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De l'ethnicité comme réalité mais pas comme fatalité. La défaite de l'individu.

Par Abderrahmane N'GAIDE. Colloque d'Aircrige - Dictature et racisme d'Etat au Soudan et en Mauritanie : esclavage, répression, extermination (31 mai-1er mai 2002, Paris IV-Sorbonne).

Autour du concept

D'emblée essayons de saisir l'un des termes du débat afin de circonscrire notre champ d'observation et de limiter nos ambitions conceptuelles. Le paradigme de l'ethnicité reste insaisissable à cause de la multiplicité des enjeux qu'il fait naître et des connotations conceptuelles qu'il recouvre (N'gaïde 2002 : 618). Tous les chercheurs en sciences sociales et humaines qui se sont penchés sur ce concept reconnaissent sa complexité et les dérives auxquelles conduisent ses interprétations. Dès lors son utilisation, dans le contexte africain, demande prudence et pondération sinon nous risquons de tomber dans des conclusions hâtives et simplistes. Celles-ci relèvent, le plus souvent, d'une véritable diversion voire d'un divertissement qui annihile toute possibilité de produire des analyses savantes sur les questions qui bouleversent l'existence de l'Afrique et modifient sensiblement les trajectoires des sociétés qui la composent. Elle devient un plus simple exutoire qui permet, à ceux qui sont confrontés aux problèmes de compréhension des sociétés africaines, d'opérer un raccourci salutaire pour eux. L'utilisation de l'ethnicité comme seul et unique facteur d'explication, d'appréciation et d'observation de la modernité africaine et mauritanienne pose de sérieux problèmes de compréhension des mutations internes qui caractérisent cette partie du monde. Les crises qui secouent l'Afrique peuvent être interprétées comme une longue et pénible quête d'un équilibre entre les forces centrifuges mais pas comme une fatalité irréversible. Les sociétés africaines ont vécu des violences internes dont l'historicité doit nous permettre de rendre compte de ce qu'il y a de pathologique et ce qu'il y a d'authentique dans la condition humaine.

Au temps précolonial les compétitions entre les différentes formations étatiques qui se sont succédées sur l'espace mauritanien ont tourné autour non seulement de l'administration des ressources naturelles (points d'eau et pâturages) mais aussi de la gestion des hommes et du contrôle de leur vie. Elles ont entretenu des relations conflictuelles ou des relations d'interdépendance qui ont fondé leur stabilité et assuré leur reproduction. Leur qualification d'ethnique ou de tribale, les a rendues inintelligibles et les a estampillées du sceau du discrédit et de la barbarie. "Ethnique est l'antonyme de civilisé" (Gossiaux 2002 : 2). La guerre ethnique est stigmatisée comme guerre sans loi, cruelle et sauvage, avec son cortège de borgnes, de mutilés et de morts. La cruauté et la barbarie rythment les atrocités commises sur les innocents. Les guerres tropicales sont décrétées ethniques. Il ne peut en être autrement. Dès lors l'ethnicité recouvre le sens de la puérilité. Le concept recouvre un "arrière-sens qui est le sien dans tous ses usages : celui de naturel" (Gossiaux 2002 : 2).

Dans un article publié en 1998, le politologue congolais (ex-Zaïre), T.K. Biaya, envisage "l'ethnicité comme une valeur politiquement positive et une historicité innervant le champ du contre-pouvoir " (1998 : 111). Il conceptualise et explicite le paradigme de "pouvoir ethnique" et le définit comme un pouvoir "que les sociétés civiles africaines ont mis en place à la suite de leur lutte quotidienne multiforme contre l'Etat" (1998 : 109). Il sort l'ethnicité de l'image négative dans laquelle elle a été longtemps confinée. Le regroupement ethnique agit, sans exagération, comme un parti politique social qui s'inscrit et inscrit ses modalités d'action et ses différentes revendications dans le sillage de la société. La tension interne qui le caractérise et ordonne son mode de fonctionnement ressemble aux tendances et aux différentes alliances qui peuvent soit renforcer et/ou affaiblir l'existence d'un parti politique. A cet effet, ce sont les différentes structures de la société qui sont convoquées. Ce type d'organisation longtemps considéré comme relevant de la sphère de la sauvagerie et du primitivisme a renforcé sa façon d'exister, sophistiqué sa démarche d'insertion et "séduit" par sa capacité d'adaptation à la modernité. L'ethnie peut donc être considérée comme un cadre d'expression, un site de socialisation et de sociabilité. Elle est irriguée par les solidarités qu'elle crée, qu'elle définit et qu'elle administre. L'image de son épaisseur dans nos esprits a non seulement façonné un mode de comportement et d'attitudes mais aussi les manifestations de notre intellect. Mais il est légitime de se poser la question de savoir à quel moment et dans quelles circonstances son utilisation tend à l'instrumentalisation.

Un pouvoir non partagé s'ethnicise et produit de l'ethnicité, pour reprendre les termes de J.-F. Gossiaux. Tant que la distribution du pouvoir tournera autour de la satisfaction arithmétique des quotas calculés sur la base des appartenances religieuses, régionales et/ou communautaires, l'ethnicité et le tribalisme s'imposeront comme le seul mode opératoire. De ce fait les élites ethniques et tribales essayent de capter les espaces de pouvoir et les ressources afférentes afin de se hisser au sommet de l'administration et d'en contrôler les rouages. Ainsi je peux affirmer avec J.-F. Gossiaux qu' "à l'instar de l'Etat, et en compétition avec lui, le groupe ethnique apparaît ici comme porteur de valeur et comme acteur politique légitime : l'ethnicité est principe de légitimité" (2002 : 2). Beaucoup de dangers s'insinuent dans la façon d'utiliser et d'user de cette ressource politique. Elle aiguise les compétitions et installe au milieu de la République son corollaire le plus insidieux : la corruption, le règne de la faveur et de l'incompétence. La modernité politique mauritanienne s'alimente à cette source.

 

Les chantiers de la Nation : la défaite de l'individu

Le hiatus colonial a conduit à l'éclatement des sociétés, à leur dissémination et surtout à la perversion de leurs modes d'organisation considérés comme défaits par la civilisation. L'Etat mauritanien né du néant colonial allait être le site de construction d'une nation voulue et pensée homogène et solidaire.

Pour illustrer de manière plus significative l'ethnogenèse de la nation mauritanienne prenons l'exemple fondateur de cette volonté : l'érection de la capitale. Sortie du désert, la capitale mauritanienne peut servir de modèle d'explication et d'analyse de la trajectoire historique de cette société et des contradictions internes qui fondent son évolution. En effet, l'image symbolique qui valide la légitimité de cette demande pressante d'indépendance épouse les mêmes formes, le même cheminement qui sous-tendent la volonté d'homogénéiser les communautés mauritaniennes. La capitale concentre l'ensemble des énergies et du génie créateur de la nation mauritanienne. Elle administre, comme dans d'autres Etats africains, la totalité des structures chargées de mettre en place une politique développementaliste inspirée des vertus et normes occidentales du jacobinisme. Cette forte centralisation laisse en rade les périphéries et les réalités ethno-sociales qui fondent et instruisent la légitimité de ce mode de fonctionnement antérieur à l'Etat dit moderne. Cette antériorité ne fait aucun doute, mais sa validité est secouée et malmenée par le désir de modernité. Construire une ville moderne où l'anonymat dissout toute forme de revendication identitaire, constituait l'un des objectifs poursuivis par l'élite mauritanienne.

L'Etat postcolonial mauritanien avait comme but l'urbanisation du pays afin d'aboutir à ses conséquences considérées comme salutaires : la sédentarisation des nomades et leur incorporation dans le tissu économique et socio-politique naissant. Comme si les deux éléments pouvaient garantir l'émergence d'une nation forte et solidaire au-delà des différences et des contradictions qui fondent leurs "légitimités" respectives. Et pour égaliser les différences le parti unique fut institué comme la seule force capable de produire l'unité. Il fut érigé seul pilier du fonctionnement de l'ensemble des membres de la communauté nationale. Il a tenté de fédérer des sensibilités différentes. Son discours unificateur se retrouve dans le slogan évocateur de : "Faisons ensemble la Nation mauritanienne". Il symbolisait, dans le fantasme onirique de l'élite scolarisée, dans la lourdeur de son fonctionnement et dans la singularité des luttes internes qui caractérisent la compétition entre ses membres, le lieu de convergence des énergies qui ont longtemps contesté son existence, sa pertinence et sa pérennité. En visitant sa phraséologie on se rend compte de cet effort de mimétisme angélique qui ponctue les discours de ceux qu'on pourrait appeler les usurpateurs de la paternité des nations africaines. Cet état de fausse conscience a trahi les vérités africaine et mauritanienne et a tenté de gommer les traces d'une organisation ethnique et tribale qui jouait comme système de régulation et de négociation de la quiétude et du devenir des peuples africains.

L'"Etat-nation-multiethnique" s'adjuge l'Islam comme référent identitaire et décrète l'arabité comme seul horizon possible. Il disqualifie les autres ethnies qui composent la communauté nationale et surtout leur mode de fonctionnement et leur régime de vérité qui fondent leur existence et les imaginaires qui les alimentent. Il les invite, les pousse voire les force à se dissoudre dans le monde arabe idéalisé et vécu comme le stade ultime de la finitude humaine. Les reconversions identitaires et culturelles, la "continuité pigmentaire" (bidhan : blancs en opposition avec lekwar : les Noirs, baleebe et safalbe en pulaar, langue des Peuls) et les fantasmes statistiques servent d'éléments de validation du rêve d'appartenir à un bilad el islam et à une dewla arabes vierges de toute souillure et donc de tout métissage avilissant. Il fallait s'arc-bouter (s'arrimer) à défaut du monde Moyen-Oriental lointain, au Maghreb arabe. L'adhésion en 1973 à la Ligue arabe achève une partie de cette longue et pénible quête de l'arabité, voire de cette recherche de reconnaissance internationale devant un Maroc paternaliste. Cette période est dominée par la mise en place de plusieurs mesures tendant à renforcer "l'indépendance" de la Mauritanie : la frappe d'une nouvelle monnaie (ouguiya), nationalisation des sociétés. Mais elle est aussi marquée par l'arrivée massive de coopérants arabes : Algériens, Marocains, Tunisiens affectés aux secteurs techniques et de l'enseignement. Elle marque un véritable tournant dans la trajectoire de l'Etat mauritanien indépendant.

L'aventure islamisante s'érige en prétention et en norme de comportement. Vaincre le Dieu totémique des autres, habiter leurs consciences, s'immiscer dans leur imaginaire et investir leurs corps de manière quotidienne justifient leur soumission et prouvent leur infériorité innée : leur indigénisation. Peuplades plus proches de la nature que de la culture, à asservir par la civilisation supérieure de l'envahisseur. La violence symbolique qui accompagne cette vision, déstructure et invalide toute autre forme de revendication qui n'épouse pas les canons, le vocabulaire et la grammaire de l'arabité et donc de l'Islam. La vocation arabo-islamique de l'Etat indépendant et souverain de Mauritanie rejette (dans son acception primaire) la sauvagerie instituée des ethnies. Celles-ci relèvent du fantasme et s'inscrivent dans ce qu'on pourrait appeler les "civilisations du tam-tam". Et voilà que ces cultures deviennent illégales dans un territoire à arabiser, un front sud du bilad el islam à élargir et préserver des influences négroïdes, tel que pensé par les baathistes alimentés à l'école irakienne. La Mauritanie rassemble deux mondes appelés à s'intégrer par la voix du chaos et de la désolation. La négation des autres constituent l'un des piliers qui essentialise la démarche de l'Etat islamisant, fondateur des différences et distributeur de la souffrance. Il utilise et abuse de la force haratine (Noirs de culture arabe et anciens tributaires des bidhan) et signe ainsi, par ces (ses) manipulations, la fracture entre les deux communautés, qui souffrent une marginalisation identique sur plusieurs points. Toutes les manifestations de l'Etat mauritanien, depuis les indépendances, a consisté à faire croire à l'inexistence des autres communautés ethniques. Ceci est aussi validé par les études consacrées à la Mauritanie, seule la partie arabophone est étudiée. Elle seule intéresse les chercheurs. Elle est fascinante par ses anciennes villes-escales, ses lieux de culte et les bibliothèques familiales dont elle regorge. Et pourtant quatre ethnies et une multitude de tribus et leurs affiliés composent la quotidienneté démographique de la Mauritanie moderne.

Les compétitions pour la gestion de la chose publique s'instruisent à partir de cette trame. Elles s'instituent dans ces anfractuosités et s'y greffent depuis l'érection de la République. Pendant 18 ans, le premier Président de la République a tenté de façonner l'image d'une Mauritanie moderne où la chefferie traditionnelle, le tribalisme, l'ethnicité et le régionalisme seraient bannis.

La quotidienneté mauritanienne se lit dans l'ethnicité et le tribalisme. L'Etat mauritanien puise sa motricité et ses ressources dans les fondements de ces deux principes. Leur historicité légitime leurs caprices et leurs capacités d'adaptation, de négociation et leurs multiples ressources de reproduction. Ils sont devenus une réalité incontournable et leur institutionnalisation comme mode de la régulation sociale et politique s'impose à la réalité de l'Etat et à ses multiples démembrements. Ils disciplinent les citoyens et contrôlent leur intelligence. Point de salut en dehors de cette réalité. L'individu se trouve défait par le poids écrasant de l'ethnie et de la tribu.

L'Etat postcolonial africain de manière générale et mauritanien en particulier a échoué dans sa tentative d'homogénéiser la société, de mettre en place une justice pour tous et d'impulser le développement. Cet échec doublé de la violence qu'il exerce sur ses citoyens ont fait émerger sur ses flancs des forces dissidentes et porteuses d'autres rationalités. Le régime mauritanien puise toutes ses ressources dans la réactivation de ces formes de gestion du quotidien des citoyens en leur adjoignant la violence comme le seul mode de vérité. Maawiya gouverne et sa tribu règne.

 

Bibliographie

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