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Criminalité politique et exploitation du pétrole

Par Julie FLINT. Colloque d'Aircrige - Dictature et racisme d'Etat au Soudan et en Mauritanie : esclavage, répression, extermination (31 mai-1er mai 2002, Paris IV-Sorbonne).

La guerre civile qui sévit actuellement au Soudan a commencé en 1983 quand l'Armée populaire de Libération du Soudan (SPLA) a pris les armes pour combattre la domination des élites musulmanes du Nord, majoritairement arabe... pour exiger que les régions marginalisées, comme celles du Sud, bénéficient aussi de la richesse nationale. Dès 1999, lorsque le pétrole commença à couler des puits du Sud, on estimait que la guerre avait déjà coûté plus de deux millions de vies humaines et causé le déplacement de plus de quatre millions de personnes.

Avant l'ère du pétrole, la guerre opposait deux adversaires également faibles. Mais à présent, du fait du pétrole, l'équilibre s'est modifié. Le pétrole permet au gouvernement de s'armer - mais le pétrole ne fait pas gagner la guerre. Il produit une augmentation considérable des souffrances, des morts, et des déplacements de populations, qui se produisent essentiellement dans des régions où il n'y a pas de témoins des violences perpétrées - perpétrées par les deux adversaires, mais surtout par le gouvernement du Soudan - pour contrôler, protéger ou détruire les sources de production pétrolière.

Au mois de février dernier, je me suis rendue par avion dans le comté de Ruweng - la zone située au Nord de la ville de Bentiu (contrôlée par les forces gouvernementales) où la compagnie Chevron découvrit pour la première fois du pétrole en 1978. C'est une région où des déplacements de populations liées au pétrole se sont produits dès les années 70, lorsque le gouvernement soudanais commença à appliquer sa politique du "diviser pour régner" en armant les Baggara arabes contre la population africaine locale. C'est une zone où, en règle générale, le gouvernement du Soudan refuse d'autoriser l'"Opération Lifeline Sudan" (OLS), dirigée par les Nations Unies, à acheminer des secours aux victimes de la guerre.

Le comté de Ruweng, pour quelque raison qu'on veuille s'y rendre, est quasi inaccessible. Dépourvu de routes, privé de l'aide de l'OLS, il en coûte à peu près 9000 $ pour s'y rendre et en repartir. Pratiquement personne ne visite la zone. Ce qui se passe dans le comté de Ruweng s'y passe sans témoins.

J'ai découvert que s'était déroulée une offensive de cinq mois menée par le gouvernement du Soudan, d'octobre à février, à l'Est et au Nord-Est d'un lieu nommé Manga - où la compagnie pétrolière canadienne Talisman fait des forages. Des douzaines de villages avaient été détruits, des dizaines de milliers de personnes déplacées sans que le monde extérieur en entende dire un seul mot. Il y a deux bases du SPLA dans le comté de Ruweng. Aucune d'entre elles n'avait été visée, bien qu'elles soient toutes deux tout à fait à la portée des avions Antonov et des hélicoptères de combat gouvernementaux.

Toutes les personnes déplacées faisaient le même récit, avec de petites variations: d'abord bombardement par les Antonov - des avions de transport utilisés pour des bombardements sommaires et très imprécis; puis des attaques par des hélicoptères de combat volant par deux et faisant souvent deux ou trois raids par jour; et pour finir une attaque par des troupes au sol qui tiraient sans discriminations sur les hommes, les femmes et les enfants, et qui se livraient au pillage avant d'incendier les villages, et quelquefois d'y poser des mines.

Le SPLA est assez faible dans le comté de Ruweng. Il a des problèmes de logistique et, comme la population civile, manque de nourriture et d'eau. Il semble hautement improbable que les villages détruits aient pu abriter beaucoup de combattants du SPLA, voire en abriter aucun. Tous les déplacés ont affirmé que les hélicoptères de combat volaient si bas qu'on pouvait voir les visages des assaillants - chose que les hélicos n'auraient pas faite s'il y avait eu la moindre menace armée au sol.

Deux mois plus tard, en mai de cette année, je suis retournée dans le comté de Ruweng. Des routes passaient désormais à l'emplacement des villages incendiés en février - des routes dont le point de départ est à Heglig, où se trouve le quartier-général de Talisman et de la Compagnie d'Exploitation Pétrolière du Grand Nil.

Des déplacements de population par la force, visant des civils... Après les déplacements, des routes... Après les routes, des garnisons militaires... Après les garnisons, des pipe-lines. Voilà comment le gouvernement soudanais "sécurise" les régions pétrolifères et ouvre de nouvelles zones à l'exploration pétrolière.

L'une des causes profondes du déclenchement de la guerre en 1983 tenait à la défiance concernant la gestion des ressources économiques, en particulier le pétrole. Les gens du Sud craignaient que le gouvernement n'accapare la nouvelle richesse pétrolière du pays. Ils craignaient - à juste titre - que le gouvernement ne construise pas de raffineries dans le Sud, ni ne fasse passer de pipeline dans le Sud, ni ne fournisse de travail aux gens du Sud. Aujourd'hui, toutefois, le pétrole n'est plus une cause cachée de la guerre; c'est son objectif principal... et sa principale cause.

Le bassin de Muglad, dont fait partie le comté de Ruweng, contient à lui seul des réserves estimées à 12 milliards de barils de pétrole. L'an passé la production moyenne a été de 230.000 barils par jour, et on pense qu'elle pourrait monter à près de 300.000 barils par jour en 2003. Des revenus pétroliers montant à plus d'un million de dollars par jour sont probablement suffisants pour couvrir le coût total de la guerre.

L'une des ironies de la guerre est que beaucoup des habitants du Sud n'ont aucune idée des raisons pour lesquelles on les expulse de leurs terres. Certains n'ont jamais entendu parler du pétrole. D'autres ne savent pas ce que c'est. Une femme à qui j'ai posé la question m'a dit qu'elle savait ce que c'était: c'était comme de l'urine de vache. Les gens du comté de Ruweng à qui l'on demande pourquoi selon eux on les expulse de leurs foyers vous répondent presque tous que c'est parce que le gouvernement veut "dresser des lumières" - allusion aux lumières qu'ils peuvent voir sur les derricks qui se multiplient dans leurs villages. Il n'y a pas d'autres lumières dans cette partie du Sud-Soudan.

Quand un pipeline menant jusqu'à la Mer Rouge rendit possible l'exploitation pétrolière à grande échelle en 1999, une grande partie de la concession de Talisman et l'ensemble de la nouvelle concession exploitée par la compagnie suédoise Lundin se trouvaient en-dehors des zones contrôlées par le gouvernement. Pour permettre l'exploitation du pétrole, il fallait d'abord contrôler les zones de concession, écarter les obstacles à l'exploration pétrolière, et instituer une zone-tampon pour éloigner le SPLA - dans les faits, pour écarter tous les gens à peau noire. En dépit d'une montagne de rapports autorisés prouvant le contraire, le gouvernement a toujours nié avoir utilisé la tactique de la terre brûlée contre les civils dans les zones pétrolifères. Mais voici que pour la première fois on dispose d'un document écrit allant dans ce sens, provenant du gouvernement lui-même.

Cette preuve est une directive du bureau de la Sécurité Pétrolière de Khartoum adressée à son bureau de Heglig, quartier-général du consortium GNPOC géré par Talisman - le consortium qui possède le pipe-line menant à la Mer Rouge, et le port construit sur la Mer Rouge pour recevoir les supertankers. Il s'agit de la directive originale - pas d'une photocopie ni d'un fax - et elle a été jointe à la plainte déposée devant un tribunal de New York par des gens du Sud qui accusent Talisman et le gouvernement soudanais d'une violation grossière des droits de l'homme.

Portant la souscription "très urgent", la directive, selon une traduction procurée par les avocats des plaignants, affirme ceci: "En accord avec les directives de Son Excellence le Ministre de l'Energie et des Mines, et pour répondre aux demandes de la Compagnie canadienne" - il s'agit de Talisman - "les forces armées conduiront des opérations de nettoyage dans tous les villages de Heglig à Pariang", une ville contrôlée par les forces gouvernementales à l'Est de la concession du GNPOC.

Le document est daté du 7 mai 1999. Deux jours plus tard, le 9 mai, les forces gouvernementales lancèrent une offensive massive contre des villages du comté de Ruweng. L'offensive commença avec des bombardiers Antonov et des hélicoptères de combat et se poursuivit avec des tanks, des véhicules blindés de transport de troupes, et des milices armées par le gouvernement. Elle dura deux mois et concerna les deux tiers des villages du comté de Ruweng. A peu près 60% des villages de la zone furent incendiés. Des milliers de familles furent chassées vers les marécages infestés de moustiques entourant le Nil. Des dizaines de civils furent tués.

La semaine même où le document émanant de la Sécurité Pétrolière fut archivé à New-York, en février dernier, des hélicoptères de combat gouvernementaux abattirent des douzaines de civils qui attendaient un parachutage de nourriture du Programme alimentaire mondial sur la concession de Lundin dans l'Ouest du Haut-Nil - démontrant ainsi que rien n'avait changé depuis 1999. Les combats les plus proches se déroulaient à 30 km de là.

Les atrocités de Bieh n'étaient inhabituelles que par le nombre élevé de victimes tuées en une seule attaque, et par le fait qu'elles eurent des témoins extérieurs. Les Etats-Unis déclarèrent que l'attaque faisait partie "d'un ensemble d'attaques brutales et absurdes de la part des forces gouvernementales contre des civils innocents" et suspendirent les pourparlers de paix avec Khartoum qu'ils avaient ouverts après le 11 septembre. Khartoum prétendit que l'attaque était le fait d'un commandant indiscipliné - et après des déclarations embarrassées signa un engagement de cesser les attaques contre les civils.

On parle beaucoup aujourd'hui d'une chance de paix au Soudan. Mais le gouvernement a déjà rejeté la proposition du négociateur américain, John Danforth, de partager les revenus pétroliers. Et en l'absence d'observateurs internationaux - qui devraient être déjà actifs sur le terrain à présent, mais ne le sont pas - le gouvernement ne cessera pas de s'attaquer aux civils. Le Sud-Soudan est une zone qui échappe à la morale. Toute la stratégie de Khartoum consiste à déplacer les populations qui vivent autour des champs pétrolifères. S'il cessait de s'attaquer aux civils, il renoncerait à toute sa stratégie pour contrôler les champs pétrolifères.

Si Khartoum subit provisoirement une certaine pression internationale - pour des raisons qui n'ont presque rien à voir avec la souffrance des gens du Sud - il a des alliés solides parmi la poignée de compagnies pétrolières de second rang qui sont prêtes à travailler au milieu d'une guerre civile marquée par de grossières violations des droits de l'homme. Protégées par l'armée gouvernementale et par les milices, les compagnies rendent possible la nouvelle économie pétrolière et se rendent complices, de mille façons, des atrocités qui l'accompagnent.

Les compagnies pétrolières n'ont pas protesté en voyant que le gouvernement soudanais utilisait sa nouvelle richesse pétrolière pour développer sa puissance de feu et pour avancer plus profondément dans le Sud en chassant tous ceux qui se trouvent sur sa route. Elles prétendent que personne n'a été déplacé à cause du pétrole. Elles affirment que les Dinka et les Nuer qui habitent le comté de Ruweng et l'Ouest du Haut-Nil se déplacent parce que ce sont des nomades. Une explication charitable de cette explication consisterait à dire que les compagnies ne connaissent rien à l'environnement dans lequel elles travaillent. Ni les Dinka ni les Nuer ne sont des nomades. Ce sont des pasteurs - des éleveurs de bétail - qui se déplacent pendant la saison sèche à la recherche d'eau, mais qui retournent à des installations permanentes sur les hauteurs pendant la saison humide.

C'est en tout cas ce qu'ils faisaient avant le pétrole.

Lorsqu'elles ne peuvent nier l'existence de déplacements forcés, les compagnies en rendent responsables les querelles de "chefs de guerre" entre les factions sudistes. Cet argument a une part de vérité. Mais il ignore le fait absolument crucial que l'une des factions est - ou était jusqu'à il y a très peu, quand eut lieu la réconciliation entre sudistes - armée par le gouvernement du Soudan.

A nouveau, une explication charitable de cette explication serait l'ignorance. Une explication moins charitable serait que les compagnies ne veulent pas savoir ce qui se passe dans leurs concessions. Aucune compagnie n'a fait de tentative pour parler avec aucune des populations déplacées. Leur monde commence et finit avec leurs propres limites. Or les personnes déplacées sont en-dehors de leurs limites. Un chef que je connais a été déplacé sept fois à l'intérieur de la concession Talisman: les trois premiers villages d'où il a été chassé ont à présent des puits; les trois derniers se trouvent sur le trajet d'une nouvelle route du pétrole. Les compagnies font beaucoup de cas des petits projets de développement qu'elles subventionnent - une clinique ici, une école là. Mais une clinique et une école qui ne rendent pas service à la population indigène, parce que la population indigène a été déplacée. Talisman s'est une fois vantée qu'un grand nombre de gens déplacés de l'Ouest du Haut-Nil avaient profité de ses largesses à Bentiu. C'est vrai. Mais ces personnes déplacées l'ont été à cause du pétrole - un fait que Talisman a ignoré, ou a commodément oublié.

Aucune compagnie pétrolière n'élève la voix pour protester quand le gouvernement soudanais refuse de permettre qu'on aide les populations déplacées du fait du pétrole - des refus qui coûtent certainement plus de vies humaines que tous les Antonov et les hélicoptères de combat réunis.

Toutes les compagnies pétrolières se reposent pour leur protection sur des forces militaires brutales qui se livrent à des violations répétées des droits de l'homme quand elles assurent cette protection.

Toutes les compagnies, par leur présence même, encouragent le gouvernement à étendre la guerre en vue de contrôler plus de terres destinées à l'exploitation pétrolière.

Toutes les compagnies aident à alimenter un nouveau flux de revenus pour le gouvernement, qui lui permet, directement ou indirectement, de financer une campagne militaire criminelle. Depuis que le pétrole a commencé à couler, le gouvernement a doublé ses dépenses militaires et a commencé à fabriquer des armes à Khartoum, avec l'aide d'ingénieurs chinois. Il a acheté de nouveaux appareils de combat, des tanks, et des missiles balistiques tactiques à courte portée qu'il a utilisés contre son propre peuple. C'est là ce dont nous avons connaissance. Il se peut que nous ignorions d'autres faits.

Toutes les compagnies ont fourni une infrastructure que le gouvernement utilise pour ses offensives contre le SPLA et les populations civiles du Sud.

De vieilles pistes de brousse ont été allongées et cimentées par les compagnies pétrolières, et peuvent à présent être utilisées par les Antonov. Talisman a sauté d'explication en explication. D'abord la piste aérienne d'Heglig n'était pas utilisée par les Antonov... Ensuite elle l'avait été, mais elle ne l'était plus. Ensuite ce n'était de toute façon pas une piste de la GNPOC; c'était une piste du gouvernement. Et ainsi de suite.

Mais ce sont sans doute les routes des compagnies pétrolières qui ont été le plus utiles au gouvernement. Ce sont des routes surélevées, résistant au mauvais temps, qui permettent à l'armée de mener une guerre en toute saison. Elles lui ont permis de s'enfoncer profondément dans des zones contrôlées par le SPLA dans le comté de Ruweng, et profondément dans des zones contrôlées par le SPLA dans l'Ouest du Haut-Nil, une région marécageuse où il n'y avait aucune présence militaire avant le pétrole.

Les compagnies pétrolières disent que leurs routes aident les gens. Ce n'est pas vrai. Lundin prétend que sa route du pétrole permet aux gens de l'Ouest du Haut-Nil d'atteindre plus facilement le marché de Rubkona. Mais les gens de l'Ouest du Haut-Nil n'avaient pas besoin du marché de Rubkona avant que les troupes gouvernementales et les milices payées par le gouvernement ne mettent le feu à leurs propres marchés de Roupnyagai et de Nhialdiu.

Le gouverneur de l'Etat d'Unity - le nom que le gouvernement donne au comté de Ruweng - lorsque commença l'extraction de pétrole était un homme nommé Taban Deng. Il avait été élu à ce poste contre le candidat officiel du gouvernement, et poursuivit sa carrière en devenant Ministre d'Etat des Routes à Khartoum. A aucun moment - ni quand il était gouverneur ni depuis qu'il est ministre - on ne lui a demandé son opinion sur le choix ou la location d'une route dans l'Etat d'Unity. Il fait remarquer que les routes dans les régions pétrolières conduisent souvent à des garnisons - pas à des champs pétrolifères. Elles sont rectilignes parce qu'elles ont été tracées sur des relevés aériens. Elles ne traversent pas de villages. Elles ne relient pas les gens. Elles ne sont pas faites pour les gens.

Examinons le cas d'une route - la route toutes-saisons construite par Lundin pour relier sa base logistique à Rubkona, au Nord de la rivière Bahr-el-Ghazal, à ses puits de Rier.

La route commence par un pont sur une rivière - un pont qui a permis aux tanks du gouvernement de traverser la rivière pour entrer dans l'Ouest du Haut-Nil pour la première fois. Après le pont commence la route elle-même - presque 100 km de route rectiligne, large, surélevée, construite avec des pierres amenées par camions depuis les monts Nuba. Il n'y a pas de pierres dans cette partie de l'Ouest du Haut-Nil - proche des pâturages du Nil Blanc inondés à chaque saison humide - et Deng affirme que chaque kilomètre de route a coûté plusieurs centaines de milliers de dollars à construire.

Mais la route est construite avec du sang sudiste tout autant qu'avec des pierres Nuba. Au cours de deux années de recherches dans l'Ouest du Haut-Nil, j'ai interviewé plusieurs dizaines de civils Nuer déplacés depuis des villages bordant la route du pétrole ou proches d'elle.

La section Nord de la route fut construite sous la pression de forces militaires massives - avec des hélicoptères de combat, des tanks et des troupes au sol. L'un des premiers villages attaqués fut Chotyiel, en octobre 1999. D'abord vinrent les hélicos, puis les forces terrestres qui incendièrent le village. Aujourd'hui Chotyiel, jadis la patrie d'un chef important des Nuer, est connue sous le nom de Kilomètre 15.

Les gens ont été remplacés par des bornes, les villages par des garnisons.

La section Sud de la route fut achevée avec moins de violence, grâce à un accord entre le gouvernement et le commandant Nuer local, Peter Paar. En vertu de l'accord, Paar reçut des armes avec lesquelles combattre un commandant Nuer rival, Peter Gadet. A nouveau "diviser pour régner". Dans la zone contrôlée par Paar, les villageois qui se trouvaient en-dehors du trajet du pétrole furent autorisés à rester dans leurs foyers. Mais en février de cette année les deux commandants Nuer - Gadet et Paar - firent la paix. Quelques jours après leur réconciliation, des forces gouvernementales déchaînèrent une campagne violente contre des villages qui avaient bénéficié de la prétendue "période de coopération" de Peter Paar avec le gouvernement. Des villages comme Rier, où se trouve le pétrole. Pultuni, qui abrite la garnison qui protège Rier. Et ainsi de suite.

Lundin était absente de la zone lorsque la section Nord de la route fut construite par la force en 2000. Elle avait annonçé une suspension d'un mois de ses opérations juste avant le début de l'offensive, alléguant des raisons de sécurité, mais resta absente pendant 11 mois. Personne, à ma connaissance, n'a demandé à Lundin pourquoi un mois est devenu 11 mois. Lundin était également absente, à nouveau pour des raisons de sécurité, lorsque la section Sud de la route fut bombardée et brûlée en février de cette année.

Quand elle reviendra, si elle revient, demandera-t-elle quelles mesures ont permis son retour? Non.

Depuis le début, les compagnies pétrolières ont refusé de regarder - ou de rechercher - la vérité. Elles ont refusé de lancer une investigation sérieuse sur une politique gouvernementale qui a dépouillé les Sudistes de leurs foyers, leurs familles, leurs possessions et, on ne sait en quel nombre, de leurs vies. Elles n'ont pas fait un pas hors de leurs concessions pour parler à une seule personne déplacée. Talisman est allée jusqu'à prétendre que son retrait du Soudan serait "immoral" parce que le pétrole amène le développement, et que le développement apporte la paix.

Un développement qui, si jamais il se réalise, n'aura été bâti que sur la destruction.

Le déplacement délibéré de populations par le gouvernement continuera tant que les compagnies étrangères accepteront de fermer les yeux sur la guerre et sur les violences commises pour leur permettre de poursuivre leurs opérations. Et il ne fera pas que continuer. Il deviendra bien plus brutal à mesure que la guerre du pétrole descendra dans le Sud - dans des régions que le SPLA contrôle entièrement.

Vous ne pouvez imaginer la souffrance des Sudistes des régions pétrolifères, une souffrance qui est supportée avec une dignité incroyable. Je voudrais terminer avec l'histoire d'une jeune femme Nuer que j'ai d'abord rencontrée à Nhialdiu. Elle avait été déplacée d'un village proche de la route pétrolière de Lundin quand avait commencé la construction de la route et s'était enfuie à Nhialdiu avec ses enfants et quelques vaches. Bien des mois plus tard je la revis. Elle avait été chassée de Nhialdiu par des hélicoptères de combat et avait perdu toutes ses vaches. Son enfant aîné était mort. La famille traversait un affluent du Nil, poursuivie par des hélicos, dans le sillage d'un troupeau d'éléphants. Le garçon, déjà atteint de la malaria, avait mis les pieds là où un éléphant avait marché et s'était noyé dans le creux que sa patte avait fait. A cause des hélicoptères, et de la masse de gens qui se pressaient autour d'eux, le reste de la famille n'avait pas d'autre choix que de continuer à courir. Ils s'étaient enfuis à travers tout l'Ouest du Haut-Nil jusqu'au pays Dinka. Les enfants survivants étaient tous malades. Plusieurs d'entre eux avaient la malaria. Tous avaient des ulcérations. Leur seule nourriture consistait en feuilles; leur seul bien en une marmite et deux nattes pour dormir.

Voilà une famille dont le gouvernement soudanais et les compagnies pétrolières disent qu'elle n'existe pas. Une famille déplacée par le pétrole.

1er juin 2002.
(Texte traduit par Pierre Pachet)