En dépit
de la persistance à une échelle massive de
ce crime séculaire et brutal contre l'humanité,
l'esclavage dans le Sahel africain n'a pas bénéficié
de l'attention qu'il mérite. Il existe trop peu
d'experts, de livres ou d'autres sources de documentation
sur le sujet. Pratiquement aucune connaissance fiable de
la résistance et des combats menés par les
victimes contre les pirates du désert, cupides et
sans scrupules, qui depuis le 9ème siècle
après J.C. font la chasse à leurs frères
humains à la peau plus noire. L'esclavage et le
commerce des esclaves imposés par les Arabo-berbères
à travers le Sahara, dans cette région infortunée,
a précédé d'environ un demi-siècle
l'esclavage et le commerce des esclaves pratiqués
par les Européens à travers l'Atlantique,
et leur ont survécu jusqu'à ce jour. Il y
a cependant eu trop peu de recherches sur ce crime, ou
de campagnes pour
éradiquer le fléau de ces pratiques scandaleuses.
Cette conspiration internationale de l'indifférence
a fait de l'esclavage au Sahel peut-être le plus
ancien, le plus raciste et le plus cruel des crimes contre
l'essence même de l'humanité. Après
plus de mille ans de réduction en esclavage systématique
et d'exploitation des Africains noirs par les arabo-berbères,
l'esclavage s'est si profondément imprimé dans
la structure socio-économique de la société
que, dans les esprits des maîtres comme dans ceux
de leurs esclaves, cette relation inégale apparaît
comme la création de Dieu. A l'aide d'un mésusage
et d'une interprétation abusive de l'Islam pour
justifier leurs buts criminels, une dépendance mutuelle
s'est instaurée qui fait du maître à la
fois le père et le terme de référence,
tandis que l'esclave est le moyen de production, la source
de subsistance, l'index du statut social et une arme de
défense loyale et durable contre les menaces réelles
ou potentielles.
Ainsi, cette forme ancienne d'esclavage
classique est encore un phénomène si répandue
qu'elle est acceptée comme un fait de nature à la
fois sur place et dans la communauté internationale.
Comme le confirme Samba Kane (Samuel Cotton), "Il
est devenu évident que la réduction en esclavage
d'Africains noirs n'a pas pris fin avec l'abolition de
la traite atlantique des esclaves. Qu'aujourd'hui même, à cette
même heure où
vous lisez ceci, des Africains noirs sont achetés
et vendus dans deux pays d'Afrique du Nord. Dans la République
islamique de Mauritanie, des Africains noirs continuent à
être maintenus en esclavage par leurs maîtres
arabo-berbères. Bien que l'esclavage ait été officiellement
aboli depuis l'indépendance de la Mauritanie en
1960, il persiste. Des esclaves sont offerts en cadeau
de mariage, échangés contre des chameaux,
des fusils ou des camions, et reçus en héritage.
Les enfants d'esclaves appartiennent au maître
et les esclaves qui déplaisent à
leurs maîtres ou qui essaient de s'enfuir sont
torturés de la façon la plus brutale qu'on
puisse imaginer" (The City Sun, févr.
1995).
Pourquoi l'esclavage
est-il encore pratiqué et prospère ici ?
Comme le dit Joseph R. Gregory, ces faits
(l'existence de l'esclavage) sont bien connus des gouvernements
occidentaux et des Nations Unies, et des reportages concernant
l'esclavage paraissent de temps à autre dans les
media occidentaux. Ils ont cependant échoué à déclencher
l'indignation publique qui avait animé les mouvements
abolitionnistes et le mouvement contre l'apartheid. "Il
y a deux éléments essentiels dans l'histoire
de l'esclavage au vingtième siècle",
dit Charles Jacobs, directeur de recherches au Groupe américain
de lutte contre l'esclavage.
"Le premier est simplement qu'il existe. L'autre est
ce que j'appelle le scandale du silence - le fait que les
gens ne veulent même pas reconnaître qu'il
existe." Le relativisme culturel explique en partie
cette réticence. Les conflits en Mauritanie et au
Sahel sont obscurs. Ils ne se produisent pas dans un contexte
de modernisation économique comme en Afrique du
Sud, ni ne reflètent les tensions entre Blancs et
Noirs du conflit autour de l'apartheid, qui touchait les
Américains de si près. Les raisons qui expliquent
la persistance de l'esclavage au Sahel sont nombreuses,
complexes et enchevêtrées. Dans les pages
qui suivent, je vais essayer d'identifier et d'analyser
brièvement les facteurs qui expliquent le maintien
de l'esclavage dans cette région.
I. Facteurs internes
L'utilisation abusive de l'Islam pour
des buts criminels combinée avec le conformisme
d'une conception du monde traditionnelle semble être
la raison pour laquelle les gens continuent à accepter
et à pratiquer l'esclavage. L'esclavage était
une pratique invétérée dans la plupart
des sociétés, pratique que l'Islam n'est
pas encore parvenu à modifier. Par rapport à
l'esclavage l'Islam a adopté une tactique graduelle
et réformiste pour limiter, réduire et améliorer
le traitement des esclaves musulmans et peut-être
y mettre fin à l'avenir. Cependant, dans la réalité,
le statut d'esclave reste héréditaire et
dès lors il se maintient par lui-même. Les
maîtres se sont convaincus eux-mêmes, ainsi
que leurs victimes, qu'accepter et respecter l'esclavage
est une obligation religieuse pour ces derniers. Satisfaire
les besoins du maître précède le devoir
de satisfaire les demandes de Dieu. Le statu quo est mutuellement
accepté et intégré à
la structure verticale de la société du désert.
Dans cette société la division des rôles
et du travail est claire. C'est pourquoi la proclamation
de l'abolition de l'esclavage était incompatible
avec l'imposition des lois de la Charia en Mauritanie et
au Soudan au début des années 1980.
Auto-reproduction
L'étendue et la persistance de
l'esclavage de la Mauritanie jusqu'au Soudan, à travers
le Sahel, ne s'expliquent pas comme un simple accident.
L'Islam a pénétré
le Sahel et s'y est répandu à partir du 9ème
siècle principalement grâce au commerce. Il
n'y eut pratiquement pas de guerres de djihad à la
suite desquelles des prisonniers non musulmans faits dans
des guerres saintes auraient pu être réduits
en esclavage. C'est pourquoi le nombre énorme d'esclaves
dans des pays comme la Mauritanie ne peut être attribué à
des guerres islamiques. De même l'enlèvement
occasionnel d'enfants noirs réduits en esclavages,
ni les razzias d'esclaves, ne peuvent être responsables
du fait que près de la moitié des 2,5 millions
d'habitants de la Mauritanie appartiennent à la
communauté des esclaves, les
"haratine". Cela fait des "haratine" le
groupe ethnique le plus important du pays. Nous devons
donc chercher et trouver ailleurs les raisons de l'existence
de cette énorme quantité
d'esclaves.
A partir de mon expérience sur
le terrain, il est évident que le nombre d'esclaves
en Mauritanie est la conséquence d'une reproduction
massive et systématique de la population esclave.
En vertu à la fois de la tradition et des croyances
locales, le maître a le droit de reproduire directement
ses esclaves lui-même à travers la pratique
répandue du concubinage. Ce droit est refusé
aux femmes propriétaires d'esclaves. Comme le maître
n'est pas légalement tenu de reconnaître les
enfants qu'il a engendrés avec ses esclaves femelles,
il peut maintenir ou augmenter le nombre de ses esclaves
par ce type de reproduction. Dès lors le maître
se retrouve dans la situation étrange d'être
le propriétaire d'esclaves qui sont ses propres
enfants. Dans la région de Mauritanie où j'ai
grandi, je connais nombre d'esclaves qui n'ont connu ni
leur père ni leurs grands-pères. J'avais
un ami dont la grand-mère était une esclave
qui portait des scarifications bambara visibles sur le
visage. Elle nous raconta que le père de mon ami
avait un jumeau qui était mort en bas âge,
et qu'ils avaient la peau très pâle parce
que leur grand-père
était aussi le maître blanc de son père,
qui appartenait à la tribu Lemtuna. S'il reconnaissait
l'enfant, il devrait affranchir à la fois la mère
et ses enfants. Un autre moyen sûr de se fournir
en esclaves est d'épouser et d'engrosser d'anciennes
esclaves pour le seul but de produire des esclaves. Comme
des animaux domestiques, les enfants d'esclaves suivent
leur mère et deviennent dès lors directement
la propriété du maître de leur mère.
Crise d'identité dans
la société sahélienne
Dans cette zone de transit, les gens ont
du mal à vivre avec leurs identités multiples.
Sont-ils Arabes, berbères, africains, ou une combinaison
des trois? L'Islam et le thé vert sont des valeurs
acceptées en commun, mais il existe toujours une
sérieuse confusion entre le panarabisme, l'expansionnisme économique
et territorial en direction du Sud, et l'Islam. L'imposition
de la langue arabe en Mauritanie dans les premières
années de l'indépendance fut fondée
sur l'argument que le pays était musulman à 100%,
argument qui justifia aussi l'adhésion à la
Ligue arabe. La crise d'identité
poussa certains à essayer de prouver leur arabité
en arguant du fait qu'ils possédaient des esclaves.
Du début au milieu des années 1980, j'ai
rencontré
des diplomates mauritaniens qui se vantaient d'avoir des
esclaves dans les Emirats comme pour prouver qu'ils représentaient
un pays arabe mono-culturel, qui avait le malheur d'avoir été
mal placé, trop près de l'Afrique noire.
Le conflit ethnique
Utiliser des armées d'esclaves
est une pratique ancienne à la fois en Afrique du
Nord et au Moyen-Orient. En vertu du mouvement bien connu
et arbitraire consistant à arabiser depuis l'indépendance
de 1960, les dirigeants Mauritaniens successifs ont été
prompts à reprendre la vieille tradition consistant à
utiliser des esclaves comme armée de répression
dans le conflit entre les Maures blancs dominants et la
communauté
noire libre. La stratégie a consisté tout
d'abord
à compter les "haratine" en même
temps que les Maures blancs dans le groupe arabe, tout
en niant systématiquement, en manipulant et en déformant
les statistiques, l'histoire, la réalité multi-culturelle,
et les chiffres de la population du pays. En conséquence,
les Africains noirs en Mauritanie sont considérés
comme une petite minorité constituant moins de 25%
de la population. En conséquence de cette stratégie,
la Mauritanie est présentée comme un pays
arabe homogène avec une petite minorité de
Noirs, essentiellement des
étrangers. Ces étrangers représentent
un obstacle formidable à l'intégration de
la Mauritanie dans la nation arabe. C'est pourquoi, dans
la violence inter-communautaire récurrente, les
maîtres utilisent leurs esclaves comme une armée
toute prête et loyale pour réprimer leurs
adversaires noirs. Noirs contre noirs ("al abd bil
abd") semble survivre en même temps que le maintien
de l'esclavage dans cette partie du monde.
II. Facteurs externes
Les facteurs externes de la persistance
de l'esclavage dans la zone du Sahel ont beaucoup à voir
avec les dimensions afro-arabes et tiers-mondistes du problème,
combinées avec les intérêts français
coloniaux et néo-coloniaux. Ces facteurs sont l'hypocrisie
des régimes africains et leur désir de pétro-dollars,
les dictatures de la région et l'héritage
de la traite trans-atlantique dans la société occidentale,
de plus, la fascination occidentale pour la société
du désert et l'idéal de conservation de l'homme
naturel dans son mode de vie traditionnel. Examinons brièvement
chacun d'eux.
Les régimes
africains
Comme mentionné plus haut, il existe
une profonde confusion entre Islam et arabisme. De surcroît,
les pays africains voisins comme le Sénégal
et le Mali sont musulmans. Cependant, du fait de leur éducation
française, les élites au pouvoir ont une
faible connaissance de l'Islam, ce qui leur rend difficile
d'argumenter contre l'esclavage pratiqué dans des
pays comme la Mauritanie et le Soudan. De plus, les dictateurs
africains qui ont si peu de respect pour les droits de
l'homme de leurs propres citoyens ne risquent pas de se
soucier de ceux des autres Africains. La charte et la pratique
de l'OUA rendent difficile pour les Africains de se critiquer
entre pays. Cela ajoute au manque catastrophique d'informations
sur ce qui se passe dans les autres pays africains. L'information
d'un pays africain à l'autre est insuffisante et
souvent déformée.
La dimension afro-arabe
et tiers-mondiste
La dimension raciale de l'esclavage dans
le Sahel la rend trop sensible pour les élites aussi
bien africaines qu'arabes. Ils veulent ainsi concentrer
tous leurs efforts sur le discours Nord-Sud, le Nord impérialiste
contre le Sud opprimé. Au dernier sommet mondial
contre la xénophobie en Afrique du Sud, certaines élites
africaines déployaient des efforts pour empêcher
qu'on s'intéresse à l'esclavagisme en Mauritanie
et au Soudan. Leur argument était que les problèmes
internes au Tiers-Monde ne devaient pas être traités
dans les forums internationaux. Ma position est que nous
devons nettoyer devant notre porte si nous voulons que
les autres nous prennent au sérieux.
Les sociétés
occidentales
Les chercheurs et les officiels occidentaux
préfèrent enterrer et oublier le problème
de l'esclavage. Discuter le problème de l'esclavage
au Sahel pourrait engendrer une prise de conscience qui
donnerait de la force au combat pour des compensations
pour les crimes contre l'humanité commis en Afrique,
avec les implications
économiques et politiques qui s'ensuivraient. Par
ailleurs, les intérêts politiques et stratégiques
à court terme viennent toujours avant les droits
de l'homme.
Enfin, nombre d'Européens et d'Américains
du Nord sont si fascinés par la société
traditionnelle du désert qu'ils veulent la conserver
comme un héritage mondial, dans sa structure féodale.
Ne vous inquiétez
pas, je ne vais pas vous ramener 200 ans en arrière
dans l'histoire. "Abdi"
veut dire "esclave" en arabe, et le nom est réservé
typiquement aux esclaves noirs. Bien que l'esclavage ait été
officiellement aboli en 1980, pour la troisième
fois dans la Mauritanie indépendante, l'esclavage
et le commerce des esclaves sont toujours une réalité vivante.
Du fait de l'exploitation sexuelle massive des esclaves
femelles par les maîtres blancs, la population esclave
a augmenté
jusqu'à devenir le groupe ethnique le plus important
du pays.
La population de la Mauritanie compte
environ deux millions d'habitants: 32% d'Africains noirs
d'origine ethnique Foulani, Soninke et Ouolof, 28% de Maures
blancs d'origine arabo-berbère, et 40% d'esclaves
noirs connus comme les "abid" ou "haratine".
Les esclaves appartiennent aux Maures
blancs, qui monopolisent le gouvernement du pays depuis
que le régime colonial français leur a transmis
le pouvoir politique en 1960. Ceux-ci n'ont aucune intention
ni aucun intérêt
à abolir l'esclavage, car cela pourrait inciter
les esclaves
à contester la suprématie maure.
Nouvelle dimension
de l'esclavage
Dans les heurts culturels entre le régime
maure et les Africains noirs libres, les esclaves ont été
utilisés comme tampon et escouades de la mort contre
les Africains.
Les esclaves "abdi" continuent à s'identifier
à leurs maîtres et à leur obéir
aveuglément. Ainsi l'esclavage revêt une nouvelle
et mortelle dimension. Le régime militaire actuel
du colonel Taya le sait, et exploite la puissance des esclaves
pour régler de vieux comptes avec les noirs libres
qui s'opposent à l'hégémonie maure
et la contestent.
Depuis que le conflit afro-arabe a fait éclater
de violentes émeutes en 1989, les esclaves ont été
organisés en milices que le gouvernement utilise
pour massacrer et déporter les noirs au Sénégal
et au Mali. Comme sous l'apartheid en Afrique du Sud, on
les manipule en vue de produire une destruction mutuelle
des noirs entre eux.
L'économie esclavagiste
Abdi, un esclave et leur maître étaient
venus à Dakar il y a des années. Peut-être
le maître avait-il l'intention d'utiliser ses esclaves
comme capital de départ de son affaire. Les petites
affaires prospèrent et donnent un profit rapide,
particulièrement pour un étranger avec des
travailleurs esclaves qui peuvent passer à Dakar
pour des Sénégalais. Il n'y a pas d'heures
d'ouverture contrôlées par l'Etat, si bien
que les deux esclaves travaillent 24 heures par jour, et
mangent et dorment en se relayant dans la boutique.
Il s'est trouvé que je me suis arrêté dans
la boutique pour acheter une boisson. Abdi était
occupé
à vendre des objets de base à des clients
de l'Université. Un autre homme aidait Abdi. Je
reconnus en eux des esclaves mauritaniens, parce qu'ils étaient
noirs et parlaient le dialecte arabe de la communauté maure
blanche de Mauritanie.
Cela me donna envie de parler avec les deux hommes de leur
travail
à Dakar.
Sans leur dire que j'étais en fait un Mauritanien
noir comme eux, nous discutions au-dessus du comptoir de
la boutique. Mais ils hésitaient à répondre à
mes questions sur leur vie à Dakar et la situation
en Mauritanie. Cependant, après un moment, ils dirent
qu'ils s'occupaient de la boutique "ensemble" avec
leur maître.
Je me demandais où était le maître.
Abdi sourit et désigna quelqu'un derrière
le comptoir. Il était là, un petit Maure
blanc mal vêtu, qui dormait (voir la photo) pendant
que ses deux esclaves noirs travaillaient pour lui.
Avant qu'il ne s'éveille, je pus prendre quelques
clichés de lui et de ses deux esclaves.
J'ai rencontré Abdi dans la boutique
de son maître près de l'Université Cheikh
Anta Diop à Dakar le 3 août 1994. Dakar n'est
pas que la capitale du Sénégal, c'est aussi
l'un des centres urbains les plus actifs de l'Afrique de
l'Ouest. On peut y rencontrer des étudiants, des
universitaires, des dirigeants et des officiels ouest-africains,
qui viennent y étudier ou participer à de
nombreux forums régionaux.
Dakar est aussi le point de rencontre d'hommes et de femmes
d'affaires du micro et du macro-business, qui viennent
gagner ou perdre de l'argent. Une couleur supplémentaire
est apportée par tous les touristes étrangers
qui viennent par milliers chaque année avec leurs
jambes nues et rouges.
Fondée en 1958, l'Université
est l'un des centres d'éducation les plus anciens
et les plus prestigieux de l'Afrique de l'Ouest. Visiblement
Abdi n'est pas venu ici étudier, pour se joindre
aux rares
élites de la région. Il a été amené
ici de Mauritanie par son maître, qui cherchait un
profit. Le maître peut le faire travailler à mort,
puis envoyer chercher un autre esclave.
Il est choquant que personne ne semble
remarquer qu'un esclave noir est toujours gardé enchaîné,
au coeur de Dakar, par son maître maure. Le chaos
moderne apporte certaines libertés dans le monde
souterrain des affaires parallèles. Comme dans beaucoup
d'autres parties du continent, l'Etat de Mauritanie créé par
les colonisateurs perd de sa force. Le rôle de l'Etat
a été
réduit par les conditions posées par le FMI
et par la Banque mondiale, qui accordent au dictateur une
protection contre les masses urbaines affamées et
furieuses qui voudraient le lyncher.
Aussi le maître maure n'a-t-il pas à
se soucier que ce crime capital soit découvert,
ou que les gens qui passent devant sa boutique le pendent à
l'arbre qui pousse juste devant. Indubitablement, les étudiants
de l'Université qui sont des clients réguliers
de la boutique à l'esclave, doivent avoir appris
que l'esclavage a été aboli dans les anciennes
colonies françaises dès 1905.
Avant l'abolition de 1980, l'esclavage
avait
été déclaré illégal
en 1960 et en 1966, mais seulement sur le papier. Les propriétaires
d'esclaves se sont si bien habitués à exploiter
les Noirs comme esclaves depuis mille ans, qu'ils ne peuvent
cesser comme cela de vivre sur le dos de leurs esclaves.
Aussi bien les esclaves que leurs maîtres ont intériorisé
le statu quo esclave-maître de telle façon
qu'il faudrait plus que des décrets officiels pour éradiquer
l'esclavage du pays.
Soldats esclaves
La dernière abolition était
motivée par différents facteurs. Après
une décennie de sécheresse catastrophique,
la plupart des maîtres nomades étaient devenus
si pauvres qu'ils ne pouvaient même plus se nourrir,
encore moins garder et nourrir un grand nombre d'esclaves.
Des milliers d'esclaves furent donc lâchés
dans les centres urbains déjà
surpeuplés, où leurs maîtres espéraient
qu'ils pourraient gagner de quoi subvenir aux besoins des
maisonnées de leurs maîtres. Les maîtres
ne sont pas censés se livrer au travail manuel.
Tandis que certains esclaves étaient recrutés
comme soldats auxiliaires pour combattre dans la guerre
du Sahara de l'Ouest de 1976 à 1979, d'autres restaient
sur place et traînaient, volant ou vendant des denrées
de base comme de l'eau. Quand la Mauritanie se retira de
la guerre du Sahara, les soldats esclaves furent démobilisés
et envoyés dans les rues.
L'échec du mouvement
de libération
Des esclaves éclairés s'organisèrent
et fondèrent un mouvement d'émancipation
nommé
"El Hor", ce qui signifie "liberté".
Le but de El Hor
était l'abolition totale de l'esclavage et des mesures
effectives et concrètes pour aider les esclaves à
devenir économiquement indépendants. C'était
le seul moyen de favoriser le sentiment de dignité et
l'émancipation psycho-sociale. Bien que les méthodes
choisies par El Hor aient été pacifiques
et non violentes, cela créa néanmoins l'affolement
dans la communauté maure blanche et dans le régime
militaire. L'organisation contestait à la fois l'ordre
social traditionnel et la dictature militaire. Leur campagne
de libération risquait de paralyser le marché
des esclaves et de rendre impossible aux maîtres
de vendre des êtres humains ouvertement sur le marché.
En-dehors de la Mauritanie, El Hor réussit
à attirer l'attention des media internationaux et
des groupes de défense des droits de l'homme sur
la persistance de l'esclavage dans le pays. Il en résulta
des pressions gênantes de l'extérieur sur
le régime. Pour empêcher une révolution
globale des esclaves menant
à une émancipation réelle, et la fin
du règne de la minorité, le régime
du colonel Ould Haidalla décréta l'abolition
le 5 juillet 1980, et l'instauration de la loi islamique
de la charia.
La charia donne aux maîtres un droit
de compensation pour affranchir leurs esclaves. Ainsi,
le décret d'abolition stipulait que l'esclavage était
aboli dans toute la Mauritanie, et qu'une commission nationale
composé
d'experts en droit, islamique, d'économistes et
d'administrateurs serait établie pour déterminer
quelle compensation les maîtres recevraient pour
chaque esclave perdu du fait de l'abolition.
Rien ne fut fait pour libérer les
esclaves en aucun sens du terme. Mais le régime
réussit
à atteindre ses objectifs, qui étaient de
détourner les pressions externes comme internes,
tout en satisfaisant les maîtres. Les maîtres
sont ces mêmes Maures blancs qui contrôlent
la machine de l'Etat à leur bénéfice
exclusif. De cette façon, l'émancipation
réelle avorta.
La torture du chameau
Pour Abdi il était plus sûr
de rester avec son maître, qui est moralement responsable
de sa maisonnée et de ses animaux. Abdi n'est pas
responsable, et n'est pas un être humain avec des
sentiments ou le droit de fonder une famille. Il est une
machine qui travaille
à mort sans salaire ni repos. Comme une machine,
Abdi n'a besoin que d'être nourri pour huiler ses
muscles noirs et les empêcher de grincer. Son maître
peut le mener n'importe où et lui faire remplir
n'importe quelle tâche. Il peur être légalement
vendu, donné, utilisé
pour payer la dot d'une mariée, ou châtré
pour éviter qu'il ne s'accouple avec le harem du
maître.
Le droit du maître vient avant celui
de Dieu, et il a le droit de coucher avec n'importe laquelle
des parentes d'Abdi, puisqu'elles sont légalement
ses concubines. Abdi n'a même pas le droit d'aller à
la mosquée si son maître a besoin de lui.
S'il essaie de s'échapper, le maître lui applique
la terrible torture du chameau. On fait monter Abdi sur
un chameau assoiffé avec ses jambes attachées
sous le ventre. Puis le vaisseau du désert est autorisé à
boire. A mesure que l'énorme ventre se gonfle, les
jambes d'Abdi se brisent et il ne pourra plus jamais s'enfuir.
Si Abdi utilise "trop" sa tête,
le maître met des insectes dans ses oreilles. Une
large ceinture autour de sa tête bloque ses oreilles,
tandis que ses mains sont attachées derrière
son dos. Tandis que les insectes se débattent pour
sortir, Abdi devient fou. La vaste majorité des
esclaves ont subi un tel lavage de cerveau, qu'ils considèreraient
comme un péché d'échapper
à leurs maîtres. Leurs ancêtres ont été
kidnappés et rendus esclaves il y a longtemps, et
leurs enfants ont été éduqués
pour croire qu'Allah a créé deux types d'hommes
: les esclaves et les maîtres, chaque groupe jouant
un rôle spécifique et éternel dans
la société.
Le silence du Nord
Les Nations Unies et les missions diplomatiques
sont bien au courant de la situation en Mauritanie. Quelles
sont les raisons cachées du silence de la communauté
internationale concernant l'esclavage en Mauritanie? Ce
n'est certainement pas pour des considérations économiques
ou stratégiques que le reste du monde n'aide pas à
éradiquer cette pratique abominable.
Selon moi, les facteurs
déterminants sont :
- Il y a peu de communication inter-africaine sur les
problèmes culturels ou politiques. Autrement
les Africains auraient compris que les propriétaires
d'esclaves considèrent tous les Noirs doivent être
domestiqués ou des esclaves potentiels.
- Ce problème fait partie du conflit culturel
afro-arabe, qui s'étend du Soudan sur la Mer
Rouge jusqu'à
la Mauritanie sur l'Océan atlantique. Ce conflit
comporte un élément racial évident
qui se prolonge depuis plus de mille ans. Tant les
dirigeants africains qu'arabes préfèrent
ne pas parler de ce sale et mortel conflit Nord-Sud
au coeur du Sud, car cela suggèrerait un manque
de solidarité à
l'intérieur du Tiers-Monde. L'attitude traditionnelle
"le Nord impérialiste contre le pauvre
Sud exploité"
ne pourrait pas être maintenue dans les relations
internationales.
- L'héritage de la traite trans-atlantique a
laissé
une culpabilité collective éternelle
dans l'esprit des Européens, qui rend difficile
aux nations européennes de prendre une position
morale pour condamner l'esclavagisme arabe en Mauritanie.
- La plupart des écrivains européens
qui sont allés en Mauritanie appartiennent aux
romantiques qui vénèrent la magie du
désert et son ordre social violent et rude.
Cet amour du désert et du système féodal
aide à préserver le système maléfique
sous sa forme raciste.
La connexion danoise
L'un des principaux défenseurs
et amateurs de la société mauritanienne du
désert était Henrik Olesen du Danemark. Olesen était
le patron local de l'ONU, qui préférait être
appelé
"le patron". Il fermait ses yeux, ses oreilles
et sa conscience
à la plus brutale violation des droits de l'homme
jusqu'à
une après-midi de juin 1989, quand la police secrète
mauritanienne envahit les bureaux de l'ONU pour arrêter,
déshabiller, torturer et déporter son directeur
financier Mauritanien noir, M. Abdoiul Diallo, et sa secrétaire
personnelle, Mlle Roukhaya Ba, au Sénégal.
Quand Henrik Olesen protesta par une lettre
au gouvernement, on lui dit de retirer sa lettre et de
se taire - ou de foutre le camp du pays. Il partit sans
délai.
Y a-t-il eu la moindre réaction
de l'ONU ou du Danemark ? Le silence. Un autre Danois qui
s'est compromis profondément avec le régime
mauritanien est Poul Sihm de la Banque mondiale.
Quand la Norvège menaça
de couper l'aide au développement de la Mauritanie
en 1991 à
cause de la violation raciste des droits de l'homme, M.
Sihm envoya un fax au Ministère norvégien
des affaires
étrangères avec la défense suivante
des propriétaires d'esclaves: "Cesser cette
aide au développement serait une grande erreur,
aux yeux de quelqu'un qui a suivi de près le secteur
du bétail [possédé
par les Arabes] depuis 1983 en Mauritanie et qui en tant
que tel a visité le pays au moins deux fois par
an" (Fax n° 2791/1, 24 octobre 1991, par M. Poul
Sihm).
Lutte de libération
Ce que tout cela signifie est qu'Abdi
et ses 800 000 compagnons d'esclavage ne doivent pas s'attendre à
une grande solidarité et à un grand soutien
des Danois, ni d'autres dirigeants du monde. Comme un autre
esclave nommé Bilal l'a dit au Monde en 1990, les
esclaves doivent mener leur propre lutte de libération
jusqu'à
l'inévitable victoire de la justice sur l'injustice.
Le temps, l'histoire, la démographie et la justice
sont du côté des victimes de cette pratique
cruelle. Entre-temps, Abdi va continuer à travailler
sans salaire et sans se plaindre, pendant que son maître
dort profondément dans son Moyen-Age.
Garba Diallo, Danemark.