"La République assure
à tous les citoyens
sans distinction d'origine, de race, de sexe
ou de conditions sociales l'égalité devant
la loi".
Article premier de la Constitution de la République
islamique de Mauritanie, 20 juillet 1991.
Depuis qu'existe ce pays qu'on appelle
la Mauritanie (1960), la réalité de l'esclavage
a toujours été
évitée, effacée, voire niée,
en même temps qu'exploitée. L'esclavage a été
utilisé comme un fond de commerce par des maîtres
soucieux du seul maintien de leurs privilèges, moyen
d'affirmer un statut social qui se montrait nécessaire
au partage du pouvoir. Cette supériorité,
décrétée
à la naissance, s'est autorisée d'une abusive
interprétation de l'Islam, relayée par un
ensemble de traditions qui sacralisaient cette architecture.
D'autre part, la couleur de peau est devenue une monnaie
d'échange politique : achetée par le pouvoir,
elle fut parfois vendue par ses militants, laissant les
leurs espérer en l'avenir meilleur qu'ils leur avaient
promis.
Au-delà de toute interprétation
dogmatique ou propagandiste, il existe une réalité
inaliénable, que certains expriment en parlant de "séquelles",
de "survivances" ou de "plaies"...
Or la réalité
de ces traces d'un système ancien n'empêche
pas l'esclavage pur et dur de persister.
Il importe de saisir les mécanismes
de cette domination, qui font que des hommes vivent à
la merci d'autres hommes de par leur naissance (I), pour
comprendre les enjeux politiques de la question dite "Haratine" en
Mauritanie, et pour percevoir l'avenir qu'elle dessine,
dans une société
appelée à vivre le partage démocratique
de l'action et de la décision (II).
I. La domination
en société
maure : mécanismes et conséquences.
En Mauritanie, les maîtres ne sont
pas toujours blancs, mais les esclaves sont toujours noirs.
L'esclavage dans le milieu maure, dû dans l'histoire
au mouvements de razzias et au commerce du sel, troqué contre
des esclaves noirs, est plus visible que chez les autres
communautés noires (Pullar, Soninké, Wolof
, Bambara). Cette visibilité
ne provient pas seulement de la couleur différente
des maîtres et des esclaves ainsi "acquis",
mais de l'intensité
supérieure de la violence, physique et symbolique,
exercée dans ce milieu sur l'esclave. Cette violence
naît en partie d'un processus d'"intégration" communautaire
profondément contradictoire. Il s'agit, pour les
Maures, de "dresser" continuellement l'esclave
noir dans un espace culturel qui lui est originellement
étranger, balisé par la langue arabe.
L'exploitation physique a cependant été
relayée par d'autres types d'emprise. On connaît
peu de cas de ventes entre tribus maures, il n'y a donc
pas en Mauritanie de marchés d'esclaves. La littérature
populaire y est pleine d'exemples de "nobles" mal
considérés du fait de leur activité de
marchands d'esclaves. L'esclave est considéré comme
un patrimoine symbolique dont dépend le rang social
de la famille, acquis dans la classification adoptée
par la société dite "beydane" -
en partie sur le modèle des communautés noires.
1) La place de
l'esclave dans la hiérarchie de la société maure.
Dans cette société, qui
s'est construite, face aux empereurs noirs du Mali et du
Ghana, à
partir de l'Islam comme fondement politique et de l'esclavage
comme base sociale, le statut de l'individu dépend
de la fonction exercée, qui détermine une
hiérarchie figée et fortement cloisonnée,
quelles que soient les évolutions réelles
de chacun. Aux "marabouts", qui constituent le
clergé en haut de l'échelle, revient le savoir;
aux "guerriers", la force militaire; viennent
ensuite les classes subalternes, qui peuvent posséder
néanmoins des esclaves noirs : aux "znagas" ou "tributaires"
("hommes libres qui n'ont ni le droit de porter les
armes, ni accès au savoir maraboutique") revient
la tâche d'élever les chameaux; aux "griots" la
mémoire collective et l'art, qui leur donne en contrepartie
un pouvoir médiatique efficace dans le dénigrement
ou la glorification; aux "forgerons" revient
le travail industriel et artisanal, de la fabrication de
la vaisselle à celle des armes; ceux-ci subissent
un mépris symbolique proportionnel
à l'intelligence qui leur est prêtée,
et qui explique leur assimilation fréquente aux
Juifs. On trouve en bas de l'échelle sociale les "Haratines",
-
"Hartani" signifie en arabe "homme
libre de second rang"
- ou esclaves "affranchis", et les "abd",
ou esclaves,
à qui reviennent toutes les tâches domestiques,
de la traite des bêtes à la construction des
lieux d'habitation, en passant par le ravitaillement en
eau et en nourriture.
Les Haratines et les esclaves sont toujours
noirs - parfois métissés. La différence
entre eux, créée par "l'affranchissement",
tient uniquement dans le fait que les Haratines sont invendables,
tandis que les esclaves sont une propriété des
maîtres au même titre que leurs vaches. L'esclave
peut appartenir à plusieurs maîtres, qui en
partagent la force de travail - ce qui complique son affranchissement
éventuel. L'esclave n'hérite pas du maître,
il a besoin de son consentement pour se marier, ses enfants
sont enlevés dès qu'ils peuvent fournir un
effort physique, et placés dans des campements de
maîtres. Le degré de mépris ou de respect
manifesté
à l'esclave, enfin, est fonction du rang social
et de la volonté du maître. L'affranchissement
n'équivaut en aucun cas à une émancipation économique
ni à une libération mentale. Le Hartani enrichi
peut se mettre, par mimétisme, à acheter
des esclaves, reproduisant le système qui l'a aliéné.
2) Les mécanismes
de domination traditionnels.
Les chaînes des esclaves de Mauritanie
sont plus efficaces que ne le furent celles des USA et
d'Europe... Les esclaves traînent ici derrière
eux des siècles de domination responsables d'une
aliénation mentale dans laquelle la religion a joué un
rôle déterminant, mais pas seulement elle.
- La militarisation des
esclaves
La société maure a évolué
dans une extrême instabilité politique, caractérisée
par les guerres entre tribus, familles, émirats,
dans une lutte de pouvoirs permanente. Pour satisfaire à cette
demande chronique de sang humain, il fallait un moyen de
limiter les dégâts chez les maîtres,
tout en canalisant la violence née de la frustration
des dominés de toujours. Il fallait attribuer un
rôle combattant à
ces noirs qui n'égale pas en noblesse celui des
guerriers, lesquels récupéraient ainsi le
bénéfice des victoires réalisées
par leurs "soldats". On trouve dans chaque émirat
un bataillon noir ("khalva kahla") dirigé par
le chef du campement d'esclaves ("Cheikh Edebay"),
sorte de chef d'Etat-major esclave - le prestige en moins.
Les esclaves trouvaient là un moyen de s'exprimer
à la convenance des maîtres, s'intégrant
dans un monde de violence sur un mode statutaire et programmé.
Ce phénomène, peu étudié, mériterait
à lui seul une enquête anthropologique autonome.
- Les modes d'"intégration"
à la tribu :
L'esclave, le "abd ",
n'a pas de tribu : il est appelé à changer
de propriétaire selon les termes de l'héritage,
de la vente, ou de la
"générosité" du maître
vis-à-vis de ses amis, sa famille et ses maîtresses...
Dès qu'il devient Hartani en revanche, c'est-à-dire
dès qu'il est "affranchi", il est considéré comme
un membre de la tribu. L'affranchissement, contrairement à
ce qu'on peut penser, n'est pas né des abolitions
(1905, 1961, 1981), mais de l'application, au coup par
coup, des préceptes islamiques. Il se fait donc
de manière informelle, sans acte écrit la
plupart du temps, d'où la fragilité
du statut juridique de l'affranchi et l'incertitude de
la frontière entre l'esclave et le Hartani. Le nombre
des affranchis, auxquels se sont ajoutés les esclaves
révoltés qui avaient fui leur maître
(et pour lesquels l'administration coloniale créa
les "villes de liberté"), a augmenté
avec le temps sans pour autant se dissoudre dans la population
mauritanienne. Les Haratines composent ainsi une communauté
spécifique, arabophone, qui équivaut aujourd'hui
à plus de la moitié de la population (sans
qu'aucun rencensement, ni des Haratines, ni des esclaves,
n'ait jamais
été entrepris).
Avec la systématisation de l'affranchissement,
le statut de serviteur a fait l'objet d'une nouvelle technique
de gestion, qui consiste à élargir le champ
d'exploitation
à travers la corruption sociale engendrée
par ce mode ambigu d'appartenance tribale. Le Hartani en
effet tombe sous le coup d'un faux Hadith qui dit: "Fidélité
à celui qui a affranchi". Pour garder un lien
solide avec son ancien maître, il est donc obligé de
lui
"donner l'aumône". L'affranchi achète
ainsi continuellement sa sécurité et son
assise sociale à l'ancien maître.
Il faut ici faire la part des différences
entre l'homme et la femme esclaves. L'intégration
masculine est plus facile, car la virilité sexuelle
est un moyen pour l'esclave mâle de s'affirmer. Les
femmes esclaves restent plus ancrées dans leur culture
d'origine. Pour elles, le sexe est au contraire un facteur
d'aliénation supplémentaire. L'esclavage
féminin aboutit à
une prostitution légale et non monnayée.
Néanmoins, la femme esclave peut connaître
une promotion sociale exceptionnelle en devenant la concubine
affranchie (mais non l'épouse) d'un grand maître,
ou en "libérant son ventre" pour devenir
l'épouse d'un autre maître acheteur. En effet,
dans la logique d'alliance maure non avouée, le
maître fait des enfants avec son esclave pour introduire
un lien de sang avec la communauté servile. Ce lien
oblige l'ensemble des esclaves, y compris les révoltés,
à rester fidèles à leur maîtres
devenus
"cousins", bien que ce cousinage ne soit en rien
comparable au lien familial interne à la communauté maure.
L'ensemble de ce système complexe
repose ainsi intégralement sur l'infériorité sociale
et morale de l'esclave noir, et sur la dépendance
de l'affranchi. Mais l'élément érotique
né
de cette fréquentation intime des différences
alimente un système de valeurs esthétiques
qui semble entrer en contradiction avec lui, sans que jamais
ses fondements ne soient mis en cause. Ces contradictions
se manifestent dans la valeur accordée au métissage.
Il existe peu de grandes familles maures qui n'aient pas
pratiqué
celui-ci, car l'opprobre jeté sur la noirceur de
peau semble se renverser dans le registre esthétique
en valorisation du métissage.
Toutes ces modalités d'intégration
ambiguë, du mépris social à la valorisation
érotique, constituent une chaîne d'aliénations
réciproques d'une extraordinaire efficacité,
qui repose sur une instrumentalisation sans reste de la
vie humaine. Esclave ou affranchi, chaque individu, dans
ce système, a le statut d'otage. Pris dans les chaînes
qui font de lui ce qu'il est, le maître n'est qu'un
otage supérieur, responsable en tout point du système
qui l'aliène
à son tour.
- Le rôle de l'Islam
et des écoles coraniques
L'aliénation de l'esclave au maître
n'est pas seulement terrestre, mais spirituelle, le salut
de l'esclave passant par l'obligation au maître,
représentant de Dieu sur terre. La fidélité de
l'esclave parfait au maître devient son "indulgence",
par quoi il accède au Paradis. A défaut d'en
fonder le principe dans le texte coranique, le clergé musulman
impose cette dépendance en vérité métaphysique
par des paraboles qui, dans cette société profondément
religieuse, font autorité. On retrouve dans toutes
les tribus maures une "révélation" onirique
d'un grand Saint, adaptée différemment selon
les familles maraboutiques, et que chaque enfant apprend
très tôt. Le marabout raconte qu'après
la mort d'un esclave pieux , il a vu en rêve cet
esclave se partager en deux, moitié neige et moitié
feu. Exprimant sa surprise, il interroge l'esclave, qui
lui répond : "J'ai été condamné à
ce Purgatoire éternel, car j'ai rempli les obligations
de Dieu et négligé celles de mon maître,
voilà ma récompense".
Ce dispositif, par quoi le devoir servile
se fonde en croyance, forme une doctrine religieuse transmise
dans l'enseignement du Coran, de la théologie et
de la littérature, que dispensent les universités
du désert, "les mahdras", qui prennent
en charge la responsabilité de la reproduction des élites.
Cette doctrine expose le
"statut personnel"dans la loi islamique (le "Fikh"),
censé
organiser la vie collective, en mettant un accent particulier
sur la condition de l'esclave.
L'esclave est considéré comme
éternellement mineur. Il ne peut pas témoigner
, ni diriger une prière. Il n'est pas obligé d'assister
à la prière du vendredi ni aux cinq prières
à la mosquée, ni de faire le pèlerinage,
ni de pratiquer la "Zakat" (l'aumône).
Pour se marier il lui faut l'aval de son maître.
Sa "diya" égale la moitié de celle
d'un homme libre. Tout ce qu'il possède appartient à son
maître, qui hérite de lui
à sa mort, et non ses enfants. Tous les droits civils
et politiques de l'esclave sont ainsi suspendusexcepté
pour les esclaves, qui sont considérés, ainsi
que leurs biens, comme une propriété du maître.
La condition de l'esclave femme est sensiblement
différente : elle n'est pas obligée par la
loi de porter le voile comme les femmes libres. Elle ne
subit pas l'excision, imposée à toutes les
femmes maures aujourd'hui encore. Elle peut se permettre
la fornication, qui est même encouragée en
vue de la fécondité. Elle a, contrairement
aux femmes maures, la liberté - payée de
mépris - d'avoir des enfants sans se marier : l'enfant
bâtard est reconnu en tant que tel, car l'affiliation
des enfants à leur mère est tolérée
dans la communauté des esclaves, malgré l'importance
donnée, dans cette société
islamique, au mariage qui affilie les enfants au père.
L'enseignement de la littérature
prolonge la doctrine. Les poètes esclavagistes y
ont une place de choix, tels le talentueux Al-Moutanabi.
L'infériorité
de l'esclave par rapport aux maîtres s'exprime à
travers un système d'images et de métaphores
transmis dans la totalité de l'enseignement, des
proverbes à
"l'histoire". Cette symbolique met en place une
traduction morale de la physiologie du noir : son odeur
et sa morphologie sont censées prouver son manque
d'intelligence et son animalité. Parmi cette littérature
de clichés reproduite actuellement dans les manuels
scolaires, à travers les récits et les photographies,
il existe un vieux dicton auquel on s'amuse en chantant
: "Trois choses chez l'esclave ne disparaissent jamais
: dormir, voler, pisser au lit".
Une génération de fils de
maîtres ainsi éduqués ne saurait se
dégager de cette prédestination sociale sans
trahir l'ensemble du système.
3) Maintien et
renouvellement de la domination :
On peut penser que tous ces mécanismes
ne concernent que l'ancienne Mauritanie, la société
rurale ou ce qui en reste. Malheureusement les choses n'ont
pas changé, malgré le principe d'égalité
proclamé par la Constitution de 1991 dans son Préambule,
qui se réfère à la Déclaration
Universelle des Droits de l'Homme de 1948 et à la
Charte Africaine des Droits de l'Homme de 1951. L'évolution,
depuis l'existence de l'Etat en Mauritanie, tend au contraire à enraciner
ce mode de fonctionnement pour une raison simple, liée
à l'impératif de reproduction des élites.
Les descendants des maîtres d'hier assurent le maintien
de ce système d'exploitation en exerçant
leur nouvelle fonction : magistrat, homme d'affaires, directeur
d'entreprise publique, officier supérieur de l'armée,
avocat, enseignant, journaliste, leader politique, syndicaliste,
diplomate, Imam...
Un simple examen du rôle et du fonctionnement
des institutions fait voir combien ce système cloisonné
résiste à tout effort d'émancipation
:
- Le monopole de l''institution
religieuse :
Malgré l'ouverture des écoles
coraniques ("Mahdras") et des institutions religieuses à
tous les Mauritaniens, la profession d'Imam reste réservée
aux Maures blancs. Le peu de Haratines qui contournent
le barrage, pour une raison ou une autre, sont dénoncés
par le comité du quartier ou du village, lequel
sera soutenu par le Ministère de l'Orientation Islamique,
qui a seul le pouvoir d'agréer les Imams. Celui-ci
n'hésitera pas à faire recours au texte de
la Sharia, qui interdit aux esclaves de diriger une prière, à plus
forte raison d'exercer le métier de théologien.
Dans toutes les administrations des tutelles, ce sont donc
les mêmes individus, fils de maîtres, qui assurent
la continuité
de l'idéologie fondatrice.
Ce champ d'émancipation sociale
est donc à son tour interdit aux fils d'esclaves
et aux affranchis, ce qui freine toute remise en cause
du statu quo, et ceci au nom d'une religion qui fut d'abord
celle des opprimés : les premiers disciples du prophète
Mahommet étaient les esclaves des tribus arabes
de la Péninsule, qui lui ont apporté soutien
et protection.
- Le contenu religieux
de l'enseignement moderne :
L'école publique, dans la Mauritanie
actuelle, tend à supplanter l'école coranique.
Mais le contenu de l'enseignement reste le même,
car les programmes d'instruction religieuse (IMCR) y ont
la même place que les autres disciplines. Le système éducatif
mauritanien n'a jamais été l'objet d'une
réforme de fond depuis l'indépendance : il
n'a pas même tenté de prendre en considération
l'évolution de la société, la ratification
des instruments de droit international, l'avis des professionnels
de l'éducation. Dans tout l'enseignement, de l'école
primaire à
l'université, on continue à enseigner le
statut de l'esclave du point de vue de la Sharia : individu
de second rang, il n'a pas les mêmes obligations
civiles, pénales et religieuses que l'homme libre.
En outre les villes d'esclaves que sont les "Adwabas" ne
bénéficient pas des mêmes infrastructures éducatives
que celles des autres villes du pays : les esclaves disposent
juste de quelques classes d'alphabétisation destinées
aux adultes, mais les maîtres évitent de leur
laisser le loisir de les fréquenter.
La doctrine esclavagiste, dans les IMCR,
s'illustre dans les règles de l'aumône, de
la diya, de la prière, qui reproduisent le programme
coranique vu précédemment. L'interprétation
rigide de la loi islamique fait qu'au niveau des droits
et devoirs religieux, l'égalité
affirmée dans la Constitution républicaine
n'existe
évidemment pas. A l'université, l'enseignement
du droit musulman, qui est obligatoire pendant les quatre
années de maîtrise, prend toujours en considération
le statut de l'esclave, qui apparaît aux programmes
suivants :
- L'héritage : il ne comporte aucune
part réservée à l'esclave, qui représente,
lui, la moitié de la part de l'homme libre.
- Les contrats : on retrouve la vente
de l'esclave parmi les actes recensés en droit civil.
- Les litiges judiciaires : l'esclave
n'a pas le droit de témoigner.
Les maîtres ont donc réussi à
introduire les fondements de la domination dans le système
éducatif , qui prend en charge la formation des
générations futures.
- La Justice :
La justice en Mauritanie, à l'image
des autres services publics du pays, alimente la longévité
du système esclavagiste à travers deux aspects
:
La législation : le Préambule
de la Constitution républicaine de 1991 affirme
que l'Islam est la "seule source de droit"; plus
loin l'article 5 stipule que "L'islam est la religion
du peuple et de l'Etat" .
L'illustration de ces principes constitutionnels
se retrouve clairement dans le domaine pénal, malgré
l'adoption du principe de légitimité dans
l'article 4 du code pénal. Un renvoi explicite est
fait à
la Charia qui incrimine "tout acte contradictoire
aux principes et valeurs de l'Islam". Enfin, l'esclavage
ne fait pas partie des délits et crimes prévus
par le code pénal.
. L'organigramme de la justice
prévoit des tribunaux parallèles qui traitent
toute affaire relevant du statut personnel, dirigés
par des "Cadis", juges de droit musulman. Le
fait d'être "libre" ne figure pas parmi
les critères officiels de recrutement des juges.
Mais en pratique, et conformement à la même
logique, l'esclave ne peut pas juger, ce qui explique l'absence
des fils d'esclaves dans le corps de la magistrature.
Depuis l'indépendance jusqu'à
nos jours, aucun maître n'a jamais fait l'objet d'une
condamnation pour crime d'esclavage. En revanche, il arrive
à ces "juges" de formaliser des ventes
d'esclaves.
- Le service public
En Mauritanie, bien que l'égalité
d'accès aux bourses d'étude à l'étranger
ne soit pas niée en droit, on aura du mal à trouver
un fils d'esclaves occupant un poste de responsabilité,
quelles que soient ses compétences et son simple
droit de citoyenneté. Ce constat concerne aussi
bien les portefeuilles ministériels, l'administration,
les forces de l'armée et la sécurité...
Parallèlement à
cette exclusion, on a mis au point une méthode de
sélection qui effectue un dosage ethnique de façade,
destiné
à tromper les partenaires du pays. Le droit de tous à
la citoyenneté devient une promesse de réussite
individuelle.
On trouve l'équivalent de cette
volonté
politique dans les réactions de l'opinion. En 1984,
la première nomination d'un fils d'esclaves comme
Ministre (Messoud Ould Boulkheire) a provoqué l'indignation
parmi les notables, et la moquerie dans le peuple. On entendait
parmi d'autres ce refrain : "Je connais Messoud qui
tire le lait des chèvres, mais Messoud qui dirige
et qui gère, on n'avait jamais vu ça".
En 1995, dans le cadre de la même
politique de dosage ethnique, on a vu le pouvoir nommer
Ministre du Développement Rural un esclave issu
de la communauté soninké
(Timera Boubou). Après quelques semaines d'exercice,
celui-ci a été limogé à la
suite d'une pression exercée sur les notables de
sa communauté
par leur représentant, Sidney Soukhna - à l'époque
chargé des Droits de l'Homme auprès de la
Présidence, aujourd'hui ambassadeur de Mauritanie
en France : la communauté
Soninké disait ainsi son refus d'être représentée
à la tête de l'Etat par un esclave. Le simple
examen de la liste des diplomates mauritaniens montre que
les fils d'esclaves deviennent rarement ambassadeurs -
sauf aux USA, où le lobby anti-esclavagiste, très
actif, parvient
à se faire entendre mieux qu'ailleurs. Sachant qu'une
grande partie de la classe financière est une création
de l'Etat, issue d'une politique de crédits, d'exonérations
et d'avantages fiscaux, il en est de même dans le
milieu des affaires.
II. Les Haratines
: quel avenir politique ?
1) La longue marche
politique.
Les autorités mauritaniennes ont
la volonté de faire perdurer ce système d'exploitation,
escomptant la passivité des opprimés de toujours.
Mais le mode d'exclusion des Haratines de Mauritanie déborde
le simple cadre des violations des droits de l'homme pour
prendre une dimension politique particulière, qui
peut faire penser à une situation d'apartheid. La
marginalisation au long cours de plus de la moitié de
la population nationale engendre une prise de conscience
progressive. La revendication croissante d'un légitime
partage de pouvoirs, se heurtant au blocage étatique,
tend à s'affirmer réactivement sur un mode
identitaire. Le poids démographique de cette population
ancestralement opprimée, porteuse de frustrations
et d'espoirs à la fois, crée une situation
explosive.
- L'histoire d'une mobilisation
:
La première revendication autonome
de cette communauté s'est exprimée à travers
un mouvement créé par un groupe d'intellectuels
et de cadres haratines, El Hor. Face à leur volonté
d'intégrer le paysage politique, le pouvoir a réagi
par une campagne de répression. Toutes les familles
politiques y ont contribué, afin de barrer la route à ce
nouveau rival. Car miser sur les Haratines s'était
révélé
payant, pour les mouvements d'opposition qui n'assumaient
pas une logique de rupture avec l'ordre ancien. L'explication
que propose El Hor de ce phénomène est très
pertinente :
"Si le parcours à été
laborieux , particulièrement parsemé d'embuches
et vain jusqu'ici, c'est que la démarche politique
à été mauvaise. En effet, alors
que les premiers dirigeants du pays, soucieux surtout
de consolider leur pouvoir, avaient recouru à l'opportunisme
colonial, les courants progressistes et nationalistes
de l'époque (c'est le cas encore aujourd'hui)
n'ayant pas suffisamment de courage pour affronter les
problèmes internes, préférèrent
les occulter en se réclamant tantôt de Nasser,
tantôt de D'aflagh, de N'kruma ou de Mao. En d'autres
termes, la lutte politique, ignorant les réalités
mauritaniennes, s'était d'emblée engagée
au niveau du panarabisme , du panafricanisme et l'internationalisme
prolétarien."
Malgré la répression policière
et la mauvaise foi politique, le mouvement a eu beaucoup
d'échos dans le milieu haratine. Mais il s'est vite
divisé, dès que le parti "bath" iraquien
s'est intéressé à
la prise de pouvoir à Nouakchott. Sentant le risque
d'une alliance entre les Haratines et les Négroafricains,
ce parti a réussi à se faire rallier par
une partie des membres fondateurs de El Hor à travers
la revendication de l'arabité des Haratines; tandis
que les autres sont restés attachés à leur
choix idéologique initial : s'affirmer comme nouvelle
composante nationale à
travers leur histoire propre, leur origine noire et leur
culture hassanophone. El Hor veut rompre l'ordre ancien
en bousculant les réflexes acquis et les privilèges
iniques, au point de renverser le système de autoreprésentation
qu'il a installé.
"El Hor dorénavant veut
caractériser l'avènement d'une société tout à
fait nouvelle où le vocable haratine se portera
avec fierté comme un étendard, et ne sera
plus synonyme de mauvais sceau du destin qui se subit
comme la fatalité".
Cette politique leur a permis de s'imposer
à partir de 1984 comme représentants de la
communauté
haratine à travers la nomination de Messoud Ould
Boulkheire, leader d'El Hor, comme Ministre du développement
rural. D'autre part, lors des premières élections
législatives depuis l'arrivée des militaires
au pouvoir, en 1986, le mouvement a réussi à présenter
des listes de candidature, dont le succès a affirmé le
poids des Haratines comme force électorale.
- Obstacles à la
mobilisation.
Malgré les attaques des uns et
des autres, cette élite a donc réussi à marquer
des points. Mais l'exploitation gouvernementale des Haratines,
accompagnée au besoin de leur militarisation, a
régulièrement neutralisé ou freiné le
mouvement, sur le modèle de ce qui s'était
passé en 1966. Voilà
comment le mouvement El Hor présente lui-même
les
événements d'alors :
"Quand survinrent les tragiques
et douloureux
événements de 1966, première grave
cassure entre Maures (Arabes) et Négro-africains,
inconsciemment ils y prirent une part très active,
se faisant remarquer par leur acharnement sur leurs frères
de couleur : manipulés et encadrés par
leurs maîtres, ils tuèrent et pillèrent
comme des chiens lâchés, pour se retrouver,
quand tout fut fini, avec un goût d'amertume et
une question lancinante : pour qui ont-ils fait cela?"
C'est à partir de là que
les Haratines ont commencé à développer
une conscience identitaire, se sentant lâchés
par tous après la réconciliation entre les
deux communautés. Ils se sont néanmoins refait
piéger lors de la guerre du Sahara : lorsque le
pouvoir lança alors un appel patriotique pour défendre
le territoire national, ils virent dans la défense
de la "patrie" un moyen de se libérer,
et acquirent de fait, comme combattants, une provisoire égalité de
traitement avec les hommes libres. Mais aux lendemains
de la guerre, le paysage politique reprit ses couleurs
habituelles (tribu, ethnie). Les Haratines, qui n'avaient
plus qu'à pleurer leurs morts sans consolation ni
réparation, se retrouvaient, démobilisés,
n'ayant ni maître, ni terre ni troupeau, et d'autant
plus disponibles pour une adhésion massive au mouvement.
La nécessité d'une affirmation
autonome s'est manifestée, en 1989, lors des événements
tragiques nés du conflit entre la Mauritanie et
le Sénégal. El Hor a alors lancé un
mot d'ordre suivi d'un encadrement sur le terrain, pour
empêcher les Haratines de se faire enrôler
de nouveau, cette fois comme force de frappe dans la chasse
aux Négromauritaniens. Mais l'encadrement des forces
de l'ordre qui encourageaient et protégeaient les
pilleurs au contraire a désamorcé leur mobilisation.
Les élections de 1990 ont marqué
la vraie poussée des Haratines : ils ont alors présenté
la candidature de Messoud, qui a été battu
avec beaucoup de difficultés grâce à la
coalition conservatrice et la fraude. Cette nouvelle montée
des Haratines a effrayé le pouvoir et ses soutiens
parmi les notables esclavagistes, qui ont alors pris le
parti de récupérer le mouvement lors des élections
syndicales en 1991, alors que El Hor s'apprêtait à contrôler
le principal syndicat national. Cette infiltration policière
de la direction d'El Hor a permis le sabotage des élections
syndicales et le ralliement de quelques dirigeants au pouvoir.
Ce fut là un coup dur porté au mouvement
au moment même de ce qui devait être l'ouverture
démocratique. El Hor a néanmoins réussi à mener
la première coalition de l'opposition avec les autres
partenaires de l'opposition : le FDUC (Front Démocratique
Uni pour le Changement), qui deviendra plus tard l'UFD
(Union des Forces Démocratiques) dirigée
par Messoud Ould Boulkheire. Celui-ci, comme on l'a vu,
a été refusé comme candidat de l'opposition
aux présidentielles de 1992 au nom de divers arguments "politiques" qu'il
n'a jamais acceptés. Mais pour l'unité d'une
première opposition démocratique, le consensus
s'est fait sur la candidature indépendante de Ahmed
Ould Daddah, soutenu par l'UFD, qui deviendra plus tard
UFD/EN (Ere nouvelle). Avec cette nouvelle présidence
du candidat maure qui avait échoué aux présidentielles
de 1992, El Hor a dû se rendre à l'évidence:
les leaders de l'opposition eux-même ne sont pas
prêts
à faire du problème de l'esclavage une priorité.
"Au sein de l'opposition , on
ne semble plus disposé à bousculer le statu
quo : ses dirigeants se sont jusqu'ici gardés
de mettre en avant , dans leur discours , le fait - évident
, mais opposé
à la tradition dans le pays - que l'islam déconseille
fortement la mise en esclavage de musulmans".
Bien que les Haratines représentent
un potentiel électorat majeur, l'opposition continue
à s'adresser à cette communauté à
travers les notabilités traditionnelles maures,
c'est-à-dire
à en faire des non-sujets politiques.
On peut du reste dire que L'UFD /EN a été
un parti d'opposition mais pas de changement radical, ce
qui explique ses réticences à prendre en
charge la spécificité des Haratines à travers
leur intégration citoyenne. Cependant la participation
de El Hor à l'UFD/EN a été une importante
expérience politique pour les cadres du mouvement,
qui ont ainsi pu s'affirmer de manière décisive
dans le paysage politique national. Dans ce climat très
tendu ils ont fini par quitter le parti en 1994 , pour
créer un an plus tard AC (Action pour le Changement)
avec les dissidents négro-africains de l'UFD réunis
en "Comité
de crise". Ce nouveau parti constitue une force politique
pleine de potentialités, malgré les difficultés
rencontrées aussi bien au niveau de ses moyens matériels
que de l'opinion. Celle-ci ne veut tout simplement pas
voir les Haratines disputer les reines du pouvoir aux "Maures",
réaction très révélatrice de
la pensée dominante. Une formule populaire a ainsi
rebaptisé AC "Abd Complexés", c'est-à-dire "Esclaves
Complexés". Face à
cette campagne de dénigrement à laquelle
tous ont participé, AC a réussi à toucher
la masse des Haratines en présentant une alternance à
travers un parti qui échappe à l'évidence
de la domination maure. C'est la seule formation qui ait élaboré
un plan d'éradication de l'esclavage, malgré le
taux d'ignorance très élevé dans cette
communauté, contournant l'analphabétisme
de la population en faisant circuler son discours radical
en cassettes audio dans tous les Adwabas du pays.
Après ce succès, d'autres
problèmes ont surgi. Les Négro-africains
craignent que le discours sur l'esclavage ne prenne le
dessus sur la lutte contre la discrimination raciale : à l'occasion
de divers incidents publics, plusieurs membres du comité de
crise ont quitté le parti, par vagues successives,
pour se diriger de tout côté
politique, au profit de l'opposition ou du pouvoir. D'autre
part, les Haratines n'ont pas échappé aux
contradictions de leur communauté d'adoption maure.
Celles-ci se sont manifestées à travers la
crise de régionalisme qui a secoué le parti
: les Haratines originaires de l'est ont accusé les
ressortissants du sud-ouest de vouloir dominer les instances.
Ce clivage a diminué encore les rangs du parti,
resté malgré tout l'unique voix des sans-voix.
Lors des dernières élections
législatives (2000), on a vu pour la première
fois dans l'histoire du pays quatre députés
AC siéger à l'Assemblée Nationale,
dont deux Haratines, et ceci malgré la fraude électorale.
Cette tribune leur a permis de poser leurs problèmes
parmi d'autres, ce que le pouvoir a d'autant moins apprécié
que les débats à l'Assemblée Nationale
sont diffusés dans les medias officiels. Mais cette
nouvelle tribune s'est très vite retournée
contre ses animateurs, lorsque la censure est intervenue à travers
des montages mal intentionnés, présentant
la personne de Ould Boulkheire et sa communauté comme
revanchards ennemis des Maures. Le souci de radicalité des
députés haratines a donné prise aux
manoeuvres du pouvoir : celui-ci prépare l'opinion
pour l'interdiction d'AC, ce qui explique en partie le
silence de la rue en 2001après sa dissolution.
Ce scénario obligé - une
mesure provocatrice pousse les Haratines à la violence,
afin de les réprimer sous les yeux approbateurs
d'une opinion montée contre eux - est exactement
le même que celui qu'avait utilisé le pouvoir
contre les Négro-africains en 1989. Il n'a pas entamé la
vigilance des dirigeants du parti, qui savent qu'ils ne
peuvent pas actuellement assumer un tel affrontement, et
qui ont essayé de retrouver la
"légalité" à travers la
création d'un nouveau parti, "Convention Pour
le Changement", lequel a été refusé par
le Ministère de l'Intérieur, mais bénéficie
d'une certaine tolérance au sein de la coordination
de l'opposition. Mais le véritable enjeu sera les
présidentielles de 2003, auxquelles Messoud voudra
participer, alors qu'il ne dispose d'aucun parti pour soutenir
sa candidature. Ce sera certainement un tournant à haut
risque dans l'histoire politique du pays : si le pouvoir
cherche à l'en empêcher, il sera difficile
d'éviter un affrontement civil entre les maîtres
de toujours et les esclaves d'hier.
- Les Haratines et la société
civile.
A ce non-lieu observé au niveau
des partis politiques quant à la question haratine,
s'ajoute un silence complice de la part de ce que on peut
appeller la société civile. La défunte "Ligue
Mauritanienne des Droits de L'homme", qui a pris en
charge pendant une décennie la question des droits
de l'homme en Mauritanie (torture, discrimination raciale,
censure, fraude électorale...), n'a jamais fait
état de l'esclavage. Le plus dramatique est que
quelques militants politiques de la communauté noire
au USA et en Europe ont exploité la question de
l'esclavage en le réduisant au problème racial,
confusion simplificatrice destinée à donner
un poids supplémentaire
à leur cause, et à mettre en parenthèses
l'esclavage dans leurs communautés respectives.
Pendant tout ce temps, les Haratines ont été
les otages d' une exploitation politique et d'un négationnisme
inavoué : en dehors des colonnes de la presse en
92 et de El Hor, le problème n'a guère été
posé. Ce étouffement a fait l'affaire de
tous leurs adversaires, au pouvoir et dans l'opposition,
qui craignaient de se retrouver marginalisés politiquement,
ne pouvant plus récupérer le potentiel mobilisateur
de l'esclavage après la prise de conscience des
victimes directes.
En 1995, la question haratine s'est introduite
dans les débats politiques à travers la création
d'une ONG spécialisée dans la question, SOS-Esclaves.
L'originalité de sa démarche consiste à
poser le problème en termes de responsabilité
nationale, et à rassembler fils de maîtres
et fils d'esclaves. Le sens qu'elle a donné à sa
démarche a beaucoup dérangé les autorités,
qui ont procédé à l'arrestation de
ses dirigeants en 1998, après qu'ils aient dénoncé l'esclavage
sur France 3 : ils avaient transgressé l'interdit
en faisant entendre pour la première fois en Europe
la parole d'une victime, afin de mobiliser l'opinion internationale
sur ce drame qui touche la moitié de la population
mauritanienne.
Cette organisation assiste les victimes,
engage des avocats pour assurer leur défense, dénonce
la complicité de la justice et l'administration
avec les maîtres, sensibilise les esclaves dans leur
Adwabas contre leur exploitation électorale par
les chefs de tribus. Surtout, elle publie depuis cinq ans
un rapport annuel détaillé sur la situation
de l'esclavage dans le pays. Mais sa non-reconnaissance
l'empêche de faire l'essentiel du travail : la sensibilisation
des esclaves à
l'intérieur du pays resté coupée du
monde, et les offres des services éducatifs et sanitaires...
- Une culture enfouie.
Au-delà de la question des droits
de l'homme et du devenir politique, il ne saurait y avoir
d'émancipation réelle des Haratines sans
que leur communauté
soit reconnue dans tous ses aspects. Or ils sont complètement
exclus de la création de l'opinion et de la vie
artistique publique : on ne les voit ni ne les entend dans
les médias, les centres culturels, les spectacles
et les festivals. Cette exclusion culturelle freine la
reconnaissance de l'identité
des Haratines, telle qu'elle s'exprime à travers
leurs chants, leur danses et leurs poésies. Les
medias du pays - y compris la presse indépendante
- ne prennent pas acte du rôle qu'ils pourraient
avoir dans la diffusion de cette culture, pourtant décisive
pour l'émancipation réelle de cette caste.
D'autre part, cet univers artistique particulier
mériterait un travail au plan de l'art et de l'anthropologie
à la fois. Louange et lamentation s'y expriment
en même temps selon les rituels du Medh et du Banjhe.
Ces rites de chants et de danses se déclenchent
spontanément, après la journée de
travail, sur un terrain spécial ("merjea")
en marge du campement. Un homme ou une femme entonne le
chant, repris par les autres esclaves qui le rejoignent
un
à un après leurs tâches domestiques,
et se mettent à danser, parler et fumer. Cette fête
quasi quotidienne peut durer jusqu'à l'aube, et
se substitue souvent au temps du sommeil.
Le "Medh" (la Louange) permet
aux Haratines d'évacuer la douleur de leur vie d'esclave
en chantant des hymnes à Dieu, au Prophète.
Il est accompagné
d'une danse, "banjhe", qui est aussi un art martial,
dont les gestes métaphorisent la violence d'un combat
en souffrance : deux hommes face à face brandissent
chacun un bâton l'un contre l'autre, jusqu'à ce
que l'un fasse tomber celui de l'autre, pendant qu'autour
d'eux les femmes, jeunes et vieilles, font la ronde en
lançant des youyous et tapant des mains, sautant
sur un pied, tête baissée vers le sol. Il
est rare que ces cérémonies aient lieu sans
blessure. Ces chants et ces gestes sont accompagnées
d'une flûte bédouine médiévale,
qui semble faire remonter la plainte vers les cieux, tandis
que les corps humains sont entièrement rivés à
la terre par leur pesante vie de labeur. Les hommes aux
percussions jouent avec leur tambour en le jetant haut
en l'air, et en le rattrapant avec les dents par la corde;
ils dansent et tournent sur eux-même tout en frappant
le tambour à la paume, au coude et au pied. La virtuosité et
la fébrilité
des mouvements de leur corps, occupés à danser
et à jouer à la fois, semble vouloir rythmer
une
énergie qui déborde de tous côtés.
Chaque chant, ainsi ponctué, s'achève avec
la louange du maître.
Conclusion.
Malgré le mépris des autorités
mauritaniennes pour les militants antiesclavagistes, qui
n'ont jamais cessé de réclamer la mise en
oeuvre réelle de l'éradication, et même
de se proposer pour y contribuer activement, l'esclavage
est aujourd'hui au coeur du débat politique. L'intervention
récente de certaines instances étrangères
dans ce débat - colloque d'Aircrige à la
Sorbonne en juin 2002, rapport d'Amnesty International
en novembre 2002 - a provoqué
des réactions si violentes sur ce sujet que le pouvoir
a montré là, avec sa violence, une vulnérabilité
particulière, et ceci à quelques mois des
présidentielles. Les autorités se sentent
gênées, car elles ont déjà donné le
mot d'ordre aux notabilités de "dresser" leurs
esclaves en faveur du candidat à sa propre succession,
le colonel Taya. Celui-ci a fait dire à
son porte-parole, en réplique à Amnesty,
que le pays était "ouvert" à toute
demande d'enquête sur l'esclavage. Il serait intéressant
de vérifier le propos en mettant à l'épreuve
cette ouverture toute nouvelle.
Abdallahi Hormatallah.
28 décembre 2002.