Gérard Prunier,
spécialiste de l'Afrique orientale et directeur du Centre
français d'études éthiopiennes, revient
sur les multiples causes du conflit racial qui sévit
depuis un peu plus de deux ans dans l'ouest du Soudan, et qui
aurait fait 350 000 morts selon les ONG.
C.
Ayad : Y-a-t-il un génocide en cours au Darfour ?
En un peu plus de deux ans, probablement 350 000 personnes ont été tuées
: c'est presque la moitié du bilan du génocide
au Rwanda en 1994. Mais ce qui se passe au Darfour est un génocide
ambigu. Car selon la définition donnée par l'ONU
en décembre 1948, il y a génocide lorsqu'il y a «volonté d'annihilation
totale ou partielle» d'un groupe de population. Ici,
on est dans un cas certain d'annihilation partielle, alors que
dans les «vrais» génocides, comme celui des
juifs d'Europe ou des Tutsis au Rwanda, il y a eu une volonté de
disparition totale d'un groupe humain. Mais, toujours par rapport à la
définition de 1948, y a-t-il «volonté» délibérée
? Dans le cas du Darfour, c'est presque impossible à déterminer.
Je pense qu'on est en présence d'une contre-insurrection
qui échappe à ses auteurs. Y a-t-il désir
de la part de Khartoum d'anéantir tous les Africains du
Darfour ? Non, mais en revanche, d'en tuer un nombre immense
oui, jusqu'à les amener à résipiscence, à obéir
par la terreur. Je préfère donc parler de politique
génocidaire. Il faut replacer cela dans le contexte des
politiques de type génocidaire que le gouvernement soudanais
a eues vis-à-vis des peuples identifiés comme non
arabes. Maintenant que l'on tue des «nègres»,
des Africains musulmans, les choses sont claires : c'est une
guerre de race, pas de religion. Ce qui a commencé au
sud en 1983 s'est poursuivi dans les monts Nouba dans les années
90 et se poursuit au Darfour depuis 2003. Au début, le
pouvoir a tué des sudistes africains chrétiens,
ce qui a laissé penser qu'il s'agissait d'une guerre civile
d'origine religieuse. A tort, puisque maintenant, ce sont des
Africains musulmans à 100 % qui sont visés au Darfour.
Preuve que l'on a affaire à un conflit racial des Arabes
contre les Noirs.
Quand et comment tout a commencé au Darfour
?
C'est une région grande comme la France, très pauvre, éloignée
du pouvoir central et peuplée d'Africains et d'Arabes
musulmans. Mais, malgré cette homogénéité religieuse,
et bien que nombre de cadres de l'armée soient issus de
la région, le Darfour a toujours été victime
d'une marginalisation économique et sociale, aussi bien
pendant la période coloniale anglo-égyptienne qu'après
l'indépendance, depuis 1956. A l'origine directe des troubles,
il y a des tensions ethniques, des différends entre agriculteurs
sédentaires et pasteurs nomades, aggravés par la
famine de 1984 et les manipulations politiques qui ont suivi
la chute de Jaafar Nimeiri (chef de l'Etat arrivé au
pouvoir par un putsch en 1969 et renversé par des manifestations
populaires en 1985, ndlr). A ce moment-là, l'armée
libyenne est arrivée au Darfour. C'est un épisode
peu connu : pendant plusieurs années, la Libye a occupé le
Darfour avec la bénédiction du Premier ministre
soudanais de l'époque Sadeq al-Mahdi. Ce dernier avait
touché des millions de dollars de Tripoli, dont il s'est
servi pour remporter les élections de 1986. En échange,
les Libyens se sont installés au Darfour, dont ils voulaient
faire une base arrière pour reconquérir le Tchad
et renverser le régime de Hissène Habré.
Khadafi avait créé une «légion islamique» composée
d'un mélange de Soudanais, de Libyens, de Tchadiens et
même des Libanais envoyés par le leader druze Walid
Joumblatt. A l'époque, Kadhafi voulait arabiser le Darfour.
C'est tombé en plein milieu d'une famine qui a fait 90
000 morts et décimé les trois quarts du cheptel.
Il y avait déjà des conflits pour l'exploitation
des pâturages et des points d'eau entre pasteurs arabes
et paysans africains. La propagande libyenne a agi comme du vinaigre
sur une blessure ouverte. Il y a eu une première guerre
civile qui a fait 3 000 morts et qui s'est terminée en
1989, juste avant le coup d'Etat des Frères musulmans
au Soudan.
Comment le conflit s'est-il rallumé ?
Les islamistes ont bénéficié, dans un premier
temps, d'un apaisement au Darfour. Ils en ont profité pour
aider l'actuel président tchadien, Idriss Déby, à prendre
le pouvoir à N'Djaména, en 1990, en abritant sa
guérilla au Darfour. Le calme a duré deux ou trois
ans. En 1992, un Frère musulman Four (l'une des deux
principales ethnies africaines du Darfour avec les Zaghawa, ndlr),
qui s'appelait Daoud Bolad, s'est rendu compte qu'il était
un «nègre» avant d'être musulman. Il
l'explique dans des lettres poignantes à sa famille, que
j'ai pu consulter : il raconte qu'à la mosquée,
on ne le laisse pas s'installer à certains endroits parce
qu'il est noir. Daoud Bolad déclenche une insurrection.
Rapidement, il est arrêté, amené à Khartoum
et torturé à mort. Cette histoire, que tout le
monde ignore à l'étranger, a laissé des
cicatrices graves et une profonde amertume au Darfour (littéralement «le
territoire des Four» en arabe, ndlr). Or les Four,
l'ethnie de Daoud Bolad, représentaient probablement près
de la moitié de l'armée soudanaise mobilisée
dans la guerre contre les rebelles sudistes. A partir de la mort
de Bolad, il y a eu un fort repli identitaire. Une nouvelle génération
s'est préparée à la guérilla. Ces
jeunes ont récolté de l'argent auprès de
la diaspora four. Il y a eu des retards à l'allumage parce
qu'au Soudan, tout est très lent. Au début des
années 2000 est né le Front de libération
du Darfour, qui s'est rapidement transformé en Mouvement
de libération du Soudan afin de marquer le caractère
national et pas seulement régional de ses revendications.
En février 2003, les jeunes sont passés à l'action.
C'est une guérilla sans cadre de haut niveau et presque
sans soutien extérieur. Ce n'est qu'avec les succès
remportés contre l'armée gouvernementale que les
Erythréens, les Libyens, les Tchadiens et même probablement
les Israéliens sont venus soutenir les rebelles. Mais
au départ, c'est une guérilla indigène,
autochtone...
Comment expliquer la violence de
la réaction du gouvernement de Khartoum ?
Pour le pouvoir, les insurgés du Darfour sont bien plus
dangereux que la rébellion sudiste et chrétienne
de John Garang, le chef de l'Armée de libération
du peuple soudanais (APLS), en guerre avec Khartoum depuis 1983.
Le Darfour est une sorte d'ouvre-boîtes qui atteint le
coeur du pouvoir. Les gens du Darfour sont très présents
dans le tissu social, les ministères, etc. La guérilla
du Darfour sait tout ce qui se passe dans la capitale, tout !
Cela fait très peur au régime islamiste au pouvoir.
Contrairement au Sud-Soudan, le Darfour n'est pas un appendice
colonial collé au Nord arabo-musulman. Il y a une interpénétration
sociale importante, notamment via les mariages entre gens de
l'Ouest et les Awlad al-balad, ceux qui se surnomment
significativement «les enfants du pays» mais qui
sont en fait les Arabes de la vallée du Nil. Cette caste
représente un peu moins de 30 % de la population et vit
dans un triangle qui va d'El-Obeïd à l'ouest, Kosti
au sud, Gedaref à l'est et Atbarah au nord. A l'intérieur
de ce «triangle magique», il y a le Soudan utile,
le Soudan du fric, celui des médecins, des banques, des
avocats. Or, les Frères musulmans actuellement au pouvoir
ne sont que l'ultime incarnation de la domination du groupe minoritaire
des Arabes de la vallée du Nil. Il faut qu'ils préservent
leur clientèle, d'autant plus qu'ils ne sont pas aimés
de la société traditionnelle du Nord. Les islamistes
y sont perçus un peu comme les nazis l'étaient
par la grande bourgeoisie allemande. C'est-à-dire pas
très fréquentables... Les islamistes sont donc
obligés d'en faire beaucoup plus pour défendre
les intérêts des Awlad al-balad. Les autres,
qui ne sont pas les «enfants du pays», sont ceux
des ténèbres extérieures, je suppose.
Le Soudan risque-t-il d'éclater ?
Si le Soudan éclate, il se recollera. Il peut se produire
un éclatement suivi d'une recomposition. Je crois que
le Soudan a un avenir. Il y a très longtemps, en 1986,
j'avais écrit que la vraie solution de la guerre civile
Nord-Sud au Soudan interviendrait lorsqu'on sortira du face-à-face
mortifère entre musulmans du Nord et chrétiens
du Sud, notamment grâce à l'entrée en scène
du troisième tiers immergé du Soudan que sont les
musulmans non arabes. Aujourd'hui, c'est le cas avec les gens
du Darfour, les Bejas de l'est qui ont aussi pris les armes pour
pouvoir s'asseoir à la table des négociations.
Au Soudan, le ticket d'entrée est la kalachnikov : ceux
qui n'en ont pas ne seront pas invités ou alors seront
en bout de table. C'est d'ailleurs ce qui a été démontré,
le 9 janvier, par l'accord de paix bancal signé à Nairobi
entre le gouvernement et la guérilla sudiste, l'APLS de
John Garang. Cet accord institutionnalise un duopole entre les
Frères musulmans et l'APLS alors qu'ensemble, ils représentent
moins de la moitié du pays.
Cet état de guerre civile
permanent au Soudan peut-il s'expliquer par le gigantisme de
ce pays, par ses clivages ethniques et religieux, ou par un problème
de partage des richesses, de pétrole notamment ?
Il n'y a pas une clé unique. Toutes celles que vous mentionnez
sont valables, et d'autres aussi. En arabe soudanais, on a surnommé le
pays amrass, «la tête du mouton»,
parce qu'elle est composée de sept ou huit morceaux qui
ont des goûts et des textures très différents.
C'est ça le Soudan, pas seulement un patchwork ethnique,
mais aussi culturel, linguistique, de modes de vie. Il y a des
Arabes totalement sédentaires, agriculteurs, et d'autres
totalement nomades. Il y a des Africains agriculteurs et d'autres
nomades chameliers. Tout ce que vous pouvez imaginer s'y trouve, à part
les Pygmées, peut-être. Le Soudan est un résumé de
toute l'Afrique. Par ailleurs, la question des richesses est
beaucoup plus ancienne que le pétrole. Au moment de l'indépendance,
en 1956, le «triangle béni» concentrait déjà 80
% des moyens. Dans un pays aussi gigantesque, si vous ne vous
donnez pas les moyens de gérer géographiquement
et logistiquement cette immensité, il y a un risque fatal
d'éclatement. Pourtant, le Darfour, qui ne fait partie
du Soudan que depuis 1916, n'est pas sécessionniste. Parce
que les gens du Darfour sont réalistes : ils savent qu'ils
sont trop enclavés. Ce qu'ils veulent, c'est une part
raisonnable du gâteau national. Donc paradoxalement, je
crois que le Soudan est un pays viable. Après tout, beaucoup
de gens pensaient que les Etats-Unis n'étaient pas viables
en 1860.
Comment expliquer l'inaction
de la communauté internationale face à ce qui se
passe au Darfour, dix ans seulement après le génocide
au Rwanda ?
Malheureusement, la communauté internationale se souvient
tant qu'on reste dans le registre des déclarations, mais
au niveau de l'action, c'est pathétiquement inefficace.
D'autant plus que l'on n'a même pas, comme au Rwanda où tout
s'est déroulé en cent jours, l'excuse de la rapidité :
cela dure depuis plus de deux ans. Ce quasi génocide s'est
produit alors que le Soudan était sous le microscope de
la communauté internationale, à cause des négociations
sur l'accord de paix au sud. C'est absolument inimaginable, c'est
une ignominie. On est proche de la non-assistance à personne
en danger. Il y a quelque chose de grotesque et de kafkaïen à commémorer
des drames alors qu'on ne fait rien pour ce qui se passe actuellement.
Peut-être la communauté internationale est-elle
en train de se rattraper avec la résolution 1593 du Conseil
de sécurité (adoptée en avril à l'initiative
de la France), qui prévoit que les criminels de guerre
soient traînés devant la Cour pénale internationale.
Pour la première fois depuis très longtemps, j'ai
un peu d'espoir. Cette menace déstabilise profondément
le gouvernement de Khartoum. Si cette résolution est suivie
d'effets, peut-être la communauté internationale
aura-t-elle sauvé son honneur à minuit moins le
quart.
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