force d'interposition française est présente
en Côte d'Ivoire dans l'attente d'être relevée
par une force ouest-africaine ; les acteurs du drame (tous,
y compris occidentaux) ont des intérêts qu'ils
n'oublieront pas dans le cours de leurs interventions.
L'histoire met rarement en scène des Saints. Elle
ne laisse pas inéluctablement la voie libre aux
démons.
Pour ce qui concerne la France (dont je
ne peux que constater la présence en Côte
d'Ivoire), en tant que citoyenne française, il est
de mon devoir d'appeler les autorités de ce pays à la
seule mission qu'elles ont à accomplir : aider la
Côte d'Ivoire à
trouver en elle même des solutions qui préservent
la vie de tous ses habitants. Les "intérêts
de la France" quels qu'ils soient, passent après.
Ce pays ne peut que condamner, d'une voix forte et ferme,
tout acte ou parole à l'effet d'engendrer ou d'entretenir
des ressentiments identitaires, de conduire à des
violences ethniques. Il ne peut que se mettre activement au
service d'une vision d'avenir reconnaissant la nocivité de
l'impunité
des auteurs de crimes et de délits graves, qui entretient
les amertumes dans la durée. Il ne peut, comme sous
d'autres cieux, abandonner une population à la non
assistance à personnes en danger. La France
est engagée en Côte d'Ivoire - elle l'a été à maintes
reprises sur le continent noir, avec le bilan que nous
savons. Son oeuvre, cette fois, doit être exemplaire.
La tâche n'est pas aisée me diront certains
: ils ont raison, mais ils auraient tort de trouver dans
la difficulté une excuse pour renoncer à une
action généreuse. D'autres estiment, au contraire,
qu'une solution est toute trouvée dans l'appui à leur
préférence. Dans de telles situations, ce
qui peut être envisagé comme complexe est
parfois simple, et inversement. Le résultat d'une
longue histoire est une imbrication de racines croisées,
on n'en fait pas un jardin ordonné à coups
d'herbicide. Ce qui est simple est de comprendre cela.
L'histoire est tissée de nombreux
crimes et délits, associés à de longues
impunités. L'occident pas plus que les acteurs de
la région n'est
à féliciter dans ce long cours. Tout est à
craindre si les schémas tels que nous les connaissons
perdurent. La vérité et la justice sont des
objectifs difficiles
à atteindre certes, mais y tendre est incontournable.
On ne peut espérer pour la Côte d'Ivoire qu'elle
relève l'honorable défi si les incendiaires
l'emportent, entraînent tous et toutes dans les flammes
d'infâmes calculs. Il y a quelques millions d'êtres
humains qui sont concernés, c'est vers ceux là que
vont mes pensées, mes espoirs, mes modestes efforts.
Qu'ils vivent, pour s'attaquer à
la lourde tâche qui consiste à reconstruire
la société
dans laquelle tous ont le droit de trouver une juste place.
Sharon Courtoux, 9 novembre
2002.