[ Accueil du site ]

 

Le choix de l’humanitaire, ou le génocide entre parenthèses ?

Par C. Coquio, F. -X. Verschave et Régine Waintrater ; article paru dans Afrique XXI numéro 5, mai 2004. En réaction à l'article de J.-H. Bradol paru dans Le Monde le 14 mai 2004 (voir ci-dessous).

Le Point de vue de Jean-Hervé Bradol dans Le Monde du 14 septembre, D’un génocide à l’autre ?, est important, symptomatique d’une certaine idéologie française. Résumons avant de réfuter : ceux qui parlent de « génocide » réhabilitent « la notion de race » ; l’intention génocidaire n’est pas manifeste au Soudan puisqu’elle n’est pas affichée ; invoquer aujourd’hui les conventions de Genève contre le génocide, militer pour que soit prévenu et sanctionné le crime des crimes ne peut relever que de la « naïveté » ou du « cynisme », au service des impérialismes...

Il serait tout à fait légitime de discuter de la validité de l’emploi du mot « génocide » pour qualifier ce qu’a entrepris le gouvernement soudanais au Darfour. Mais tel n’est pas le propos de Jean-Hervé Bradol, car il sait que sur ce point il a perdu d’avance : avec la définition du statut de la Cour pénale internationale, cette qualification ne fait pas de doute. Les crimes contre l’humanité de Khartoum n’ont pas seulement fait des dizaines de milliers de victimes : les tribus visées, représentant plus d’un million de personnes, ont été systématiquement privées de tout moyen de survie dans leurs villages, obligées de fuir, dans le désert, le harcèlement continu des soudards, et le gouvernement soudanais a initialement refusé qu’on leur porte secours, ne cédant que devant l’indignation internationale.

Si l’on suit Jean-Hervé Bradol, la notion de race n’ayant aucun caractère scientifique (en quoi il a évidemment raison), il ne faut plus parler de génocide, car le mot même renvoie étymologiquement (par sa racine grecque genos) à cette notion dépassée. Oui, il n’y a pas de race arménienne, juive ou tutsi. Ceux qui parlent du génocide des Arméniens, des Juifs ou des Tutsi seraient donc des charlatans, des propagandistes de Gobineau ? C’est nier par un sophisme les terrifiantes leçons du XXe siècle que de renvoyer l’expérience et la condamnation du génocide à la raciologie : ce qui est en question, c’est la capacité d’un État criminel de désigner un groupe humain comme bouc émissaire, en travaillant les clivages et pulsions identitaires, puis de lâcher sur lui ses équipes d’exterminateurs. Cela n’est pas du tout dépassé.

Quels que soient ses équivoques et faiblesses, le droit international a trouvé un nouvel élan après 1945 dans le refus de cette criminalité. Les Conventions de Genève ont entepris de défendre certaines frontières de l’humanité, de refuser ce qui la nie et tue même la parole – le crime contre l’humanité, dont le génocide est le paroxysme. Jean-Hervé Bradol nous dit que cette mobilisation est obsolète, qu’elle relève d’un schéma intellectuel « abandonné ». C’est aller bien vite et ne pas prendre acte d’un certain bouleversement des priorités : le refus du génocide surplombe toutes les considérations stratégiques. Et c’est pourquoi tant de stratèges, à commencer par les militaires, s’échinent à vouloir le mettre entre parenthèses. La stratégie humanitaire rejoindrait-elle la militaire ?

N’insistons pas sur l’équation posée par Jean-Hervé Bradol : l’intention génocidaire n’est assurée que si elle est affichée dans les discours et les lois ! Bradol n’a-t-il jamais rien lu sur la question, ne sait-il pas que le projet génocidaire organise systématiquement sa propre négation ? Dans le cas soudanais, l’instrumentalisation par le gouvernement central de milices tribales chargées du nettoyage ethnique est démontrée depuis plus de dix ans. L’élimination des tribus gênantes est une politique constante, qui a cette fois étalé sa systématicité. L’intention génocidaire existe chaque fois (Khartoum pense comme Mitterrand : dans ces contrées ténébreuses, « un génocide, ce n’est pas trop important »), mais elle reste inaccomplie, à cause des réactions internationales forçant le passage des humanitaires. Ce scénario répété a tout de même fait déjà plus de deux millions de morts au Soudan – tandis que le régime utilise la pression humanitaire comme un moyen de chantage et une source de profit.

Laisser entendre qu’une proposition est fausse dès lors qu’elle est reprise par les Américains est un argument faible et monotone. On peut dénoncer avec la plus grande vigueur l’impérialisme américain en Irak, s’indigner avec Bradol des méthodes de torture pratiquées là-bas, sans penser que les milliers de témoignages recueillis par de très nombreux et divers journalistes et enquêteurs associatifs ne sont que des mensonges. Ce sont d’ailleurs ces témoignages qui permettent aujourd’hui à MSF de soigner les rescapés du Darfour : si tant de « naïfs » n’avaient pas hurlé leur indignation, les humanitaires attendraient encore leurs visas…

Derrière tout cela, il y a deux combats idéologiques. La « neutralité » pragmatique du « secouriste humanitaire » peut se justifier, tel un scaphandre qui lui permet d’aller sauver des vies. Et il faut saluer ceux qui s’y dévouent. Mais qu’est-ce qui autorise la plus célèbre des ONG d’urgence à vouloir transformer cette contrainte, ce « principe » d’action, en « principes » de “pensée” politique ? Le désastre est assuré. Admettons que MSF veuille ne pas insulter pas le régime raciste soudanais. Mais elle pourrait s’épargner de servir la dialectique mensongère de Khartoum et de camoufler son ignominie, ceci en bonne intelligence avec la politique française – qui se sert de la prise de position de MSF pour justifier son « amical dialogue » avec le régime soudanais.

Le président de MSF-France (pas forcément suivi par les autres sections nationales de MSF) dénonce le « droit d’ingérence », un concept ambigu, donc dangereux, promu par Bernard Kouchner, fondateur de MSF et ennemi “historique” de Rony Brauman. Il y a matière à débat. Mais au-delà, c’est la perspective même d’une justice pénale internationale qui est traitée par le mépris, assimilée aux impérialismes – alors que les États-Unis, la Chine et la Russie de Poutine refusent la Cour pénale internationale. Dans un article parallèle d’Alternatives internationales (9/ 2004), Rony Braumann, le mentor de MSF, protestant une fois encore sur la qualification de génocide pour Srebrenica, feint de croire que toute sanction revienne à des canonnières coloniales : il existe des sanctions moins violentes et dissuasives, comme débrancher la pompe à pétrole et à finances. Jean-Hervé Bradol oublie, ou feint d’oublier, que jamais aucune justice n’est née impartiale. Mais elle élabore des mots et des règles qui, si on les utilise à cette fin, peuvent se retourner contre l’arbitraire. Entre l’absence de toute postulation juridique, et la construction progressive d’une justice imparfaite, MSF ne nous laisse pas le choix, au nom d’une « neutralité » qui permet, non pas accidentellement, mais structurellement, de soigner les rescapés au milieu des bourreaux. Certains appellent cela du « réalisme ». Une certaine mémoire de l’humanité s’insurge contre ce choix accablant.


POINT DE VUE
D'un génocide à l'autre ?, par Jean-Hervé Bradol
LE MONDE du 14.09.04


C'était en juin 1994, je rencontrais Donald Steinberg, membre du National Security Council. De retour de Kigali, j'étais venu dans le but de demander aux Etats-Unis de mettre à disposition des casques bleus des véhicules de transport blindés afin d'assurer la sécurité de blessés menacés d'extermination pendant leur évacuation. A cette époque, mon interlocuteur croyait en la réalité du génocide en cours contre les Rwandais tutsis mais se refusait à employer le terme. En effet, l'emploi du mot génocide aurait entraîné une obligation légale d'intervenir pour les Etats signataires de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948). La récente débâcle américaine en Somalie (1993) avait conduit les Etats Unis à décider de limiter leurs interventions militaires extérieures à la stricte défense de leurs intérêts vitaux. Agir pour mettre fin à l'extermination des Rwandais tutsis n'entrait pas dans ce cadre.

Juillet 2004 : le Congrès américain adopte à l'unanimité une résolution qualifiant les événements du Darfour de génocide. Le 9 septembre, le secrétaire d'Etat Colin Powell déclare à son tour, devant la commission des affaires étrangères du Sénat américain, qu'un "génocide a eu lieu et pourrait encore se poursuivre au Darfour".

En dix ans, du Rwanda au Soudan, ce qui a changé, c'est la perception par les Etats-Unis des menaces pesant sur leur sécurité nationale et leurs intérêts stratégiques. Et le régime soudanais, même s'il n'est pas en tête, figure en bonne place sur la liste des ennemis du pays dressée par l'administration Bush.

En dépit de son opportunisme politique évident, cette évolution de l'emploi du mot "génocide" pourrait néanmoins trouver sa légitimité dans une lecture scrupuleuse du droit pénal international. Pour être qualifiés de génocide, selon la Convention de 1948, les massacres commis au Darfour par les milices progouvernementales et l'armée doivent procéder de "l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux".

Dans le cas du Darfour, les partisans de l'emploi du terme "génocide" affirment que l'action des milices "arabes" vise la destruction des tribus "africaines". L'argumentation de cette thèse suppose l'existence d'un Soudan peuplé par les représentants de deux races : les Noirs et les Arabes. La notion de race, au sens biologique du terme, abandonnée depuis plusieurs décennies, opère ainsi un retour en force sous le prétexte de l'interprétation à la lettre d'une convention internationale sortie de son contexte historique.

Le critique qui affirme que la notion de race n'est pas pertinente et, de plus, dangereuse s'expose à une réponse mettant en relief l'adhésion massive et spontanée des Soudanais à une vision des antagonismes sociaux comme produits de la division raciale de la société.

La popularité de l'idée de race au Soudan, ainsi qu'aux Etats-Unis, deux pays au passé esclavagiste et dont la vie sociale demeure fortement marquée par l'usage quotidien des catégories raciales, est indéniable. Mais ce constat ne peut servir d'argument en faveur de la pertinence de la classification raciale des populations. Il donne, en revanche, une claire indication de l'influence néfaste que continue d'exercer sur les décisions politiques un capital culturel hérité d'un passé raciste et esclavagiste.

La nécessité de réhabiliter la notion de race pour soutenir la thèse d'un génocide au Darfour n'est pas le seul point de faiblesse de la démonstration. Les manifestations publiques de l'intention de détruire un groupe humain ne sont pas plus évidentes que l'existence de races distinctes. Les discours de la dictature soudanaise et les lois du pays n'en portent pas trace.

En résumé, à supposer qu'elle soit réelle, l'intention de détruire un groupe humain n'est pas affichée et la définition du groupe de victimes impose l'usage d'une catégorie invalidée, à juste titre, depuis de nombreuses années.

Cependant, il faut admettre que la thèse du génocide au Darfour, même si elle ne s'impose pas à tous, rencontre un véritable succès au sein des organisations de défense des droits de l'homme et des organismes humanitaires. Le moteur de cet engouement est, sur le fond, d'une nature tout aussi politique que le vote unanime du Congrès américain. La formule consacrée pour définir ce projet politique auquel il nous est proposé d'adhérer est le droit d'ingérence en réaction à des violations graves et massives des droits de l'homme.

Pour les partisans de la construction de ce nouvel ordre international fondé sur la promotion volontariste des droits de l'homme, les armes à la main si nécessaire, les progrès ne sont pas suffisamment rapides en raison de l'inertie des grandes puissances, qui s'illustre dans le fonctionnement actuel du Conseil de sécurité des Nations unies.

En réponse à cette mobilisation insuffisante, la qualification de crime des crimes, le génocide, offre un avantage certain. Parmi les violations graves des droits de l'homme, le génocide est la qualification qui induit le plus clairement une obligation d'intervention, non seulement a posteriori pour réprimer mais avant ou pendant le déroulement des événements pour les prévenir ou y mettre un terme.

Dans ce cadre de pensée, l'objectif premier n'est plus de savoir si l'extermination des Rwandais tutsis et les massacres du Darfour sont des événements historiques suffisamment proches pour se retrouver dans une même catégorie légale, mais de rendre plus fréquente une action internationale énergique en réaction à des crimes graves. Si la qualification de génocide appliquée aux crimes commis au Darfour permet d'obtenir l'effet escompté - une imposition du droit, par la force si besoin -, la contrainte de devoir qualifier à l'identique des événements pourtant fort dissemblables devient secondaire.

Notons au passage que pour soutenir cette thèse il faut créditer les membres permanents du Conseil de sécurité de la volonté et du pouvoir de mettre fin aux crimes les plus graves sur l'ensemble de la planète. En gardant à l'esprit la liste des membres permanents du Conseil de sécurité, l'histoire contemporaine de ces pays (Chine, Etats-Unis, France, Royaume-Uni et Russie), la fréquence et la complexité des conflits où les violations des droits de l'homme sont majeures, la naïveté d'une telle croyance ne finit plus d'étonner.

Et, à l'heure où le monde entier prend conscience de l'ampleur des tortures pratiquées dans les prisons américaines en Irak et de la gravité des crimes perpétrés par l'armée russe en Tchétchénie, la tentation est forte de voir dans cette prise de position non seulement de la naïveté, mais aussi une bonne dose de cynisme.

L'indépendance est essentielle au secouriste humanitaire pour être perçu par les belligérants comme ne participant pas aux hostilités. Le respect de ce principe impose de ne pas faire siens les projets visant à l'établissement d'un nouvel ordre politique international et de concentrer son action sur la mise en œuvre de secours impartiaux. Mais le rappel des principes ne suffit pas toujours à emporter l'adhésion face à la tentation de s'engager dans la construction d'un autre monde, toujours présenté comme meilleur par définition. L'examen attentif des arguments en faveur du droit d'ingérence et le bilan des interventions militaires internationales contemporaines devraient achever de nous convaincre de nous garder de suivre ce chemin.

Jean-Hervé Bradol est président de Médecins sans frontières.