Autour du concept
D'emblée essayons de saisir l'un
des termes du débat afin de circonscrire notre champ
d'observation et de limiter nos ambitions conceptuelles.
Le paradigme de l'ethnicité
reste insaisissable à cause de la multiplicité
des enjeux qu'il fait naître et des connotations conceptuelles
qu'il recouvre (N'gaïde 2002 : 618). Tous les chercheurs
en sciences sociales et humaines qui se sont penchés
sur ce concept reconnaissent sa complexité et les
dérives auxquelles conduisent ses interprétations.
Dès lors son utilisation, dans le contexte africain,
demande prudence et pondération sinon nous risquons
de tomber dans des conclusions hâtives et simplistes.
Celles-ci relèvent, le plus souvent, d'une véritable
diversion voire d'un divertissement qui annihile toute possibilité de
produire des analyses savantes sur les questions qui bouleversent
l'existence de l'Afrique et modifient sensiblement les trajectoires
des sociétés qui la composent. Elle devient
un plus simple exutoire qui permet, à ceux qui sont
confrontés aux problèmes de compréhension
des sociétés africaines, d'opérer un
raccourci salutaire pour eux. L'utilisation de l'ethnicité comme
seul et unique facteur d'explication, d'appréciation
et d'observation de la modernité africaine et mauritanienne
pose de sérieux problèmes de compréhension
des mutations internes qui caractérisent cette partie
du monde. Les crises qui secouent l'Afrique peuvent être
interprétées comme une longue et pénible
quête d'un équilibre entre les forces centrifuges
mais pas comme une fatalité
irréversible. Les sociétés africaines
ont vécu des violences internes dont l'historicité
doit nous permettre de rendre compte de ce qu'il y a de pathologique
et ce qu'il y a d'authentique dans la condition humaine.
Au temps précolonial les compétitions
entre les différentes formations étatiques
qui se sont succédées sur l'espace mauritanien
ont tourné autour non seulement de l'administration
des ressources naturelles (points d'eau et pâturages)
mais aussi de la gestion des hommes et du contrôle
de leur vie. Elles ont entretenu des relations conflictuelles
ou des relations d'interdépendance qui ont fondé leur
stabilité et assuré
leur reproduction. Leur qualification d'ethnique ou de tribale,
les a rendues inintelligibles et les a estampillées
du sceau du discrédit et de la barbarie. "Ethnique
est l'antonyme de civilisé" (Gossiaux 2002 :
2). La guerre ethnique est stigmatisée comme guerre
sans loi, cruelle et sauvage, avec son cortège de
borgnes, de mutilés et de morts. La cruauté et
la barbarie rythment les atrocités commises sur les
innocents. Les guerres tropicales sont décrétées
ethniques. Il ne peut en être autrement. Dès
lors l'ethnicité recouvre le sens de la puérilité.
Le concept recouvre un "arrière-sens qui est
le sien dans tous ses usages : celui de naturel" (Gossiaux
2002 : 2).
Dans un article publié en 1998, le
politologue congolais (ex-Zaïre), T.K. Biaya, envisage "l'ethnicité
comme une valeur politiquement positive et une historicité
innervant le champ du contre-pouvoir " (1998 : 111).
Il conceptualise et explicite le paradigme de "pouvoir
ethnique" et le définit comme un pouvoir "que
les sociétés civiles africaines ont mis en
place à la suite de leur lutte quotidienne multiforme
contre l'Etat" (1998 : 109). Il sort l'ethnicité
de l'image négative dans laquelle elle a été
longtemps confinée. Le regroupement ethnique agit,
sans exagération, comme un parti politique social
qui s'inscrit et inscrit ses modalités d'action et
ses différentes revendications dans le sillage de
la société. La tension interne qui le caractérise
et ordonne son mode de fonctionnement ressemble aux tendances
et aux différentes alliances qui peuvent soit renforcer
et/ou affaiblir l'existence d'un parti politique. A cet effet,
ce sont les différentes structures de la société qui
sont convoquées. Ce type d'organisation longtemps
considéré comme relevant de la sphère
de la sauvagerie et du primitivisme a renforcé sa
façon d'exister, sophistiqué
sa démarche d'insertion et "séduit" par
sa capacité
d'adaptation à la modernité. L'ethnie peut
donc
être considérée comme un cadre d'expression,
un site de socialisation et de sociabilité. Elle est
irriguée par les solidarités qu'elle crée,
qu'elle définit et qu'elle administre. L'image de
son
épaisseur dans nos esprits a non seulement façonné
un mode de comportement et d'attitudes mais aussi les manifestations
de notre intellect. Mais il est légitime de se poser
la question de savoir à quel moment et dans quelles
circonstances son utilisation tend à l'instrumentalisation.
Un pouvoir non partagé s'ethnicise
et produit de l'ethnicité, pour reprendre les termes
de J.-F. Gossiaux. Tant que la distribution du pouvoir tournera
autour de la satisfaction arithmétique des quotas
calculés sur la base des appartenances religieuses,
régionales et/ou communautaires, l'ethnicité et
le tribalisme s'imposeront comme le seul mode opératoire.
De ce fait les élites ethniques et tribales essayent
de capter les espaces de pouvoir et les ressources afférentes
afin de se hisser au sommet de l'administration et d'en contrôler
les rouages. Ainsi je peux affirmer avec J.-F. Gossiaux qu' "à l'instar
de l'Etat, et en compétition avec lui, le groupe ethnique
apparaît ici comme porteur de valeur et comme acteur
politique légitime : l'ethnicité est principe
de légitimité"
(2002 : 2). Beaucoup de dangers s'insinuent dans la façon
d'utiliser et d'user de cette ressource politique. Elle aiguise
les compétitions et installe au milieu de la République
son corollaire le plus insidieux : la corruption, le règne
de la faveur et de l'incompétence. La modernité
politique mauritanienne s'alimente à cette source.
Les chantiers
de la Nation : la défaite de l'individu
Le hiatus colonial a conduit à l'éclatement
des sociétés, à leur dissémination
et surtout à la perversion de leurs modes d'organisation
considérés comme défaits par la civilisation.
L'Etat mauritanien né du néant colonial allait
être le site de construction d'une nation voulue et
pensée homogène et solidaire.
Pour illustrer de manière plus significative
l'ethnogenèse de la nation mauritanienne prenons l'exemple
fondateur de cette volonté : l'érection de
la capitale. Sortie du désert, la capitale mauritanienne
peut servir de modèle d'explication et d'analyse de
la trajectoire historique de cette société et
des contradictions internes qui fondent son évolution.
En effet, l'image symbolique qui valide la légitimité
de cette demande pressante d'indépendance épouse
les mêmes formes, le même cheminement qui sous-tendent
la volonté d'homogénéiser les communautés
mauritaniennes. La capitale concentre l'ensemble des énergies
et du génie créateur de la nation mauritanienne.
Elle administre, comme dans d'autres Etats africains, la
totalité
des structures chargées de mettre en place une politique
développementaliste inspirée des vertus et
normes occidentales du jacobinisme. Cette forte centralisation
laisse en rade les périphéries et les réalités
ethno-sociales qui fondent et instruisent la légitimité
de ce mode de fonctionnement antérieur à l'Etat
dit moderne. Cette antériorité ne fait aucun
doute, mais sa validité est secouée et malmenée
par le désir de modernité. Construire une ville
moderne où l'anonymat dissout toute forme de revendication
identitaire, constituait l'un des objectifs poursuivis par
l'élite mauritanienne.
L'Etat postcolonial mauritanien avait comme
but l'urbanisation du pays afin d'aboutir à ses conséquences
considérées comme salutaires : la sédentarisation
des nomades et leur incorporation dans le tissu économique
et socio-politique naissant. Comme si les deux éléments
pouvaient garantir l'émergence d'une nation forte
et solidaire au-delà des différences et des
contradictions qui fondent leurs "légitimités" respectives.
Et pour égaliser les différences le parti unique
fut institué comme la seule force capable de produire
l'unité. Il fut érigé seul pilier du
fonctionnement de l'ensemble des membres de la communauté nationale.
Il a tenté de fédérer des sensibilités
différentes. Son discours unificateur se retrouve
dans le slogan évocateur de : "Faisons ensemble
la Nation mauritanienne". Il symbolisait, dans le fantasme
onirique de l'élite scolarisée, dans la lourdeur
de son fonctionnement et dans la singularité des luttes
internes qui caractérisent la compétition entre
ses membres, le lieu de convergence des énergies qui
ont longtemps contesté son existence, sa pertinence
et sa pérennité. En visitant sa phraséologie
on se rend compte de cet effort de mimétisme angélique
qui ponctue les discours de ceux qu'on pourrait appeler les
usurpateurs de la paternité des nations africaines.
Cet état de fausse conscience a trahi les vérités
africaine et mauritanienne et a tenté de gommer les
traces d'une organisation ethnique et tribale qui jouait
comme système de régulation et de négociation
de la quiétude et du devenir des peuples africains.
L'"Etat-nation-multiethnique" s'adjuge
l'Islam comme référent identitaire et décrète
l'arabité comme seul horizon possible. Il disqualifie
les autres ethnies qui composent la communauté nationale
et surtout leur mode de fonctionnement et leur régime
de vérité qui fondent leur existence et les
imaginaires qui les alimentent. Il les invite, les pousse
voire les force
à se dissoudre dans le monde arabe idéalisé
et vécu comme le stade ultime de la finitude humaine.
Les reconversions identitaires et culturelles, la "continuité
pigmentaire" (bidhan : blancs en opposition avec lekwar :
les Noirs, baleebe et safalbe en pulaar, langue
des Peuls) et les fantasmes statistiques servent d'éléments
de validation du rêve d'appartenir à un bilad
el islam et à une dewla arabes vierges
de toute souillure et donc de tout métissage avilissant.
Il fallait s'arc-bouter (s'arrimer) à défaut
du monde Moyen-Oriental lointain, au Maghreb arabe. L'adhésion
en 1973 à la Ligue arabe achève une partie
de cette longue et pénible quête de l'arabité,
voire de cette recherche de reconnaissance internationale
devant un Maroc paternaliste. Cette période est dominée
par la mise en place de plusieurs mesures tendant à renforcer
"l'indépendance" de la Mauritanie : la frappe
d'une nouvelle monnaie (ouguiya), nationalisation des sociétés.
Mais elle est aussi marquée par l'arrivée massive
de coopérants arabes : Algériens, Marocains,
Tunisiens affectés aux secteurs techniques et de l'enseignement.
Elle marque un véritable tournant dans la trajectoire
de l'Etat mauritanien indépendant.
L'aventure islamisante s'érige en
prétention et en norme de comportement. Vaincre le
Dieu totémique des autres, habiter leurs consciences,
s'immiscer dans leur imaginaire et investir leurs corps de
manière quotidienne justifient leur soumission et
prouvent leur infériorité
innée : leur indigénisation. Peuplades plus
proches de la nature que de la culture, à asservir
par la civilisation supérieure de l'envahisseur. La
violence symbolique qui accompagne cette vision, déstructure
et invalide toute autre forme de revendication qui n'épouse
pas les canons, le vocabulaire et la grammaire de l'arabité et
donc de l'Islam. La vocation arabo-islamique de l'Etat indépendant
et souverain de Mauritanie rejette (dans son acception primaire)
la sauvagerie instituée des ethnies. Celles-ci relèvent
du fantasme et s'inscrivent dans ce qu'on pourrait appeler
les
"civilisations du tam-tam". Et voilà que
ces cultures deviennent illégales dans un territoire à arabiser,
un front sud du bilad el islam à élargir
et préserver des influences négroïdes,
tel que pensé par les baathistes alimentés à
l'école irakienne. La Mauritanie rassemble deux mondes
appelés à s'intégrer par la voix du
chaos et de la désolation. La négation des
autres constituent l'un des piliers qui essentialise la démarche
de l'Etat islamisant, fondateur des différences et
distributeur de la souffrance. Il utilise et abuse de la
force haratine (Noirs de culture arabe et anciens tributaires
des bidhan) et signe ainsi, par ces (ses) manipulations,
la fracture entre les deux communautés, qui souffrent
une marginalisation identique sur plusieurs points. Toutes
les manifestations de l'Etat mauritanien, depuis les indépendances,
a consisté à
faire croire à l'inexistence des autres communautés
ethniques. Ceci est aussi validé par les études
consacrées à la Mauritanie, seule la partie
arabophone est étudiée. Elle seule intéresse
les chercheurs. Elle est fascinante par ses anciennes villes-escales,
ses lieux de culte et les bibliothèques familiales
dont elle regorge. Et pourtant quatre ethnies et une multitude
de tribus et leurs affiliés composent la quotidienneté démographique
de la Mauritanie moderne.
Les compétitions pour la gestion
de la chose publique s'instruisent à partir de cette
trame. Elles s'instituent dans ces anfractuosités
et s'y greffent depuis l'érection de la République.
Pendant 18 ans, le premier Président de la République
a tenté
de façonner l'image d'une Mauritanie moderne où
la chefferie traditionnelle, le tribalisme, l'ethnicité
et le régionalisme seraient bannis.
La quotidienneté mauritanienne se
lit dans l'ethnicité et le tribalisme. L'Etat mauritanien
puise sa motricité et ses ressources dans les fondements
de ces deux principes. Leur historicité légitime
leurs caprices et leurs capacités d'adaptation, de
négociation et leurs multiples ressources de reproduction.
Ils sont devenus une réalité incontournable
et leur institutionnalisation comme mode de la régulation
sociale et politique s'impose
à la réalité de l'Etat et à ses
multiples démembrements. Ils disciplinent les citoyens
et contrôlent leur intelligence. Point de salut en
dehors de cette réalité. L'individu se trouve
défait par le poids écrasant de l'ethnie et
de la tribu.
L'Etat postcolonial africain de manière
générale et mauritanien en particulier a échoué
dans sa tentative d'homogénéiser la société,
de mettre en place une justice pour tous et d'impulser le
développement. Cet échec doublé de la
violence qu'il exerce sur ses citoyens ont fait émerger
sur ses flancs des forces dissidentes et porteuses d'autres
rationalités. Le régime mauritanien puise toutes
ses ressources dans la réactivation de ces formes
de gestion du quotidien des citoyens en leur adjoignant la
violence comme le seul mode de vérité. Maawiya
gouverne et sa tribu règne.
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