« L’Etat
est communément défini comme une collectivité qui
se compose d’un territoire et d’une population,
soumis à un pouvoir politique organisé ;
il se caractérise par la souveraineté ;
la reconnaissance par les autres Etats a des effets purement
déclaratifs ; l’existence ou la disparition
de l’Etat est une question de fait ».
Commission d’arbitrage de la conférence
européenne
pour la paix en Yougoslavie. 1991 [2]
« La seule définition
possible est circulaire et consiste dans l’énoncé suivant :
un Etat est une collectivité à laquelle s’applique
le régime légal propre aux Etats. Or ce régime
s’étend à des êtres que de grandes
différences séparent et elles interdisent d’inférer,
de la contemplation des Etats tels qu’ils sont, un concept
rationnel cohérent ».
Droit
International public, 1993 [3].
Ce que j’ai vu et entendu aurait pu ébranler
les fondements même de l’Etat.
Zabel Essayan.
Préface de Dans les Ruines, Constantinople, 1911.
Je suis toutefois persuadée
que, du fait de leur énormité et de leur improbabilité,
ces crimes resteront impunis.
Zabel Essayan.
Introduction à L’Agonie d’un peuple de
Haïg Thoroyan, Gortz, 2-3, 1917.
De l’Algérie à la
Tchétchénie et la Côte d’Ivoire,
en passant par l’ex-Yougoslavie, le Rwanda, le Congo-Brazzaville
et le Soudan, les quinze années qui viennent de s’écouler
ont été si meurtrières, réveillant à tout
moment les pires blessures de l’histoire, que la notion
d’ « Etat criminel » [4] s’est
installée dans nos esprits comme si elle allait de soi.
Elle n’en reste pas moins surtout une abstraction morale,
sorte d’idée régulatrice ou de grille de
lecture de la violence moderne, qui, si elle produit des effets
politiques, reste à peu près inefficiente en
droit.
C’est pourtant bien sous l’effet de l’histoire
du XXème siècle, et de l’appréhension
de cette histoire en Occident, que cette notion s’est ainsi
naturalisée dans les consciences. Mais si l’incrimination
de « groupements », d’« organisations » et
d’« associations » existait dès
avant 1945 dans différents codes nationaux, servant à éliminer
les groupes ou partis jugés dangereux au sein d’un
Etat, l’idée d’une justice jugeant et châtiant
l’Etat en tant que tel reste pour l’heure étrangère,
voire contraire au droit, qui continue de ne juger et réprimer
que des individus – même si ce sont des « représentants » ou
des « organes » de l’Etat. Sous cet
angle, comme l’affirme Yann Thomas, « l’histoire
juridique de l’Etat en Occident est celle de la programmation
de son innocence au criminel » [5] .
La notion d’Etat criminel n’est donc pas pertinente
au sens strict. Le droit ne semble d’ailleurs vouloir l’approcher
que par défaut ou allusion. Elle n’en a pas moins
un sens commun, que le droit n’ignore pas. Son usage suppose
que l’idée de « crime » puisse
s’abstraire du droit pénal pour désigner
un acte politique perçu comme faute majeure. Il suppose
aussi que l’Etat soit jugé « responsable »,
y compris devant la justice, donc qu’il puisse être
considéré comme un acteur politique et
un sujet éthique. Or cette idée de responsabilité étatique ne
va pas de soi non plus. Elle ne relève cependant plus
seulement, elle, de l’intuition morale, du propos politique
et de l’implicite juridique. Cette idée a été explicitée
et fait partie, comme celle de responsabilité internationale,
de l’arsenal juridique dont s’est doté l’Occident
après la deuxième guerre mondiale.
« Responsabilité » et « innocence » des
Etats : de 1948 à 1998
C’est tardivement que l’idée d’Etat « responsable » s’est
inscrite dans le droit, précisément à l’article
IX de la Convention de l’ONU pour la répression
et la prévention du génocide (1948). Il aura
donc fallu pour cela une guerre atroce, et que soient jugés
non seulement des « crimes de guerres » et
des « crimes contre l’humanité » [6] ,
mais ce qui fut appelé, sur la base des travaux de Raphaël
Lemkin, un crime de génocide.
Si le mot était nouveau, la chose existait depuis quelque
temps déjà. La déportation des Arméniens
de l’Empire ottoman, en 1915, était une catastrophe
dont le caractère génocidaire, s’il ne fut
pas formulé en ces termes, n’échappa à aucun
des observateurs – et il n’échappa pas non
plus à R. Lemkin. Il en était de même de
la grande famine provoquée par Staline en Ukraine en 1932-1933,
qui fit plus de 4 millions de morts. Plus tôt encore, la « guerre
d’extermination » lancée en 1905 par
l’armée prussienne contre les « hereros » s’apparentait
déjà à un génocide. Mais la lointaine
Afrique du sud où eut lieu ce massacre implacable, et
la normalité des pratiques d’extermination dans
les guerres coloniales, rendaient inconcevable toute prise de
conscience internationale à ce sujet.
En 1915 en revanche, un processus de responsabilisation s’amorça,
sous la forme de l’avertissement lancé par l’Entente
pour les crimes contre « l’humanité » et
la « civilisation » dont les auteurs auraient à rendre
compte. Mais le résultat des procès de Constantinople
fut rendu inefficient par une déresponsabilisation en
règle, pour les raisons de Realpolitik qu’on sait.
Ce retournement fit construire à l’échelle
internationale un solide édifice d’impunité et
de déni – qui se démantèle aujourd’hui
par à-coups, au gré de volontés politiques
locales à travers le monde. En se faisant l’héritière
de ce déni, à l’inverse, la Turquie se rend
responsable aujourd’hui non du crime, mais de cet héritage.
La Turquie kémaliste s’étant idéologiquement
et pratiquement fondée sur l’élimination
des minorités, l’Etat turc moderne fait lui-même
partie de cet héritage. On conçoit donc l’énormité de
l’obstacle à sa reconnaissance du génocide,
qui supposerait de se départager du kémalisme.
Cette responsabilité-là de la négation est
d’ordre politique. Mais son refus nourrit une « perversion
historiographique » [7] susceptible,
elle, de se muer ailleurs en objet de droit, dès lors
que le négationnisme est en passe de constituer un délit
en soi. Le différend arméno-turc pose la question
de la continuité de l’Etat à travers ses
mutations – question que la France a différemment
rencontrée, sous la forme au contraire d’un déni
d’héritage, au sujet de Vichy. On se souvient du
refus de François Mitterrand, mis en cause pour la gerbe
déposée sur la tombe de Pétain, de rendre
la République « comptable » des
crimes de Vichy [8] .
La grande famine de 1932-1933 en Ukraine, soigneusement déguisée
par les dirigeants soviétiques, fit également l’objet
d’un déni, national et international à la
fois, tout aussi puissant [9] et
encore plus efficace : la vulgate qui tend à s’imposer
actuellement sur les génocides exclut cet événement
au prétexte que sa reconnaissance reste litigieuse [10] .
Or l’exclusion discutable du critère « politique » dans
la qualification des groupes-cibles, lors de la signature de
la Convention de 1948, était due à l’inévitable
refus de l’URSS. Cette exclusion pèsera lourdement
plus tard, en particulier lors du génocide khmer rouge,
lui aussi volontiers écarté par cette même
vulgate.
C’est donc seulement après que le nazisme ait déferlé sur
l’Europe, après que les Juifs aient été persécutés
et exterminés, et que les grands responsables nazis
aient été jugés et condamnés à Nuremberg,
que s’inscrivit pour la première fois dans le droit
l’idée d’une responsabilité de l’Etat.
La singularité et la gravité du crime de génocide
furent si bien perçues qu’elles firent prendre une
décision collective, de type à la fois politique,
juridique et moral : celle d’intervenir et de réprimer
tout génocide ultérieur en train de se dérouler.
Or cette décision faisait « obligation » aux « parties
contractantes », c’est-à-dire aux Etats signataires.
Ainsi le principe de responsabilité étatique était
doublement posé : au plan du crime de génocide,
et dans l’obligation faite aux Etats de le réprimer
et l’empêcher.
On sait ce qu’il en fut réellement de cet engagement,
suivi d’une dérobade chronique au sein du Conseil
de sécurité de l’ONU – jusqu’à l’intervention
au Timor – qui produisit l’aberration qu’on
sait en 1994 : la « Communauté Internationale »,
pleinement avertie et informée, laissa faire le génocide
des Tutsi – ce dont s’est ému récemment
Koffi Annan, qui, avec le renoncement américain, joua
un rôle éminent dans ce laisser-faire, cédant
aux menées pro-françaises de Boutros-Ghali. Il
aura ainsi fallu plus de cinquante ans, et plusieurs génocides,
dont le dernier s’accomplit au vu et su des Etats signataires
de la Convention, pour que la responsabilité affirmée
en 1948 prenne une réalité au titre de fait de
conscience. L’ONU n’en continue pas moins de parler
le langage de la « résolution » -
qui n’engage que ceux qui la déclarent, et le plus
souvent n’engage à rien. Le déroulement du
conflit ex-yougoslave, jusqu’au massacre de Srebrenica,
un an après le génocide rwandais, puis l’intervention
de l’OTAN – et non de l’ONU – au Kosovo,
ont montré à quel point les « responsabilités » énoncées
en restaient lettre morte en l’absence de volonté politique
commune aux Etats « contractants ».
Malgré l’innovation majeure que représentait
la Convention de 1948, qui obligeait les Etats à interrompre
une politique génocidaire, le droit y montrait son malaise à incriminer
directement l’Etat : rien dans la Convention de 1948
ne précisait que le génocide était l’œuvre
d’un Etat. Cette réalité historico-politique était
laissée à l’état d’implicite,
simplement suggérée dans la notion d’ « intention
de détruire » - à laquelle fut ajoutée,
selon les juridictions, la notion de « plan » ou
de « politique ». Ainsi le Code pénal
français de 1994 en remplaça la formule d’ « intention de
détruire » par celle de « plan concerté tendant à détruire ».
Mais le Tribunal Pénal International pour la Yougoslavie,
constitué en 1993, précise, lui, que l’existence
d’un plan ou d’une politique, si elle est de nature à « faciliter
la preuve du crime », n’est pas un élément
légal constitutif de ce crime. La responsabilité de
l’Etat dans la commission du crime est curieusement laissée à l’état
d’argument supplémentaire.
Le Statut de la Cour Pénale Internationale, signé en
1998 et entré en vigueur en 2002, reprend telle que la
définition du génocide de 1948, alors qu’il
retravaille les articles relatifs aux crimes contre l’humanité,
et surtout aux crimes de guerre – lesquels supposent seulement
il parle de « plan », de « politique » et
de « série de crimes » commis « à une
grande échelle ». Concernant le caractère
pénal des poursuites, il précise qu’ « aucune
disposition du présent Statut relative à la responsabilité pénale
des individus n’affecte la responsabilité des Etats
en droit international » [11] .
Au moment même où le droit international confirme
le principe de responsabilité étatique, il la désigne à partir
de ce qui l’a longtemps supplanté et nié :
le principe de responsabilité individuelle. La poursuite
pénale à l’encontre des individus n’est
plus jugée contraire à la responsabilité de
l’Etat, laquelle, elle, reste dégagée du
pénal.
Pas plus en 1998 qu’en 1948, donc, n’ont été prévues
de poursuites pénales à l’encontre de l’Etat,
pourtant jugé « responsable ». Un
ministre, un fonctionnaire ou un militaire peuvent être
arrêtés et condamnés pour avoir « planifié » le
crime de génocide, ou pour y avoir « participé ».
Mais un Etat ne peut être puni en tant que tel pour crime
de génocide. Un Etat peut être politiquement réprimé – par
le désarmement et l’embargo par exemple - sur la
base d’instruments juridiques, mais il ne peut être
dissout du fait d’une décision juridique internationale.
Paradoxalement, donc, en 1998 comme en 1948, le droit affirme
la notion de « responsabilité étatique » mais
renonce à poursuivre l’Etat criminel, ceci sous
l’effet - deuxième paradoxe - de la plus grande
incrimination que le droit ait jamais formulée :
le crime de génocide.
Que s’est-il passé pour qu’une telle révolution
juridique ait lieu, mais au prix d’une telle ambiguïté?
Que signifie-t-elle hors du champ juridique ? Que nous dit-elle
de notre manière d’affronter le « Mal » en
politique ? Il semble y avoir quelque chose de pourri au
royaume de cette « Communauté Internationale »,
censément engagée par la responsabilité des
Etats : que nous dit cette corruption du droit international
au sujet des Etats modernes et de leur propre corruption du droit?
L’Etat-nation
comme « monstre »
L’idée d’Etat criminel ne date pas d’hier.
La représentation de l’Etat comme machine destructrice
précède de loin l’existence des Etats totalitaires.
Elle s’est constituée dès que les Etats-nations
d’Europe ont montré à leurs sujets comme
au monde leur désir de domination. L’idéal
de « paix perpétuelle » à garantir
dans une alliance interétatique fut inspirée à Kant
par la perspective de guerres d’extermination qui, à terme,
pourraient entraîner l’autodestruction de l’humanité :
il donnait ainsi un fondement philosophique à l’idée
d’un droit international humanitaire, dépassant
le système des traités. Au siècle suivant,
une tout autre famille philosophique et politique désignait
communément dans l’Etat un puissant « prédateur »,
un « monstre froid » (Nietzsche), une « universalité dévorante
vivant de sacrifices humains » (Bakounine). C’est
dans l’anarchisme que fut portée à son comble
la critique de l’Etat comme sujet destructeur des sujets
humains – les « individus » dont
se réclamait cette protestation radicale, au regard desquels
l’Etat, essentialisé, incarnait une forme de Mal.
Mais l’image du « monstre », qu’il
fût « froid » ou « dévorant »,
disait elle-même la difficulté de faire de l’Etat
un sujet : un monstre peut-il être « responsable » de
ses actes, peut-il en « répondre » et
les « réparer » ? S’il
peut être dit coupable de crimes, c’est-à-dire « cause » d’un
mal, voire d’un tort absolu, comment pourrait-il être
jugé, c’est-à-dire ramené aux normes
de la loi et de la morale? Et de quelle loi ou de quelle morale,
si ce sont les Etats qui édictent les lois et sanctionnent
les mœurs ? Un tel monstre ne mérite que d’être
tué, à moins qu’il ne soit soumis par d’autres
puissances : libertaires et libéraux se partagèrent
ainsi longtemps la critique de l’Etat souverain. La liberté devait
soit se mettre hors-la-loi, soit imposer une autre loi, celle
du plus fort sur un marché bientôt mondial. Mais
en aucun cas cette loi du plus fort ne pouvait être celle
du droit.
Il est logique que la protestation la plus radicale contre l’Etat
criminel se soit exprimée au XIXe siècle, à l’époque
où les Etats-nations d’Europe, pleinement constitués,
se dotaient des techniques biopolitiques et panoptiques qu’analysa
Foucault, préparant les systèmes bureaucratiques
et les idéologies raciales des grands totalitarismes.
Leur domination était alors suffisamment assurée
pour décider d’un partage du monde – qui prit
la forme concrète d’une distribution cartographiée
de l’Afrique à la fin du siècle : dessinant,
avec ces frontières artificielles tracées par les
grandes puissances d’alors, un avenir gros de conflits
sanglants, qui pour partie durent encore aujourd’hui. C’est
sous l’effet de l’impérialisme colonial que
se mit en marche le processus qui allait aboutir à l’extension
planétaire du modèle de l’Etat-nation moderne,
avec toutes les contradictions menaçantes qu’il
contenait. Il est donc logique aussi que l’anti-étatisme
anarchiste ait été violemment anticolonial - tandis
qu’en France l’ensemble des partis républicains
adhérait à la politique de conquête que légitimait
la « mission civilisatrice » dont se félicitait
Jules Ferry à la Chambre.
Mais en aucun cas ce discours antiétatique, qui déclarait
la guerre au droit en même temps qu’à l’Etat [12],
ne pouvait croire en un droit contraire à l’autorité souveraine
des Etats. En s’internationalisant, le droit ne pourrait
que légitimer une hégémonie nouvelle. Quelle
que soit sa méfiance à l’égard du
nihilisme libertaire, Hannah Arendt se montrait en partie héritière
de cet empirisme lorsqu’à la fin de L’Impérialisme [13] ,
analysant le « déclin » du « système
des Etats-nations », et s’interrogeant sur l’immense
problème des apatrides, né de ce système,
elle envisageait, avec l’hypothèse d’une autorité supraétatique,
l’improbabilité et les risques qu’il y aurait à mettre
en place un tel « gouvernement mondial ».
Ne serait-ce pas là en effet la naissance d’un nouveau
monstre ?
« Etat
bicéphale » ou « non-Etat » :
déguisement et confinement
L’idée que l’Etat était un « monstre » avait
précisément à voir avec l’usage qu’il
faisait du droit : un usage instrumental au service de sa
force, qu’aucune force supérieure n’était
en mesure d’arrêter, sinon par la guerre. Rien, ni
même la « violence légitime »,
dont l’Etat avait le « monopole » (Max
Weber), ne pouvait en droit limiter la violence de l’Etat,
en vertu de sa souveraineté. Si l’Etat était
un monstre, c’est, comme le disait Valéry, qu’il était « l’enfant
monstrueux né de la Force et du Droit ». L’« exclusion
inclusive » de la « vie nue » mise
au ban du pouvoir souverain, paradoxe qui, selon Giorgio Agamben,
caractérise le pouvoir nazi fondé sur « l’état
d’exception », est la forme extrême de
cette dualité [14] .
Le génocide nazi fut, dans l’histoire, la violence
de l’enfant monstre arrivé à l’âge
adulte.
Or cette violence a été désignée
par les Etats « contractants » de la Convention
de 1948, après qu’ils aient été juges
et partis aux procès de Nuremberg, comme l’illégitimité même.
C’est de part et d’autre de « l’humanité » et
de la « civilisation » que se séparent
désormais les régimes légitimes et illégitimes.
Ce déplacement suppose que le « monstre » ait
changé au cours de son histoire. Et de fait sa puissance
prédatrice s’est formidablement accrue, grâce à de
tout autres instruments que le droit : science raciale,
appareil bureaucratique, techniques de terreur et industrie de
la mise à mort, c’est, comme l’a montré Zygmunt
Baumann [15] ,
l’histoire politique de la modernité. Le monstre
est devenu machine. Alors que l’impunité nazie,
nécessaire à la « Solution finale »,
n’était que la forme extrême d’une souveraineté,
elle, toute classique.
Affirmer, comme le fit la Convention de 1948, que les Etats sont
juridiquement « responsables » de leurs
actes, cela suppose que ces actes, clairement identifiables,
puissent être imputés à l’Etat. Cela
suppose donc que soient identifiés non seulement l’intention génocidaire,
mais l’Etat comme auteur du génocide. Or
ici les choses se compliquent, en ce point où la politique,
parvenue au sommet de sa perversion, confine à son autodestruction.
La violence génocidaire a pour particularité d’être
dissimulée sur ordre. Dans l’Allemagne nazie, comme
en URSS et au Cambodge, c’est « l’Etat
total » ou « totalitaire » qui
procéda à cette dissimulation, alors qu’il était
dépassé par la dynamique génocidaire qu’il
mettait en marche. Car le « monstre » même
n’est plus identifiable lorsque la violence, poussée à son
comble, fait exploser les structures de l’Etat.
Cette intuition inspira au sociologue marxiste Franz Neumann
le titre d’un essai paru en pleine guerre : Behemoth [16]. Juriste
de formation, Neumann reprenait la vieille figure apocalyptique
dont Hobbes s’était servi deux siècles plus
tôt pour désigner, à l’opposé de
son Leviathan, l’horrible état de nature en vigueur
pendant la guerre civile. En 1942, pour F. Neumann, Behemoth
est le régime nazi, et ce régime est un « non-Etat ».
S’il fait régner la terreur, c’est sous l’effet
d’un pouvoir polycratique où rivalisent le parti,
la police, l’armée et la grande économie.
L’analyse de Neumann est devenue la référence
des historiens « fonctionnalistes », opposés
aux « intentionnalistes » à la faveur
d’un de ces quiproquos dont l’historiographie du
nazisme a le secret. De fait, Neumann n’a pas saisi l’objectif
génocidaire du régime, dont l’antisémitisme
n’était selon lui qu’un fait de propagande.
Sa précieuse analyse de la conflictualité centrifuge
du système était sans doute trop précoce
pour saisir la finalité du mouvement contraire, centripète,
de concentration des pouvoirs. La fusion du Chef et du Peuple,
nécessaire au génocide [17],
supposait la domestication de la police et de l’armée
allemandes par la Gestapo, une fois les SA éliminés.
L’engloutissement idéologique de la population allemande
fut la tâche d’un Führer charismatique, mais
aussi de la police secrète nazie, qui lui était
totalement inféodée. L’Etat nazi, plus qu’un
Etat-parti, fut un Etat policier au sens strict.
L’idée de « non-Etat » se
montre prise dans une vision classique de l’Etat comme
pouvoir organisé et partagé. Or le système
nazi fut à la fois un Etat et un non-Etat. Cette contradiction
dynamique n’est pas contraire à la démonstration
d’une intention génocidaire. Précisément,
c’est en faisant imploser la structure de l’Etat,
et en confiant les pleins pouvoirs à une police secrète
dévolue à la cause du génocide, que le régime
nazi s’est rendu responsable d’un crime
mûrement conçu, planifié et organisé.
L’Etat nazi fut « l’Etat SS »,
pour rependre la formule d’Eugen Kogon [18],
qui, ancien déporté politique, analysa dès
1945 sous ce terme la structure des camps comme concentré du
pouvoir nazi, «enfer organisé ».
Or la structure des camps nazis ne laisse aucun doute
sur l’intention génocidaire – ni
d’ailleurs sur sa négation : les camps devaient être
lointains et invisibles, comme les traces de l’extermination.
Le déguisement étatique devait continuer à couvrir
l’œuvre du Reich millénaire. Les « discours
secrets » de Himmler à sa Gestapo montrent
que le langage de la purification connaissait lui-même
un double régime, officiel et officieux : la réalité des
chambres à gaz ne devait être connue que d’une
poignée d’hommes, alors qu’elle ne faisait
que littéraliser les envolées lyriques d’Hitler
et Goebbels. Le génocide, programmé comme histoire
glorieuse qui ne serait pas écrite, contenait en lui-même
sa propre négation.
Qualifier ce type de violence politique suppose de reconnaître
une volonté génocidaire à l’œuvre
derrière un déguisement qui n’est autre que
l’Etat lui-même. L’Etat étant la conjonction
d’un pouvoir et une population, il est à la fois
une forme et une idéologie. Cette idéologie évolue à mesure
que la forme devient centripète : Hitler adopta d’abord
la notion fasciste d’Etat total, puis s’en dégagea
pour passer au « Volk » purifié,
afin de réaliser l’Etat racial appelé à construire
l’Europe et dominer la planète. Qualifier de crime
l’événement ainsi déguisé oblige à décrypter
la réalité, puis à interpréter les
archives, mais aussi leur absence. Comprendre cette absence,
c’est écrire l’histoire de l’événement
en faisant émerger son sens. Et si cette écriture
de l’histoire commence par une fouille d’archives,
elle ne peut que passer, dès lors que les archives manquent,
par l’interprétation des témoignages, ainsi
ramenés au statut d’archives. C’est pourquoi
l’histoire d’un génocide – sans parler
de l’histoire de la Catastrophe, qui passe par cette réduction
du témoignage à l’archive [19] -
ne peut s’écrire sur un mode strictement positiviste.
Face aux faits et à leurs traces lacunaires, l’historien
est mis en position d’interpréter un mensonge d’Etat
sur un crime d’Etat, où l’Etat lui-même
constitue le mensonge. C’est donc d’Etat dédoublé qu’il
faudrait parler plutôt que de non-Etat.
La même analyse peut être appliquée à l’histoire
du génocide arménien. C’est derrière
l’Empire ottoman qu’en 1915 agirent les Jeunes Turcs
réunis en parti dit « Union et Progrès ».
La « machine génocidaire », comme
l’explique M. Nichanian, qui traduisit en français
le principal historien du génocide, V. Dadrian, fit fonctionner
trois « rouages » [20] :
le parti Ittihad ve Tirakki, qui, fondé en 1906,
avait renversé le sultan en 1908 et installé une
dictature dès 1912 après avoir noyauté tout
le pays en confiant les « comités » de
bourgade à des « secrétaires » :
ceux qui, en 1915, organisèrent les déportations
aux ordres du comité central du Parti. Celui-ci était
dirigé par Talaat Pacha, qui était aussi le ministre
de l’intérieur. Deuxième rouage de la machine,
il dirigea l’opération et contrôla sa logistique,
via l’instrument moderne qu’était alors le
télégraphe. La réalisation du génocide
nécessitait un « Etat bicéphale »,
composé d’un gouvernement officiel et d’un
gouvernement officieux.
A cette dissociation s’en ajouta une autre, qui créa
le troisième rouage. La conjonction ici d’un gouvernemet,
d’une population et d’un territoire imposait de recruter
une masse d’exécutants pour effectuer la déportation.
C’est à cet effet que fut créée en
janvier 1915 une « Organisation spéciale »,
par scission d’une première société secrète,
composée de militaires exercés pour les opérations
secrètes contre l’ennemi extérieur. Ce bras
armé du génocide, fort de 30.000 hommes - criminels
de droit commun sortis de prison – devait agir secrètement, à l’insu
des membres du gouvernement - et de fait, les témoins
oculaires les plus attentifs ne décryptèrent pas
leur action. Enfin le Bureau des déportations, à Alep,
chargé officiellement de la réinstallation des
populations déplacées, les envoyait mourir en masse
dans le désert, un désert parsemé de camps
de concentration où s’effectua la dernière
phase de l’extermination [21] .
C’est ce même type de structure dissociée
et ramifiée, mais implacablement efficace, qu’on
trouve à l’œuvre dans le Rwanda de 1994. L’Etat
rwandais était depuis l’indépendance (1962)
une dictature à parti unique. Là aussi, c’est à la
faveur d’une apparente démocratisation du régime – imposée
par les accords d’Arusha – que la machine génocidaire
se mit en place. Autour du président Juvénal Habyarimana,
l’Akazu règnait, c’est-à-dire
la famille du Président élargie de sa garde et
de ses proches, gagnés à la cause du Hutu Power.
Théoneste Bagosora en faisait partie, en tant que directeur
du Cabinet du Ministre de la Défense : organisateur
présumé du génocide, il est aujourd’hui
jugé par le TPIR. Lors de l’assassinat du Président,
le 7 avril 1994, se mit en place le Gouvernement Interimaire
Rwandais, dont le premier ministre Jean Kambada était
issu du Hutu Power. L’éradication des dissidents
précéda de peu l’extermination des Tutsi.
Les machettes, qu’on avait fait venir en masse de Chine
pour l’occasion, à la faveur d’un circuit
financier ad hoc, étaient là, stockées
dans les mairies et préfectures. Quant aux milices Interahamwe,
elles étaient préparées depuis 1990 à prêter
main-forte aux Forces Armées Rwandaises.
Ces récurrences montrent que la modernité du génocide
ne tient pas seulement à l’usage de la science,
de la technique et de la bureaucratie, ni même à la
structure totalitaire de l’Etat qui en fait usage. Elle
tient plutôt, comme l’écrit Bernard Bruneteau, à l’art
de « confiner les actions meurtrières loin
du regard de l’opinion », en les confiant à des « groupes
ne relevant pas de l’Etat traditionnel ». La
terreur et l’extermination s’organisent ainsi non « par
l’entremise de l’Etat moderne, mais derrière
la façade de celui-ci, dans des lieux investis par le
parti et ses myriades de « sections spéciales » [22].
Or cette délégation secrète est rendue plus
difficile, mais aussi plus nécessaire, dans des sociétés
obstinément pacifistes et censément désireuses
d’une certaine transparence. L’exemple rwandais montre
que des pratiques apparentées purent, tout récemment
encore, à la faveur d’un certain obscurantisme néocolonial,
compromettre une démocratie : la nôtre.
La question de la « complicité ».
Au Rwanda en effet, le rôle actif que joua l’Etat
français auprès de l’armée et du gouvernement
rwandais compliqua encore la situation, tout en lui donnant son
intelligibilité spécfique [23].
De même que l’armée rwandaise avait été formée
et outillée par la France, les milices semblent avoir
instruites, d’après plusieurs témoignages,
par un détachement militaire – le DAMI - que la
France avait envoyé en 1990 pour contrer l’offensive
du Front Patriotique Rwandais en exil, et qui resta sur place
jusqu’au génocide. Mais le quadrillage du territoire
en damier, permettant le contrôle de populations par cellules
de quartier, semble dater du lendemain immédiat de l’indépendance.
D’après Gabriel Périès et Patrick
de Saint-Exupéry [24],
ce dispositif avait été mis en place par l’armée
belge en application d’une doctrine militaire française,
qui fut largement exportée à travers le monde pendant
la guerre froide. Cette « Doctrine de la Guerre
Révolutionnaire » avait été mise
au point par certains hauts gradés de la Coloniale, à partir
des leçons tirées des guerres d’Algérie
et d’Indochine, et en particulier du système Viet-Kong.
La relation franco-rwandaise elle-même se resserra après
la prise de pouvoir d’Habyarimana (1973), qui fut suivie
d’une nouvelle vague de pogromes antitutsi. C’est
en 1975 que la France, sous la présidence de V. Giscard
d’Estaing, établit avec le Rwanda des accords de
coopération engageant la gendarmerie française,
qui prirent plus tard un tour plus nettement militaire. Et c’est
Mitterrand qui, en 1990, engagea la France, à l’insu
des députés, dans une guerre secrète contre
le FPR. Laquelle ne pouvait qu’entrer en convergence, intentionnellement
ou non, avec le projet génocidaire rwandais.
La question de la responsabilité étatique touche
ici à celle de la complicité de génocide.
Or s’il est difficile d’administrer la preuve d’un
génocide, la preuve d’une complicité se heurte à d’autres
problèmes encore. Cette notion de complicité, prévue
par la Convention de 1948, n’a été affrontée
par le droit international que très récemment [25].
Si la Cour Pénale Internationale l’a évitée,
elle s’est précisée dans les tribunaux internationaux ad
hoc. A l’issue de procès d’accusés
rwandais, le TPIR a conclu que la complicité n’impliquait
pas « l’intention spécifique » de
commettre le génocide » (2.9.1998), et que
l’« encouragement » à « préparer,
planifier ou exécuter » le génocide
pouvait aller jusqu’à la « présence » valant
comme « approbation » (15.7.2004).
Une cour d’appel du TPIY est allée dans le même
sens en incriminant la participation à une « entreprise
criminelle commune » [26].
C’est de ces précisions qu’arguent les plaintes
rwandaises récemment déposées au Tribunal
des Armées, pour le comportement de certains membres de
l’armée française lors de l’opération
Turquoise.
La question de la complicité a donc été traitée
par le droit international presque soixante ans après
le procès de Nuremberg. Elle se posait pourtant d’évidence à propos
d’une partie de la population allemande, et pour les Etats
collaborateurs – dont fit partie Vichy. Rappelons
que les gendarmes français furent réquisitionnés
pour arrêter et rassembler les Juifs sur la place du Vel
d’Hiv, puis pour encadrer les populations parquées
en camps de transit, dans des conditions de vie effarantes, jusqu’à leur
départ pour Auschwitz.
La question se pose différement pour les procédures
d’internement des réfugiés étrangers
et des Tsiganes, qui se normalisèrent dans l’espace
de la République française au début de la
guerre, facilitant, pour les réfugiés juifs, le
travail ultérieur de la Gestapo. Le sort fait en France
aux Tsiganes pose des questions spécifiques : non seulement
parce qu’ils n’y furent qu’une minorité à subir
l’internement, lequel, sauf exceptions, ne conduisit pas à la
déportation nazie ; mais parce que leur internement,
qui pour certains ne s’arrêta pas à la Libération,
héritait d’une tradition française de suspicion,
stigmatisation et fichage du « nomade »,
de nature confusément raciale et culturelle à la
fois.
Cette stigmatisation, du reste, sévit toujours en Europe,
y compris en France, à la faveur du silence sui generis qui
pèse sur l’expérience historique de cette
communauté. Celle-ci n’est identifiable qu’en
partie seulement au « groupe prismatique » dont
parlait Z. Baumann à propos des Juifs [27].
Au-delà de la guerre et du nazisme, les nomades, comme
les «associaux » non sédentaires, forment
traditionnellement pour l’Etat-Nation une présence
gênante, à assigner et dissoudre, sinon une population
ennemie.
Ici comme pour l’histoire coloniale, la puissance d’un
déni partagé – et non d’une négation
au sens strict [28] - éternise
un comportement collectif qui, au-delà de contretemps
politiques parfois aberrants [29],
reste pour une large part impensé.
Encore un
effort pour être « citoyen du monde »…
A la fin de L’Impérialisme, Hannah Arendt
voyait se préparer un temps où l’extermination
pourrait se décider par un vote démocratique [30].
Mais la même, dans Qu’est-ce que la politique ? [31] s’élèvait
contre l’identification de la politique au Mal, « préjugé » qui
rendait possible le cynisme en entérinant le nouveau nihilisme
qui s’était expérimenté dans le « laboratoire » des
camps nazis et soviétiques (le « tout est possible » fit
suite au « tout est permis » du nihilisme
traditionnel). Contre ce préjugé mortel, elle en
appelait à une complète refonte de nos catégories
politiques, puisque la philosophie s’était montrée
inapte à penser nos plus récentes expériences
historiques.
Quels que soient les efforts de Hannah Arendt et de ses héritiers,
on ne peut pas dire que cette refonte ait eu lieu. C’est
néanmoins pour se hisser à la hauteur de cette
tâche que, de Michel Foucault à Giorgio Agamben,
la philosophie politique s’est concentrée sur la
structure de la souveraineté propre à l’Etat-nation,
et interroge aujourd’hui avec précision les concepts
d’ « état d’exception »,
de « force » et d’« ennemi » empruntés à Carl
Schmitt, qui avait inspiré le nazisme [32].
L’espoir appelé de ses vœux par Arendt, fondé sur
le crédit qu’elle voulait faire encore au modèle
de la cité grecque, en même temps qu’au « miracle » politique,
nous échappe sans doute plus que jamais. L’idée
d’Etat criminel s’est vue confirmée par les
temps de violence et d’anomie qui ont suivi l’époque
où elle écrivait : la guerre froide entre
les blocs a fait place à d’innombrables conflits
ethniques et religieux, avec leur cortège de malheurs
infinis, contredisant le processus officiel d’universalisation
des Droits de l’homme et du modèle démocratique.
A la place de cette nouvelle pensée politique invoquée
par Arendt, le droit s’est donné la tâche
de traduire ces violences en concepts juridiques : crimes de
guerre, crimes contre l’humanité, génocide.
Mais le « gouvernement mondial » qu’est
en partie le Conseil de sécurité de l’ONU,
en effet, s’est comporté comme un club de grandes
puissances exerçant une nouvelle hégémonie
instituée. Reste à savoir si la Cour Pénale
Internationale sera dotée des moyens nécessaires à la
réalisation d’ambitions légitimes, mais que
les Etats ont d’ores et déjà limités,
ou si le droit international continuera d’être « confisqué » [33].
A l’origine de cette confiscation, on retrouve les puissances
d’Etat, qui, dès qu’elles s’en sentent
la force, balaient le principe de responsabilité. Le dogme
de la souveraineté des Etats, qui fut longtemps l’obstacle à la
création d’une instance supraétatique, s’il
fut fragilisé par la justice de Nuremberg, restait encore
si puissant alors que les juges eurent maille à partir
avec elle : la notion de crime contre l’humanité s’en
trouva en partie vidée de son contenu, et affaiblie dans
son efficace. La persistance de l’idéologie souverainiste
aujourd’hui, sa résurgence active en France et aux
USA, sa prégnance inchangée dans le monde arabe,
l’usage qui en a été fait par Milosevic en
ex-Yougoslavie, puis par Gbagbo en Côte d’Ivoire
ou par Sharon en Palestine, montrent à quel point le principe
de responsabilité internationale reste fragile au regard
de l’opinion, et plus encore des gouvernants.
Sur ce point l’Etat français se montre pris dans
un clivage franchement schizoïde [34].
Les Etats-Unis, eux, se retirent clairement à tout engagement
de cet ordre, comme le montre leur refus de ratifier le Statut
de la CPI ; tandis que la France y a oeuvré activement,
mais en multipliant les obstructions, conditionnant sa ratification à des
restrictions majeures, exigées par le Ministère
de la Défense [35].
Embarrassée par le rôle souvent accablant qu’elle
a joué au Rwanda, mais aussi en ex-Yougoslavie [36],
au Soudan et en Algérie [37],
la France est néanmoins forcée d’œuvrer
au droit international pour créditer sa « grandeur » civilisatrice.
L’incohérence des Etats-Unis n’est que rhétorique
: le principe de responsabilité se dissout dans le langage
de la mission morale, sinon théologique, dont se pare
l’usage de la force à des fins non cachées
de domination éternelle. Il faut une métaphysique à l’Etat
voyou mué en gendarme du monde.
Face à ces formes nouvelles de violence
et d’impunité, que la mondialisation rend proprement écrasantes,
l’individu peine à se sentir même « citoyen ».
Son besoin de justice n’en est pas moins tenace, même
si l’usage politique qu’il est parfois tenté de
faire du droit international n’est au fond qu’un
succédané. Ce besoin s’autorise en effet
de tout autre chose que du droit : quelque chose de fragile,
mais aussi de puissant, qui fait que l’histoire d’Antigone
et Créon fait sans cesse retour sur la scène dévastée
de l’histoire. Ce besoin enfantin et primaire de justice,
s’il fait croire au miracle lui aussi, n’est pas
dénué de fondements historiques. Il y a dix ans,
Monique Chemillier-Gendreau, dans un livre éprouvant de
lucidité consacré à la « fonction
du droit international », redessinait la figure d’un
fragile espoir en cherchant ces fondements en-deça et
au-delà de l’histoire des Etats :
« Au-delà des
Etats qui quadrillent en apparence les surfaces des terres émergées,
les peuples, les individus, leurs diverses organisations participent
déjà pour un peu et doivent participer davantage à la
production du droit international. De ce corps social actuellement
chaotique et hétérogène émane comme
un bruit de fond exprimant le besoin d’une Loi au-dessus
des lois. Voix d’Antigone qu’une oreille fine peut
percevoir derrière les crépitements d’ordinateurs
traitant les transferts de fonds, le fracas des armes et les
pleurs des humains. Chercher ce qui est de la nature du droit
pour les sociétés d’hier comme pour celles
(ou celle) de demain, c’est reconnaître qu’il
y a eu des « sociétés » bien
avant les gouvernements et les Etats (qu’il y en aurabien
après ?), mais qu’il n’y en a pas eu
sans ‘justice’ »[38] .
NOTES
[1] Petit
Robert, 1983, p 1688 : Responsable :
adj. (XIV; n.m., responsaule, 1284 ; du latin responsus,
p.p. de respondere). Qui doit accepter et subir les conséquences
de ses actes, en répondre. 1° Qui doit (de
par la loi) réparer les dommages qu’il a
causés par sa faute. Etre civilement, pénalement
responsable. ; 2° Qui doit, en vertu de la morale
admise, rendre compte de ses actes et de ceux d’autrui.
V. Comptable, garant. ; 3° Qui est l’auteur,
la cause volontaire et consciente (de quelque chose),
en porte la responsabilité morale. V. Auteur,
coupable. ; 4° Chargé de, en tant que
chef qui prend des décisions. V. Dirigeant. ;
5° (Choses abstraites). Cause suffisante (considérer
comme, rendre responsable). ; 6° (après
1965, sous l’influence de l’anglais responsible)
Raisonnable, réfléchi, sérieux.
Au mot Etat, Robert dit : Etat. n.m. (Estat,
v 1220 ; « manière d’être »,
aussi « stature ; station debout »,
de stare, se tenir debout.) Avec une majuscule :
sens moderne (fin XVe). 1° Autorité souveraine
s’exerçant sur l’ensemble d’un
peuple et d’un territoire déterminés.
V. Nation. 2° Ensemble de services généraux
d’une nation (opposé aux pouvoirs et services
locaux). V. Gouvernement, pouvoir (central). 3° Groupement
humain fixé sur un territoire déterminé soumis à une
même autorité et pouvant être considéré comme
une personne morale. V. Empire, nation, pays, Puissance,
royaume.
[2] Voir
Alain Pellet, « Note sur la commission d’arbitrage
de la conférence européenne pour la paix
en Yougoslavie », Annuaire de droit international,
1991, p 329 et suivantes.
[3] Jean
Combacau et Serge Sur, Droit international public, Montchrestien,
1993, p 217.
[4] Yves
Ternon, L’Etat criminel. Les génocides
au XXe siècle. Paris, Seuil, 1995.
[5] Yan
Thomas, « La vérité, le temps,
le juge et l’historien, Le Débat,
novembre-décembre 1998.
[6] Aucune
définition du crime contre l’humanité n’affirme
la responsabilité des Etats.
[7] M.
Nichanian, La Perversion historiographique, Paris,
Ed. Lignes, 2006.
[8] Voir,
sur la « gestion » politique de la
mémoire de la Shoah en France depuis 1990, la récente
mise au point d’Aurélia Kalisky, «’Les
innombrables morts sont notre affaire à tous’ :
la mémoire de la Shoah en France, entre ‘devoir’ et ‘politique’ »,
in C Coquio et C. Guillaume éd., Des crimes
contre l’humanité en République français.
France 1990-2002, L’Harmattan, 2006.
[9] Cf
Jean-Louis Panné, « La négation
de la famine en Ukraine », in C. Coquio éd., L’Histoire
trouée. Négation et témoignage,
L’Atalante, 2004, pp 491-507.
[10] Cf
Laurence Woisard, « Du génocide commis
contre les Ukrainiens en 1932-1933 », in L’Intranquille,
n°6-7, 200, pp 196-277 et « La notion de
génocide à partir de la famine de 1932-1933
subie par les Ukrainiens », in C. Coquio éd., Parler
des camps, penser les génocides, Albin-Michel,
1999, pp 237-244 ; voir dans le même recueil
Etienne Thévenin, « La famine de 1932-1933
en Ukraine », pp 227-236
[11] Article
25-4 du statut de la CPI.
[12] Comme
le montre encore clairement la fameuse Critique de
la violence de Walter Benjamin (1920-1921), inspirée
de l’image négative du droit, identifié à la
puissance mythique, qu’on trouve chez Kafka.
[13] Hannah
Arendt, L’Impérialisme (1951), Points-
Seuil, 1984.
[14] Giorgio
Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie
nue. Seuil, 2000.
[15] Zygmunt
Baumann, Modernité et Holocauste. Paris,
La Fabrique, 2002. Voir également Rosemary H.T.
O’Kane, Terror, force and States. The
path of modernity. Cheltenham, Edward Elgat, 1996.
On trouve une utile synthèse de ces questions dans
le livre de Bernard Bruneteau, Le siècle des
génocides, Paris, Colin, 2004.
[16] F.
Neumann, Structure et pratique du national-socialisme (1942),
trad. de l’allemand par G. Dauvé et J.L. Boireau,
Payot, 1978. Rééd. 1987. Voir l’extrait
qu’en présente Enzo Traverso dans sa précieuse
anthologie Le Totalitarisme. Le XXe siècle en
débat, Seuil, 2001, pp 400-
[17] Cf
Philippe Bouchereau, « Discours sur la violence »,
in L’Intranquille, n°23, 1994.
[18] L’Etat
SS. Le système des camps de concentration allemands (Der
SS Staat, 1946, trad. fr. sous le titre L’Enfer
organisé, 1947), Seuil, 1970.
[19] Je
renvoie ici à Marc Nichanian, « De l’archive.
La honte », in La Perversion historiographique,
op. cit.
[20] Marc
Nichanian, « La dénégation au
cœur du génocide », in Rwanda.
Un génocide au XXe siècle, Paris, L’Harmattan,
1995, pp 147-156.
[21] Voir
Raymond Kévorkian, « L’extermination
des déportés arméniens dans les camps
de concentration de Syrie et de Mésopotamie (1915-1916),
in Parler des camps, penser les génocides, op.
cit. pp 187-222.
[22] Bernard
Bruneteau, Le siècle des génocides, op.
cit. p 227. L’auteur renvoie ici au livre déjà cité de
Rosemary O’Kane, Terror, force and States. The
path from modernity, op. cit.
[23] Cf
C. Coquio, « Guerre coloniale française
et génocide rwandais : l’implication
de l’Etat français et sa négation »,
in Relectures d’histoires coloniales, Cahiers
d’Histoire, n °99, avril-juin 2006 pp 49-71
(reproduit dans ce site). Y sont exposés les travaux
de la Commission d’Enquête Citoyenne sur l’implication
française au Rwanda (mars 2004), dont les conclusions
ont paru sous le titre L’Horreur qui nous prend
au visage. L’Etat français et le
génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 2005.
[24] Patrick
de Saint Exupéry, L’Inavouable, Paris,
Les Arènes, 2004. Gabriel Périès, « La
doctrine française de la guerre révolutionnaire :
Indochine, Algérie, Argentine, Rwanda. Trajets d’une
hypothèse », in Des crimes contre
l’humanité en République française, op.
cit., pp 189-220.
[25] Voir
le communiqué de la CEC cité à la
fin de mon texte « Guerre coloniale française
et génocide rwandais ».
[26] Cf
William A. Schabas, « L’Odieux Fléau » :
mise au point des interprétations du Crime de génocide »,
5 février 2006, http : ///www.yevrobatsi.org.
[27] Voir
Henriette Asséo, « Le statut ambigu du
génocide des Tsiganes dans l’histoire et la
mémoire », et Jean-Luc Poueyto-Marie-Christine
Hubert, « Génocide et internement :
histoire gadjé et mémoires tsiganes »,
dans L’Histoire trouée. Négation
et témoignage, op. cit., pp 449-489.
[28] Je
renvoie sur cette distinction à mon introduction
au recueil L’Histoire trouée, op. cit, « A
propos d’un nihilisme contemporain : déni,
négation, témoignage ».
[29] Voir
la loi française du 23 février 2005, finalement
supprimée par J. Chirac au terme de violents débats,
qui devait obliger les enseignants à exposer les
acquis positifs de la colonisation française. Cf « Retours
du colonial ? », 12-13 mai 2005, à paraître à L’Atalante
en 2007.
[30] L’Impérialisme,
op. cit., p 286 : « … il
est tout à fait concevable, et même du domaine
des possibilités pratiques de la poliqiique, qu’un
beau jour une humanité hautement organisée
et mécanisée en arrive à conclure
le plus démocratiquement du monde – c’est-à-dire à la
majorité – que l’humanité en
tant que tout aurait avantage à liquider certaines
de ses parties ».
[31] H.
Arendt, Qu’est-ce que la politique ? (1955),
Seuil, 1995.
[32] Voir
en particulier récemment de Philippe Hauser, La
Désolation du monde. Politique, guerre et paix.
L’Harmattan, 2005.
[33] Olivier
Russbach, ONU contre ONU. Le droit international confisqué.
La Découverte, 1994.
[34] Cf
C Coquio, « D’un art français de
la parenthèse », in Des crimes contre
l’humanité en République française, op.
cit.
[35] Voir
Gilbert Bitti, « La France et la Cour Pénale
Internationale », Ibid. Le même volume
contient un texte de Nils Andersson consacré à l’ONU
et la France.
[36] Je
renvoie sur ce point aux travaux de Jean-Franklin Narodetzki, Nuit
serbe et brouillards occidentaux, Paris, L’Esprit
frappeur, 1999 ; et « La guerre française
contre la Bosnie », in Des Crimes contre
l’humanité en République française,
op. cit.
[37] Cf
Sharon Courtoux, « L’horreur géopolitique :
l’affaire Carlos au Soudan » ; Salima
Mellah, « France-Algérie : de l’ ‘amitié’ à l’amnistie.
La France officielle et les généraux d’Alger »,
ainsi que Bernard Ravenel, « L’humiliant
soutien de la France au régime algérien »,
in Des Crimes contre l’humanité en République
française, op. cit.
[38] Monique
Chemillier-Gendreau, Humanité et souverainetés.
Essai sur la fonction du droit international, Paris,
La Découverte, 1995, p 58.
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