Le contexte politique, économique
et social du Soudan est aussi méconnu que le pays
est vaste et complexe. Aussi nous paraît-il indispensable
de préciser quelques repères : le Soudan, "terre
des Noirs", est le plus grand pays d'Afrique avec 2,5
millions km2, soit cinq fois la France. Il se divise traditionnellement
entre une forte majorité arabo-musulmane occupant
un vaste Nord désertique et des populations africaines,
de religion animiste et chrétienne, dans un Sud tempéré
(650.000 km2) et doté de ressources naturelles considérables
pour la plupart inexploitées. Le pays compte plus
de 30 millions d'habitants dont 63% d'arabes musulmans, 23%
d'animistes et 14% de chrétiens.
Le pays fait face à une incroyable
catastrophe humanitaire qui frappe surtout le Sud - depuis
la reprise du conflit en 1983, différentes sources
indiquent que la guerre a fait entre 2 et 3 millions de victimes
et provoqué
le déplacement de plus de 5 millions de personnes
au sein du pays, sans compter les centaines de milliers de
réfugiés
à l'étranger. Ce drame est la conséquence
directe d'une guerre interminable qui dure depuis près
d'une demi siècle (avec une accalmie relative d'environ
dix ans entre 1972 et 1983). La situation actuelle est en
partie le résultat de la politique coloniale britannique
assortie d'une indépendance mal préparée.
Elle est
également le fruit d'une guerre de colonisation et
de reconquête menée par les nouveaux dirigeants
de Khartoum depuis 1956. Nous évoquerons la politique
coloniale de la Grande Bretagne à l'égard des
provinces du Sud, les préludes de l'indépendance
déclarée le 1er janvier 1956, enfin les politiques
des gouvernements soudanais successifs à l'égard
du Sud.
Deux traits caractérisent le pays :
la violence et la division. La violence a été
un facteur constant et récurrent dans l'histoire du
Soudan : violence de conquête et de reconquête,
violence de la colonisation, violence inter-ethnique, traite
des esclaves et razzias régulières dans le
Sud, actes de barbarie sous l'administration turco-égyptienne
au dix-neuvième siècle, mesures de " pacification " sous
le condominium anglo-égyptien, guerre complexe entre
le Nord et le Sud depuis 1956 dont les populations civiles
sont les premières victimes. D'autre part, le pays
a été
marqué par la division : division fondamentale
entre Nord et Sud tout d'abord, tant sur le plan géographique
que racial, ethnique, économique, culturel, politique
et religieux. Violence et division se retrouvent à chaque
époque et comme pierre d'achoppement de toute décision
favorable à la paix.
La période coloniale
L'Angleterre reprit le contrôle du
Soudan en 1898 après la victoire écrasante
des troupes madhistes sur le Gouverneur Général
Gordon en 1885. Le pays avait été sous domination
turco-ottomane dès 1820. A partir de 1898, l'administration
coloniale britannique revêtit au Soudan " une
forme hybride de gouvernement jusqu'alors inconnue de la
jurisprudence internationale (1)".
Alors que l'Egypte était un protectorat depuis 1882,
le Soudan devint un condominium dirigé par un gouverneur
général britannique qui symbolisait la souveraineté commune
des gouvernements britannique et égyptien. Ainsi la
signature le 19 janvier 1899 du Condominium Agreement conférait
au Soudan sa nature coloniale spécifique qui le plaçait
hors de l'Empire britannique. Dépendant du Foreign
Office, le Gouverneur Général du Soudan disposait
d'une grande autonomie et de pouvoirs quasi-illimités.
Celui-ci fit son possible pour prévenir toute interférence égyptienne
dans les affaires soudanaises. Des tensions et une méfiance
constantes entretinrent une rivalité anglo-égyptienne
dans la vallée du Nil et pesèrent lourdement
sur la politique britannique pendant la période du
condominium. Cette rivalité fut déterminante
pour l'avenir du Soudan et tragique pour les provinces du
Sud. Dès l'installation du gouvernement soudanais,
l'armée anglo-égyptienne entreprit de pacifier
l'ensemble du Soudan, faisant un usage abusif de la violence.
De nombreuses patrouilles militaires conduisirent des expéditions
punitives, protectrices et préventives. L'autorité coloniale
cherchait
à imposer sa suprématie en démontrant
qu'elle seule avait l'usage exclusif de la violence. L'ensemble
des populations du Sud, considérées comme primitives
et violentes, furent enfin soumises au terme de plus de soixante-dix
opérations militaires.
Le politique adoptée par l'administration
coloniale britannique accentua la division entre le Nord
et le Sud et fut décisive pour l'avenir du pays. Les
deux régions furent administrées séparément.
Une fois la pacification achevée, les commissaires
britanniques en charge des districts se contentèrent
de maintenir la paix civile. Le développement économique
du Nord se fonda essentiellement sur la culture intensive
du coton sur les rives du Nil afin d'alimenter les filatures
du Nord de l'Angleterre. Le Sud, considéré comme
sauvage et sous-développé, fut laissé à
l'état de réserve. Pour assurer l'efficacité
de la gestion séparée, l'administration britannique
vota en 1920 une loi permettant de boucler les régions
du Sud, le Closed District Ordinance Act 1920. Il
s'agissait avant tout de protéger les " tribus
païennes "
du Sud contre l'influence arabo-musulmane et de mettre un
terme
à la traite des esclaves. En 1922, la loi sur les
passeports et les permis, Passport and Permit Ordinance
Act 1922, interdit officiellement aux Nord-Soudanais
ainsi qu'aux étrangers de se rendre dans les zones
méridionales. Les commissaires de district avaient
le pouvoir de sanctionner sévèrement quiconque
s'y était rendu sans permis officiel et sans raison
valable. Entre les années 1920 et 1940, le Sud devint
une " zone fermée ", isolée
du reste du pays. Ces mesures eurent sans doute un aspect
positif en permettant au Sud de préserver sa culture
et son identité. En 1928, la conférence de
Rejaf dans le Bahr al Ghazal acheva cette division :
elle adopta l'anglais comme langue officielle du Sud tout
en maintenant les langues tribales et rejeta l'adoption de
la langue arabe. L'administration séparée développa
un complexe d'infériorité dans le Sud et contribua à élargir
les différences entre les deux régions, notamment
en matière éducative, linguistique et socio-économique.
En empêchant les contacts entre le Nord et le Sud,
le gouvernement colonial permit d'entretenir les espoirs
d'indépendance au Sud et de nourrir au Nord le désir
d'unité nationale. En tentant de protéger les
populations africaines du Sud, la politique coloniale les
a au contraire fragilisées face à un Nord plus
puissant dont elle avait lancé
et encouragé le développement économique.
A la fin de la seconde guerre mondiale,
les
évènements se précipitèrent.
Poussés par l'Egypte, de jeunes mouvements nordistes
revendiquèrent l'indépendance du pays. Prise
de court, l'Angleterre dut se résoudre à affronter
le problème du Sud. La politique de séparation
n'étant plus viable, l'administration envisagea le
rattachement du Sud au Nord en vue d'une unité politique
inévitable. Cependant, les responsables britanniques
voulaient s'assurer que les Sud Soudanais étaient " suffisamment équipés,
grâce à l'éducation et au développement
économique, pour traiter seuls et à égalité
avec leurs homologues du Nord ". On évoqua
même la partition ou le rattachement du Sud au territoire
de l'Ouganda. On organisa dans la précipitation à Juba
une consultation des Sudistes sur leur avenir politique.
Toutes les parties se réunirent le 12 juin 1947. L'administration
coloniale chercha à dresser des garde-fous afin de
protéger le Sud dans une union inéluctable
avec le Nord. Les représentants sudistes présents
firent part de leurs inquiétudes quant à leur
retard économique et politique. Les populations n'étaient
pas prêtes à se mesurer
à leurs concitoyens du Nord et craignaient d'être
aisément dominées par eux (les souvenirs des
razzias d'esclaves étaient encore vivaces dans le
Sud). L'unité
avec le Nord n'était envisageable qu'après
avoir atteint un degré de développement équivalent.
Les Sudistes insistèrent pour que les Anglais restent
dans le Sud afin de les aider à développer
l'enseignement et atteindre un niveau de développement égal à
celui du Nord. Bien qu'ils refusent de participer à une
assemblée législative nationale qui ne reconnaîtraient
pas leurs intérêts régionaux, ils n'eurent
pas d'autre choix que d'accepter les exigences du Nord. Les
représentants des partis indépendantistes du
Nord leur firent comprendre que s'ils refusaient de participer,
ils n'auraient plus leur mot à dire sur les décisions
du futur gouvernement. Les Sudistes durent s'incliner. Le
Gouverneur Général demanda que des mesures
de protection soient prises en faveur du Sud dans le cadre
de la future assemblée. A la suite de la conférence
de Juba, l'administration séparée fut brusquement
abandonnée. Les rencontres de Juba en 1947 et du Caire
en 1953 allaient sceller sort du Soudan.
Les mouvements indépendantistes du
Nord souhaitaient la fin de la colonisation britannique et
le départ immédiat de ses représentants.
Certains soutenaient l'union avec l'Egypte dans le cadre
d'un vaste projet d'unité
du grand Nil. Plusieurs éléments leur furent
favorables: une méfiance chronique entre l'Egypte
et l'Angleterre, le souhait de l'Egypte de garder la mainmise
sur le Soudan dans le cadre du projet d'unité de la
vallée du Nil, la méconnaissance que Londres
avait de la situation soudanaise et son désir de maintenir
sa présence sur le canal de Suez, une incompréhension
profonde entre Londres et ses représentants au Soudan,
les changements politiques précipités au Caire,
l'intervention des Etats-Unis pour maintenir l'Egypte hors
de la sphère communiste, enfin la brusque volte-face
de l'Egypte s'engageant à
défendre l'indépendance du Soudan concrétisé
par un accord avec les partis politiques du Nord. L'administration
coloniale britannique dut faire face à un front uni :
le gouvernement égyptien avait signé un accord
reconnaissant l'autonomie du Soudan. Le Sud n'avait pas été
consulté: il avait tout simplement été
oublié. L'Egypte était convaincue que les mesures
demandées par les Britanniques n'étaient qu'une
stratégie pour maintenir la division et à terme
l'indépendance du Sud. Pour les partis politiques
du Nord, il s'agissait de retarder l'indépendance
du pays. Les partis signataires menaçaient de boycotter
les élections, si ces mesures n'étaient pas
respectées. Les Britanniques n'avaient plus le choix :
abandonner le Sud ou accepter l'accord dicté par l'Egypte.
Les responsables britanniques en poste au Soudan furent la
cible de vives critiques de la part du Foreign Office pour
avoir ainsi " perdu tout contact avec les politiciens
du Nord ". Conscient des conséquences dramatiques
que pouvait avoir l'indépendance du Soudan pour un
Sud non préparé à cette éventualité,
Londres signa au Caire l'accord anglo-egyptien en février
1953 : il proclamait le droit à l'indépendance
du Soudan. Il était trop tard. Le Sud se sentit abandonné
et trahi par l'Angleterre. On dénonça la stratégie
britannique qui l'avait livré au Nord afin de protéger
les bases militaires en Egypte, les intérêts
pétroliers dans le monde arabe et les liens privilégiés
avec Khartoum. Lors des élections législatives
de novembre 1953, les partis favorables à l'union
avec l'Egypte remportèrent la majorité des
sièges à la surprise générale.
Le nouveau gouvernement dut faire face à la soudanisation
et l'intégration nationale.
Les politiques post-coloniales dans
le Sud
Avant même la proclamation de l'indépendance
le 1er janvier 1956, la politique de soudanisation se caractérisa
par l'envoi massif de cadres afin de remplacer les britanniques
en poste sur l'ensemble du territoire. Le Sud se sentit colonisé
à nouveau par de nouveaux maîtres : ses
concitoyens du Nord. Sur les 1200 emplois administratifs
occupés par les britanniques, six postes subalternes
furent attribués
à des Sud Soudanais. Ces derniers furent exclus des
secteurs
économique et administratif. C'est dans un climat
tendu qu'éclata le 18 août 1955, quelques mois
avant l'indépendance, une mutinerie au sein de la
brigade de Torit, en Equatoria oriental, composée
essentiellement d'éléments sudistes encadrés
par des officiers du Nord. Une véritable chasse aux
nordistes s'organisa surtout dans les villes de Torit, Juba
et Wau : de nombreux officiers et commerçants
furent abattus. Sur les 350 victimes, 250 étaient
issues du Nord. L'armée du Sud fut aussitôt
démobilisée, la première guérilla
fut déclenchée. La politique d'intégration
et d'unification, qui imposait l'arabisation et l'islamisation
à l'ensemble des populations afin d'harmoniser le
puzzle ethnique, allait accroître le profond antagonisme
déjà
existant entre les deux régions. Le gouvernement de
Khartoum affirmait que le Soudan est un pays arabe et qu'il
devait par conséquent se développer selon des
critères arabes et islamiques alors que le Sud maintenait
que le Soudan est un pays africain qui devait préserver
ses traditions africaines même teintées d'influence
européenne. En effet, l'éducation avait été assurée
dans le Sud par des missionnaires étrangers dès
le dix-neuvième siècle mais leur expulsion
en 1964 pour propagande subversive et incitation à la
rébellion, allait créer un vide éducatif
de près d'un demi-siècle. De plus, la fracture
ethno-identitaire entre africains et un pouvoir arabo-musulman
a largement contribué
à alimenter ce conflit.
L'Accord d'Addis Abeba mit provisoirement
un terme à la guérilla. En accordant au Sud
une décennie de paix relative à partir de 1972,
il permit la mise en place d'un gouvernement autonome avec
un conseil exécutif provisoire et son assemblée
représentative. Le conflit reprit en 1983 à la
suite d'un mécontentement général nourri
par les frustrations accumulées et une série
de décisions malheureuses de la part du gouvernement
central. En premier lieu, le Sud restait englué
dans ses problèmes économiques et sociaux (sous-développement,
famine, corruption, endettement ) et se plaignait que les
promesses faites dans le cadre de l'accord d'Addis Abeba
pour mettre fin
à cette situation n'avaient pas été tenues.
Les sommes allouées au Sud pour son développement
ne lui étaient jamais parvenues en raison de l'épouvantable
corruption qui régnait au sein de la classe politique (2).
En 1978, la compagnie pétrolière américaine
Chevron découvrait d'importantes réserves pétrolières
autour de la ville de Bentiu, dans le nord du Sud-Soudan.
Le gouvernement de Khartoum projetait alors d'exporter le
brut à son seul profit et sûrement pas au profit
du Sud. Soutenu à l'époque par les Etats-Unis,
le régime autocratique du maréchal Numeiri
entendait priver les populations déshéritées
du Sud de revenus dont elles avaient bien besoin pour leur
développement. A cela s'ajouta en septembre 1983 l'adoption
stricte de la loi islamique appliquée à l'ensemble
du territoire. Enfin, le président Nimeiri décida
que chacune des trois provinces du Sud serait désormais
placée sous l'autorité d'un gouverneur directement
nommé
par Khartoum, ce qui fut considéré comme une
tentative d'affaiblissement du Sud.
La région était alors en proie
à un climat d'insurrection larvée. Une mutinerie
finit par éclater à Bor, en terre Dinka, ce
qui déclencha la seconde phase de la guerre contre
le Nord menée par l'Armée populaire de libération
du Soudan, l'APLS. A sa tête, John Garang de Mabior
dont le projet était de construire un Soudan unifié
et laïque. Des employés de la compagnie Chevron
furent enlevés et assassinés en 1984. Le projet
d'extraction du pétrole, précieuse source de
devises, fut immédiatement paralysé pour plus
de dix ans. L'armée populaire de libération
du Soudan reprit peu à peu le contrôle du Sud,
hormis quelques villes de garnison toujours tenues par les
forces gouvernementales ( Juba, Wau, Malakal, Torit).
Depuis 1983, les populations méridionales
vivent un calvaire: privées de l'accès au développement,
elles sont maintenues dans une dépendance alimentaire
et sanitaire quasi-totale. L'accès à l'éducation
est également impossible ( 98% de la population du
Sud est analphabète). L'aide aux démunis et
déplacés passe par les Eglises et les ONG dans
la mesure où celles-ci peuvent apporter leur soutien à partir
du Kenya ou de l'Ouganda. Une politique d'oppression s'est
exercée à
l'égard de tous ceux qui ont manifesté leur
hostilité
au régime central. La violence de l'Etat s'est intensifiée :
les bombardements réguliers des populations civiles
du Sud maintiennent un climat d'insécurité permanent,
voire de terreur. Certaines ethnies ont été soumises
à un véritable processus d'intégration
ou d'extermination tels les Nouba qui n'ont pas eu droit à
l'aide d'urgence des ONG dans la mesure où l'accès
à cette région leur était interdit (3).
Le président Nimeiri fut renversé
en 1985. En 1986, un gouvernement de coalition de salut public
dirigé par Sadiq al-Madhi envisageait de résoudre
le problème du Sud lorsqu'il fut lui-même
renversé
par un coup d'Etat militaire le 30 juin 1989, fomenté
par le Front National Islamique, alors dirigé par
Hassan al-Tourabi. Porté au pouvoir, le Lieutenant
General Omar Hassan al-Bashir est à ce jour toujours
président de la République. A partir de cette
période-là, le régime n'a cessé de
se durcir vers un extrémisme islamiste des plus radicaux
dès le début des années 1990. En 1992,
le jihad fut lancé contre les infidèles,
en priorité les populations non musulmanes du Sud
mais
également contre tous les musulmans modérés
qui refusaient de se rallier aux thèses officielles.
En réalité, le gouvernement s'est servi du
prétexte religieux pour reconquérir les territoires
du Sud dont les ressources restent largement inexploitées
( terres arables, minerais, pétrole, bois précieux).
En 1996, Khartoum décida coûte
que coûte d'exploiter le pétrole du Sud et forma
un consortium avec la Chine, la Malaisie et le Canada, le
Greater Nile Petroleum Operating Company, GNPOC. Deux ans
plus tard, un oléoduc de 1610 kilomètres courait
de Bentiu
à la Mer Rouge. Des sociétés étrangères
fournirent le matériel et l'assistance technique.
Des forçats chinois firent le travail d'assemblage.
Toutes les zones d'exploitation pétrolière
ainsi que le trajet de l'oléoduc furent " sécurisées ",
c'est-à-dire vidées de leurs populations soupçonnées
de soutenir l'APLS. Une politique de la " terre
brûlée "
fut systématiquement pratiquée : de nombreux
rapports font état d'expulsions et de massacres, de
nettoyage systématique des régions pétrolifères
par les milices des Forces de défense populaire, FDP. D'après
de très nombreux témoignages, il semble que
la stratégie utilisée ne varie guère :
les milices sèment la terreur en toute impunité,
brûlant les villages, massacrant et chassant les populations
autochtones, réduisant en esclavage femmes et enfants,
pillant les troupeaux, brûlant les récoltes,
faisant place nette enfin pour empêcher les habitants
de revenir sur leurs terres ancestrales et soutenir éventuellement
l'APLS dont l'objectif militaire avoué est d'arrêter
momentanément l'exploitation du pétrole (4).
Depuis août 1999, le Soudan exporte du pétrole,
exploité essentiellement par des compagnies étrangères (5),
ce qui a permis au gouvernement précédemment
mis au ban des nations pour son soutien au terrorisme international
de revenir sur la scène mondiale et de se voir traité
en partenaire respectable. Les autorités de Khartoum
avaient prévenu que les profits du pétrole
serviraient
à poursuivre la " guerre sainte " et à
soumettre à son autorité les " infidèles "
du Sud (6). Selon de nombreuses sources,
Khartoum dépense plus deux millions de dollars par
jour pour poursuivre la guerre. Le pétrole du Sud
Soudan (environ 250.000 barils/jour) sert à acheter
un armement plus sophistiqué
(hélicoptères de combat notamment) dans le
but exclusif d'écraser ou de chasser les populations
vivant sur ce même territoire.
Plusieurs rapports indépendants ont
tenté d'alerter les gouvernements occidentaux et l'opinion
internationale. Le rapport Harker publié en janvier
2000
à la demande du ministère des affaires étrangères
canadien soulignait que "d'après les preuves
recueillies sur le terrain, il semblait évident que
le pétrole ravivait le conflit du Soudan - que le
gouvernement considérait les éléments
non-arabes comme une menace potentielle
à la sécurité" (7).
Trois mois plus tard, Leonardo Franco, Rapporteur spécial
pour le Soudan auprès de la Commission des Droits
de l'Homme des Nations-Unies alertait la communauté internationale
sur le problème du pétrole qui selon lui était
"au coeur du conflit". L'actuel rapporteur, Gerhart
Baum, s'est inquièté que "la situation
ait empiré depuis la fin de l'année 2000" (8).
Enfin plusieurs autres missions menées sur le terrain
par Human Rights Watch, Amnesty International et Christian
Aid font état de massacres et de déplacements
massifs de populations. Trois rapports parus en mai 2002
(Christian Aid-Dan Church Aid, MSF et ECOS (9)),
publiés à la suite de missions en mars et avril
2002, attestent de massacres récurrents dans les régions
pétrolifères, de dizaines de villages brûlés
depuis le début de l'année et d'enlèvements
et disparitions de femmes et d'enfants.
Des milliers de déplacés survivent
sans aide alimentaire ou sanitaire. En mai 2001, ECOS (10),
coalition européenne regroupant plus de 70 organisations
non-gouvernementales, a interpellé les représentants
politiques et les gouvernements de plusieurs Etats européens
ainsi que les institutions européennes les pressant
d'intervenir auprès du gouvernement de Khartoum. Elle
les somme d'exiger de Khartoum l'arrêt momentané de
l'exploitation pétrolière tant qu'un accord
de paix entre le Nord et le Sud ne sera pas trouvé.
Le Sud demande l'application de la Déclaration de
principes de l'IGAD signé
en 1994 par Khartoum et le Mouvement Populaire de Libération
du Soudan, MPLS, avec en préambule, la séparation
officielle de la religion et de l'Etat, et un référendum
dans le Sud sur l'autodétermination de la région.
Depuis huit ans, les rencontres des responsables Nord-Sud
sous l'égide de l'IGAD ont toujours tourné court,
Khartoum refusant la mise en place d'un Etat laïque.
Par son silence, la communauté internationale s'est
rendue coupable de non-assistance à populations en
danger de mort. Le gouvernement français, pour sa
part, soutient le régime actuellement en place à Khartoum.
Il est régulièrement intervenu auprès
de ses partenaires européens ainsi qu'auprès
des Nations Unies pour plaider la cause du Soudan et faire
lever les sanctions internationales imposées au pays.
En décembre 2000, l'Union européenne a attribué une
aide de 15 millions d'euros au gouvernement de Khartoum " pour
les progrès effectués en matière des
droits de l'homme " au cours des mois précédents (11).
Cette caution internationale ne pouvait qu'inciter ce régime
brutal et cynique à poursuivre en toute impunité les
massacres des populations civiles. Une autre conséquence
de la crise actuelle concerne la résurgence de l'esclavage.
L'esclavage existe depuis la plus haute
antiquité
dans la vallée du Nil. Il devint le fondement de l'économie
soudanaise agricole et pastorale au dix-neuvième siècle
sous l'occupation turco-ottomane. Si la traite existait déjà
avant la conquête égyptienne, elle devint un
trafic organisé et une activité commerciale
rentable. La région entre Khartoum et l'Egypte formait
une plaque tournante du trafic des esclaves vers les ports
de la Mer Rouge et l'Arabie. Le pacha d'Egypte Mohamed Ali
avait introduit des milliers d'esclaves dans l'agriculture
et l'armée. Son fils, le khédive Ismail, qui
fit creuser le canal de Suez en 1859-69, fut le plus grand
propriétaire d'esclaves du pays.
Si elle n'avait pas totalement disparu,
la pratique s'était atténuée sous le
condominium. Cependant, le terme de " abid " (esclave)
est traditionnellement utilisé dans la société arabo-musulmane
du Nord pour désigner un africain noir (donc souvent
originaire du Sud) - usage linguistique qui traduit un profond
racisme à l'égard des déplacés
du Sud. L'esclavage a refait son apparition dès les
années 1980 et concerne des milliers d'individus,
essentiellement des femmes et des enfants, selon plusieurs
rapports établis par des organisations internationales.
La plupart des victimes seraient issues du Bahr al Ghazal,
des Monts Nouba et les raids seraient surtout conduits par
les pasteurs Baggara du Darfour et de l'ouest du Kordofan
- recrutés également dans les milices des Forces
de défense populaire. A la publication des premiers
rapports dénonçant l'esclavage en 1987, les
autorités de Khartoum nièrent l'existence de
telles pratiques. En effet, le Soudan a adhéré
en 1957 à la Convention relative à l'abolition
de l'esclavage et, en 1977, à la Convention internationale
sur toutes les formes de discrimination raciale.
En 1999, la Commission des Droits de l'Homme
des Nations-Unies, alertée par la multiplication des
rapports sur le sujet, évoqua la possibilité d'enlèvements
et de travail forcé. Le mois suivant, Khartoum chargea
le ministère de la Justice de mettre en place un comité
pour éradiquer l'enlèvement de femmes et d'enfants, Committee
for the Eradication of Abduction of Women and Children, CEAWC. Cet
organisme fut chargé de mettre un terme aux enlèvements,
de rapatrier les personnes enlevées et de punir quiconque
aurait enlevé ou garderait captif tout être
humain. Or, plusieurs rapports d'évaluation dénoncent
l'inefficacité de cet organisme (12) et
s'inquiètent de ce que le gouvernement se refuse à
reconnaître certaines formes d'esclavage telles que
les fausses adoptions, le mariage forcé, le travail
forcé
pour dettes impayées, etc... Des rapports et témoignages
récents dénoncent toujours ces pratiques.
Les Britanniques étaient conscients
que sans garanties, la réunification hâtive
du Nord et du Sud provoquerait un cataclysme politique, économique
et humanitaire. Les Sudistes estiment aujourd'hui que les
Britanniques sont en partie responsables de la guerre qui
sévit depuis l'indépendance entre le Nord et
le Sud. Le drame a assez duré. La violence multiforme
de l'Etat soudanais à
l'égard de ses propres citoyens a été érigée
en mode de gouvernement. Les documents internationaux relatifs
aux droits et à la protection de l'individu sont systématiquement
bafoués et violés. Il est temps que la communauté
internationale se mobilise pour convaincre les parties en
conflit de mettre un terme à cette tragédie
dont les premières victimes sont les populations civiles,
essentiellement les femmes et les enfants. Il faut pour cela
convaincre les deux adversaires de revenir à la Déclaration
de principes de l'IGAD et appliquer les principes sur lesquels
ils se sont mis d'accord en 1994
NOTES
-
Lord Cromer, Commissaire
de la Couronne britannique au Caire.
-
Peter Nyot Kok, Adding
Fuel to the Conflict : Oil, War and Peace in the Sudan
, in Martin Dornboos and al. (eds), Beyond Conflict
in the Horn, London : james Currey, 1992, p.106.
-
Facing Genocide : the
Nuba of Sudan, African Rights, July 1995, 11 Marshalsea
Road, London SE1 1EP, UK.
-
Voir les rapports suivants
: "Soudan &endash; the coût humain du
pétrole", Amnesty International, mai 2000
; The Scorched Earth, Oil and War in Sudan, Christian
Aid, London, March 2001 (www.christianaid.org); Report
of an investigation into oil development, Conflict and
Displacement in Western Upper Nile, Sudan, by Georgette
Gagnon and John Ryle ; Human rights Watch, Washington,
2001 (www.hrw.org). Le site www.vigilsd.org propose des
extraits en français de ces divers rapports.
-
Sont essentiellement
représentés les pays suivants : Chine,
Malaisie, Canada, Suède. Total-Fina possède
depuis les années 1980 une vaste concession qu'elle
n'exploite toujours pas.
-
Voir Peter Verney, Raising
the Stakes : Oil and Conflict in Sudan, Sudan Update,
December 1999.
-
John Harker, Human Security
in Sudan : the Report of a Canadian Assessment Mission,
Ottawa, Government of Canada, January 2000, p. 5.
-
Gerhard Baum, Special
Rapporteur on Human Rights in the Sudan, Situation of
Human Rights in the Sudan, E/CN.4/2002/46, United Nations,
23 January 2002, p. 4.
-
Hiding between the Streams,
the war on civilians in the oil regions of Southern Sudan,
Christian Aid & Dan Church Aid, 31 March 2002 ; The
Scorched Earth continues in Heglig and Unity Oil fields,
Ruweng County, Southern Sudan, ECOS Research Trip, February
2002 ; Violence, Health and Access to Aid in Unity State,
Western Upper Nile, Sudan, Médecins Sans Frontières,
April 2002.
-
European Coalition on
Oil in Sudan, Contacter Egbert G.Ch. Wesselink, ECOS,
P.O.Box 19318, Netherlands-3501 DH Utrecht, tel: +31
30 242 84 85, fax: +31 30 23 68 199
-
AFP, 7 décembre
2000.
-
Voir Anti-Slavery International
notamment : www.antislavery.org.