La gestion de la question de la nationalité en Côte
d'ivoire a des enjeux politiques importants, au-delà
des considérations économiques, sociales ou
culturelles qu'une telle problématique peut susciter.
Le président Houphouet Boigny (2),
comme succédané au rejet de son projet de double
nationalité en faveur des ressortissants de la CEDEAO
avait maintenu le principe de la participation des étrangers
aux scrutins politiques ivoiriens. Le problème de
la distinction des étrangers des ivoiriens ne se posait
donc pratiquement pas, dans la mesure où les uns et
les autres avaient les mêmes droits-politiques.
Puis vint le multipartisme en 1990 et le discours nationaliste
du FPI (3) dénonçant
aussi bien la mainmise des non - nationaux sur l'économie
ivoirienne
à travers la politique de privatisation entreprise à
l'époque par le gouvernement, que cette ingérence
de l'étranger dans un domaine qui devrait par excellence
relever des prérogatives exclusives des citoyens ivoiriens :
le droit de vote. Cet "impair" sera très
vite réparé
et Houphouet retirera aux étrangers ce privilège
électoral.
Dès lors, la nécessité de distinguer
les nationaux des non-nationaux va s'imposer, car l'enjeu
politique est désormais réel. L'instauration
d'une carte de séjour pour les étrangers répondait
à cet impératif, au-delà des motivations
sécuritaires avancées pour justifier cette
nouvelle mesure d'identification.
Depuis, le débat sur la nationalité ivoirienne
se pose de façon récurrente notamment du point
de vue du droit de vote, et ce, à l'approche ou dans
la perspective des élections générales.
Vu sous cet angle, Houphouet avait trouvé une solution
caractéristique de son système politique :
si les étrangers ne peuvent plus voter, il faut faire
d'eux des ivoiriens qu'on qualifierait d'ad hoc, c'est à
dire ayant acquis cette nationalité en marge et au
mépris des règles de procédure, et uniquement
pour les besoins électoraux. Il aurait ainsi posé le
premier jalon de la fameuse théorie des "ivoiriens
de circonstances (4)".
Nos préfets et sous-préfets se souviennent
sans doute encore de cette époque où
leurs tâches principales pendant les campagnes électorales
consistaient en la confection massive de cartes d'identité
ivoirienne au profit de ceux des étrangers dont le
pouvoir
était assurer à l'avance des voix.
Voilà née une pratique qui viendra en rajouter
à la complexité de la donne. A la distinction
entre ivoirien et non ivoirien, qui n'est somme toute pas
juridiquement
évidente ainsi que nous le verront, vient s'ajouter
celle
à établir entre les vraies cartes nationales
d'identité
et les fausses ou vraie- fausses cartes. A la dernière
difficulté, une solution technique est mise en place :
l'instauration des cartes d'identité dites sécurisées
ou infalsifiables.
Reste donc à déterminer qui est ivoirien et
qui ne l'est pas. La réponse à cette question
apparemment simpliste ne va pas de soi comme on l'imagine
assez souvent.
Tiémélékro, 1999. Nous faisons partie
de l'équipe chargée de l'établissement
des cartes nationales d'identité dans le cadre des
audiences foraines initiées par le gouvernement sous
la pression de l'opposition, en particulier du FPI. En tant
que magistrat, nous avions pour rôle de vérifier
l'origine ivoirienne des pétitionnaires afin de leur
délivrer dans l'affirmative, un certificat de nationalité.
Installé
donc derrière un bureau de fortune, nous commençons
à recevoir les requérants :
- "Quels sont vos noms, prénoms, date et
lieux de naissance ?"
- "Je m'appelle Yao Kouassi Clément, né en
1973 à Tiémélékro." Me
répond le premier à qui je m'adresse.
- "Quels sont les dates et lieux de naissance de
vos père et mère ?"
- "Mon père est né en 1930 et ma mère
en 1940, tous deux à Témélékro."
Après cet entretien nous lui délivrons sans
hésiter le certificat sollicité, sa nationalité ivoirienne
nous ayant paru sans conteste établie. Nous nous adressons
donc au pétitionnaire suivant. Sur notre interpellation
il nous décline son identité :
- " Je me nomme Abou Sidibé, né en
1973
à Tiémélékro. Mes père
et mère sont respectivement nés en 1930 et
1940 tous deux à Tiémélékro. "
Pour ce pétitionnaire nous sommes gagnés par
le doute et il nous faut aller plus loin.
- "D'où sont venus tes grands- parents avant
de s'installer
à Tiémélékro ?"
- "Je n'en ai aucune idée, nous répond-il
quelque peu embarrassé. Je sais que mes grands-parents,
commerçants, sont nés dans les années
1910 et 1915 dans la région de Bongouanou. Et je
me suis toujours considéré
comme originaire de cette région."
Nous lui notifions à son grand désarroi notre
refus de lui délivrer le certificat de nationalité
parce que selon notre entendement, des Sidibé ne sauraient
être considérés comme originaires de
Bongouanou ou Tiémélékro. "Tiémélékro,
c'est chez les Kouadio, N'guessan, Koffi, Aboh-. Vas chercher
ton village ! " Pourrait-on lui demander.
Il ne s'agit guère ici de village natal, mais bien
de village-ancestral.
Ce récit, bien entendu totalement imaginaire, traduit
une réalité quotidienne pour de nombreux ivoiriennes
et ivoiriens, et nous sommes persuadés que beaucoup
y retrouverons leurs histoires individuelles, marquées
d'indescriptibles frustrations.
Quels critères le législateur a-t-il mis en
avant pour déterminer l'attribution de la nationalité
ivoirienne à titre de nationalité d'origine ?
M'avait demandé une amie mienne, qui ne s'expliquait
pas les tracasseries et humiliations qu'elle a dû subir
pour se faire délivrer à la Direction Nationale
de la Police un passeport.
- "Mais les choses sont très simples, lui
ai-je répondu avec cet air du juriste convaincu
de son fait. La réponse
à ta question se trouve aux articles 6 et 7 du code
de la nationalité. Est ivoirien(d'origine) dit
l'article 6 :
- L'enfant légitime ou légitimé,
né en Côte d'Ivoire, sauf si ces deux
parents sont étrangers ;
- L'enfant né hors mariage, en Côte
d'Ivoire, sauf si sa filiation est légalement établie
à l'égard de ses deux parents étrangers
ou d'un seul parent également étranger.
L'article 7 pour sa part dispose qu'est ivoirien (d'origine) :
- L'enfant légitime ou légitimé,
né à l'étranger d'un parent ivoirien ;
- L'enfant né hors mariage, à l'étranger,
dont la filiation est légalement établie à
l'égard d'un parent ivoirien. "
Je n'ai jamais compris les raisons de l'énoncé
inutilement rébarbatif de ces dispositions. Toute
cette phraséologie pour simplement dire qu'est
ivoirien l'enfant né en Côte d'Ivoire ou à l'étranger
d'au moins un parent ivoirien. Il n'y a donc qu'à
prouver que l'un des parents est ivoirien pour établir
la nationalité ivoirienne de l'enfant à titre
de nationalité d'origine.
Pour me convaincre de m'être bien fait comprendre
par cette "apprentie juriste" qui semble attacher
un très grand intérêt à la question,
je prends le risque d'illustrer mes propos.
- "Je suis ivoirien, né en 1968, de parents
ivoiriens. Mon fils Israël, né en 1997 est
donc ivoirien d'origine."
Sceptique, elle enchaîne par une autre question :
-"De quelle entité juridique dépend
la nationalité ?"
- "De l'Etat, naturellement" lui répondis-je
sans trop savoir où elle voulait en venir.
Cette fois, elle prend l'air d'avoir le dessus et poursuit :
- " La naissance de l'Etat de Côte
de D'Ivoire a été officiellement scellée
le 7 août 1960, date de son indépendance
de la France. Il s'ensuit donc que la nationalité subséquente
ne saurait
évidemment préexister à cette date.
Est ce bien exact ? "
- "Je le crois."
- "S'il en est ainsi, achève-t-elle, quelle
est la disposition du code de nationalité qui règle
alors la question de la nationalité ivoirienne de
tes parents qui sont nés avant 1960, donc bien avant
l'existence d'une nationalité dont ils se réclament
aujourd'hui ?"
Le raisonnement on ne peut plus rigoureux de mon "apprentie
juriste" me conduit à réaliser que le
code de la nationalité garde le silence sur cette
question fondamentale : "comment a été réglée
au plan du droit la question de la nationalité des
personnes habitants ce territoire colonial appelé Côte
d'Ivoire au moment de son accession à l'indépendance ?"
Le code de la nationalité de 1961 toujours en vigueur
parle d'ivoiriens et d'étrangers sans dire le critère
juridique permettant d'identifier les uns et les autres-
au départ.
Face au silence de la loi, chacun y va de sa méthode.
Tandis que certains se proposent d'établir la nationalité
ivoirienne de leurs parents nés avant 1960 par des
déclarations sur l'honneur, d'autres produisent des arbres
généalogiques pour apporter la preuve de
leur souche ivoirienne. Le Général Guéi
n'avait peut être pas si tort ! (5)
Le professeur Niangoran Boua (6) avait
eu l'ingénieuse idée de tenter de combler ce
vide juridique par des arguments anthropologiques. Il soutenait
que la Côte d'Ivoire n'étant pas un no man's
land avant la colonisation, la détermination de l'Ivoirien
d'origine devait se faire par un recours à l'appartenance à
l'une ou l'autre des tribus originairement installées
sur ce territoire qui sera plus tard baptiser Côte
d'Ivoire. Il s'agit là d'un argument spécieux
qui méconnaît gravement les exigences de l'Etat
moderne tel qu'hérité
de la colonisation. D'une part les tribus en question ne
constituaient pas une entité homogène et aucun
sentiment national ne les unissait entre elle. Chacune vivait
repliée sur elle-même dans une attitude de méfiance et
de rejet de l'autre. En outre les populations de ces
tribus occupaient des aires géographiques qui transcendent
pour la plupart les frontières nationales actuelles.
On le voit, la théorie des tribus "fondatrices" ne
saurait servir de base à la détermination de
la nationalité
ivoirienne.
La référence à la tribu recèle
également un risque majeur, celui de renforcer la
tribalisation de la vie politique et d'accentuer le repli
communautaire au détriment des valeurs de la République,
proclamée comme une et indivisible par la loi fondamentale.
Si je dois ma nationalité d'origine avant tout à mon
appartenance
à la sous-tribu Gouro, je ferai naturellement passer
les intérêts de ma tribu avant ceux de la nation.
Koblata, le village de mes ancêtres d'abord, la Côte
d'Ivoire ensuite. L'on ne devrait donc pas en vouloir ni à
Houphouet Boigny qui s'est fait maître d'un développement
déséquilibré au profit de son village,
Yamoussoukro, ni à Konan Bédié (7) pour
qui Daoukro et ses environs a été une priorité.
Que devient la Côte d'Ivoire dans tout cela ?
Rien qu'un rassemblement hétéroclite de plusieurs
tribus,
évoluant chacune de son côté !
Pendant la transition militaire en 2000, Madeleine Tchikaya (8) avait
proposé que chaque ivoirien aille se faire identifier
dans son village. L'on avait cru à
une grosse farce, que non ! Il faut bien préciser
qu'elle ne faisait pas ici allusion au village natal. On
peut se nommer Sidibé et être né à Tiémélékro
parce que ses ascendants y sont installés depuis plusieurs
générations. La proposition Tchikaya impose
plutôt
à celui qui revendique la nationalité ivoirienne,
d'aller se faire recenser dans son village ancestral. Il
est très clairement ici question de la recherche d'une
race d'ivoiriens de souche, d'ivoiriens purs.
Nous connaissons à Grand Bassam (9) une
famille dont les ascendants sont venus du Nigeria dans la
période de l'installation des comptoirs portugais
et espagnols sur les côtes bassamoises dans les années
1700- 1800. Dans la perspective de l'application de cette
mesure, l'on priera cette famille d'aller à la recherche
de ses origines ancestrales ailleurs, car Grand Bassam appartiendrait
historiquement aux peuples Ahizi ou Abouré. Et là
encore, il faut se demander de quelle Grand Bassam il s'agit :
la ville qui s'offre à nous aujourd'hui et dont le
développement s'est amorcer progressivement à partir
de la pénétration sur ses côtes des explorateurs
portugais, espagnols et ensuite français, ou de ces
petits hameaux de pêcheurs disséminés
ici et là, ce qui n'était même pas encore
en fait Grand Bassam. Grand Bassam existe telle quelle à ce
jour parce que des "gens venus d'ailleurs", installés
là depuis plusieurs générations ont
contribué à sa création. L'histoire
est dynamique et évolutive. Pourquoi Grand Bassam
ne serait-elle pas tout aussi la ville de ces Haoussa venus
du Nigeria ?
Le projet Tchikaya a été décrié.
D'aucuns y ont vu l'expression d'un fantasme de pureté
identitaire. Ses initiateurs l'ont rangé sans autre
forme de procédure. Il faut éviter de passer
pour être des ultra nationalistes, l'opinion publique
est en éveil.
Aujourd'hui le calme est revenu au plan politique. Le pouvoir
en place commence à prendre confiance en ces assises.
Le spectre des troubles quasi-insurrectionnels est bien loin.
Le projet peut revivre. L'Office National d'Identification
(ONI) va s'en charger. Désormais toute personne désireuse
d'obtenir une carte d'identité nationale est priée
d'aller dans son village, au sens de l'origine tribale. Il
est vrai qu'une mesure d'assouplissement a été adoptée :
il n'appartiendra plus au requerrant d'effectuer lui-même
le déplacement sur la terre de ses ancêtres,
les fonctionnaires de l'ONI le feront pour son compte. La
théorie des tribus fondatrices a désormais
une âme et un corps et à travers cette consécration
administrative, elle peut agir.
Nous entendons dire que "Adjamé c'est chez les
Ebrié, Gagnoa chez les Bété, Korhogo
chez les Sénoufo"
et ainsi de suite. Chaque membre de ce groupe ethnique est
donc invité à aller se faire identifier" chez
lui. " Mais quand est ce que nous allons bâtir
cette Côte d'Ivoire une et indivisible, qui tienne
compte des mouvements historiques, des flux migratoires,
et où chacun se sent chez soi dans n'importe quelle
partie du territoire ?
Qui est ivoirien à l'origine, c'est à dire à
l'indépendance de la Côte d'Ivoire ? Le
code de nationalité de 1961 nous répond :
celui dont au moins l'un des parents est ivoirien. Mais comment
peut-on déterminer que ce parent est ivoirien, quand
on sait que cette nationalité n'existait pas avant
1960 ? La loi demeure silencieuse sur cette question, à la
grande joie des ultra-nationalistes.
Le problème que nous évoquons n'est certainement
pas spécifique à la Côte d'Ivoire. La
plupart des Etats africains nouvellement indépendants
n'ont pas pris le soin de fixer les critères permettant
de déterminer la nationalité originaire de
leurs ressortissants. Il n'est donc pas surprenant de constater
que les conflits qui ont déchiré le continent
ces dix dernières années aient pour origine
des crises identitaires. Libéria, Sierra Leone, Burundi,
Rwanda, République Démocratique du Congo, Guinée
et -Côte d'Ivoire.
A défaut d'un critère juridique initial, certains
vont jusqu'à revendiquer le droit du premier occupant !
Si le critère retenu par la Côte d'Ivoire
pour l'attribution de la nationalité à titre
originaire est celle relative aux grandes tribus fondatrices
ainsi que la pratique le laisse voir, il y a lieu de le
préciser clairement dans le code de la nationalité en
listant les tribus ou les ethnies dont les membres sont
originairement ivoiriens. Si le nom a une incidence sur
la nationalité
originaire, il faudra établir un catalogue de patronymes
typiquement ivoiriens. Ces mesures éviteraient
les frustrations et incompréhensions inutiles, les
administrés sachant à l'avance les règles
applicables. L'Etat de droit, n'est ce pas aussi la prévisibilité
des règles applicables ? En plus cela sera plus
honnête, car ces mesures traduiraient ainsi sans ambiguïté
un choix politique déjà affiché. Seulement,
nous ne sommes pas convaincus que le pouvoir irait jusqu'à
ces extrêmes.
Déterminer la nationalité d'origine uniquement
sur une base tribale et ethnique comme cela semble le cas
aujourd'hui, c'est nier la dynamique historique
des peuples, c'est faire le lit de l'ethnocentrisme, c'est
travailler contre l'émergence d'un sentiment d'unité nationale.
Nous le constatons, le vide laissé par le code de
la nationalité est en train d'être comblé par
le fantasme de la pureté identitaire. La race aryenne
de l'Allemagne nazie, qui s'en souvient encore ?
Comment les vieux pays occidentaux ont-ils réglé
cette question de la nationalité au moment de leur
accession
à la souveraineté ? La Belgique existe
en tant que Etat souverain depuis 1830. Le premier critère,
logique du reste, qui fût d'abord utilisé était
celui lié au droit du sol. Est belge, celui qui se
trouvait là, sur le territoire de la Belgique au moment
de son indépendance. Il n'était pas question
de déterminer
à quelle " grande famille " Pierre
ou Paul appartenait avant de le reconnaître comme national
belge. Ce fût donc d'abord l'application du droit du
sol, puis
à partir de ses premiers belges, le droit du sang
et né. Il en a été ainsi en France,
après la révolution de 1789. Etait français,
celui qui faisait alors allégeance à la couronne.
Ainsi les Emmanuelli, Labertti, Elio, sont français
et belge bien que de souche italienne. Figurez-vous qu'on
leur demande d'aller se faire établir leurs pièces
d'identité dans "leurs villages", au sens
ivoiritaire de l'expression.
Le problème du critère de détermination
de la nationalité ivoirienne à titre originaire
a un enjeu fondamental : de lui, dépend l'émergence
d'un sentiment d'unité national indispensable au développement
démocratique. La question identitaire est une question
sensible. Elle mérite par conséquent d'être
traité à l'abri de toute passion et de tout
calcul politicien. La paix sociale et l'avenir de la nation
sont à
ce prix.
Fait à Bruxelles le 15 avril 2002.
ZORO Epiphane
Magistrat. DESS en Droit de l'Homme
z_epiphane@hotmail.com
NOTES