Le Point de vue de Jean-Hervé Bradol
dans Le Monde du 14 septembre, D’un génocide à l’autre ?,
est important, symptomatique d’une certaine idéologie
française. Résumons avant de réfuter :
ceux qui parlent de « génocide » réhabilitent « la
notion de race » ; l’intention génocidaire
n’est pas manifeste au Soudan puisqu’elle n’est
pas affichée ; invoquer aujourd’hui les conventions
de Genève contre le génocide, militer pour que
soit prévenu et sanctionné le crime des crimes
ne peut relever que de la « naïveté » ou
du « cynisme », au service des impérialismes...
Il serait tout à fait légitime de discuter de
la validité de l’emploi du mot « génocide » pour
qualifier ce qu’a entrepris le gouvernement soudanais
au Darfour. Mais tel n’est pas le propos de Jean-Hervé Bradol,
car il sait que sur ce point il a perdu d’avance :
avec la définition du statut de la Cour pénale
internationale, cette qualification ne fait pas de doute. Les
crimes contre l’humanité de Khartoum n’ont
pas seulement fait des dizaines de milliers de victimes :
les tribus visées, représentant plus d’un
million de personnes, ont été systématiquement
privées de tout moyen de survie dans leurs villages,
obligées de fuir, dans le désert, le harcèlement
continu des soudards, et le gouvernement soudanais a initialement
refusé qu’on leur porte secours, ne cédant
que devant l’indignation internationale.
Si l’on suit Jean-Hervé Bradol, la notion de race
n’ayant aucun caractère scientifique (en quoi
il a évidemment raison), il ne faut plus parler de génocide,
car le mot même renvoie étymologiquement (par
sa racine grecque genos) à cette notion dépassée.
Oui, il n’y a pas de race arménienne, juive ou
tutsi. Ceux qui parlent du génocide des Arméniens,
des Juifs ou des Tutsi seraient donc des charlatans, des propagandistes
de Gobineau ? C’est nier par un sophisme les terrifiantes
leçons du XXe siècle que de renvoyer l’expérience
et la condamnation du génocide à la raciologie :
ce qui est en question, c’est la capacité d’un État
criminel de désigner un groupe humain comme bouc émissaire,
en travaillant les clivages et pulsions identitaires, puis
de lâcher sur lui ses équipes d’exterminateurs.
Cela n’est pas du tout dépassé.
Quels que soient ses équivoques et faiblesses, le droit
international a trouvé un nouvel élan après
1945 dans le refus de cette criminalité. Les Conventions
de Genève ont entepris de défendre certaines
frontières de l’humanité, de refuser ce
qui la nie et tue même la parole – le crime contre
l’humanité, dont le génocide est le paroxysme.
Jean-Hervé Bradol nous dit que cette mobilisation est
obsolète, qu’elle relève d’un schéma
intellectuel « abandonné ».
C’est aller bien vite et ne pas prendre acte d’un
certain bouleversement des priorités : le refus
du génocide surplombe toutes les considérations
stratégiques. Et c’est pourquoi tant de stratèges, à commencer
par les militaires, s’échinent à vouloir
le mettre entre parenthèses. La stratégie humanitaire
rejoindrait-elle la militaire ?
N’insistons pas sur l’équation posée
par Jean-Hervé Bradol : l’intention génocidaire
n’est assurée que si elle est affichée
dans les discours et les lois ! Bradol n’a-t-il
jamais rien lu sur la question, ne sait-il pas que le projet
génocidaire organise systématiquement sa propre
négation ? Dans le cas soudanais, l’instrumentalisation
par le gouvernement central de milices tribales chargées
du nettoyage ethnique est démontrée depuis plus
de dix ans. L’élimination des tribus gênantes
est une politique constante, qui a cette fois étalé sa
systématicité. L’intention génocidaire
existe chaque fois (Khartoum pense comme Mitterrand :
dans ces contrées ténébreuses, « un
génocide, ce n’est pas trop important »),
mais elle reste inaccomplie, à cause des réactions
internationales forçant le passage des humanitaires.
Ce scénario répété a tout de même
fait déjà plus de deux millions de morts au Soudan – tandis
que le régime utilise la pression humanitaire comme
un moyen de chantage et une source de profit.
Laisser entendre qu’une proposition est fausse dès
lors qu’elle est reprise par les Américains est
un argument faible et monotone. On peut dénoncer avec
la plus grande vigueur l’impérialisme américain
en Irak, s’indigner avec Bradol des méthodes de
torture pratiquées là-bas, sans penser que les
milliers de témoignages recueillis par de très
nombreux et divers journalistes et enquêteurs associatifs
ne sont que des mensonges. Ce sont d’ailleurs ces témoignages
qui permettent aujourd’hui à MSF de soigner les
rescapés du Darfour : si tant de « naïfs » n’avaient
pas hurlé leur indignation, les humanitaires attendraient
encore leurs visas…
Derrière tout cela, il y a deux combats idéologiques.
La « neutralité » pragmatique
du « secouriste humanitaire » peut se
justifier, tel un scaphandre qui lui permet d’aller sauver
des vies. Et il faut saluer ceux qui s’y dévouent.
Mais qu’est-ce qui autorise la plus célèbre
des ONG d’urgence à vouloir transformer cette
contrainte, ce « principe » d’action,
en « principes » de “pensée” politique ?
Le désastre est assuré. Admettons que MSF veuille
ne pas insulter pas le régime raciste soudanais. Mais
elle pourrait s’épargner de servir la dialectique
mensongère de Khartoum et de camoufler son ignominie,
ceci en bonne intelligence avec la politique française – qui
se sert de la prise de position de MSF pour justifier son « amical
dialogue » avec le régime soudanais.
Le président de MSF-France (pas forcément suivi
par les autres sections nationales de MSF) dénonce le « droit
d’ingérence », un concept ambigu, donc
dangereux, promu par Bernard Kouchner, fondateur de MSF et
ennemi “historique” de Rony Brauman. Il y a matière à débat.
Mais au-delà, c’est la perspective même
d’une justice pénale internationale qui est traitée
par le mépris, assimilée aux impérialismes – alors
que les États-Unis, la Chine et la Russie de Poutine
refusent la Cour pénale internationale. Dans un article
parallèle d’Alternatives internationales (9/ 2004),
Rony Braumann, le mentor de MSF, protestant une fois encore
sur la qualification de génocide pour Srebrenica, feint
de croire que toute sanction revienne à des canonnières
coloniales : il existe des sanctions moins violentes et
dissuasives, comme débrancher la pompe à pétrole
et à finances. Jean-Hervé Bradol oublie, ou feint
d’oublier, que jamais aucune justice n’est née
impartiale. Mais elle élabore des mots et des règles
qui, si on les utilise à cette fin, peuvent se retourner
contre l’arbitraire. Entre l’absence de toute postulation
juridique, et la construction progressive d’une justice
imparfaite, MSF ne nous laisse pas le choix, au nom d’une « neutralité » qui
permet, non pas accidentellement, mais structurellement, de
soigner les rescapés au milieu des bourreaux. Certains
appellent cela du « réalisme ».
Une certaine mémoire de l’humanité s’insurge
contre ce choix accablant.
POINT
DE VUE
D'un génocide à l'autre ?, par Jean-Hervé Bradol
LE MONDE du 14.09.04
C'était en juin 1994, je rencontrais Donald Steinberg,
membre du National Security Council. De retour de Kigali, j'étais
venu dans le but de demander aux Etats-Unis de mettre à disposition
des casques bleus des véhicules de transport blindés
afin d'assurer la sécurité de blessés menacés
d'extermination pendant leur évacuation. A cette époque,
mon interlocuteur croyait en la réalité du génocide
en cours contre les Rwandais tutsis mais se refusait à employer
le terme. En effet, l'emploi du mot génocide aurait entraîné une
obligation légale d'intervenir pour les Etats signataires
de la Convention pour la prévention et la répression
du crime de génocide (1948). La récente débâcle
américaine en Somalie (1993) avait conduit les Etats Unis à décider
de limiter leurs interventions militaires extérieures à la
stricte défense de leurs intérêts vitaux.
Agir pour mettre fin à l'extermination des Rwandais tutsis
n'entrait pas dans ce cadre.
Juillet 2004 : le Congrès américain adopte à l'unanimité une
résolution qualifiant les événements du
Darfour de génocide. Le 9 septembre, le secrétaire
d'Etat Colin Powell déclare à son tour, devant
la commission des affaires étrangères du Sénat
américain, qu'un "génocide a eu lieu et pourrait
encore se poursuivre au Darfour".
En dix ans, du Rwanda au Soudan, ce qui a changé, c'est
la perception par les Etats-Unis des menaces pesant sur leur
sécurité nationale et leurs intérêts
stratégiques. Et le régime soudanais, même
s'il n'est pas en tête, figure en bonne place sur la liste
des ennemis du pays dressée par l'administration Bush.
En dépit de son opportunisme politique évident,
cette évolution de l'emploi du mot "génocide" pourrait
néanmoins trouver sa légitimité dans une
lecture scrupuleuse du droit pénal international. Pour être
qualifiés de génocide, selon la Convention de 1948,
les massacres commis au Darfour par les milices progouvernementales
et l'armée doivent procéder de "l'intention
de détruire, en tout ou en partie, un groupe national,
ethnique, racial ou religieux".
Dans le cas du Darfour, les partisans de l'emploi du terme "génocide" affirment
que l'action des milices "arabes" vise la destruction
des tribus "africaines". L'argumentation de cette thèse
suppose l'existence d'un Soudan peuplé par les représentants
de deux races : les Noirs et les Arabes. La notion de race, au
sens biologique du terme, abandonnée depuis plusieurs
décennies, opère ainsi un retour en force sous
le prétexte de l'interprétation à la lettre
d'une convention internationale sortie de son contexte historique.
Le critique qui affirme que la notion de race n'est pas pertinente
et, de plus, dangereuse s'expose à une réponse
mettant en relief l'adhésion massive et spontanée
des Soudanais à une vision des antagonismes sociaux comme
produits de la division raciale de la société.
La popularité de l'idée de race au Soudan, ainsi
qu'aux Etats-Unis, deux pays au passé esclavagiste et
dont la vie sociale demeure fortement marquée par l'usage
quotidien des catégories raciales, est indéniable.
Mais ce constat ne peut servir d'argument en faveur de la pertinence
de la classification raciale des populations. Il donne, en revanche,
une claire indication de l'influence néfaste que continue
d'exercer sur les décisions politiques un capital culturel
hérité d'un passé raciste et esclavagiste.
La nécessité de réhabiliter la notion de
race pour soutenir la thèse d'un génocide au Darfour
n'est pas le seul point de faiblesse de la démonstration.
Les manifestations publiques de l'intention de détruire
un groupe humain ne sont pas plus évidentes que l'existence
de races distinctes. Les discours de la dictature soudanaise
et les lois du pays n'en portent pas trace.
En résumé, à supposer qu'elle soit réelle,
l'intention de détruire un groupe humain n'est pas affichée
et la définition du groupe de victimes impose l'usage
d'une catégorie invalidée, à juste titre,
depuis de nombreuses années.
Cependant, il faut admettre que la thèse du génocide
au Darfour, même si elle ne s'impose pas à tous,
rencontre un véritable succès au sein des organisations
de défense des droits de l'homme et des organismes humanitaires.
Le moteur de cet engouement est, sur le fond, d'une nature tout
aussi politique que le vote unanime du Congrès américain.
La formule consacrée pour définir ce projet politique
auquel il nous est proposé d'adhérer est le droit
d'ingérence en réaction à des violations
graves et massives des droits de l'homme.
Pour les partisans de la construction de ce nouvel ordre international
fondé sur la promotion volontariste des droits de l'homme,
les armes à la main si nécessaire, les progrès
ne sont pas suffisamment rapides en raison de l'inertie des grandes
puissances, qui s'illustre dans le fonctionnement actuel du Conseil
de sécurité des Nations unies.
En réponse à cette mobilisation insuffisante, la
qualification de crime des crimes, le génocide, offre
un avantage certain. Parmi les violations graves des droits de
l'homme, le génocide est la qualification qui induit le
plus clairement une obligation d'intervention, non seulement
a posteriori pour réprimer mais avant ou pendant le déroulement
des événements pour les prévenir ou y mettre
un terme.
Dans ce cadre de pensée, l'objectif premier n'est plus
de savoir si l'extermination des Rwandais tutsis et les massacres
du Darfour sont des événements historiques suffisamment
proches pour se retrouver dans une même catégorie
légale, mais de rendre plus fréquente une action
internationale énergique en réaction à des
crimes graves. Si la qualification de génocide appliquée
aux crimes commis au Darfour permet d'obtenir l'effet escompté -
une imposition du droit, par la force si besoin -, la contrainte
de devoir qualifier à l'identique des événements
pourtant fort dissemblables devient secondaire.
Notons au passage que pour soutenir cette thèse il faut
créditer les membres permanents du Conseil de sécurité de
la volonté et du pouvoir de mettre fin aux crimes les
plus graves sur l'ensemble de la planète. En gardant à l'esprit
la liste des membres permanents du Conseil de sécurité,
l'histoire contemporaine de ces pays (Chine, Etats-Unis, France,
Royaume-Uni et Russie), la fréquence et la complexité des
conflits où les violations des droits de l'homme sont
majeures, la naïveté d'une telle croyance ne finit
plus d'étonner.
Et, à l'heure où le monde entier prend conscience
de l'ampleur des tortures pratiquées dans les prisons
américaines en Irak et de la gravité des crimes
perpétrés par l'armée russe en Tchétchénie,
la tentation est forte de voir dans cette prise de position non
seulement de la naïveté, mais aussi une bonne dose
de cynisme.
L'indépendance est essentielle au secouriste humanitaire
pour être perçu par les belligérants comme
ne participant pas aux hostilités. Le respect de ce principe
impose de ne pas faire siens les projets visant à l'établissement
d'un nouvel ordre politique international et de concentrer son
action sur la mise en œuvre de secours impartiaux. Mais
le rappel des principes ne suffit pas toujours à emporter
l'adhésion face à la tentation de s'engager dans
la construction d'un autre monde, toujours présenté comme
meilleur par définition. L'examen attentif des arguments
en faveur du droit d'ingérence et le bilan des interventions
militaires internationales contemporaines devraient achever de
nous convaincre de nous garder de suivre ce chemin.
Jean-Hervé Bradol est président de Médecins
sans frontières.