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Silence sur le Soudan

Par Véronique NAHOUM-GRAPPE (Aircrige, EHESS) et Pierre PACHET (Aircrige et Comité Soudan). Ce texte a été refusé au Monde et à Libération, mais a été publié dans la revue Esprit (été 2002). Colloque d'Aircrige - Dictature et racisme d'Etat au Soudan et en Mauritanie : esclavage, répression, extermination (31 mai-1er mai 2002, Paris IV-Sorbonne).

Le 20 février un hélicoptère de l'armée soudanaise attaque des civils dans le Sud, à Bieh, au cours d'une distribution d'aide alimentaire dans le cadre du Programme alimentaire mondial, faisant 17 morts, et de nombreux blessés. Il s'agit là d'un fait courant dans la guerre que le Soudan mène contre les populations du Sud. Quand les Etats-Unis, en conséquence de cette attaque, suspendent leurs contacts avec le gouvernement soudanais, ce dernier dément aussitôt avoir bombardé des civils, puis explique quelques jours plus tard qu'il s'agissait d'une "erreur" pour laquelle l'ambassade soudanaise à Londres a exprimé de "profonds regrets".

Témoignage (1) :

"Les milices para-gouvernementales ont commencé à attaquer des villages massalit en août 1995, à l'est de Geneina, la capitale régionale. En 1996, des attaques similaires eurent lieu contre les villages de Gadier, Kasay, Burta, Mirmta, Kadmoli, et dans les Monts Birirabt. La plupart des raids sont conduits la nuit, pendant que les habitants dorment. Typiquement, à l'arrivée dans un village, les attaquants commencent par incendier toutes les maisons. Les villageois qui réussissent à fuir les flammes sont abattus par les miliciens. De plus, la majorité des attaques sont planifiées au moment des récoltes. Ainsi, en brûlant les champs juste avant les moissons, ou lorsque les céréales tout juste coupées attendent d'être ramassées, les milices détruisent la production de l'année et exposent les fermiers massalit à la famine, les obligeant ainsi à quitter les terres de leurs ancêtres. Tout ceci dépasse de loin le cadre des conflits tribaux ou ethniques. Les atrocités sont planifiées et conduites par le gouverneur militaire du district"

Les Massalit vivent à l'extrême ouest du Darfour, le long de la frontière tchadienne. Ils sont tous musulmans et beaucoup parlent l'arabe, bien qu'ils disposent d'une langue à eux, et continuent à suivre leurs propres traditions culturelles. Comme les autres ethnies de la région, telles que les Four et les Zaghawa, les Massalit ont été ces dernières années la cible d'attaques systématiques de la part des milices sponsorisées et armées par le gouvernement, qui ont à plusieurs reprises massacré les populations civiles considérées comme " non arabes " (comme si les Soudanais étaient purement et simplement des Arabes), rasé leurs villages, et sont à l'origine de l'exode massif des populations loin de leurs terres ancestrales. En clair, le gouvernement soudanais du Front National Islamique poursuit une politique d'épuration ethnique contre les populations "non arabes" de l'ouest du Soudan.

Les massacres de populations civiles au Sud-Soudan et à l'Ouest, massacres de Dinka, de Nuba (les sculpturaux Nuba photographiés par Leni Riefenstahl), de Nuer (ce peuple qu'étudia naguère Evans-Pritchard), ont fait des centaines de milliers de victimes. La famine fit par exemple entre 70 000 et 100 000 morts en 1998, dans le Sud, et actuellement elle n'épargne pas le Darfour, région musulmane du Nord ; en 1999, les organisations humanitaires faisaient déjà état de millions de morts dus à la répression dans le Sud, qui ne comptait que 8 millions d'habitants avant que le régime islamique n'entreprenne de l'attaquer et de le réduire, ou de le dépeupler ; on y compte des centaines de milliers de personnes déplacées n'ayant pas les moyens de s'alimenter, et de réfugiés hors des frontières. La famine - causée par l'homme - dans le Bahr-el-Ghazal en 1998 est un exemple typique ; au moins 70 000 Dinkas moururent après que Khartoum eut bombardé, terrorisé et fait fuir de chez eux 700 000 personnes, puis refusé aux vols humanitaires internationaux le droit d'atterrir. Khartoum n'a pas réalisé de gains territoriaux extraordinaires après cette campagne destructrice, ni remporté de gains stratégiquement importants. En juin 2000, le bombardement de cibles civiles n'a pas eu le moindre effet sur l'offensive du SPLA. La famine n'est donc pas une "arme de guerre" au Soudan : c'est une arme destinée à éliminer les populations, en particulier dans les régions du Sud qui se sont révélées riches en pétrole. Ce fait est confirmé par un récent rapport de membres de Christian Aid et de Dan Church Aid, qui à la suite d'une mission dangereuse effectuée entre le 28 et le 31 mars dans le secteur de Rubkona (Ouest de la région du Haut-Nil), ont constaté qu'au moins 50.000 personnes (des Nuer) avaient été chassées de leurs villages et se trouvaient en grande détresse dans les régions voisines : cela pour punir et éliminer des populations qui soutiennent les organisations de guérilla, et pour permettre une exploitation sans problème des ressources pétrolières.

La réduction en esclavage des "Noirs" du Sud, qui n'a pas cessé de sévir dans la région (depuis qu'Henry de Monfreid par exemple en faisait état), est utilisée comme moyen de répression par l'armée soudanaise et par les milices, qui enlèvent des enfants pour en faire des esclaves ou des soldats, des femmes pour les violer ou les soumettre. Cette pratique se poursuit malgré les demandes de l'ONU d'y mettre fin, et les vagues promesses du gouvernement soudanais de s'attaquer au problème.

Une fois encore, alors que sévit une tyrannie sanglante et rusée, les pays démocratiques apparaissent hésitants et divisés, comme le sont les Etats africains (à part l'Afrique du Sud), l'ONU, l'Union Européenne et l'Organisation de l'Unité Africaine, dont on pourrait espérer l'intervention.

L'une des formes de cette relative indifférence consiste à déguiser en catastrophe "humanitaire" (déplacements de populations, famine, difficultés d'acheminement de l'aide) ce qui est un désastre politique, voulu par un Etat qui cherche et souvent trouve des complicités internationales. Depuis le coup d'Etat de 1989 qui a mis au pouvoir un gouvernement inspiré par le Front national islamique et dirigé par Omar el Bechir, les dirigeants intégristes de Khartoum, désormais débarrassés des partis modérés Umma et Parti unioniste démocratique, majoritaires dans le Nord, accaparent le pouvoir, abolissent les termes de l'accord d'Addis-Abeba de 1988 entre le Nord et la rébellion sudiste du SPLA de John Garang, transforment en jihad la répression dans le Sud, privent de leur contenu les institutions politiques et judiciaires, musèlent et répriment la presse, imposent une version sanglante et absurde de la charia.

Il est dès lors trompeur de présenter massacres et famines comme le résultat d'une "guerre civile" dans laquelle les parties belligérantes seraient également responsables : l'armée de libération du Sud ne cherche pas à conquérir le pouvoir à Khartoum, mais à défendre les populations du Sud et à obtenir l'autonomie de ses provinces. Or la politique internationale des Etats favorise volontiers les Etats unitaires, à quelque prix que cette unité soit imposée. La même réticence à dénoncer et à intervenir aboutit à masquer la réalité de l'esclavagisme derrière des euphémismes en parlant, comme le fait l'UNICEF, d'enfants "enlevés" et non d'esclaves.

La même indifférence s'appuie sur un préjugé tenace concernant l'Afrique noire, censée être chroniquement en proie à l'instabilité, aux divisions dites "tribales" ou ethniques, et dont les malheurs seraient incurables. Le racisme des Européens à l'égard de l'Afrique a perdu sa base anthropologique, il est même privé de tout contenu explicite à une époque où l'idéologie régnante est celle des droits de l'homme, mais ce racisme sans théorie s'est mué en distraction puissante, en refus d'accorder l'existence aux morts et aux souffrances africaines, qu'elles soient dues au Sida, au totalitarisme fanatique fauteur de purification ethnique, aux dégâts du post-colonialisme. C'est un racisme comme une ombre sans cause, l'estompage de tout un continent, un mépris sans sa charge de morgue décidée, un racisme muet d'autant plus efficace qu'il ne s'enracine dans aucun parti clairement repéré: il règne à gauche comme à droite et se nourrit de toutes les dénonciations, qu'il fait basculer dans le vide de ce qui reste non regardé.

C'est pourquoi il faut rappeler que le Soudan moderne et indépendant a connu une période de paix qui a duré onze ans, de 1972 à 1983, quand le vice-président de la République (et président de la région autonome du Sud) était un Dinka protestant, Abel Alier, quand divers partis étaient associés au pouvoir. En 1983 c'est la promulgation des lois islamiques et la rupture des accords d'Addis-Abeba et l'accaparement programmé par le Nord des nouvelles richesses pétrolières découvertes au Sud avec le Sud qui amenèrent la reprise de la guerre dans le Sud. Il ne s'agit pas non plus là d'une guerre "civile" entre ethnies ou entre races : c'est Khartoum, avec son idéologie islamiste et pro-arabe, qui impose la fiction meurtrière selon laquelle les Soudanais du Nord, qui actuellement dominent l'Etat et ses institutions, seraient des "Arabes", et qui persécute les populations qu'elle considère comme "non-arabes", quand même elles parleraient arabe et seraient de religion musulmane (ce qui est souvent le cas). Autrement dit, il n'y a pas là un conflit entre des populations hétérogènes, qui ne supporteraient pas de vivre ensemble, mais l'application d'une politique d'inspiration raciste et totalitaire, qui dresse des populations les unes contre les autres, use délibérément de la famine comme moyen d'extermination des groupes ethniques qu'elle condamne à mort, et contre lesquels elle dresse des groupes et milices qu'elle arme et utilise. Quant au mythe de la pureté, il s'agit d'un classique des régimes totalitaires, d'autant plus imaginaire que le Soudan est par excellence un creuset de diversités et d'échanges entre peuples africains, ainsi qu'avec le monde méditerranéen et proche-oriental. Les chercheurs évaluent le nombre de groupes distincts au Soudan à 570, et le nombre de langues différentes à plus d'une centaine.

Face à cette situation, comment se comporte la France, avec son Etat, sa diplomatie, son influence dans l'Union Européenne, et aussi avec ses grandes sociétés commerciales ou industrielles soutenues par l'Etat ? Il est triste de constater que de tous les pays européens qui ont renforcé leurs relations avec le Soudan ces derniers mois, l'approche française est la plus favorable aux autorités de Khartoum, très éloignée de l'attitude intransigeante des Etats-Unis. Le jour même où le Département d'Etat américain diffusait un communiqué virulent condamnant le bombardement de civils évoqué plus haut, Paris organisait, le 12 février, un débat politique feutré avec des diplomates soudanais. Il faisait suite à une demande soudanaise formulée lors de la visite à Khartoum, fin octobre 2001, du ministre de la coopération, Charles Josselin. L'objectif de la partie française était d'entendre le point de vue du Soudan sur les crises en Somalie, Centrafrique, Erythrée/Ethiopie, sur lesquelles Paris estime que Khartoum a un rôle à jouer. Mais la confluence diplomatique de la France avec le Soudan va au-delà de cet échange d'opinions L'ambassadeur français auprès des Nations Unies à New York, Jean-Bernard Lévitte, réclamait encore la levée de toute sanction envers Khartoum le 9 septembre, deux jours avant les attentats d'Al Qaida qui ont rappelé les anciennes affinités des dirigeants soudanais avec ce mouvement terroriste. Paris s'enorgueillit aussi de son "rôle moteur dans le dialogue renouvelé soudano-européen" visant à normaliser les relations de Khartoum avec l'Union européenne. Le forcing français pour que l'UE décide, fin janvier, de reprendre l'aide financière au Soudan a été perçu comme frisant l'indécence par certains pays européens pourtant pas particulièrement hostiles au Soudan. En fait, Paris n'est pas favorable à l'approche de l'envoyé spécial américain pour le Soudan, John Danforth. Empreint de pragmatisme, Danforth s'est fixé des objectifs limités (en gros l'instauration d'un cessez-le-feu), mais pour leur réalisation il est prêt à utiliser tout un arsenal de pressions y compris sur le gouvernement soudanais. Paris est plus proche de l'initiative de paix égyptienne qui cherche une réconciliation au Nord, répond fort peu aux demandes du Sud, mais n'envisage pas la moindre pression à l'endroit du régime.

Nous n'imaginons évidemment pas que l'actuelle campagne électorale française se joue sur les options des divers candidats face à la situation au Soudan, en Afrique, ni même - hélas - sur leurs options en politique étrangère. Reste qu'on peut leur demander de se prononcer : sont-ils partisans de poursuivre l'orientation de la diplomatie française qui, ici comme dans d'autres parties de l'Afrique, se soucie surtout de faire pièce à la percée américaine ou "anglo-saxonne", réelle ou supposée, et d'accroître l'influence française (celle des compagnies pétrolières ou commerciales semi-étatiques ou soutenues par l'Etat, celle du Quai d'Orsay toujours pénétré de sa croyance en une mission de tutelle qui lui incomberait sur les peuples africains), sans tenir compte des réalités politiques locales, des aspirations à l'auto-détermination des peuples ? Ou veulent-ils contraindre le régime à cesser de faire à ses peuples une guerre dévastatrice, à rétablir la vie et les institutions démocratiques, et à respecter la pluralité des opinions politiques, des affiliations religieuses (en séparant Etat et religion), des appartenances ethniques d'un pays multiple, divers et différencié ? Comme le disait dès 1997 le père Henri Boulad : "Les Français savent-ils que leur gouvernement est en train de soutenir un des régimes les plus oppressifs de l'Histoire, tout en prétendant condamner l'islamisme et défendre les droits de l'homme et les libertés dans le monde ?" (2)

 

NOTES

  1. Les témoignages de ce genre sont rassemblés et diffusés en France par des comités. "Vigilance Soudan" édite un bulletin mensuel, B.P. 184, 75665 Paris cedex 14, avec le site, et l'adresse.
    Voir aussi le "Comité Soudan", qu'on peut contacter à comite.soudan@wanadoo.fr. Voir aussi Abel Alier, South-Sudan, Too Many Agreements Dishonoured, Ithaca Press, 1990, et les rapports réguliers d'organisations anglo-saxonnes comme Amnesty International, Human Rights Watch, Christian, Aid, etc. Voir aussi Facing Genocide, the Nuba of Sudan, édité par African Rights en 1995, entre autres. Un colloque sur "Dictature et racisme d'Etat au Soudan et en Mauritanie : répression, esclavage, extermination" aura lieu à la Sorbonne les 31 mai et 1er juin prochains, organisé par l'AIRCRIGE.
  2. "Soudan, la descente vers l'abîme", Etudes, novembre 1998.