Lorsque nous parlons d'ethnicité,
c'est pour mettre en évidence l'ethnie comme entité
opérationnelle dans le champ politique. Pour mieux
clarifier notre réflexion, il nous semble utile de
dessiner le contour de la notion, avant d'analyser les modalités
fonctionnelles de l'ethnie en politique.
Lorsque nous nous référons à
l'ethnie dite peulh, qui couvre une bonne partie de l'Afrique
sub-saharienne, nous pouvons nous demander ce qui unit,
de nos jours, cet ensemble. Quel lien, actuel, existe entre
les peulhs Borero du Niger et ceux de la vallée
Sénégal d'un point vue économique,
linguistique, culturel ? Nous ne pouvons guère nier
l'existence d'une base linguistique commune, ni passer
sous silence les éléments qui attestent d'un
lien au sein cette "communauté". Nous
retrouvons, plus ou moins, l'attachement à la vache
chez les différents groupes peulhs ou ayant une
origine peulh. Des singularités existent, cependant,
dans cet ensemble
que l'on nomme sous le même vocable. Il arrive,
par exemple que des peulhs de régions différentes
aient du mal pour se comprendre. Si les peulhs Borero sont
restés repliés dans leurs traditions ancestrales,
ceux de la vallée du fleuve Sénégal
ont adopté plusieurs normes inconnues des Boreros.
Les peulhs Boreros gardent la particularité d'avoir
su préserver leurs repères culturels. Cette
volonté
est cependant aujourd'hui fragilisée. On appelle les
peulhs Borero, les Woddabé (gens de
l'interdit), parce qu'ils ont refusé d'être
islamisé. Ils constituent l'un des rares groupes peulhs à avoir
gardé depuis des temps immémoriaux une tradition
presque intacte. Les Boreros sont demeurés
dans leurs espaces, gardant jalousement leurs coutumes: leur
cosmogonie est tout à fait particulière. Leur
vision du mariage, leur vie sexuelle, leurs rites ressemblent
peu à ceux des autres peulhs dispersés à travers
le continent africain. La plupart des peulhs des autres régions
ont adopté l'Islam qui a considérablement modifié
leurs rapports avec les traditions anciennes.
Ce que cela montre est que l'ethnie n'est
pas un groupe statique, mais en évolution. Il peut
en effet y avoir des rites, des expressions linguistiques,
des pratiques
économiques, des modes d'organisations différents
au sein d'un groupe désigné comme ethnie ou
qui se revendique d'une même appartenance.
Sur le plan économique, il existe
des modes d'organisation dissemblables entre les peulhs Borero, dont
la vie est essentiellement organisée autour de la
vache, et les autres. Certains peulhs, le long de la vallée
du fleuve Sénégal, se sont sédentarisés
et pratiquent l'agriculture, la pêche, la forge etc.
Les haalpulaars du Foutra Toro sont un mélange entre
peulh, wolofs, sérères, et même maures.
Nous serions même tentés de penser qu'ils forment
un groupe
à part. Ceux que l'on désigne en Mauritanie
comme maures blancs sont issus d'un brassage entre berbères
et arabes. Les maures noirs quant à eux sont des anciens
négro-africains pris comme esclaves. Ils ont été
culturellement assimilés par les maures blancs.
Le concept d'ethnie est un concept difficile
à cerner. De nombreux travaux qui s'y sont attachés
témoignent de la nature délicate de la tentative(voir
à ce sujet J. L. Amselle et E. M'Bokolo, Au coeur
de l'ethnie, Paris, Découverte, 1985).
Ce concept, souvent utilisé par les ethnologues occidentaux
ou par d'autres catégories socio-politiques, se heurte
à une réalité complexe. "Selon
les sources démographiques, les groupes ethniques
ont des tailles qui peuvent varier du simple au quintuple,
et les localisations géographiques sont loin d'être évidentes.
S'il fallait organiser une réunion des ethnies de
la Côte d'ivoire, du Kenya, ou du Zaïre, l'on
consacrerait sans doute l'essentiel des travaux à définir
les groupes concernés, à organiser les découpages
territoriaux, déchiffrer les mixages, à interpréter
les brassages de populations, à localiser les individus
appartenant à la même tribu, mais géographiquement
répartis sur des espaces différents; Et l'on
devrait constater l'inefficacité et l'arbitraire de
tels groupes, aussi légitimes les uns et les autres." Célestin
Monga, Saloan School of Management, Massassuchetts Institute
of Technology, dans Droits de la personne, droits de la
collectivité
en Afrique. Editons Nouvelles du Sud, 1998, Page 45.
Si nous recherchons à travers l'histoire
l'origine du terme, nous constatons que son usage est variable.
Chez les Grecs, le terme ethnos renvoie à l'idée
de populations "inorganisées ou secondaires".
Pour les Latins, le terme ethnicus désigne
les païens. C'est cette idée de l'ethnie que
la tradition chrétienne a véhiculée.
Ce sont surtout les théories de classification raciale
au XIXe siècle qui, pour distinguer les peuples civilisés
des populations dites primitives, vont imposer le terme.
Il y aurait ainsi des peuples civilisés, qui seraient
des nations, et des peuples non civilisés, qui seraient
des ethnies. En 1896, Georges Vacher de La Pouge emploie
le terme pour désigner une "population dont le
fond racial ne se modifie pas malgré de nombreux changements
linguistiques ou même des scissions démographiques."
En 1920, Félix Regnault se réfère au
seul
élément linguistique pour désigner une
ethnie. Entre les deux guerres, on se référera
tantôt à l'élément linguistique,
tantôt à l'élément biologique.
L'utilisation du terme par les ethnologues est quant à elle
ambiguë. Les critères linguistique ou ethnonymique
peuvent être retenus. Les deux critères sont
souvent difficiles à
manier, face à la réalité complexe des
populations étudiées. Ce que nous pouvons retenir
est que l'ethnie est un ensemble de personnes ayant un lien
déjà ancien, susceptible d'être réinterprété
en fonction d'enjeux divers.
Le second aspect qui mérite d'être
souligné nous montre le caractère paradoxal
de l'influence de l'ethnie sur le champ politique africain.
Aujourd'hui, nous assistons à une recomposition de
l'occupation des espaces qui engendre des mutations culturelles.
Les villes sont devenues des lieux carrefours où des
personnes aux appartenances ethniques diverses se croisent
et s'influencent mutuellement. Pourtant, c'est dans ce contexte
que des conflits ethniques surgissent en Afrique. Nous avons
pu le constater récemment au Congo Brazzaville. Dans
certaines villes africaines, les quartiers sont occupés
en fonction des origines ethniques, tribales ou autres. De
nombreux jeunes nés dans les villes ne parlent guère
la langue de leurs parents, ne pratiquent que difficilement
les coutumes de leurs géniteurs. Comment pourrait-on
alors expliquer ce paradoxe où le dynamique côtoie
le statique ?
C'est dans un univers en métamorphose
que surgissent des conflits ethniques sur le continent africain.
Plusieurs axes de réflexion nous permettront de mener
à bien notre analyse. D'une manière générale,
le problème de l'ethnicité pose la question
du rapport à l'autre. Un second aspect est celui de
la mutation imposée des modes d'organisation de l'Afrique
précoloniale.
L'autre
L'autre est toujours autre, étranger
car il est une individualité que nous ne pourrons
jamais inscrire totalement dans notre champ de compréhension.
Toute tentative d'assujettissement de l'autre à notre
représentation conduit nécessairement à
une restriction de la possibilité de notre rencontre.
L'autre ne peut être réduit à un objet
de notre lecture, car notre perception est toujours sujette
aux limites de notre imaginaire. Pourtant, cet autre qui
nous intrigue, nous avons, souvent, besoin de le ramener à notre
regard.
Cette tendance, malheureusement humaine, à
laquelle n 'échappe même pas le chercheur
en sciences humaines se manifeste dans nos quotidiens. Madeleine
Grawitz, dans son ouvrage intitulé "Méthodes
des sciences sociales" (Dalloz) nous dit ceci: "Les
sciences sociales exigent de façon aussi impérative
mais avec plus de difficultés, la fameuse rupture épistémologique
réclamée par Bachelard dans les sciences de
la nature. Lazarsfeld nous donne une série d'affirmation
de fausses évidences. Les soldats dotés
d'un niveau d'instruction élevé présentent
plus de symptômes psycho-névrotiques que ceux
qui ont un faible niveau d'instruction." L'explication
est facile
à trouver, tout le monde sait que l'intellectuel a
un système nerveux plus fragile. "Les soldats
de race blanche sont davantage portés à devenir
des sous-officiers que les soldats de race noire. Cela va
de soi, puisque chacun sait que les noirs sont paresseux
et n'ont aucune ambition. Or les résultats réels
de l'enquête sont exactement opposés aux affirmations
ci-dessus. En réalité
les soldats les moins instruits étaient les plus sujets
aux névroses et ce sont les soldats noirs qui souhaitaient
le plus vivement une promotion." Nous comprenons ainsi
combien il est difficile pour les spécialistes de
saisir la complexité
de la réalité humaine, sans préjugé.
Il nous parait aussi laborieux, pour des individus non investis
dans la recherche, d'avoir une perception exacte de l'autre
et de sa culture.
Nous constatons, d'autre part, que pour
dominer, les hommes ont souvent besoin d'une représentation
de l'autre, d'un discours pour justifier leurs pratiques.
L'exclusion de l'autre passe aussi par un "laïus".
C'est au nom d'une mission civilisatrice que s'est faite
la domination coloniale. C'est au nom de la supériorité de
la race aryenne qu'Hitler a propagé le sens de son
action. Le pouvoir en place en Mauritanie et ses acolytes
ont fait croire à
certains que tous les noirs de culture négro-africaine
en Mauritanie étaient des Sénégalais. La
reconnaissance de l'autre égal à soi même,
en droit et participant d'une même universalité
est une question fondamentale pour l'humanité. La
propension grégaire et répandue est de nier
l'autre, différent, pour l'assujettir ou pour l'exclure.
En même temps que la France prônait les valeurs
d'égalité
entre tous les hommes, elle s'acharnait à coloniser
d'autres peuples auxquels elle ne reconnaissait même
pas les droits qu'elle proclamait. Dans son oeuvre colonisatrice,
elle opérait la distinction entre colons et indigènes.
Toute vie en communauté ou impliquant des relations
exige un certain nombre de repères qui incitent les
individus à
cohabiter ou à se rencontrer. La qualité d'une
vie en communauté, d'une rencontre, dépend
du respect des droits des uns et des autres. Nous verrons
quelle est l'importance de cette idée dans notre réflexion.
La question de l'ethnicité n'échappe
pas à cette grille d'analyse. Lorsque nous nous identifions
à une ethnie, à une culture, à une civilisation,
nous avons tendance à nous méfier ou à
repousser ce qui nous est étranger. La question de
l'autre ne se pose plus, ici, à un niveau individuel
mais au sein d'une appartenance. Notre famille, notre tribu,
notre clan, notre village, notre "nation" sont
des cadres où nous pouvons développer notre
solidarité. Ils sont, en partie, notre prolongement.
Nous pouvons avoir l'illusion que les valeurs de notre groupe
d'appartenance sont meilleures que celles des autres. Nous
pouvons croire que notre culture, notre manière d'être,
sont les seules valeurs respectables. Chacune de ces cellules
peut être "la meilleure ou la pire des choses.
Ou bien elle signifie un repli dans des micro-cultures de
groupes... désarticulées entre elles et cela
met en danger la cohésion du tissu social." (Souleymane
Bachir Diagne, dans Etat, démocratie sociétés
et culture en Afrique, édition Démocratie
Africaine 1996 p. 41). Les difficultés de coexistence
entre ethnies sont liées à la question de l'ouverture
à l'autre. Disons plus précisément,
ici, aux corps qui nous sont étrangers. Dans une expression
ethniciste, l'autre est pensé à travers notre
appartenance et à son appartenance à un groupe
désigné comme étant autre. Le rejet
de l'autre est une tendance "instinctive" que l'on
pourrait identifier
à différents niveaux de l'histoire humaine.
Elle peut se manifester dans le tribalisme, le nationalisme
etc. Il n'y a que la conscience d'une humanité commune
qui nous permet d'échapper à cette dérive.
Seuls des codes permettront une cohabitation pacifique aux
sein des Etats africains multi-ehniques. Il est donc impératif
d'institutionnaliser un pacte fondateur de rapports dans
ces corps nouveaux (Etats post-coloniaux). Si chaque citoyen
n'est pas reconnu dans ses droits, ce sont les relations
interpersonnelles, intercommunautaires qui prennent le dessus.
Le repli identitaire, au sein de l'ethnie, devient le moyen
de rechercher la sécurité. En d'autres termes
il se pose, pour beaucoup d'Etats africains issus des indépendances,
la question du fondement d'une coexistence entre ethnies
dont le hasard de l'histoire a fait qu'elles vivent ensemble
dans des cadres qu'elles n'ont pas décidés,
voulus ou conquis. Comment donc édifier des espaces
collectifs au sein desquels des repères sont définis
pour asseoir une vie collective plus élargie?
Dans de nombreux cas, la réalisation
de cette nécessité est entravée par
divers facteurs. Nous observons dans ces Etats, sous tension,
que les corps anciens resurgissent pour faire obstacle à
"la cohésion du tissu social". Certains
conflits récents et ouverts, tels ceux du Rwanda,
du Burundi, de la Mauritanie, du Congo Brazzaville et d'autres,
nous exhibent une tragique réalité. Plusieurs
explications nous permettront d'appréhender les raisons
de ce type de conflit.
La première qui nous vient à
l'esprit est le caractère hasardeux de ces Etats.
Si nous poussons notre réflexion jusque son extrême,
nous pouvons dire que tout Etat est artificiel. Aucun ordre
naturel ne fixe les espaces étatiques. L'Etat est
une création humaine. Au-delà de ce constat,
nous pouvons dire que la plupart des Etats africains, dans
leur configuration actuelle, ne répondent à aucune
dynamique interne. Au contraire, c'est une volonté extérieure
qui les a imposés, d'où la difficulté de
leur intériorisation. Il arrive souvent que des habitants
d'un même pays se reconnaissent plus dans leur appartenance
ethnique que dans celle de leur Etat. L'Etat est avant tout,
une création, une histoire, forgée par le temps.
Il est donc essentiel que ceux qui vivent dans un Etat intègrent
son histoire. Pourquoi des difficultés de cohabitation
font-elles encore, après plus de quarante ans d'indépendance,
des ravages ?
Le ciment qui a servi à la fondation
des Etats africains est friable. L'existence des Etats africains
tient de la volonté d'un colonisateur qui poursuivait
des ambitions autres que celles des africains. Ces Etats
sont une juxtaposition de peuples au sein d'espaces malencontreusement
tracés. Des ethnies, des nations, des peuples, se
sont vus contraints à cohabiter dans des cadres qui
leur sont complètement étrangers. Cette situation
est à
la base d'un potentiel explosif.
Les conflits ethniques, en eux-mêmes,
ne répondent pas à une nécessité
africaine. L'histoire du continent nous gratifie d'exemples
où des ethnies différentes ont vécu
dans le cadre d'un Empire, d'un Etat sans que cette coexistence
ne conduise à des confits. Le Ghana, le Mali et d'autres
sont d'anciens exemples. Ces Etats avaient une histoire interne
qui fondait la vie commune entre ethnies différentes.
Certains Etats africains actuels ne connaissent pas de conflits
de ce type.
Le même colonisateur, qui a forgé
ces Etats fantômes, n'hésitera pas à créer
des clivages ethniques. L'entité Rwandaise existait
avant la pénétration coloniale. Il n'est guère
une création des occupants. Une royauté dirigeait
le pays. Tous les Rwandais obéissaient à la
même autorité. L'appartenance ethnique n'intervenait
pas comme fondement de la soumission. Ce sont les envahisseurs
qui ont fabriqué de toutes pièces un clivage
ethnique, en fonction de leurs intérêts. Nous
connaissons les conséquences dramatiques de cette
manoeuvre (voir Jean Pierre Chrétien, Le Défit
de l'ethnie. Rwanda et Burundi, 1990-1997, Paris Kharthala,
1997 et Ethnicité et politique, les crises du Rwanda
et du Burundi depuis l'indépendance, PUF 1996
p 111-124). Une fois l'indépendance acquise, les puissances
dominantes et leurs alliés locaux, ont continué à jouer
sur les paramètres ethniques pour préserver
leurs intérêts. Les anciens dominateurs ont
soutenu des pouvoirs ethnicistes ou même favorisé l'émergence
de conflits, là où ils n'existaient pas.
Les dirigeants africains post-indépendance
ont, tous, été formés à l'école
des colons. Ils ont repris, pour la plupart, les méthodes
de leur(s)maître(s), pour se maintenir ou pour arriver
au pouvoir. L'opposant guinéen Ba Mamadou nous avance
ces propos qui sont très instructifs: "C'est
encore plus net - la nécessité de l'alternance
ethnique - puisque j'ai eu la chance d'avoir un rapport de
l'O.N.U. qui a proposé l'alternance ethnique au Burundi;
les Africains ne veulent pas voir la réalité en
face. Beaucoup d'intellectuels disent je "suis contre
l'ethnocentrisme"; le peuple malheureusement n'a pas
compris cela. Si dans un même pays, la même ethnie
doit toujours avoir le pouvoir tout le temps, ce sera la
guerre comme ce qui est arrivé au Rwanda".
Cette réflexion nous démontre
la difficulté qu'ont les dirigeants africains pour
sortir du piège qui leur a été tendu.
Des opposants actuels, pour arriver au pouvoir,
s'adossent, eux aussi, sur leur appartenance ethnique. Les
corps anciens (clans, tribus, ethnies) ressurgissent dans
un corps nouveau (Etat post-colonial). Certains penseurs
africains utilisent, aujourd'hui, le concept d'ethnodémocratie pour
décrire certaines situation en Afrique. Le témoignage
de l'opposant guinéen nous conforte dans notre constat.
Certains pays africains peinent à faire émerger
des valeurs communes, au-delà des appartenances particulières.
Ces valeurs collectives ne peuvent se réaliser sans
la reconnaissance des uns et des autres comme sujets de droits
et impliquent un pacte fondateur. Si ce pacte n'est pas élaboré,
les appartenances anciennes font obstacle à l'édification
d'une appartenance plus élargie. (Babacar Sine, dans Etat, démocraties,
sociétés et cultures en Afrique p.14).
Nous sommes face à la nécessité
d'institutionnalisation d'un espace public où des
règles communes définiraient la place de chacun
au-delà
des appartenances particulières.
L'espace public
d'identification
Les conflits ethniques, en Afrique, sont
liés
à l'absence d'un lien inventé qui scelle une
destinée commune. Comme nous l'avons déjà évoqué,
la plupart des premiers gouvernants des Etats africains indépendants
sont des héritiers du colonialisme. Leurs rapports
avec les populations des pays qu'ils gouvernent ou gouvernaient
sont proches de ceux des colons. La plupart d'entre eux ont
accédé
au pouvoir avec l'aide des anciens occupants. Pour se maintenir,
beaucoup de politiques africains ont usé des mêmes
stratagèmes que ceux de leurs soutiens. Ils ont dressé
des ethnies les unes contre les autres.
De la même manière que la traite
des esclaves et la colonisation ont été facilitées
par des collaborateurs africains, le néocolonialisme
s'est opéré grâce à des complices
africains. "La liste ensanglantée des patriotes
qui ont eu le tort de rêver à une Afrique indépendante
et unitaire et africaine est interminable. Ouverte avec le
meurtre de Ruben Um Nyobe en 1958, elle se rallonge d'année
en année. Félix Moumié, empoisonné
par un agent de la main rouge sous Ahmadou Ahidjo; Ernest
Ouandié, fusillé; Patrice Lumumba, trahi par
Mobutu Sésé
Séko et assassiné par Moïse Tsombé;
Kwamé Nkrumah trahi par ses compagnons de route et
condamné
à la mort en exil; Modibo Keïta empoisonné"
sous le règne de Moussa Traoré; Thomas Sankara
trahi et tué au nom d'une politique de rectification
prônée par Blaise Compaoré, etc." (Doumbi-Fakoly, Afrique
Renaissance, Silex Nouvelle du Sud.p.73).
Nous avons récemment constaté,
en Côte d'Ivoire, une course au pouvoir qui s'est articulée
autour de l'ethnicité. Nous savons que ce pays été,
pendant longtemps, une terre d'accueil de nombreuses populations
de la région. Aujourd'hui malheureusement le champ
politique ivoirien est miné par la notion d'ivoirité et
de non ivoirité, par une citoyenneté du nord
et une citoyenneté sud. A défaut de pouvoir
répondre aux besoins des populations, les dirigeants
africains ou ceux qui aspirent à l'être, inventent
des moyens pour détourner les opinions publiques des
véritables enjeux. Le manque d'éducation des
populations, la difficulté
d'accès à une lecture critique, les tracasseries
quotidiennes, font qu'il est aisé de faire opérer
les sentiments au détriment d'une pensée constructive.
Nécessairement, là où n'opèrent
que les passions, toutes les formes de dérives sont
possibles. Aucune société n'échappe
aux tentations de négation de l'autre. Il reste que
la critique collective demeure un garde-fou pour des sociétés
ayant intégré
le principe d'égalité entre les hommes. L'acceptation
d'une humanité, reconnue à chaque être,
par une majorité, fait barrage aux tentations fascisantes.
A défaut de pouvoir mettre en oeuvre
des projets de société viables, souvent à
cause d'une carence intellectuelle ou simplement d'un idéal,
de nombreux dirigeants africains inventent ou aiguisent des
tensions entre communautés pour demeurer. La question
essentielle est celle de l'édification d'une nation,
pour que des nations _ si nous pouvons nous permettre _ ou
que des peuples reconnus dans leurs droits, puissent coexister
pacifiquement. Entendons par l'idée de nation comme
une notion impliquant une volonté de vivre ensemble
pour envisager l'avenir en commun. Face à la déstructuration
des liens anciens, une très faible créativité des
leaders africains vient aggraver la situation. Dans de nombreux,
cas il y a un détournement des liens anciens à
des fins opportunistes.
Différentes ethnies ont cohabité
pacifiquement au sein plusieurs espaces. Ce sont des relations
qui se sont forgées à partir d'une histoire
d'acteurs qui n'étaient pas que des passifs. Un
certain sens, africain, traditionnel, de la relation pourrait
aussi expliquer le caractère pacifique ou pacifié de
certaines rencontres. Certes, aucun peuple n'est parfait,
mais en Afrique des modes de régulation de conflits
existaient. Lorsque les peulhs ont trouvé, sur la
vallée du fleuve Sénégal, les sérères
ou les lébous, il y a eu une interpénétration
qui a pacifié leur relation. Des mariages ont fondé
une "parenté". Aujourd'hui, encore, nous
pouvons trouver les traces de cette rencontre, par un simple
recensement des noms des haalpulaars du Fouta Toro. Il en
est de même de la relation entre les maures et les
wolofs dans la vallée. Il y a des alliances entres
Emirat maure et empire Wolof pour mettre fin aux conflits.
Encore aujourd'hui, si un haalpulaar du Fouta
Toro rencontre un sérère, spontanément,
ils se moquent l'un de l'autre. C'est ce qu'on appelle le
cousinage de plaisanterie.
Très peu de dirigeants africains
ont eu pour souci, après les indépendances,
de construire des nations viables. La plupart d'entre eux
avaient pour préoccupation majeure de se maintenir.
Pour arriver à leur fin, toutes les stratégies
imaginables étaient bonnes à
utiliser. A partir de ce moment, le recours à l'ethnicisme
pouvait ou peut être pratiqué. Les acteurs politiques
ont expérimenté la nature malléable
de populations fragilisées par l'absence d'un sens,
d'un avenir, autour de la question ethnique. Leur volonté
est de construire un fantasme qui conduirait à une
anesthésie du sens critique. Ils arrivent ainsi à engendrer
une haine entre des communautés. Une fois les passions
installées, la porte de folie est entrouverte. L'horreur
peut prendre des dimensions inattendues. Les conséquences
de certains conflits ethniques sont insupportables. Elles
nous poussent
à nous interroger sur notre propre humanité.
Si les politiques africains jouent sur des
sentiments ethniques, cette manière d'agir n'est pas
leur propre. Dans les pays dits développés
et démocratiques, souvent, dans des périodes
de crise, de confusion, d'absence de perspectives, il est
aisé
de faire jouer certaines fibres. Nous constatons qu'au lieu
de s'attaquer à l'incapacité des pouvoirs politiques,
une certaine composante de la population désigne les
étrangers comme responsables de leur malheur. Certains
acteurs politiques reprennent, à leur compte, cette
vision et la propagent.
A la veille de l'indépendance de
la Mauritanie, celui qui sera le premier président
du pays, Moktar Ould Daddah, s'était engagé à fonder
l'unité mauritanienne dans le respect des spécifités
de chacune de ses composantes (voir Le Monde du 3
avril 1958). Cette promesse n'a pas tenu longtemps. Rien
ne garantissait la naissance de l'Etat mauritanien. Il aurait
pu ne pas exister. La partie sud du pays aurait pu intégrer
la Fédération du Soudan et le Nord devenir
marocain. Une autre solution aurait pu être envisagée.
Par le biais de l'enseignement, les pouvoirs qui se sont
succédés après l'indépendance
on tenté, progressivement, d'imposer l'arabe ou l'arabité.
A partir de 1965, l'enseignement de la langue
arabe devient obligatoire dans le secondaire par une loi
du 30 janvier 1965. Plusieurs réformes se succéderont
pour élargir l'enseignement de cette langue. Elles
vont engendrer le mécontentement des négro-africains
qui se voyaient, progressivement, obligés à se
convertir à une culture autre que la leur. Ce n'est
pas la langue arabe en elle-même qui est rejetée.
Nous savons que de nombreux négro-africains ont fait
de longs voyages, pour étudier la langue arabe, en
Egypte ou ailleurs. Le refus des négro-africains porte
sur l' instrumentalisation de cette langue pour, subtilement,
les exclure, les assimiler. En dehors de cette volonté d'assimilation
et d'exclusion culturelle, les arabo-berbères ont
toujours eu le privilège de diriger le pays. Cette
situation a engendré une frustration des négro-africains
qui ont ressenti une forte marginalisation. L'année
1989 marquera l'apogée de cette politique discriminatoire.
Des milliers de négro-africains furent déportés
au Sénégal et au Mali, d'autres emprisonnés,
assassinés. Des noirs, du seul fait de leur appartenance "ethnique",
furent chassés de l'armée et de la fonction
publique. Il faut aussi insister sur le fait que des habitants
de la vallée se sont vus déposséder
de leurs terres qui constituaient l'élément
essentiel de leur survie, en même temps qu'un lien
avec leurs ancêtres.
Nous constatons, ainsi, l'incapacité
ou le manque de volonté des dirigeants de fonder un
Etat où les droits de chacun seraient respectés.
L'Etat, comme nous l'avons déjà souligné,
est un artifice qui pour sa viabilité, suppose un
espace public dans lequel des individualités se déploieraient
en fonction de règles générales qui
fixeraient les rapports entre tous. Il suppose aussi que
toutes les composantes de sa population trouvent un intérêt
dans son organisation et son fonctionnement. Plus les uns
et les autres trouvent des avantages dans son aménagement,
mieux un Etat à
une chance de connaître une stabilité. On pourrait
nous rétorquer que, même dans les pays démocratiques,
la règle ne s'applique pas à tous et qu'il
existe des privilégiés. Nous répondrons
que le contexte, dans plusieurs Etats africains, est différent
de celui des Etats dits démocratiques.
Dans les Etats démocratiques, le
principe de l'égalité de tous devant la loi
est admis. Si des individus se pensent au-dessus des lois,
il y a des forces qui se dressent et tentent de faire respecter
la règle au nom d'un principe. Certes, ceux qui sont
puissants trouvent, souvent, des stratagèmes pour
se prémunir de la sanction. Cela n'empêche pas
que des personnes se dressent contre ces pratiques qui remettent
en cause le contrat collectif. Les rapports de force du moment
déterminent l'issue. Dans de nombreux Etats africains,
le fait d'être au pouvoir ouvre de nombreuses portes.
Il y a des résistances contre ces pratiques, mais
elles sont encore embryonnaires. L'Etat post-colonial africain
est un lieu de privilèges pour ceux qui le dirigent
et pour leur entourage, sans que des forces puissent faire
obstacle à certaines pratiques. Ceux qui dirigent
favorisent leur famille, leur clan, leur tribu, leur ethnie
etc. La naissance d'une société civile suffisamment
engagée pour la défense de valeurs collectives
pose encore problème. Chaque espace occupé
au sein de l'Etat, en Afrique, entraîne, fréquemment,
de nombreux privilèges. Le problème est donc
celui de la construction d'un espace public où les
uns et les autres ont le contrôle sur la vie collective.
A défaut, les dirigeants, les agents de l'Etat trouvent
dans l'institution publique un lieu de profit sans inquiétude
aucune. Le soutien d'une ethnie à un dirigeant, issu
de son rang est donc compréhensible, pour plusieurs
raisons d'ailleurs. L'ethnie, la tribu, le clan se sentent
honorés. C'est aussi pour l'ethnie une occasion de
faire jouer les liens pour bénéficier d'innombrables
faveurs. Il faut noter que le lien avec le groupe est une
donnée essentielle dans un univers où l'individualité est
encore faiblement porteuse de sens. L'appartenance à groupe
détermine et oriente les actions de chacun, "... la
prégnance de la tribu est, en Afrique, une donnée
fondamentale dans le comportement des êtres qui la
constituent. Sa fonction identitaire est de première
importance. L'insulte suprême est celle qui porte atteinte à l'honneur
de son groupe ethnique..." (André Dedet Université
de Nouakchott, Droit de la personne, droit de la collectivité
en Afrique, Editions Nouvelles du Sud, p.13). Si les
sociétés africaines sont en mutation, il
n'en demeure pas moins que les marques du passé produisent
encore leurs effets. "Les traditions ne disparaissent
pas complètement dans l'ordre post-traditionnel,
même pas dans les sociétés les plus
modernisées, mais elles émergent d'une façon
différente dans de nouvelles relations"
Marc Poncelet, Gregor Stangherlin. Modernités et
recomposition locale du Sens. Actes du colloque des 19,
20, 21 Mai 1999. FUCAM mai 1999)
Les gouvernants réveillent souvent
l'orgueil communautaire pour désigner l'autre comme
ennemi. Il y a eu, en Mauritanie, une fausse traduction en
arabe du Manifeste négro-africain (Texte produit par
le Forces de libération des Africains de Mauritanie
(F.L.A.M.) qui a circulé
pour faire naître chez les maures le sentiment d'être
offensé par des négro-africains. La crise des
Etats ethnicistes peut, surtout s'expliquer, par une absence
de volonté, de perspicacité pour réorienter
le cours d'une histoire qui a échappé aux Africains.
Comme le fait remarquer François-Xavier Vershave. "En
prime à tous ces maux, les colonisateurs ont légué
aux dirigeants africains des superstructures et une vision
des choses à peu près aussi datées que
celles qui "flasher" Karl Marx et suscitèrent
les contre-modèles soviétiques. L'Etat, second étage
macropolitique, est issu en Europe d'un lent processus de
fondation et d'édification des pouvoirs (et des contre-pouvoirs).
Le résultat a
été transféré en bloc, sans
branchement sur une société politique organisée
- on avait d'ailleurs tout fait pour la désorganiser!
Les chefs d'Etat se trouvent avec le seul appui d'un clan
ou d'une milice, la force pour légitimité,
et la crainte logique d'être victimes d'un coup de
force. Une telle déconnexion aurait de quoi pousser
les plus sereins
à la schizophrénie politique. L'Europe a laissé
à l'Afrique un type d'Etat autoritaire et omnipotent,
voire obèse, au moment où elle-même s'aperçoit
que cet Etat est en crise: la France entamait sa propre décentralisation
quelque temps après avoir transmis son modèle
jacobin à la moitié des pays d'Afrique" (François-Xavier
Vershave, Libres leçons de Braudel, Syros,
1994, page 79 et 80).
Pour conclure, nous dirons que pour sortir
des conflits ethniques l'établissement d'un pacte
s'impose. Ce pacte peut émerger suite à des
conflits. Les rapports de force peuvent jouer quant à la
détermination de son contenu. L'histoire d'un Etat
n'est pas figée. Le contrat collectif est d'une manière
permanente à
renégocier. Dans l'absolu, enfin, les peuples ne sont
pas tenus de vivre ensemble. L'essentiel est de trouver la
ou les solutions qui permettent aux uns et autres de vivre
ensemble leurs destins. Il ne faut pas oublier qu'au sein
d'une même
"ethnie" des conflits existent : conflits entre
clans, tribus, conflits de pouvoir, ainsi de suite.