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Les Noubas: un peuple dépossédé

Par Omer SHURKIAN. Président de Nuba Mountains Solidanty Abroad pour la Grande-Bretagne, Bachelor of Sciences, Master of Philosophy. Intervention prononcée lors de la conférence du 22 avril 2000 organisée par AIRCRIGE et le Comité Soudan.

Origines du mot Nouba

Le terme "Nouba" dérive d'un mot de l'Egypte ancienne, "Noub", qui signifie "or". Il est possible que les anciens Egyptiens, connaissant l'existence de mines d'or dans ce pays, aient désigné par le mot "noub" l'ensemble de la région du Sud d'Assouan. Les Coptes, descendants des anciens Egyptiens, donnèrent le nom d'"Anouba" (Anobades) aux gens du Sud d'Assouan. Par la suite, les Arabes les appelèrent "an-Nouba" (1).

Tout au long de leur histoire mouvementée dans le Nord Soudan, ces peuples Nubiens bâtirent une civilisation et des royaumes illustres, à savoir la Nobatie, la Matusie et l'Aiodie - le long du Nil, et jusqu'à nos jours Khartoum. L'avancée progressive des raids arabes en provenance d'Egypte à partir de 652 et l'effondrement du royaume d'Alwa (Alodia) à l'intérieur (du territoire) marquèrent le début de la fin de l'indépendance dont les Nubiens jouissaient depuis des siècles. En raison de ces facteurs internes et externes, les Nubiens abandonnèrent leur région d'origine et migrèrent vers le sud et l'ouest, ce qui correspond au Nord et au Sud Kordofan. La pression de l'arabisation et de l'islamisation devint trop forte pour ceux qui s'étaient installés dans le Nord Kordofan (littéralement "les collines du désert ") pour résister: ils sont à présent presque assimilés à l'intérieur de la culture arabo-islamique du Nord.

Le peuple et le pays

Les Noubas du Sud Kordofan sont donc, ainsi que nous venons de l'exposer, l'un des groupes d'Africains indigènes de la région. Les Monts Nouba occupent une superficie approximativement équivalente à celle de l'Ecosse. La végétation y est luxuriante et la terre fertile: une oasis au centre du Soudan. Les précipitations sont abondantes, et la richesse du terroir assure une nourriture suffisante pour toute l'année. L'inaccessibilité des montagnes a évité aux Noubas d'être traqués jusqu'au dernier par les marchands d'esclaves du Nord. La société nouba est coopérative et égalitaire. Cependant, les Monts Nouba n'ont jamais été à l'abri des forces extérieures qui pénétrèrent dans le Soudan et le nord-est de l'Afrique. Le passé mouvementé de la région en fournit une preuve suffisamment convaincante. Historiquement, la région des Monts Nouba représentait un refuge pour les populations déplacées par les soulèvements épisodiques survenant le long du Nil; ceci explique en partie la diversité des appartenances ethniques de ses habitants

Les Noubas sont subdivisés en plus de cinquante groupes ethniques différents, ou plutôt en tribus et petites formations tribales. Du reste, on rapporte que le plateau Jas au Nigeria et les Monts Nouba au Soudan sont probablement les régions offrant la plus grande concentration en diversité linguistique Dans ces deux régions, on peut parler une langue totalement différente dans des villages éloignés de seulement quelques kilomètres, et dont le nombre d'habitants n'excède parfois pas quelques centaines d'habitants. On estime la population des Noubas à plus de deux millions d'individus. L'une des causes ayant fortement contribué à sa décimation a été l'esclavage. Au temps du trafic d'esclaves, quelques 200 000 Noubas ont été capturés et envoyés en Egypte, jusqu'en 1839. Par ailleurs, plusieurs milliers d'entre eux avaient été capturés par les Arabes des plaines environnantes et vendus à des marchands de la région. Aujourd'hui encore, des marchands d'esclaves sont à l'oeuvre au Sud Soudan et en Mauritanie, achetant et vendant des Noirs africains Les effets destructeurs de l'esclavage, la brutalité absolue qui le caractérise et la déshumanisation qu'il implique, ont durablement altéré les relations africano-arabes; ceci demeure le facteur caché de la guerre civile actuelle. Les injustices perpétrées aujourd'hui à l'encontre des Noubas, s'inscrivent dans le cadre de mesures racistes et discriminatoires : elles découlent tout droit de la structure mentale des Arabes soudanais fondée sur la relation maître-esclave.

 Activités économiques et culturelles

Les Noubas ne font pas montre d'un intérêt particulier pour la gestion économique et budgétaire, ou pour les sujets du même type. Ce sont des agriculteurs et des éleveurs de bétail, tout en n'étant pas pour autant un peuple nomade. Leur grande "Cérémonie du Grenier" encourage le travail agricole, mais maintient une véritable égalité démocratique dans la répartition des biens. Dans les Monts Nouba, la terre appartient à l'ensemble d'une tribu, quoique certaines parcelles puissent appartenir à une seule famille.

Les spécificités culturelles se manifestent selon différents degrés de similitude ou, au contraire, de diversité. La société des Noubas est exogame, ce qui signifie que le mariage à l'intérieur du clan est prohibé. Il s'agit là d'un des phénomènes culturels que les Noubas essaient désespérément de préserver, en dépit des progrès de l'islamisation et de l'arabisation que les gouvernements centraux sont en train d'encourager. Les activités culturelles peuvent prendre la forme d'activités sportives, comme par exemple le sibir (festival ou cérémonies commémoratives), dont d'aucuns prétendent qu'il ne s'agit que d'un simple prétexte pour boire la marisa (bière locale). Il existe d'autres sports tels que la lutte (les meilleurs lutteurs étant les Nyimangs et les Korongos), la lutte au bâton (régions de Mora et Masakin) et le hockey. La danse et la musique (sur des instruments tels que lyre, flûtes, cornes, percussions, et trompettes végétales) jouent un rôle significatif dans la vie quotidienne des Noubas. Mais ce mode d'existence est actuellement menacé par l'influence croissante du Nord. Dans sa nouvelle approche de la renaissance culturelle des Noubas, l'administration du Mouvement (/de l'Armée) de Libération du Peuple Soudanais (SPLM/A) a interdit la lutte au bâton en raison de son aspect excessivement dangereux; elle mène campagne contre l'excision, la scarification et certaines coutumes tribales discriminatoires à l'encontre des femmes. On a introduit l'apprentissage par tous les enfants d'une langue nouba (3). A la diversité linguistique s'ajoutent des différences plus récentes dans le domaine religieux. Certains ont été attirés par l'islam, d'autres par le Christianisme, mais beaucoup sont simplement restés attachés aux rites traditionnels.

Evolution politique et pouvoir local

Dans le passé, les Noubas existaient en tant que communauté "acéphale" : à part dans le royaume de Tegali, les Noubas vivaient au sein de petites tribus sans chef reconnu; mais en cas de conflit, il se trouvait toujours un homme pour les diriger durant les épreuves. Comme tous les peuples indigènes du Soudan, les Noubas ont souffert des ravages liés à la guerre, a l'esclavage et à l'oppression durant les dominations turco-égyptienne (1821-1885) et mahdiste (1885-1898). Conscient des prouesses militaires des Noubas, le Mahdi se déplaça jusqu'aux Monts Nouba pour implorer l'aide du roi de Tegali. Les Soudanais de la région ne voulaient pas prendre parti et doutaient d'une possible victoire du Mahdi sur l'armée turco-égyptienne, et parfois les responsables religieux eux-mêmes montraient leur opposition. En plus de l'aide des peuples de l'ouest du Soudan, le Mahdi sollicita ensuite celle des Bejas à l'est, et de marchands d'esclaves du Sud Soudan. Le Mahdi rassembla au sein de ses troupes les opprimés, d'une part, et les gens qui trouvaient leur intérêt dans le changement du pouvoir, de l'autre. Durant ces événements, le roi de Tegali, Adam Um Dabalo, devait mourir en captivité sous le joug du Mahdi.

Pendant près de cinq décennies, l'administration anglo-égyptienne (1898-1956) tenta de soumettre les Noubas. Contrairement aux Nord Soudanais qui livrèrent de véritables batailles contre les forces anglo-égyptiennes, avant de capituler et de rejoindre le nouveau régime, la résistance des Noubas continua jusqu'en 1945. Bien que ces luttes courageuses aient accru leur fierté, elles contribuèrent également à retarder le développement de l'éducation, des voies de communication et des services sociaux dans les Monts Nouba, sans parler de l'influence qu elles eurent sur d'autres facteurs tels que le racisme. Ainsi, jusqu'à une période assez récente, le spectre de l'esclavage empêchait les Noubas d'envoyer leurs enfants à l'école, de peur qu'ils ne tombent aux mains des Arabes nomades. A la place, on leur enseignait les arts martiaux et l'endurance. La conception de la virilité propre aux Noubas a conduit nombre d'entre eux à s'engager dans l'armée et la police, et plus encore, a contribué à la renommée des capacités militaires du Soudan.

De 1913 à 1929, les Monts Nouba furent dirigés par le Gouvernement de Tutelle, en tant que province à part entière, avec Talodi comme capitale. Cette province fut divisée en trois zones administratives : Jebels (" montagnes ") de l'Ouest, Jebels de l'Est et Jebels du Sud. Cette organisation fut modifiée par la suite, et une administration d'origine locale fut mise en place dans les années 1930. La région fut divisée en District de Tigali (en 1935, comprenant Awlad Himeid et Kawahla, près de Kalogi), District d'Eliri (1937), et Talodi Omodia (1945). Koalib Heiban et Otoro-Tira constituèrent un seul district en 1938. Heiban fut confiée en 1942 à l'administration d'Otoro-Tira, puis rejoignit la Confédération des Noubas du Sud en 1947. La Confédération Nyimang fut créée en 1939, incluant Mandai, Karko, Waii, Katla, Julud et Temein. Celle d'Ajang date de 1940, et comprend Dilling, Ghulfan et Kadaru. Les Confédérations d'Ajang et de Koaiib fusionnèrent en 1955. Enfin, la Confédération des Noubas du Sud fut mise en place en 1947, incluant Min et Kadugli (4). Bien qu'il ait été dit que ces fédérations constituaient une étape importante dans l'évolution vers l'autogestion de communautés petites et faibles, ces avancées n'ont pas favorisé le développement de véritables services éducatifs, de santé ou communautaires pour les Noubas.

Peu après l'indépendance du Soudan en 1956, les peuples du Sud furent exclus de l'héritage de l'ère coloniale sous prétexte qu'ils n'étaient pas éduqués. Plus tard, lorsqu'ils le furent devenus, le Nord mit en avant la Charia islamique pour empêcher les Chrétiens et les non-Musulmans d'occuper des postes clés au gouvernement. Aujourd'hui, il y a fort à parier que si les peuples du Sud et les Noubas se convertissaient en masse à l'islam, la classe dominante arabe trouverait une autre raison de les repousser; sans doute demanderaient-ils aux Africains de devenir des Arabes, condition irréaliste même à l'époque du clonage. Bien que différente, sur le plan ethnique, des zones de langue arabe du Nord Soudan, la région des Monts Nouba n'a pas été incluse dans les négociations surnommées "Problème du Sud" (1955-72). Aussi, après la signature des accords d'Addis Abeba en 1972, qui mit fin aux opérations militaires dans le Sud, les Noubas, constatant que les fruits de leur lutte armée profitaient exclusivement aux populations du Sud, en arrivèrent à la conclusion que la seule méthode pour parvenir à leurs objectifs politiques, économiques et de santé à l'intérieur du Soudan, était de passer par la lutte armée. Les deux partis politiques sectaires - le Parti Unioniste Démocratique et le Parti Umma, qui dominent la politique soudanaise depuis l'indépendance - sont seuls responsables de la détérioration et de l'échec des gouvernements soudanais à assurer la stabilité, le développement économique et les progrès du pays. Même les dictatures militaires ont été mises en place par ces deux partis, avec la complicité de toutes les factions de gauche. Les représentants des Noubas, via l'Assemblée Parlementaire des années 50 et 60, exprimèrent les besoins fondamentaux de leur peuple. Ils demandèrent aux autorités de creuser des puits, de construire des ponts, des écoles et des dispensaires, et de vacciner les animaux contre les épidémies. Ils demandèrent également, pacifiquement et de façon tout à fait légitime, la reconnaissance des droits civiques. Alors que le gouvernement était censé les leur accorder tout naturellement, ces demandes sont restées lettre morte.

Depuis les années 60, les plaines fertiles des Monts Nouba ont été réattribuées à de très lucratifs "Projets d'Agriculture Extensive Mécanisée", dont les propriétaires sont les hommes d'affaires contrôlant l'état soudanais. Ces projets détériorent l'environnement, sont néfastes pour les nomades qui mènent leurs troupeaux paître dans les plaines, ainsi que pour les Noubas, qui ont perdu leurs exploitations les plus fertiles. Ceux qui ont refusé de céder leurs terres ont été persécutés, emprisonnés ou tués.

Comme nous venons de le dire, les responsables noubas arrivèrent à la conclusion que les négociations pacifiques avec les autorités de Khartoum n'étaient que pure perte de temps (5). La création en 1985 du SPLM/SPLA (Southern People Liberation Movement / Army) dans le Sud Kordofan reçut le soutien des Noubas; il n'y a là rien de surprenant si l'on garde présent à l'esprit les souffrances d'un peuple accablé par la pauvreté et déchiré par l'injustice. Ce changement d'orientation signifiait deux choses: d'une part le déplacement du combat des Noubas, de Khartoum (le centre) vers leur territoire (la province), d'autre part la transformation d'une lutte pacifique en lutte armée. Le SPLM/A s'appuyait sur les deux origines principales du mécontentement du Sud : le partage du pouvoir politique, et la distribution des richesses nationales, ou, plus précisément, le développement inégalitaire entre le centre et la province. De plus, de nouvelles sources de conflit apparurent, notamment le retrait de la terrible loi islamique, demande reformulée ultérieurement sous forme de séparation de l'église et de l'Etat. Pour les Noubas, ces revendications correspondaient à leurs revendications de longue date, et ils étaient pleinement convaincus que le SPLM/A luttait pour le problème général du Soudan, et non pour un soi-disant "Problème du Sud".

Bien que les défenseurs de la Charia soulignent que celle-ci ne s'applique pas aux non Musulmans, en réalité les Chrétiens et les non-Musulmans ont été opprimés et marginalisés. Par exemple, les autorités politiques ne proposent que très rarement aux Chrétiens des terrains pour construire des églises. Et les églises existantes sont régulièrement détruites par des Musulmans fanatiques, sans que l'Etat n'intervienne. Autre exemple: en 1999, une secte musulmane a attaqué une église dans le banlieue nord de Khartoum. Cette église et les autres, construites par des Chrétiens réfugiés du Sud et de l'Ouest du Soudan, sont également utilisées comme écoles et comme centres de soins. Plusieurs églises ont été détruites par des fanatiques musulmans, et d'autres par les Services d'urbanisme du gouvernement. Le gouvernement prétend qu'il ne s'oppose pas à l'édification d'églises, mais que, pour ce faire, la population locale doit d'abord donner son accord (6). Une telle condition n'existe pas dans le cas de la construction d'une mosquée. Voici un autre exemple de persécution religieuse: le cas de Mekki Kuku, instituteur des Monts Nouba , converti de l'islam au Christianisme, il a été arrêté en juin 1998 par un officier de la sécurité et emmené au Centre de la Foi Islamique de Khartoum - un centre d'endoctrinement islamique - où il a été mis à l'isolement et torturé. On lui a promis des gratifications financières et sociales pour qu'il renonce au christianisme, Il a fallu l'intervention d'Abel Aller, ancien vice-président sous le régime de Niemeri, pour lui sauver la vie. Après l'intervention d'Alier, Mekki Kuku a été transféré à la prison d'Omdurman, dans l'attente d'un procès pour violation de la loi soudanaise (7) sur l'apostat.

En fait, le code pénal du Nord Soudan a toujours inclus des éléments de la Charia, et ce bien avant 1993. Mais cela ne concernait que certains secteurs du droit civil, comme le divorce et les héritages, tout le droit pénal étant régi par un code laïque.

Depuis septembre 93, les tenants de la Charia ont étendu celle-ci au domaine pénal parce que, affirment-ils, l'islam est un mode de vie.

Avec l'introduction de la Charia, la question de l'identité du pays est devenue un sujet brûlant, parce que l'islam et la culture arabe ont toujours été entremêlées, au point de tendre à prédominer sur les autres religions et les autres cultures. Plus encore, un Musulman peut se trouver dans la situation d'avoir à dénoncer ses propres coutumes, ses traditions et sa patrie, pour devoir faire allégeance aux sables sacrés d'Arabie - le berceau de l'islam. La question controversée de l'identité du Soudan a surgi après l'indépendance et, malgré l'existence d'une majorité Africaine dans le pays (selon le recensement de 1956), les dirigeants politiques de l'époque, en dépit de l'opposition arabe, déclarèrent que le Soudan serait membre de la Ligue Arabe. Cela peut se comprendre à partir de deux facteurs: l'infériorité et le complexe de périphérie. L'infériorité, parce que les Arabes soudanais ne sont pas pleinement acceptés comme " purs Arabes ", du fait de leur métissage avec des Africains. Quant au complexe de périphérie, il résulte du fait qu'une situation de groupe marginalisé dans le monde arabe les contraint à manifester leur existence par tous les moyens. Voilà pourquoi les Soudanais arabes pensent à tort qu'ils sont plus arabes que les Arabes eux-mêmes, et plus musulmans que le reste des Musulmans dans le monde arabe.

Au vu de ces injustices, on peut maintenant comprendre que les Noubas aient pris les armes: on leur a refusé le partage du pouvoir et la reconnaissance de leur identité, ils ont vu leurs fermes saisies sans dédommagement, ils ont été soumis à la persécution religieuse et sociale, et marginalisés sur le plan de la de santé, de l'éducation, des transports et des communications. Mais cette lutte armée, qui devait leur apporter une reconnaissance si souvent recherchée et jamais obtenue par des moyens pacifiques, se poursuit toujours malgré un lourd tribut payé en vies humaines, en biens perdus et en dégradation de l'environnement. Sous prétexte de lutte anti-insurrectionnelle, un chapitre sanglant des violations des droits de l'homme s'est ouvert dans les Monts Nouba.

Les violations des droits de l'homme et la guerre

L'escalade en matière de violation des droits de l'homme dans les Monts Nouba, en tant que produit de la guerre civile soudanaise, remonte au gouvernement de transition du général Swaral-Dahab (avril 85-avril 86) et au gouvernement civil de Sadiq-al-Mahdi (avril 86-juin 89). Sous prétexte de lutte contre-insurrectionnelle, les deux gouvernements ont équipé les milices locales arabes en armes à feu pour assassiner les civils nouba et confisquer leurs biens. Les rapports d'Amnesty international sont remplis d'horribles cas de tueries organisées, de viols systématiques utilisés comme arme de guerre, et de tortures à mort, perpétrés par les soldats du gouvernement et leurs agents. Les cellules de la prison de Kadugii, capitale provinciale du Sud Kordofan, et de Dilling, furent utilisées comme lieux de détention prolongée sans jugement. il y eut des cas d'enlèvement et de disparition d'intellectuels et de chefs tribaux nouba soupçonnés de soutenir l'organisation rebelle SPLM/A.

L'avènement du régime du Front National Islamique (NIF) en juin 1989 a constitué un tournant dans la vie du peuple nouba. Le régime du NIF a légalisé la milice arabe, appelée par euphémisme " Forces de Défense Populaires " (PDF).

Le régime du lieutenant général Omer al-Bashir a surpassé celui de Sadiq-al-Mahdi en matière de militarisation des Soudanais contre leurs voisins, amis et parents, et les Noubas subissent l'essentiel de cette politique belliqueuse. A peine le gouvernement Bashir avait-il pris le pouvoir, qu'il établit un blocus pour empêcher les secours de parvenir jusqu'aux Monts Nouba, dans les zones administrées par le SPLM/A depuis plus de dix ans.

Au contraire, dans les régions administrées par le SPLM/A dans le Sud, sous les auspices de l'opération Lifeline Sudan, c'est l'ONU qui supervise depuis des années la fourniture des secours - quoique de façon intermittente. Le blocus s'est avéré être l'une des armes les plus efficaces dans la guerre du régime contre les Noubas. Il a eu des répercussions considérables dans tous les secteurs de l'économie et dans les services aux populations. A l'écart des media du monde, la décimation du peuple nouba s'est poursuivie avec une intensité constante. Les membres de la communauté nouba ont été soumis à une campagne de terreur destinée à les contraindre d'abandonner leurs foyers. Le fait que Je territoire des Noubas se trouve dans une zone tampon les rend vulnérables aux attaques du gouvernement.

En avril 1992, le jihad a été déclaré contre les Noubas. Une telle fatwa qualifiait les Noubas d'infidèles, et par conséquent, leurs vies, tout comme celles de leurs femmes et de leurs enfants ainsi que leurs biens, n'avaient pas à être épargnées.

Il y eut des raids contre des villages, des gens brûlés vifs, des destructions de récoltes, des pillages de bétail, des enlèvements, des massacres, des mutilations de civils, y compris au moyen de mines antipersonnel. Le meurtre, qui suit généralement l'enlèvement et le viol, fut la seconde cause de mortalité féminine. En dépit des condamnations internationales, le régime Bashir a effectué des déplacements forcés et en masse au début des années 90. Les déportés ont été placés dans de prétendus " camps de la paix ", dans le Nord Kordofan. Les enfants ont été séparés de leurs parents, ont reçu des noms arabes et ont été islamisés contre leur gré. De jeunes hommes ont été envoyés en zones de combat comme chair à canon après avoir reçu un semblant d'entraînement militaire. Des femmes et des jeunes filles ont été emmenées par des soldats gouvernementaux comme concubines, et des petites filles ont subi des mutilations sexuelles, pratique non répandue dans les Monts Nouba. Conditions de vie épouvantables, viols multiples, passage à tabac et arabisation, ou pire, étaient monnaie courante dans ces " camps de la paix ". La campagne gouvernementale contre le peuple nouba a donné corps à la notion de " nettoyage ethnique ". Cette campagne visait délibérément les personnes âgées, les femmes et les enfants.

En 1995, un cessez-le-feu fut négocié par l'ancien président américain Jimmy Carter, aux fins d'éradiquer la trichinose et d'autres maladies du Sud Soudan. Malheureusement, le projet n'a pas été étendu aux Monts Nouba, et le cessez-le-feu ne comprenait pas la région nouba En 1999, une mission d'étude de l'ONU s'est rendue dans les Monts Nouba pour y évaluer les besoins de la population. A son arrivée, l'équipe a essuyé le feu de l'artillerie gouvernementale, et elle n'a pu avancer qu'après un appel à Khartoum pour faire cesser le bombardement.

Le pire ennemi des populations dans la zone de combat est l'Antonov An-24, un avion-cargo fabriqué en Russie, qui largue des obus à haute altitude, il y a des rapports sur l'usage d'armes chimiques par les troupes gouvernementales pendant la bataille de Tulishi, dans le Sud du Kordofan entre février et mai 1992, et à plusieurs reprises dans le Sud Soudan. Chaque fois, des civils ont été tués au cours de raids de l'armée de l'air qui utilisait des gaz toxiques.

Le mardi 8 février 2000, l'armée de l'air du gouvernement soudanais a bombardé une école située dans la région des Monts Nouba. Au moins quatorze enfants ont été tués, ainsi qu'un enseignant, et vingt personnes blessées. La plupart d'entre eux étaient des élèves assistant à un cours d'anglais sous un arbre. L'image du directeur d'école essayant de retenir les intestins d'un garçon à l'abdomen déchiré par un éclat d'obus témoigne du fait que " les abominations de cette nature contre des civils soudanais innocents sont devenues monnaie courante ". Après son attaque contre cette école, l'avion gouvernemental lâcha encore huit bombes sur deux villages proches. Les comptes-rendus disponibles révèlent que quelque trente-quatre enfants et deux enseignants ont perdu la vie dans des opérations similaires depuis octobre 1997.

Au vu de ces témoignages, le gouvernement soudanais est coupable de mener une guerre d'agression et de perpétrer des crimes contre l'humanité dans les Monts Nouba et ailleurs dans la zone des combats. Les crimes contre l'humanité, tels que définis par la Convention des Nations Unies sur le génocide (1948), sont constitués par les actes suivants, " commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux:

  1. meurtre de membres du groupe;
  2. atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe;
  3. soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle;
  4. mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe;
  5. transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe.

Ce qu'exigent les Noubas, c'est d'obtenir les moyens qui les rendront capables d'exercer leurs droits individuels et collectifs de défense, tels que reconnus par l'article 51 de la charte des Nations Unies. En vertu de ses valeurs morales et de ses lois, la communauté internationale se doit d'exercer des pressions sur le gouvernement soudanais afin qu'il cesse tout bombardement aérien ainsi que ses attaques contre des objectifs civils. Il est

également essentiel de permettre l'accès immédiat et sans restriction des organisations humanitaires qui cherchent à amener des secours aux civils, victimes de la guerre dans les Monts Nouba.

Perspectives

L'histoire politique des Monts Nouba résulte de facteurs géographiques, qui ont façonné la vie et le sort des Noubas à l'intérieur du Soudan. Leur histoire est jalonnée de périodes d'esclavage et d'exploitation, puis de marginalisation et d'extermination. Au fil du temps, la lutte contre la population nouba est devenue, pour les autres, sujet de glorification, et ceci n'a fait que renforcer les Noubas dans leur combat pour l'autodétermination et pour la liberté, éléments fondamentaux des Droits de l'Homme. Tous les événements passés montrent que les revendications des Noubas sont indissociables de celles des autres populations marginalisées du Soudan, mais leur sort a été bien pire, en raison des destructions de vies humaines et des confiscations de biens depuis 1985, et de la disparition progressive des ressources économiques des individus et de la communauté elle-même.

Le congrès de la NDA (National Democratic Alliance) qui s'est tenu à Asmara en Erythrée du 15 au 23 juin 1995, a conclu que " en ce qui concerne les Monts Nouba et lnghessana, le Gouvernement de Transition devra rechercher une solution politique pour compenser les injustices subies par ces populations; un référendum pour préciser leurs point de vue sur leur futur politique et administratif sera organisé pendant la période de transition ". Mais au vu des dommages physiques, psychologiques, sociaux et économiques infligés aux Noubas l'expression " solution politique " apparaît floue, et plus encore, connaissant la nature raciste et corrompue des officiels de Khartoum, cette résolution n'est qu'une fois de plus destinée à priver les Noubas de leurs droits inaliénables.

Dans une future solution au conflit, les Noubas auront à choisir entre trois possibilités: rallier un gouvernement du Sud Soudan, rester intégrés au Nord Soudan, ou constituer un état indépendant. Quelle que soit l'option retenue, elle est du ressort du peuple nouba lui-même, à qui il appartient d'évaluer les avantages et inconvénients de chacune d'entre elles.

En ce qui concerne la première possibilité, la lutte menée de concert par les Noubas et les peuples du Sud a déjà forgé un partenariat favorable, et, si une telle atmosphère de convivialité peut exister en période de guerre, elle pourra se poursuivre en temps de paix. De plus, leur histoire partagée d'esclavage et d'oppression, d'avancées en matière de culture, de croyances religieuses et d'identité, forment un solide dénominateur commun.

Le deuxième choix ne serait qu'une répétition du passé et du " statu quo ", sous une forme encore plus critiquable. De l'indépendance du Soudan en 1956 à ce jour, les différents essais et ratés ont appris aux Noubas que leurs intérêts ne pouvaient être confiés aux élites du Nord, et que les raisons qui les ont poussés à prendre les armes contre le gouvernement central pouvaient réapparaître. Il y a déjà des conflits en gestation, causes potentielles d'une guerre future entre les Noubas et le gouvernement de Khartoum. Par exemple, la recherche et l'exploitation du pétrole dans le Sud Kordofan, et la délimitation des provinces, dans lesquelles des morceaux du territoire nouba ont été " coupés-collés " au Kordofan Ouest. Si les Noubas choisissent de rester membres du Nord Soudan, cela devra se faire sous une nouvelle forme garantissant un partenariat égalitaire. Cependant, les droits ainsi acquis ne pourront être garantis qu'en conservant l'autonomie et l'intégrité d'une force militaire propre aux Noubas, sans les habituels leurres du type redéploiement, disparition, ou intégration de ces forces. Il nous faut retenir les leçons de l'accord d'Addis Abeba (1972) qui mit fin à la scission nord-sud, et l'abrogation unilatérale du statut fédéral de l'Erythrée par l'empereur Haïlié Sélassié en 1962. L'indépendance économique est un autre prérequis vital. A cet égard, le Sud Kordofan devrait être doté d'une administration financière permettant aux populations de gérer leurs propres ressources financières. Contrairement aux pouvoirs limités déjà accordés au Sud Kordofan, cette nouvelle autonomie financière à part entière permettra d'acquérir des fournitures scolaires, d'assurer les services de santé, de former la nouvelle administration, d'entretenir une police et différentes institutions administratives.

Quant à la solution de dernier recours consistant en un Etat indépendant, les Noubas ont déjà connu l'expérience ultime de devoir survivre sans accès aux fonds publics ni aux services sanitaires et sociaux. Les Noubas bénéficient peut-être aujourd'hui d'une meilleure prise de conscience: conscience de leur appartenance à une entité régionale, de leur désir d'obtenir leur quota d'éducation, d'accès à l'emploi et de progrès économique, et, plus encore, de la nécessité de jouer un rôle dans les affaires du pays. Une fois cet acquis consolidé, ils seront prêts pour

l'étape suivante: dépasser leurs problèmes régionaux pour se préoccuper du bien-être de l'ensemble du pays. La nouvelle coopération entre les ONG internationales et locales constitue un bon point de départ, et le soutien des Noubas aux observateurs internationaux des Droits de l'Homme a déjà renforcé leur image à l'extérieur de leur propre pays

NOTES

  1. Pour plus d'informations, voir S. AL-JAMAL: Tareikh Sudan Wadi aI-Neil, Le Caire, 1969; G. VANTINI: Christianity in Sudan, Bologne, 1981; et R.C. Stevenson The Nuba People of Kordofan Province, Khartoum, 1984.
  2. A. HOWES: Life before the war, dans The Guardian du 3 mars 2000; voir aussi A.P. DAVIDSON: ln the Shadow of History: The Passage of Uneage Society, Londres, 1996.
  3. J. FLINT: Fighting for their lives, dans The lndependant Magazine du 10 avril 1999.
  4. R.C. STEVENSON: The Nuba People of Kordofan Province, Khartoum, 1984.
  5. Pour plus d'informations sur le combat des Noubas au Nord Soudan après l'indépendance, voir P.A. GHABBOUSH Africa Today, n°3, 1973.
  6. Vigilance Soudan, 2ème et 3ème trimestres 1999.
  7. Vigilance Soudan, 2ème trimestre 1998. Dans la Chana musulmane, la conversion est un crime passible de mort. Les conférences publiques du Dr Hassan Abd Allah al-Turabi et ses idées personnelles qui vont à l'encontre de toutes les écoles orthodoxes de la Loi islamique sur le statut de la femme, sur le témoignage en justice des non-Musulmans et sur la loi sur l'apostasie, sont en désaccord avec la Chana musulmane du Soudan. Le Dr Turabi, idéologue du régime de Bashir qui prit le pouvoir en juin 1989, fut le conseiller du président Nimeiri quand Ustaz Mahmoud Mohamed Taha fut exécuté pour crime d'apostasie en 1984. Turabi ne leva pas le petit doigt pour s'opposer à cette exécution.
  8. Le Dr Hassan Makki indique dans le quotidien Al-Khartoum du 19 février 2000, que la majeure partie de la population du Grand Khartoum (la capitale nationale) est composée d'Africains. Selon le recensement de 1955, la population de la capitale s'élève à 390 000 personnes, les "occidentaux" (originaires de l'Ouest Soudan et d'Afrique) étaient 22 000, les "méridionaux" (originaires du Sud Soudan) 13 000, tandis que quelques milliers étaient originaires d'"ailleurs". Aujourd'hui, les Arabes sont environ 1,5 million, les "occidentaux" 2 millions, et les "méridionaux" plus d'1 million.
  9. Le compte-rendu complet des événements relatifs aux Monts Nouba a été publié par en 1995 par l'association African Rights (Facing Genocide the Nuba of Sudan), ainsi que par l'association américaine Afnca Watch, le comité Américain pour les Réfugiés, et dans plusieurs rapports d'Amnesty International.
  10. D'après les résolutions du congrès de la NDA, à Asmara du 15 au 23 juin 1995.
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