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Impunité et résistance

Par Abdoulaye DIAGANA. Colloque d'Aircrige - Dictature et racisme d'Etat au Soudan et en Mauritanie : esclavage, répression, extermination (31 mai-1er mai 2002, Paris IV-Sorbonne).

Permettez-moi d'abord de dire que contrairement à Mr Ngaydé je ne pense pas devoir attendre la bénédiction de qui que ce soit au sujet de ma Mauritanité. Qui peut s'arroger le droit de me contester ou de me reconnaître ma Mauritanité et au nom de quoi ?

Cela dit, je commencerai par citer Sartre qui disait : "Il y'a des hommes qui naissent engagés : ils n'ont pas le choix, on les a jetés sur un chemin, au bout du chemin il y a un acte qui les attend, leur acte; ils vont, et leurs pieds nus pressent fortement la terre et s'écorchent aux cailloux."

Mesdames et messieurs, compte tenu du temps qui m'est imparti ainsi que du traitement pertinent du thème par mes prédécesseurs, je ferai l'économie d'un développement épistémologique. Tout juste me contenterai-je de relever ici quelques points qui me paraissent essentiels.

1. Je n'ai jamais réussi à comprendre objectivement pourquoi le régime en place en Mauritanie, ou en tout cas ceux qui le représentent à ce genre de rencontres, s'emportent dans des colères épiques à chaque fois qu'on évoque des questions liées aux droits de l'Homme, à l'esclavage, à la démocratie, à la gestion des ressources économiques... Pourtant il ne s'est jamais agi pour nous défenseurs des droits de l'Homme, de dresser une Mauritanie face à une autre. Bien au contraire, il s'agit de réconcilier les Mauritaniens avec eux-mêmes. Il nous semble en effet impératif de leur faire prendre conscience de la communauté de leur destin. Nous rêvons d'une Mauritanie dont les fils oeuvreront pour des objectifs communs et auront le sentiment d'appartenir à la même entité. Mais comment serait-il possible de faire vivre ensemble des populations qui ont été si profondément dressées les unes contre les autres par les différents régimes successifs, et plus particulièrement le régime actuel ? Ce ne saurait être possible sans que soit entamé un processus de restitution de la vérité, qui va faire la lumière sur ce qu'a vécu le pays durant ce qu'il convient d'appeler les années de braise, sous l'ère Taya.

2. On nous accuse aussi de véhiculer une mauvaise image de la Mauritanie à l'extérieur et de ne pas être patriotes. Mais Messieurs, qu'entendez vous par patriotisme ? Couvrir par son silence complice ou, pire, par son soutien indéfectible, un régime auteur des pires exactions à l'encontre de ses propres enfants ? Si c'est cela le patriotisme, que vive la traîtrise. Il est indécent de parler de patriotisme quand on a été l'instigateur, l'exécuteur, ou même le soutien de certaines pratiques qui ont déchiré notre pays. Il n'est pas dans l'intérêt de la Mauritanie ou de la démocratie, que s'instaure une religion unique au sujet de notre avenir. La démocratie a fortement besoin d'un contre-pouvoir et c'est en cela que la défense des droits de l'homme se pose comme une nécessité absolue. Il faut garantir les droits des citoyens, les protéger contre les abus d'un pouvoir écrasant et protéger le pouvoir contre lui-même ; car lorsqu'il n'y a pas de garde-fous, il peut être tenté de se croire tout permis. Mais encore faut-il qu'il y ait un pouvoir basé sur une légitimité que seules les urnes peuvent lui conférer dans le cadre d'un système démocratique transparent. Un défenseur des droits de l'homme n'est pas pour autant un opposant, même si le pouvoir en place a toujours tendance à le prendre pour tel à chaque fois qu'il s'acquitte objectivement de sa mission. Le défenseur des droits de l'homme n'a pas à se positionner contre ou pour le pouvoir en place. Il dénonce les abus d'où qu'ils viennent. Si le pouvoir veut aujourd'hui faire la preuve de sa bonne foi, qu'il contribue à la manifestation de la vérité. Mais est-il seulement qualifié pour le faire quand on sait les responsabilités qui étaient les siennes au moment où ces abus se commettaient ? Qu'il le fasse ou qu'il ne le fasse pas, la réconciliation nationale passera nécessairement par là. J'ai la faiblesse de penser que sans passion nous pouvons tous y contribuer sans avoir à opposer un camp à un autre, mais juste à défendre cette Mauritanie que nous prétendons aimer. Et cela au-delà des positionnements partisans dictés ou non par des impératifs de sécurité alimentaire.

3. Les évènements dont nous faisons état ne sont pas le fruit de l'imagination, fût-elle vagabonde et fertile, des militants que nous sommes. Nous ne faisons pas du militantisme-fiction. Nous ne demandons qu'à cesser d'en parler, mais pour cela, encore faut-il que les abus cessent. Si on en a déjà parlé il faut encore en parler. Pourquoi ? Parce que l'oppresseur, lui, n'en a pas assez d'opprimer. Il continue ses forfaitures, ou laisse au moins courir l'impunité. Il y a dénonciation parce qu'il y a violation des droits de l'homme.

4. Quand on a dit ça, il faut aussi ajouter que refuser d'évoquer les manquements graves aux droits humains et le caractère éminemment raciste qui en constitue le socle reviendrait à perpétuer soi-même l'injustice ou à en être complice. Cette imposture pourrait être rapprochée de l'humiliation que ressent une personne victime d'un viol : voir sa parole contestée par le violeur sous le regard approbateur de l'assistance.

5. Il en est qui prétendent que tout leur semble répondre à une logique de justice en Mauritanie et que, pour effleurer - quand même - un peu notre sujet, l'Etat est neutre et n'obéit à aucune logique partisane. Il serait très intéressant d'entendre leurs arguments au sujet des critères de désignation à certains postes de responsabilité. Il est établi que l'appartenance tribale, ethnique, régionale, raciale, en un mot la Naissance, détermine pour une large part la répartition des postes de responsabilité en Mauritanie. Si cette pratique communément appelée Dosage n'a pas vu le jour sous le régime actuel, c'est bien lui qui lui donnera ses lettres de noblesse. Le dosage est érigé en système et aucun secteur n'y échappe. Il est également utilisé pour sanctionner telle tribu, telle faction, telle ethnie même pour un soupçon d'insubordination aveugle. Il est enfin utilisé pour appâter ou séduire le camp insoumis. Les investitures du parti au pouvoir pour les différentiels mandats électifs donnent lieu à des joutes surréalistes que seul l'observateur averti pourra décoder.

6. Il arrive cependant qu'un homme ou une femme soit-disant de basse extraction (ould ou mint khaïma Skhir : fils ou fille de petite case) accède à certains postes mais au-delà du spectacle offert aux rares crédules, les ficelles sont toujours tirées par un subordonné théorique de "meilleure naissance"... Quel Mauritanien ne connaît le cas de tel ministre sous la botte d'un secrétaire général, d'un directeur de cabinet ou même d'un simple secrétaire particulier ? Qui en Mauritanie ne connaît l'exemple de tel officier impuissant devant les "arguments naturels" de tel sous-officier ? Ou encore tel préfet sans le moindre pouvoir, tel gouverneur sans aucune prérogative ? Tel directeur dont les moindres décisions lui sont dictées ou qui se voit déjuger par un directeur administratif et financier, il est vrai beau-fils du chef de l'Etat ? Derrière les masques, il y a souvent des lampistes, des porteurs de chandelles, des faire-valoir sans grade. La naissance est bien au coeur de la logique de répartition des prébendes dans la Mauritanie de nos jours.

7. Pour terminer, j'aimerais vous entretenir de la nécessité d'une transition démocratique en Mauritanie. Pourquoi le régime actuel s'accroche-t-il tant au pouvoir ? Pourquoi est-il à ce point rétif à tout changement ? Pourquoi est-il résolument imperméable à l'appel de la démocratie ? A-t-il intérêt à accepter l'alternance comme chez nos voisins (Mali, Sénégal) ? Est-il qualifié pour conduire ce changement compte tenu de sa nature même ? Dans quelles conditions enfin, les Mauritaniens se réconcilieront-ils avec eux-mêmes ?

Pour les premières questions, il existe une très forte présomption. Comment un régime qui a décidé de s'auto-amnistier tout en niant farouchement l'existence d'abus peut-il accepter de conduire objectivement un processus qui aura pour terme sa mise hors jeu ? Il paraît très peu probable que le régime en place consentira à renoncer à son seul espoir d'échapper à la justice : son maintien au pouvoir. Il semble condamné à y demeurer à vie à moins qu'il ne négocie une absolution totale pour les méfaits commis.

Quant à savoir dans quelles conditions la réconciliation se fera, j'affirme avec force que ce ne sera possible que si la lumière se fait sur ce sombre passage de notre histoire. Sans passion, sans inquisition, mais sans compromis ni compromission et surtout sans complaisance.

Je termine en disant avec Franz fanon qu'il appartiendra à chaque génération, dans une relative opacité, de découvrir sa mission, de la remplir ou de la trahir. Pour ce qui nous concerne nous avons choisi de la remplir, et nous osons espérer que tous ceux qui prétendent aimer la Mauritanie rejoindront le juste combat de ceux qui cherchent à libérer notre pays de certains démons. J'y invite ceux de mes compatriotes qui ne l'ont pas encore compris et pour ça aussi il n'est pas encore trop tard. Je vous remercie.