Permettez-moi d'abord de dire que contrairement à Mr
Ngaydé je ne pense pas devoir attendre la bénédiction
de qui que ce soit au sujet de ma Mauritanité. Qui
peut s'arroger le droit de me contester ou de me reconnaître
ma Mauritanité
et au nom de quoi ?
Cela dit, je commencerai
par citer Sartre qui disait : "Il y'a des
hommes qui naissent engagés : ils n'ont pas
le choix, on les a jetés sur un chemin, au bout
du chemin il y a un acte qui les attend, leur acte; ils
vont, et leurs pieds nus pressent fortement la terre et
s'écorchent aux cailloux."
Mesdames et messieurs,
compte tenu du temps qui m'est imparti ainsi que du traitement
pertinent du thème par mes prédécesseurs,
je ferai l'économie d'un développement épistémologique.
Tout juste me contenterai-je de relever ici quelques points
qui me paraissent essentiels.
1.
Je n'ai jamais réussi
à comprendre objectivement pourquoi le régime
en place en Mauritanie, ou en tout cas ceux qui le représentent
à ce genre de rencontres, s'emportent dans des colères
épiques à chaque fois qu'on évoque
des questions liées aux droits de l'Homme, à l'esclavage,
à la démocratie, à la gestion des
ressources
économiques... Pourtant il ne s'est jamais agi pour
nous défenseurs des droits de l'Homme, de dresser
une Mauritanie face à une autre. Bien au contraire,
il s'agit de réconcilier les Mauritaniens avec eux-mêmes.
Il nous semble en effet impératif de leur faire
prendre conscience de la communauté de leur destin.
Nous rêvons d'une Mauritanie dont les fils oeuvreront
pour des objectifs communs et auront le sentiment d'appartenir à la
même entité. Mais comment serait-il possible
de faire vivre ensemble des populations qui ont été si
profondément dressées les unes contre les
autres par les différents régimes successifs,
et plus particulièrement le régime actuel ?
Ce ne saurait être possible sans que soit entamé un
processus de restitution de la vérité, qui
va faire la lumière sur ce qu'a vécu le pays
durant ce qu'il convient d'appeler les années de
braise, sous l'ère Taya.
2. On nous accuse
aussi de véhiculer une mauvaise image de la Mauritanie à
l'extérieur et de ne pas être patriotes. Mais
Messieurs, qu'entendez vous par patriotisme ? Couvrir
par son silence complice ou, pire, par son soutien indéfectible,
un régime auteur des pires exactions à l'encontre
de ses propres enfants ? Si c'est cela le patriotisme,
que vive la traîtrise. Il est indécent de
parler de patriotisme quand on a été l'instigateur,
l'exécuteur, ou même le soutien de certaines
pratiques qui ont déchiré notre pays. Il
n'est pas dans l'intérêt de la Mauritanie
ou de la démocratie, que s'instaure une religion
unique au sujet de notre avenir. La démocratie a
fortement besoin d'un contre-pouvoir et c'est en cela que
la défense des droits de l'homme se pose comme une
nécessité
absolue. Il faut garantir les droits des citoyens, les
protéger contre les abus d'un pouvoir écrasant
et protéger le pouvoir contre lui-même ;
car lorsqu'il n'y a pas de garde-fous, il peut être
tenté de se croire tout permis. Mais encore faut-il
qu'il y ait un pouvoir basé sur une légitimité que
seules les urnes peuvent lui conférer dans le cadre
d'un système démocratique transparent. Un
défenseur des droits de l'homme n'est pas pour autant
un opposant, même si le pouvoir en place a toujours
tendance à le prendre pour tel à chaque fois
qu'il s'acquitte objectivement de sa mission. Le défenseur
des droits de l'homme n'a pas à se positionner contre
ou pour le pouvoir en place. Il dénonce les abus
d'où qu'ils viennent. Si le pouvoir veut aujourd'hui
faire la preuve de sa bonne foi, qu'il contribue à la
manifestation de la vérité. Mais est-il seulement
qualifié pour le faire quand on sait les responsabilités
qui étaient les siennes au moment où ces
abus se commettaient ? Qu'il le fasse ou qu'il ne
le fasse pas, la réconciliation nationale passera
nécessairement par là. J'ai la faiblesse
de penser que sans passion nous pouvons tous y contribuer
sans avoir à opposer un camp à
un autre, mais juste à défendre cette Mauritanie
que nous prétendons aimer. Et cela au-delà des
positionnements partisans dictés ou non par des
impératifs de sécurité alimentaire.
3. Les évènements
dont nous faisons état ne sont pas le fruit
de l'imagination, fût-elle vagabonde et fertile,
des militants que nous sommes. Nous ne faisons
pas du militantisme-fiction. Nous ne demandons
qu'à cesser d'en parler, mais pour cela,
encore faut-il que les abus cessent. Si on en a
déjà
parlé il faut encore en parler. Pourquoi ?
Parce que l'oppresseur, lui, n'en a pas assez
d'opprimer. Il continue ses forfaitures, ou laisse
au moins courir l'impunité. Il y a dénonciation
parce qu'il y a violation des droits de l'homme.
4. Quand on a dit ça,
il faut aussi ajouter que refuser d'évoquer
les manquements graves aux droits humains et le
caractère éminemment raciste qui
en constitue le socle reviendrait à perpétuer
soi-même l'injustice ou à en être
complice. Cette imposture pourrait être rapprochée
de l'humiliation que ressent une personne victime
d'un viol : voir sa parole contestée par
le violeur sous le regard approbateur de l'assistance.
5. Il en est qui prétendent
que tout leur semble répondre à une
logique de justice en Mauritanie et que, pour effleurer
- quand même - un peu notre sujet, l'Etat
est neutre et n'obéit
à aucune logique partisane. Il serait
très intéressant d'entendre leurs
arguments au sujet des critères de désignation à certains
postes de responsabilité. Il est établi
que l'appartenance tribale, ethnique, régionale,
raciale, en un mot la Naissance, détermine
pour une large part la répartition des
postes de responsabilité
en Mauritanie. Si cette pratique communément
appelée Dosage n'a pas vu le jour sous
le régime actuel, c'est bien lui qui lui
donnera ses lettres de noblesse. Le dosage est érigé en
système et aucun secteur n'y échappe.
Il est également utilisé
pour sanctionner telle tribu, telle faction,
telle ethnie même pour un soupçon
d'insubordination aveugle. Il est enfin utilisé pour
appâter ou séduire le camp insoumis.
Les investitures du parti au pouvoir pour les
différentiels mandats électifs
donnent lieu
à des joutes surréalistes que seul
l'observateur averti pourra décoder.
6. Il arrive cependant qu'un
homme ou une femme soit-disant de basse extraction
(ould ou mint khaïma Skhir : fils ou
fille de petite case) accède à certains
postes mais au-delà
du spectacle offert aux rares crédules,
les ficelles sont toujours tirées par
un subordonné théorique de "meilleure
naissance"... Quel Mauritanien ne connaît
le cas de tel ministre sous la botte d'un secrétaire
général, d'un directeur de cabinet
ou même d'un simple secrétaire particulier ?
Qui en Mauritanie ne connaît l'exemple
de tel officier impuissant devant les "arguments
naturels" de tel sous-officier ? Ou
encore tel préfet sans le moindre pouvoir,
tel gouverneur sans aucune prérogative ?
Tel directeur dont les moindres décisions
lui sont dictées ou qui se voit déjuger
par un directeur administratif et financier,
il est vrai beau-fils du chef de l'Etat ?
Derrière les masques, il y a souvent des
lampistes, des porteurs de chandelles, des faire-valoir
sans grade. La naissance est bien au coeur de
la logique de répartition des prébendes
dans la Mauritanie de nos jours.
7. Pour terminer, j'aimerais
vous entretenir de la nécessité d'une
transition démocratique en Mauritanie. Pourquoi
le régime actuel s'accroche-t-il tant au
pouvoir ? Pourquoi est-il
à ce point rétif à tout
changement ? Pourquoi est-il résolument
imperméable à
l'appel de la démocratie ? A-t-il
intérêt
à accepter l'alternance comme chez nos
voisins (Mali, Sénégal) ?
Est-il qualifié pour conduire ce changement
compte tenu de sa nature même ? Dans
quelles conditions enfin, les Mauritaniens se
réconcilieront-ils avec eux-mêmes ?
Pour les premières
questions, il existe une très forte présomption.
Comment un régime qui a décidé de
s'auto-amnistier tout en niant farouchement l'existence
d'abus peut-il accepter de conduire objectivement un processus
qui aura pour terme sa mise hors jeu ? Il paraît
très peu probable que le régime en place
consentira à renoncer à
son seul espoir d'échapper à la justice :
son maintien au pouvoir. Il semble condamné à
y demeurer à vie à moins qu'il ne négocie
une absolution totale pour les méfaits commis.
Quant à savoir
dans quelles conditions la réconciliation se fera,
j'affirme avec force que ce ne sera possible que si la
lumière se fait sur ce sombre passage de notre histoire.
Sans passion, sans inquisition, mais sans compromis ni
compromission et surtout sans complaisance.
Je termine en disant avec
Franz fanon qu'il appartiendra à chaque
génération, dans une relative opacité,
de découvrir sa mission, de la remplir ou de la
trahir. Pour ce qui nous concerne nous avons choisi
de la remplir, et nous osons espérer que tous ceux
qui prétendent aimer la Mauritanie rejoindront le
juste combat de ceux qui cherchent à libérer
notre pays de certains démons. J'y invite ceux de
mes compatriotes qui ne l'ont pas encore compris et pour ça
aussi il n'est pas encore trop tard. Je vous remercie.