Le 20 février un hélicoptère
de l'armée soudanaise attaque des civils dans
le Sud,
à Bieh, au cours d'une distribution d'aide alimentaire
dans le cadre du Programme alimentaire mondial, faisant
17 morts, et de nombreux blessés. Il s'agit là d'un
fait courant dans la guerre que le Soudan mène contre
les populations du Sud. Quand les Etats-Unis, en conséquence
de cette attaque, suspendent leurs contacts avec le gouvernement
soudanais, ce dernier dément aussitôt avoir
bombardé
des civils, puis explique quelques jours plus tard qu'il
s'agissait d'une "erreur" pour laquelle l'ambassade
soudanaise à
Londres a exprimé de "profonds regrets".
Témoignage (1) :
"Les milices para-gouvernementales ont commencé à
attaquer des villages massalit en août 1995, à
l'est de Geneina, la capitale régionale. En 1996,
des attaques similaires eurent lieu contre les villages
de Gadier, Kasay, Burta, Mirmta, Kadmoli, et dans les Monts
Birirabt. La plupart des raids sont conduits la nuit, pendant
que les habitants dorment. Typiquement, à l'arrivée
dans un village, les attaquants commencent par incendier
toutes les maisons. Les villageois qui réussissent à fuir
les flammes sont abattus par les miliciens. De plus, la
majorité
des attaques sont planifiées au moment des récoltes.
Ainsi, en brûlant les champs juste avant les moissons,
ou lorsque les céréales tout juste coupées
attendent d'être ramassées, les milices détruisent
la production de l'année et exposent les fermiers
massalit
à la famine, les obligeant ainsi à quitter
les terres de leurs ancêtres. Tout ceci dépasse
de loin le cadre des conflits tribaux ou ethniques. Les
atrocités sont planifiées et conduites par
le gouverneur militaire du district"
Les Massalit vivent à l'extrême
ouest du Darfour, le long de la frontière
tchadienne. Ils sont tous musulmans et beaucoup
parlent l'arabe, bien qu'ils disposent d'une
langue à eux, et continuent à
suivre leurs propres traditions culturelles. Comme les
autres ethnies de la région, telles que les Four
et les Zaghawa, les Massalit ont été ces
dernières années la cible d'attaques systématiques
de la part des milices sponsorisées et armées
par le gouvernement, qui ont à plusieurs reprises
massacré les populations civiles considérées
comme " non arabes "
(comme si les Soudanais étaient purement et simplement
des Arabes), rasé leurs villages, et sont à l'origine
de l'exode massif des populations loin de leurs terres
ancestrales. En clair, le gouvernement soudanais du Front
National Islamique poursuit une politique d'épuration
ethnique contre les populations "non arabes" de
l'ouest du Soudan.
Les massacres de populations civiles au
Sud-Soudan et à l'Ouest, massacres de Dinka, de
Nuba (les sculpturaux Nuba photographiés par Leni
Riefenstahl), de Nuer (ce peuple qu'étudia naguère
Evans-Pritchard), ont fait des centaines de milliers de
victimes. La famine fit par exemple entre 70 000 et 100
000 morts en 1998, dans le Sud, et actuellement elle n'épargne
pas le Darfour, région musulmane du Nord ;
en 1999, les organisations humanitaires faisaient déjà état
de millions de morts dus à la répression
dans le Sud, qui ne comptait que 8 millions d'habitants
avant que le régime islamique n'entreprenne de l'attaquer
et de le réduire, ou de le dépeupler ;
on y compte des centaines de milliers de personnes déplacées
n'ayant pas les moyens de s'alimenter, et de réfugiés
hors des frontières. La famine - causée par
l'homme - dans le Bahr-el-Ghazal en 1998 est un exemple
typique ; au moins 70 000 Dinkas moururent après
que Khartoum eut bombardé, terrorisé et fait
fuir de chez eux 700 000 personnes, puis refusé aux
vols humanitaires internationaux le droit d'atterrir. Khartoum
n'a pas réalisé de gains territoriaux extraordinaires
après cette campagne destructrice, ni remporté de
gains stratégiquement importants. En juin 2000,
le bombardement de cibles civiles n'a pas eu le moindre
effet sur l'offensive du SPLA. La famine n'est donc pas
une "arme de guerre" au Soudan : c'est une
arme destinée
à éliminer les populations, en particulier
dans les régions du Sud qui se sont révélées
riches en pétrole. Ce fait est confirmé par
un récent rapport de membres de Christian Aid et
de Dan Church Aid, qui à la suite d'une mission
dangereuse effectuée entre le 28 et le 31 mars dans
le secteur de Rubkona (Ouest de la région du Haut-Nil),
ont constaté qu'au moins 50.000 personnes (des Nuer)
avaient été
chassées de leurs villages et se trouvaient en grande
détresse dans les régions voisines : cela
pour punir et éliminer des populations qui soutiennent
les organisations de guérilla, et pour permettre
une exploitation sans problème des ressources pétrolières.
La réduction en esclavage des "Noirs"
du Sud, qui n'a pas cessé de sévir dans la
région (depuis qu'Henry de Monfreid par exemple
en faisait état), est utilisée comme moyen
de répression par l'armée soudanaise et par
les milices, qui enlèvent des enfants pour en faire
des esclaves ou des soldats, des femmes pour les violer
ou les soumettre. Cette pratique se poursuit malgré
les demandes de l'ONU d'y mettre fin, et les vagues promesses
du gouvernement soudanais de s'attaquer au problème.
Une fois encore, alors que sévit
une tyrannie sanglante et rusée, les pays démocratiques
apparaissent hésitants et divisés, comme
le sont les Etats africains (à part l'Afrique
du Sud), l'ONU, l'Union Européenne et l'Organisation
de l'Unité
Africaine, dont on pourrait espérer l'intervention.
L'une des formes de cette relative
indifférence consiste à déguiser
en catastrophe "humanitaire"
(déplacements de populations, famine, difficultés
d'acheminement de l'aide) ce qui est un désastre
politique, voulu par un Etat qui cherche et souvent
trouve des complicités internationales. Depuis le
coup d'Etat de 1989 qui a mis au pouvoir un gouvernement
inspiré par le Front national islamique et dirigé par
Omar el Bechir, les dirigeants intégristes de Khartoum,
désormais débarrassés des partis modérés
Umma et Parti unioniste démocratique, majoritaires
dans le Nord, accaparent le pouvoir, abolissent les termes
de l'accord d'Addis-Abeba de 1988 entre le Nord et la rébellion
sudiste du SPLA de John Garang, transforment en jihad la
répression dans le Sud, privent de leur contenu
les institutions politiques et judiciaires, musèlent
et répriment la presse, imposent une version sanglante
et absurde de la charia.
Il est dès lors trompeur de présenter
massacres et famines comme le résultat d'une "guerre
civile" dans laquelle les parties belligérantes
seraient
également responsables : l'armée de
libération du Sud ne cherche pas à conquérir
le pouvoir à
Khartoum, mais à défendre les populations
du Sud et à obtenir l'autonomie de ses provinces.
Or la politique internationale des Etats favorise volontiers
les Etats unitaires,
à quelque prix que cette unité soit imposée.
La même réticence à dénoncer
et à
intervenir aboutit à masquer la réalité
de l'esclavagisme derrière des euphémismes
en parlant, comme le fait l'UNICEF, d'enfants "enlevés"
et non d'esclaves.
La même indifférence s'appuie
sur un préjugé tenace concernant l'Afrique
noire, censée être chroniquement en proie à l'instabilité,
aux divisions dites "tribales" ou ethniques,
et dont les malheurs seraient incurables. Le racisme des
Européens à
l'égard de l'Afrique a perdu sa base anthropologique,
il est même privé de tout contenu explicite à
une époque où l'idéologie régnante
est celle des droits de l'homme, mais ce racisme sans théorie
s'est mué en distraction puissante, en refus d'accorder
l'existence aux morts et aux souffrances africaines, qu'elles
soient dues au Sida, au totalitarisme fanatique fauteur
de purification ethnique, aux dégâts du post-colonialisme.
C'est un racisme comme une ombre sans cause, l'estompage
de tout un continent, un mépris sans sa charge de
morgue décidée, un racisme muet d'autant
plus efficace qu'il ne s'enracine dans aucun parti clairement
repéré: il règne
à gauche comme à droite et se nourrit de
toutes les dénonciations, qu'il fait basculer dans
le vide de ce qui reste non regardé.
C'est pourquoi il faut rappeler que le
Soudan moderne et indépendant a connu une période
de paix qui a duré onze ans, de 1972 à 1983,
quand le vice-président de la République
(et président de la région autonome du Sud) était
un Dinka protestant, Abel Alier, quand divers partis étaient
associés au pouvoir. En 1983 c'est la promulgation
des lois islamiques et la rupture des accords d'Addis-Abeba
et l'accaparement programmé
par le Nord des nouvelles richesses pétrolières
découvertes au Sud avec le Sud qui amenèrent
la reprise de la guerre dans le Sud. Il ne s'agit pas non
plus là d'une guerre "civile" entre ethnies
ou entre races : c'est Khartoum, avec son idéologie
islamiste et pro-arabe, qui impose la fiction meurtrière
selon laquelle les Soudanais du Nord, qui actuellement
dominent l'Etat et ses institutions, seraient des "Arabes",
et qui persécute les populations qu'elle considère
comme "non-arabes", quand même elles parleraient
arabe et seraient de religion musulmane (ce qui est souvent
le cas). Autrement dit, il n'y a pas là
un conflit entre des populations hétérogènes,
qui ne supporteraient pas de vivre ensemble, mais l'application
d'une politique d'inspiration raciste et totalitaire, qui
dresse des populations les unes contre les autres, use
délibérément de la famine comme moyen
d'extermination des groupes ethniques qu'elle condamne à mort,
et contre lesquels elle dresse des groupes et milices qu'elle
arme et utilise. Quant au mythe de la pureté, il
s'agit d'un classique des régimes totalitaires,
d'autant plus imaginaire que le Soudan est par excellence
un creuset de diversités et d'échanges entre
peuples africains, ainsi qu'avec le monde méditerranéen
et proche-oriental. Les chercheurs évaluent le nombre
de groupes distincts au Soudan à 570, et le nombre
de langues différentes à plus d'une centaine.
Face à cette situation, comment
se comporte la France, avec son Etat, sa diplomatie, son
influence dans l'Union Européenne, et aussi avec
ses grandes sociétés commerciales ou industrielles
soutenues par l'Etat ? Il est triste de constater
que de tous les pays européens qui ont renforcé leurs
relations avec le Soudan ces derniers mois, l'approche
française est la plus favorable aux autorités
de Khartoum, très éloignée de l'attitude
intransigeante des Etats-Unis. Le jour même où le
Département d'Etat américain diffusait un
communiqué virulent condamnant le bombardement de
civils évoqué plus haut, Paris organisait,
le 12 février, un débat politique feutré avec
des diplomates soudanais. Il faisait suite à une
demande soudanaise formulée lors de la visite à Khartoum,
fin octobre 2001, du ministre de la coopération,
Charles Josselin. L'objectif de la partie française était
d'entendre le point de vue du Soudan sur les crises en
Somalie, Centrafrique, Erythrée/Ethiopie, sur lesquelles
Paris estime que Khartoum a un rôle à jouer.
Mais la confluence diplomatique de la France avec le Soudan
va au-delà
de cet échange d'opinions L'ambassadeur français
auprès des Nations Unies à New York, Jean-Bernard
Lévitte, réclamait encore la levée
de toute sanction envers Khartoum le 9 septembre, deux
jours avant les attentats d'Al Qaida qui ont rappelé les
anciennes affinités des dirigeants soudanais avec
ce mouvement terroriste. Paris s'enorgueillit aussi de
son "rôle moteur dans le dialogue renouvelé soudano-européen" visant à normaliser
les relations de Khartoum avec l'Union européenne.
Le forcing français pour que l'UE décide,
fin janvier, de reprendre l'aide financière au Soudan
a été
perçu comme frisant l'indécence par certains
pays européens pourtant pas particulièrement
hostiles au Soudan. En fait, Paris n'est pas favorable à l'approche
de l'envoyé spécial américain pour
le Soudan, John Danforth. Empreint de pragmatisme, Danforth
s'est fixé
des objectifs limités (en gros l'instauration d'un
cessez-le-feu), mais pour leur réalisation il est
prêt à
utiliser tout un arsenal de pressions y compris sur le
gouvernement soudanais. Paris est plus proche de l'initiative
de paix égyptienne qui cherche une réconciliation
au Nord, répond fort peu aux demandes du Sud, mais
n'envisage pas la moindre pression à l'endroit du
régime.
Nous n'imaginons évidemment pas
que l'actuelle campagne électorale française
se joue sur les options des divers candidats face à la
situation au Soudan, en Afrique, ni même - hélas
- sur leurs options en politique étrangère.
Reste qu'on peut leur demander de se prononcer : sont-ils
partisans de poursuivre l'orientation de la diplomatie
française qui, ici comme dans d'autres parties de
l'Afrique, se soucie surtout de faire pièce à la
percée américaine ou "anglo-saxonne",
réelle ou supposée, et d'accroître
l'influence française (celle des compagnies pétrolières
ou commerciales semi-étatiques ou soutenues par
l'Etat, celle du Quai d'Orsay toujours pénétré
de sa croyance en une mission de tutelle qui lui incomberait
sur les peuples africains), sans tenir compte des réalités
politiques locales, des aspirations à l'auto-détermination
des peuples ? Ou veulent-ils contraindre le régime
à cesser de faire à ses peuples une guerre
dévastatrice,
à rétablir la vie et les institutions démocratiques,
et à respecter la pluralité des opinions
politiques, des affiliations religieuses (en séparant
Etat et religion), des appartenances ethniques d'un
pays multiple, divers et différencié ?
Comme le disait dès 1997 le père Henri Boulad : "Les
Français savent-ils que leur gouvernement est en
train de soutenir un des régimes les plus oppressifs
de l'Histoire, tout en prétendant condamner l'islamisme
et défendre les droits de l'homme et les libertés
dans le monde ?" (2)
NOTES
-
Les témoignages
de ce genre sont rassemblés et diffusés
en France par des comités. "Vigilance Soudan" édite
un bulletin mensuel, B.P. 184, 75665 Paris cedex 14,
avec le site, et l'adresse.
Voir aussi le "Comité Soudan", qu'on
peut contacter à
comite.soudan@wanadoo.fr.
Voir aussi Abel Alier,
South-Sudan, Too Many Agreements
Dishonoured, Ithaca Press, 1990, et les rapports
réguliers d'organisations anglo-saxonnes comme
Amnesty International, Human Rights Watch, Christian,
Aid, etc. Voir aussi
Facing Genocide, the Nuba of
Sudan, édité par African Rights en
1995, entre autres. Un colloque sur
"Dictature
et racisme d'Etat au Soudan et en Mauritanie : répression,
esclavage, extermination" aura lieu à la
Sorbonne les 31 mai et 1er juin prochains, organisé par
l'AIRCRIGE.
-
"Soudan, la descente
vers l'abîme", Etudes, novembre
1998.