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Ce qui se passe au Darfour est un génocide ambigu

Entretien de Gérard Prunier avec C. Ayad, paru dans Libération le 21 mai 2005.

Gérard Prunier, spécialiste de l'Afrique orientale et directeur du Centre français d'études éthiopiennes, revient sur les multiples causes du conflit racial qui sévit depuis un peu plus de deux ans dans l'ouest du Soudan, et qui aurait fait 350 000 morts selon les ONG.

C. Ayad : Y-a-t-il un génocide en cours au Darfour ?

En un peu plus de deux ans, probablement 350 000 personnes ont été tuées : c'est presque la moitié du bilan du génocide au Rwanda en 1994. Mais ce qui se passe au Darfour est un génocide ambigu. Car selon la définition donnée par l'ONU en décembre 1948, il y a génocide lorsqu'il y a «volonté d'annihilation totale ou partielle» d'un groupe de population. Ici, on est dans un cas certain d'annihilation partielle, alors que dans les «vrais» génocides, comme celui des juifs d'Europe ou des Tutsis au Rwanda, il y a eu une volonté de disparition totale d'un groupe humain. Mais, toujours par rapport à la définition de 1948, y a-t-il «volonté» délibérée ? Dans le cas du Darfour, c'est presque impossible à déterminer. Je pense qu'on est en présence d'une contre-insurrection qui échappe à ses auteurs. Y a-t-il désir de la part de Khartoum d'anéantir tous les Africains du Darfour ? Non, mais en revanche, d'en tuer un nombre immense oui, jusqu'à les amener à résipiscence, à obéir par la terreur. Je préfère donc parler de politique génocidaire. Il faut replacer cela dans le contexte des politiques de type génocidaire que le gouvernement soudanais a eues vis-à-vis des peuples identifiés comme non arabes. Maintenant que l'on tue des «nègres», des Africains musulmans, les choses sont claires : c'est une guerre de race, pas de religion. Ce qui a commencé au sud en 1983 s'est poursuivi dans les monts Nouba dans les années 90 et se poursuit au Darfour depuis 2003. Au début, le pouvoir a tué des sudistes africains chrétiens, ce qui a laissé penser qu'il s'agissait d'une guerre civile d'origine religieuse. A tort, puisque maintenant, ce sont des Africains musulmans à 100 % qui sont visés au Darfour. Preuve que l'on a affaire à un conflit racial des Arabes contre les Noirs.

Quand et comment tout a commencé au Darfour ?

C'est une région grande comme la France, très pauvre, éloignée du pouvoir central et peuplée d'Africains et d'Arabes musulmans. Mais, malgré cette homogénéité religieuse, et bien que nombre de cadres de l'armée soient issus de la région, le Darfour a toujours été victime d'une marginalisation économique et sociale, aussi bien pendant la période coloniale anglo-égyptienne qu'après l'indépendance, depuis 1956. A l'origine directe des troubles, il y a des tensions ethniques, des différends entre agriculteurs sédentaires et pasteurs nomades, aggravés par la famine de 1984 et les manipulations politiques qui ont suivi la chute de Jaafar Nimeiri (chef de l'Etat arrivé au pouvoir par un putsch en 1969 et renversé par des manifestations populaires en 1985, ndlr). A ce moment-là, l'armée libyenne est arrivée au Darfour. C'est un épisode peu connu : pendant plusieurs années, la Libye a occupé le Darfour avec la bénédiction du Premier ministre soudanais de l'époque Sadeq al-Mahdi. Ce dernier avait touché des millions de dollars de Tripoli, dont il s'est servi pour remporter les élections de 1986. En échange, les Libyens se sont installés au Darfour, dont ils voulaient faire une base arrière pour reconquérir le Tchad et renverser le régime de Hissène Habré. Khadafi avait créé une «légion islamique» composée d'un mélange de Soudanais, de Libyens, de Tchadiens et même des Libanais envoyés par le leader druze Walid Joumblatt. A l'époque, Kadhafi voulait arabiser le Darfour. C'est tombé en plein milieu d'une famine qui a fait 90 000 morts et décimé les trois quarts du cheptel. Il y avait déjà des conflits pour l'exploitation des pâturages et des points d'eau entre pasteurs arabes et paysans africains. La propagande libyenne a agi comme du vinaigre sur une blessure ouverte. Il y a eu une première guerre civile qui a fait 3 000 morts et qui s'est terminée en 1989, juste avant le coup d'Etat des Frères musulmans au Soudan.

Comment le conflit s'est-il rallumé ?

Les islamistes ont bénéficié, dans un premier temps, d'un apaisement au Darfour. Ils en ont profité pour aider l'actuel président tchadien, Idriss Déby, à prendre le pouvoir à N'Djaména, en 1990, en abritant sa guérilla au Darfour. Le calme a duré deux ou trois ans. En 1992, un Frère musulman Four (l'une des deux principales ethnies africaines du Darfour avec les Zaghawa, ndlr), qui s'appelait Daoud Bolad, s'est rendu compte qu'il était un «nègre» avant d'être musulman. Il l'explique dans des lettres poignantes à sa famille, que j'ai pu consulter : il raconte qu'à la mosquée, on ne le laisse pas s'installer à certains endroits parce qu'il est noir. Daoud Bolad déclenche une insurrection. Rapidement, il est arrêté, amené à Khartoum et torturé à mort. Cette histoire, que tout le monde ignore à l'étranger, a laissé des cicatrices graves et une profonde amertume au Darfour (littéralement «le territoire des Four» en arabe, ndlr). Or les Four, l'ethnie de Daoud Bolad, représentaient probablement près de la moitié de l'armée soudanaise mobilisée dans la guerre contre les rebelles sudistes. A partir de la mort de Bolad, il y a eu un fort repli identitaire. Une nouvelle génération s'est préparée à la guérilla. Ces jeunes ont récolté de l'argent auprès de la diaspora four. Il y a eu des retards à l'allumage parce qu'au Soudan, tout est très lent. Au début des années 2000 est né le Front de libération du Darfour, qui s'est rapidement transformé en Mouvement de libération du Soudan afin de marquer le caractère national et pas seulement régional de ses revendications. En février 2003, les jeunes sont passés à l'action. C'est une guérilla sans cadre de haut niveau et presque sans soutien extérieur. Ce n'est qu'avec les succès remportés contre l'armée gouvernementale que les Erythréens, les Libyens, les Tchadiens et même probablement les Israéliens sont venus soutenir les rebelles. Mais au départ, c'est une guérilla indigène, autochtone...

Comment expliquer la violence de la réaction du gouvernement de Khartoum ?

Pour le pouvoir, les insurgés du Darfour sont bien plus dangereux que la rébellion sudiste et chrétienne de John Garang, le chef de l'Armée de libération du peuple soudanais (APLS), en guerre avec Khartoum depuis 1983. Le Darfour est une sorte d'ouvre-boîtes qui atteint le coeur du pouvoir. Les gens du Darfour sont très présents dans le tissu social, les ministères, etc. La guérilla du Darfour sait tout ce qui se passe dans la capitale, tout ! Cela fait très peur au régime islamiste au pouvoir. Contrairement au Sud-Soudan, le Darfour n'est pas un appendice colonial collé au Nord arabo-musulman. Il y a une interpénétration sociale importante, notamment via les mariages entre gens de l'Ouest et les Awlad al-balad, ceux qui se surnomment significativement «les enfants du pays» mais qui sont en fait les Arabes de la vallée du Nil. Cette caste représente un peu moins de 30 % de la population et vit dans un triangle qui va d'El-Obeïd à l'ouest, Kosti au sud, Gedaref à l'est et Atbarah au nord. A l'intérieur de ce «triangle magique», il y a le Soudan utile, le Soudan du fric, celui des médecins, des banques, des avocats. Or, les Frères musulmans actuellement au pouvoir ne sont que l'ultime incarnation de la domination du groupe minoritaire des Arabes de la vallée du Nil. Il faut qu'ils préservent leur clientèle, d'autant plus qu'ils ne sont pas aimés de la société traditionnelle du Nord. Les islamistes y sont perçus un peu comme les nazis l'étaient par la grande bourgeoisie allemande. C'est-à-dire pas très fréquentables... Les islamistes sont donc obligés d'en faire beaucoup plus pour défendre les intérêts des Awlad al-balad. Les autres, qui ne sont pas les «enfants du pays», sont ceux des ténèbres extérieures, je suppose.

Le Soudan risque-t-il d'éclater ?


Si le Soudan éclate, il se recollera. Il peut se produire un éclatement suivi d'une recomposition. Je crois que le Soudan a un avenir. Il y a très longtemps, en 1986, j'avais écrit que la vraie solution de la guerre civile Nord-Sud au Soudan interviendrait lorsqu'on sortira du face-à-face mortifère entre musulmans du Nord et chrétiens du Sud, notamment grâce à l'entrée en scène du troisième tiers immergé du Soudan que sont les musulmans non arabes. Aujourd'hui, c'est le cas avec les gens du Darfour, les Bejas de l'est qui ont aussi pris les armes pour pouvoir s'asseoir à la table des négociations. Au Soudan, le ticket d'entrée est la kalachnikov : ceux qui n'en ont pas ne seront pas invités ou alors seront en bout de table. C'est d'ailleurs ce qui a été démontré, le 9 janvier, par l'accord de paix bancal signé à Nairobi entre le gouvernement et la guérilla sudiste, l'APLS de John Garang. Cet accord institutionnalise un duopole entre les Frères musulmans et l'APLS alors qu'ensemble, ils représentent moins de la moitié du pays.

Cet état de guerre civile permanent au Soudan peut-il s'expliquer par le gigantisme de ce pays, par ses clivages ethniques et religieux, ou par un problème de partage des richesses, de pétrole notamment ?

Il n'y a pas une clé unique. Toutes celles que vous mentionnez sont valables, et d'autres aussi. En arabe soudanais, on a surnommé le pays amrass, «la tête du mouton», parce qu'elle est composée de sept ou huit morceaux qui ont des goûts et des textures très différents. C'est ça le Soudan, pas seulement un patchwork ethnique, mais aussi culturel, linguistique, de modes de vie. Il y a des Arabes totalement sédentaires, agriculteurs, et d'autres totalement nomades. Il y a des Africains agriculteurs et d'autres nomades chameliers. Tout ce que vous pouvez imaginer s'y trouve, à part les Pygmées, peut-être. Le Soudan est un résumé de toute l'Afrique. Par ailleurs, la question des richesses est beaucoup plus ancienne que le pétrole. Au moment de l'indépendance, en 1956, le «triangle béni» concentrait déjà 80 % des moyens. Dans un pays aussi gigantesque, si vous ne vous donnez pas les moyens de gérer géographiquement et logistiquement cette immensité, il y a un risque fatal d'éclatement. Pourtant, le Darfour, qui ne fait partie du Soudan que depuis 1916, n'est pas sécessionniste. Parce que les gens du Darfour sont réalistes : ils savent qu'ils sont trop enclavés. Ce qu'ils veulent, c'est une part raisonnable du gâteau national. Donc paradoxalement, je crois que le Soudan est un pays viable. Après tout, beaucoup de gens pensaient que les Etats-Unis n'étaient pas viables en 1860.

Comment expliquer l'inaction de la communauté internationale face à ce qui se passe au Darfour, dix ans seulement après le génocide au Rwanda ?

Malheureusement, la communauté internationale se souvient tant qu'on reste dans le registre des déclarations, mais au niveau de l'action, c'est pathétiquement inefficace. D'autant plus que l'on n'a même pas, comme au Rwanda où tout s'est déroulé en cent jours, l'excuse de la rapidité : cela dure depuis plus de deux ans. Ce quasi génocide s'est produit alors que le Soudan était sous le microscope de la communauté internationale, à cause des négociations sur l'accord de paix au sud. C'est absolument inimaginable, c'est une ignominie. On est proche de la non-assistance à personne en danger. Il y a quelque chose de grotesque et de kafkaïen à commémorer des drames alors qu'on ne fait rien pour ce qui se passe actuellement. Peut-être la communauté internationale est-elle en train de se rattraper avec la résolution 1593 du Conseil de sécurité (adoptée en avril à l'initiative de la France), qui prévoit que les criminels de guerre soient traînés devant la Cour pénale internationale. Pour la première fois depuis très longtemps, j'ai un peu d'espoir. Cette menace déstabilise profondément le gouvernement de Khartoum. Si cette résolution est suivie d'effets, peut-être la communauté internationale aura-t-elle sauvé son honneur à minuit moins le quart.

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