La guerre civile qui sévit actuellement au Soudan
a commencé en 1983 quand l'Armée populaire
de Libération du Soudan (SPLA) a pris les armes pour
combattre la domination des élites musulmanes du Nord,
majoritairement arabe... pour exiger que les régions
marginalisées, comme celles du Sud, bénéficient
aussi de la richesse nationale. Dès 1999, lorsque
le pétrole commença
à couler des puits du Sud, on estimait que la guerre
avait déjà coûté plus de deux
millions de vies humaines et causé le déplacement
de plus de quatre millions de personnes.
Avant l'ère du pétrole,
la guerre opposait deux adversaires également faibles.
Mais à présent, du fait du pétrole,
l'équilibre s'est modifié. Le pétrole
permet au gouvernement de s'armer - mais le pétrole
ne fait pas gagner la guerre. Il produit une augmentation
considérable des souffrances, des morts, et des déplacements
de populations, qui se produisent essentiellement dans des
régions où
il n'y a pas de témoins des violences perpétrées
- perpétrées par les deux adversaires, mais
surtout par le gouvernement du Soudan - pour contrôler,
protéger ou détruire les sources de production
pétrolière.
Au mois de février
dernier, je me suis rendue par avion dans le comté de
Ruweng - la zone située au Nord de la ville de Bentiu
(contrôlée par les forces gouvernementales)
où la compagnie Chevron découvrit pour la première
fois du pétrole en 1978. C'est une région où des
déplacements de populations liées au pétrole
se sont produits dès les années 70, lorsque
le gouvernement soudanais commença à appliquer
sa politique du "diviser pour régner" en
armant les Baggara arabes contre la population africaine
locale. C'est une zone où, en règle générale,
le gouvernement du Soudan refuse d'autoriser l'"Opération
Lifeline Sudan" (OLS), dirigée par les Nations
Unies, à acheminer des secours aux victimes de la
guerre.
Le comté de Ruweng,
pour quelque raison qu'on veuille s'y rendre, est quasi inaccessible.
Dépourvu de routes, privé de l'aide de l'OLS,
il en coûte à peu près 9000 $ pour s'y
rendre et en repartir. Pratiquement personne ne visite la
zone. Ce qui se passe dans le comté de Ruweng s'y
passe sans témoins.
J'ai découvert que
s'était déroulée une offensive de cinq
mois menée par le gouvernement du Soudan, d'octobre à février,
à l'Est et au Nord-Est d'un lieu nommé Manga
- où la compagnie pétrolière canadienne
Talisman fait des forages. Des douzaines de villages avaient été
détruits, des dizaines de milliers de personnes déplacées
sans que le monde extérieur en entende dire un seul
mot. Il y a deux bases du SPLA dans le comté de Ruweng.
Aucune d'entre elles n'avait été visée,
bien qu'elles soient toutes deux tout à fait à la
portée des avions Antonov et des hélicoptères
de combat gouvernementaux.
Toutes les personnes déplacées
faisaient le même récit, avec de petites variations:
d'abord bombardement par les Antonov - des avions de transport
utilisés pour des bombardements sommaires et très
imprécis; puis des attaques par des hélicoptères
de combat volant par deux et faisant souvent deux ou trois
raids par jour; et pour finir une attaque par des troupes
au sol qui tiraient sans discriminations sur les hommes,
les femmes et les enfants, et qui se livraient au pillage
avant d'incendier les villages, et quelquefois d'y poser
des mines.
Le SPLA est assez faible
dans le comté de Ruweng. Il a des problèmes
de logistique et, comme la population civile, manque de nourriture
et d'eau. Il semble hautement improbable que les villages
détruits aient pu abriter beaucoup de combattants
du SPLA, voire en abriter aucun. Tous les déplacés
ont affirmé que les hélicoptères de
combat volaient si bas qu'on pouvait voir les visages des
assaillants - chose que les hélicos n'auraient pas
faite s'il y avait eu la moindre menace armée au sol.
Deux mois plus tard, en
mai de cette année, je suis retournée dans
le comté
de Ruweng. Des routes passaient désormais à l'emplacement
des villages incendiés en février - des routes
dont le point de départ est à Heglig, où
se trouve le quartier-général de Talisman et
de la Compagnie d'Exploitation Pétrolière du
Grand Nil.
Des déplacements
de population par la force, visant des civils... Après
les déplacements, des routes... Après les routes,
des garnisons militaires... Après les garnisons, des
pipe-lines. Voilà comment le gouvernement soudanais "sécurise"
les régions pétrolifères et ouvre de
nouvelles zones à l'exploration pétrolière.
L'une des causes profondes
du déclenchement de la guerre en 1983 tenait à
la défiance concernant la gestion des ressources économiques,
en particulier le pétrole. Les gens du Sud craignaient
que le gouvernement n'accapare la nouvelle richesse pétrolière
du pays. Ils craignaient - à juste titre - que le
gouvernement ne construise pas de raffineries dans le Sud,
ni ne fasse passer de pipeline dans le Sud, ni ne fournisse
de travail aux gens du Sud. Aujourd'hui, toutefois, le pétrole
n'est plus une cause cachée de la guerre; c'est son
objectif principal... et sa principale cause.
Le bassin de Muglad, dont
fait partie le comté de Ruweng, contient à lui
seul des réserves estimées à 12 milliards
de barils de pétrole. L'an passé la production
moyenne a été de 230.000 barils par jour, et
on pense qu'elle pourrait monter à près de
300.000 barils par jour en 2003. Des revenus pétroliers
montant à
plus d'un million de dollars par jour sont probablement suffisants
pour couvrir le coût total de la guerre.
L'une des ironies de la
guerre est que beaucoup des habitants du Sud n'ont aucune
idée des raisons pour lesquelles on les expulse de
leurs terres. Certains n'ont jamais entendu parler du pétrole.
D'autres ne savent pas ce que c'est. Une femme à qui
j'ai posé
la question m'a dit qu'elle savait ce que c'était:
c'était comme de l'urine de vache. Les gens du comté de
Ruweng
à qui l'on demande pourquoi selon eux on les expulse
de leurs foyers vous répondent presque tous que c'est
parce que le gouvernement veut "dresser des lumières"
- allusion aux lumières qu'ils peuvent voir sur les
derricks qui se multiplient dans leurs villages. Il n'y a
pas d'autres lumières dans cette partie du Sud-Soudan.
Quand un pipeline menant
jusqu'à
la Mer Rouge rendit possible l'exploitation pétrolière
à grande échelle en 1999, une grande partie
de la concession de Talisman et l'ensemble de la nouvelle
concession exploitée par la compagnie suédoise
Lundin se trouvaient en-dehors des zones contrôlées
par le gouvernement. Pour permettre l'exploitation du pétrole,
il fallait d'abord contrôler les zones de concession,
écarter les obstacles à l'exploration pétrolière,
et instituer une zone-tampon pour éloigner le SPLA
- dans les faits, pour écarter tous les gens à peau
noire. En dépit d'une montagne de rapports autorisés
prouvant le contraire, le gouvernement a toujours nié
avoir utilisé la tactique de la terre brûlée
contre les civils dans les zones pétrolifères.
Mais voici que pour la première fois on dispose d'un
document écrit allant dans ce sens, provenant du gouvernement
lui-même.
Cette preuve est une directive
du bureau de la Sécurité Pétrolière
de Khartoum adressée à son bureau de Heglig,
quartier-général du consortium GNPOC géré par
Talisman - le consortium qui possède le pipe-line
menant à la Mer Rouge, et le port construit sur la
Mer Rouge pour recevoir les supertankers. Il s'agit de la
directive originale - pas d'une photocopie ni d'un fax -
et elle a été jointe à la plainte déposée
devant un tribunal de New York par des gens du Sud qui accusent
Talisman et le gouvernement soudanais d'une violation grossière
des droits de l'homme.
Portant la souscription "très
urgent", la directive, selon une traduction procurée
par les avocats des plaignants, affirme ceci: "En accord
avec les directives de Son Excellence le Ministre de l'Energie
et des Mines, et pour répondre aux demandes de la
Compagnie canadienne" - il s'agit de Talisman - "les
forces armées conduiront des opérations de
nettoyage dans tous les villages de Heglig à Pariang",
une ville contrôlée par les forces gouvernementales à l'Est
de la concession du GNPOC.
Le document est daté
du 7 mai 1999. Deux jours plus tard, le 9 mai, les forces
gouvernementales lancèrent une offensive massive
contre des villages du comté de Ruweng. L'offensive
commença avec des bombardiers Antonov et des hélicoptères
de combat et se poursuivit avec des tanks, des véhicules
blindés de transport de troupes, et des milices
armées par le gouvernement. Elle dura deux mois
et concerna les deux tiers des villages du comté de
Ruweng. A peu près 60% des villages de la zone furent
incendiés. Des milliers de familles furent chassées
vers les marécages infestés de moustiques
entourant le Nil. Des dizaines de civils furent tués.
La semaine même où
le document émanant de la Sécurité Pétrolière
fut archivé à New-York, en février dernier,
des hélicoptères de combat gouvernementaux
abattirent des douzaines de civils qui attendaient un parachutage
de nourriture du Programme alimentaire mondial sur la concession
de Lundin dans l'Ouest du Haut-Nil - démontrant ainsi
que rien n'avait changé depuis 1999. Les combats les
plus proches se déroulaient à 30 km de là.
Les atrocités de
Bieh n'étaient inhabituelles que par le nombre élevé
de victimes tuées en une seule attaque, et par le
fait qu'elles eurent des témoins extérieurs.
Les Etats-Unis déclarèrent que l'attaque faisait
partie "d'un ensemble d'attaques brutales et absurdes
de la part des forces gouvernementales contre des civils
innocents" et suspendirent les pourparlers de paix avec
Khartoum qu'ils avaient ouverts après le 11 septembre.
Khartoum prétendit que l'attaque était le fait
d'un commandant indiscipliné
- et après des déclarations embarrassées
signa un engagement de cesser les attaques contre les civils.
On parle beaucoup aujourd'hui
d'une chance de paix au Soudan. Mais le gouvernement a déjà
rejeté la proposition du négociateur américain,
John Danforth, de partager les revenus pétroliers.
Et en l'absence d'observateurs internationaux - qui devraient être
déjà actifs sur le terrain à présent,
mais ne le sont pas - le gouvernement ne cessera pas de s'attaquer
aux civils. Le Sud-Soudan est une zone qui échappe à
la morale. Toute la stratégie de Khartoum consiste à
déplacer les populations qui vivent autour des champs
pétrolifères. S'il cessait de s'attaquer aux
civils, il renoncerait à toute sa stratégie
pour contrôler les champs pétrolifères.
Si Khartoum subit provisoirement une certaine
pression internationale - pour des raisons qui n'ont presque
rien à voir avec la souffrance des gens du Sud - il
a des alliés solides parmi la poignée de compagnies
pétrolières de second rang qui sont prêtes
à travailler au milieu d'une guerre civile marquée
par de grossières violations des droits de l'homme.
Protégées par l'armée gouvernementale
et par les milices, les compagnies rendent possible la nouvelle économie
pétrolière et se rendent complices, de mille
façons, des atrocités qui l'accompagnent.
Les compagnies pétrolières
n'ont pas protesté en voyant que le gouvernement soudanais
utilisait sa nouvelle richesse pétrolière pour
développer sa puissance de feu et pour avancer plus
profondément dans le Sud en chassant tous ceux qui
se trouvent sur sa route. Elles prétendent que personne
n'a été déplacé
à cause du pétrole. Elles affirment que les
Dinka et les Nuer qui habitent le comté de Ruweng
et l'Ouest du Haut-Nil se déplacent parce que ce sont
des nomades. Une explication charitable de cette explication
consisterait
à dire que les compagnies ne connaissent rien à
l'environnement dans lequel elles travaillent. Ni les Dinka
ni les Nuer ne sont des nomades. Ce sont des pasteurs - des
éleveurs de bétail - qui se déplacent
pendant la saison sèche à la recherche d'eau,
mais qui retournent à des installations permanentes
sur les hauteurs pendant la saison humide.
C'est en tout cas ce qu'ils faisaient avant
le pétrole.
Lorsqu'elles ne peuvent
nier l'existence de déplacements forcés, les
compagnies en rendent responsables les querelles de "chefs
de guerre" entre les factions sudistes. Cet argument
a une part de vérité. Mais il ignore le fait
absolument crucial que l'une des factions est - ou était
jusqu'à il y a très peu, quand eut lieu la
réconciliation entre sudistes - armée par le
gouvernement du Soudan.
A nouveau, une explication
charitable de cette explication serait l'ignorance. Une explication
moins charitable serait que les compagnies ne veulent pas
savoir ce qui se passe dans leurs concessions. Aucune compagnie
n'a fait de tentative pour parler avec aucune des populations
déplacées. Leur monde commence et finit avec
leurs propres limites. Or les personnes déplacées
sont en-dehors de leurs limites. Un chef que je connais
a été
déplacé sept fois à l'intérieur
de la concession Talisman: les trois premiers villages d'où
il a été chassé ont à présent
des puits; les trois derniers se trouvent sur le trajet d'une
nouvelle route du pétrole. Les compagnies font beaucoup
de cas des petits projets de développement qu'elles
subventionnent - une clinique ici, une école là.
Mais une clinique et une école qui ne rendent pas
service à la population indigène, parce que
la population indigène a été
déplacée. Talisman s'est une fois vantée
qu'un grand nombre de gens déplacés de l'Ouest
du Haut-Nil avaient profité de ses largesses à
Bentiu. C'est vrai. Mais ces personnes déplacées
l'ont été à cause du pétrole
- un fait que Talisman a ignoré, ou a commodément
oublié.
Aucune compagnie pétrolière
n'élève la voix pour protester quand le gouvernement
soudanais refuse de permettre qu'on aide les populations
déplacées du fait du pétrole - des refus
qui coûtent certainement plus de vies humaines que
tous les Antonov et les hélicoptères de combat
réunis.
Toutes les compagnies pétrolières
se reposent pour leur protection sur des forces militaires
brutales qui se livrent à des violations répétées
des droits de l'homme quand elles assurent cette protection.
Toutes les compagnies, par
leur présence même, encouragent le gouvernement
à étendre la guerre en vue de contrôler
plus de terres destinées à l'exploitation pétrolière.
Toutes les compagnies aident
à alimenter un nouveau flux de revenus pour le gouvernement,
qui lui permet, directement ou indirectement, de financer
une campagne militaire criminelle. Depuis que le pétrole
a commencé à couler, le gouvernement a doublé
ses dépenses militaires et a commencé à
fabriquer des armes à Khartoum, avec l'aide d'ingénieurs
chinois. Il a acheté de nouveaux appareils de combat,
des tanks, et des missiles balistiques tactiques à courte
portée qu'il a utilisés contre son propre peuple.
C'est là ce dont nous avons connaissance. Il se peut
que nous ignorions d'autres faits.
Toutes les compagnies ont
fourni une infrastructure que le gouvernement utilise pour
ses offensives contre le SPLA et les populations civiles
du Sud.
De vieilles pistes de brousse
ont été allongées et cimentées
par les compagnies pétrolières, et peuvent à
présent être utilisées par les Antonov.
Talisman a sauté d'explication en explication. D'abord
la piste aérienne d'Heglig n'était pas utilisée
par les Antonov... Ensuite elle l'avait été,
mais elle ne l'était plus. Ensuite ce n'était
de toute façon pas une piste de la GNPOC; c'était
une piste du gouvernement. Et ainsi de suite.
Mais ce sont sans doute
les routes des compagnies pétrolières qui ont été
le plus utiles au gouvernement. Ce sont des routes surélevées,
résistant au mauvais temps, qui permettent à l'armée
de mener une guerre en toute saison. Elles lui ont permis
de s'enfoncer profondément dans des zones contrôlées
par le SPLA dans le comté de Ruweng, et profondément
dans des zones contrôlées par le SPLA dans l'Ouest
du Haut-Nil, une région marécageuse où
il n'y avait aucune présence militaire avant le pétrole.
Les compagnies pétrolières
disent que leurs routes aident les gens. Ce n'est pas vrai.
Lundin prétend que sa route du pétrole permet
aux gens de l'Ouest du Haut-Nil d'atteindre plus facilement
le marché de Rubkona. Mais les gens de l'Ouest du
Haut-Nil n'avaient pas besoin du marché de Rubkona
avant que les troupes gouvernementales et les milices payées
par le gouvernement ne mettent le feu à leurs propres
marchés de Roupnyagai et de Nhialdiu.
Le gouverneur de l'Etat
d'Unity - le nom que le gouvernement donne au comté de
Ruweng - lorsque commença l'extraction de pétrole était
un homme nommé Taban Deng. Il avait été
élu à ce poste contre le candidat officiel
du gouvernement, et poursuivit sa carrière en devenant
Ministre d'Etat des Routes à Khartoum. A aucun moment
- ni quand il était gouverneur ni depuis qu'il est
ministre - on ne lui a demandé son opinion sur le
choix ou la location d'une route dans l'Etat d'Unity. Il
fait remarquer que les routes dans les régions pétrolières
conduisent souvent à des garnisons - pas à des
champs pétrolifères. Elles sont rectilignes
parce qu'elles ont été
tracées sur des relevés aériens. Elles
ne traversent pas de villages. Elles ne relient pas les gens.
Elles ne sont pas faites pour les gens.
Examinons le cas d'une route
- la route toutes-saisons construite par Lundin pour relier
sa base logistique à Rubkona, au Nord de la rivière
Bahr-el-Ghazal, à ses puits de Rier.
La route commence par un
pont sur une rivière - un pont qui a permis aux tanks
du gouvernement de traverser la rivière pour entrer
dans l'Ouest du Haut-Nil pour la première fois. Après
le pont commence la route elle-même - presque 100 km
de route rectiligne, large, surélevée, construite
avec des pierres amenées par camions depuis les monts
Nuba. Il n'y a pas de pierres dans cette partie de l'Ouest
du Haut-Nil - proche des pâturages du Nil Blanc inondés à chaque
saison humide - et Deng affirme que chaque kilomètre
de route a coûté plusieurs centaines de milliers
de dollars à construire.
Mais la route est construite
avec du sang sudiste tout autant qu'avec des pierres Nuba.
Au cours de deux années de recherches dans l'Ouest
du Haut-Nil, j'ai interviewé plusieurs dizaines de
civils Nuer déplacés depuis des villages bordant
la route du pétrole ou proches d'elle.
La section Nord de la route
fut construite sous la pression de forces militaires massives
- avec des hélicoptères de combat, des tanks
et des troupes au sol. L'un des premiers villages attaqués
fut Chotyiel, en octobre 1999. D'abord vinrent les hélicos,
puis les forces terrestres qui incendièrent le village.
Aujourd'hui Chotyiel, jadis la patrie d'un chef important
des Nuer, est connue sous le nom de Kilomètre 15.
Les gens ont été
remplacés par des bornes, les villages par des garnisons.
La section Sud de la route
fut achevée avec moins de violence, grâce à
un accord entre le gouvernement et le commandant Nuer local,
Peter Paar. En vertu de l'accord, Paar reçut des armes
avec lesquelles combattre un commandant Nuer rival, Peter
Gadet. A nouveau "diviser pour régner".
Dans la zone contrôlée par Paar, les villageois
qui se trouvaient en-dehors du trajet du pétrole furent
autorisés à rester dans leurs foyers. Mais
en février de cette année les deux commandants
Nuer - Gadet et Paar - firent la paix. Quelques jours après
leur réconciliation, des forces gouvernementales déchaînèrent
une campagne violente contre des villages qui avaient bénéficié de
la prétendue "période de coopération" de
Peter Paar avec le gouvernement. Des villages comme Rier,
où
se trouve le pétrole. Pultuni, qui abrite la garnison
qui protège Rier. Et ainsi de suite.
Lundin était absente
de la zone lorsque la section Nord de la route fut construite
par la force en 2000. Elle avait annonçé une
suspension d'un mois de ses opérations juste avant
le début de l'offensive, alléguant des raisons
de sécurité, mais resta absente pendant 11
mois. Personne, à ma connaissance, n'a demandé à Lundin
pourquoi un mois est devenu 11 mois. Lundin était également
absente, à
nouveau pour des raisons de sécurité, lorsque
la section Sud de la route fut bombardée et brûlée
en février de cette année.
Quand elle reviendra, si
elle revient, demandera-t-elle quelles mesures ont permis
son retour? Non.
Depuis le début,
les compagnies pétrolières ont refusé de
regarder - ou de rechercher - la vérité. Elles
ont refusé
de lancer une investigation sérieuse sur une politique
gouvernementale qui a dépouillé les Sudistes
de leurs foyers, leurs familles, leurs possessions et, on
ne sait en quel nombre, de leurs vies. Elles n'ont pas fait
un pas hors de leurs concessions pour parler à une
seule personne déplacée. Talisman est allée
jusqu'à
prétendre que son retrait du Soudan serait "immoral"
parce que le pétrole amène le développement,
et que le développement apporte la paix.
Un développement
qui, si jamais il se réalise, n'aura été bâti
que sur la destruction.
Le déplacement délibéré
de populations par le gouvernement continuera tant que les
compagnies
étrangères accepteront de fermer les yeux sur
la guerre et sur les violences commises pour leur permettre
de poursuivre leurs opérations. Et il ne fera pas
que continuer. Il deviendra bien plus brutal à mesure
que la guerre du pétrole descendra dans le Sud - dans
des régions que le SPLA contrôle entièrement.
Vous ne pouvez imaginer
la souffrance des Sudistes des régions pétrolifères,
une souffrance qui est supportée avec une dignité
incroyable. Je voudrais terminer avec l'histoire d'une jeune
femme Nuer que j'ai d'abord rencontrée à Nhialdiu.
Elle avait été déplacée d'un
village proche de la route pétrolière de Lundin
quand avait commencé la construction de la route et
s'était enfuie à Nhialdiu avec ses enfants
et quelques vaches. Bien des mois plus tard je la revis.
Elle avait été
chassée de Nhialdiu par des hélicoptères
de combat et avait perdu toutes ses vaches. Son enfant aîné
était mort. La famille traversait un affluent du Nil,
poursuivie par des hélicos, dans le sillage d'un troupeau
d'éléphants. Le garçon, déjà
atteint de la malaria, avait mis les pieds là où
un éléphant avait marché et s'était
noyé dans le creux que sa patte avait fait. A cause
des hélicoptères, et de la masse de gens qui
se pressaient autour d'eux, le reste de la famille n'avait
pas d'autre choix que de continuer à courir. Ils s'étaient
enfuis
à travers tout l'Ouest du Haut-Nil jusqu'au pays Dinka.
Les enfants survivants étaient tous malades. Plusieurs
d'entre eux avaient la malaria. Tous avaient des ulcérations.
Leur seule nourriture consistait en feuilles; leur seul bien
en une marmite et deux nattes pour dormir.
Voilà une famille
dont le gouvernement soudanais et les compagnies pétrolières
disent qu'elle n'existe pas. Une famille déplacée
par le pétrole.
1er juin 2002.
(Texte traduit par Pierre Pachet)