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Introduction à la journée d'hommage à Mongo Béti

Par Catherine COQUIO, présidente d'Aircrige.

"Voilà qui me rappelle un cauchemar que connaissent les familiers de la gueule de bois, et qui précède le réveil. Vous traversez laborieusement à la nage une rivière teigneuse, à force de brassées et autres battements de pieds, des flots rageurs soufflettent votre visage au risque de vous asphyxier. Enfin, vous avez pied, vous vous redressez, mais voilà qu'une vague inatttendue vient s'abattre sur vos genoux, une autre secouer votre torse, une troisième enfoncer votre menton comme à coups de bélier, et qui vous oblige à vous remettre à l'horizontale, à vous lancer dans une brassée désespérée, à battre des pieds. Tout recommence. Et ainsi de suite...
Oui, c'est toujours calamiteux, un destin dans une république bananière..."

Mongo Beti. "Epilogue" de Trop de soleil tue l'amour. 1999.

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Mongo Beti a disparu, mais cette journée de deuil est une journée de fête, où vous êtes venus nombreux. Je veux dire aujourd'hui ma joie que son souvenir soit évoqué ici, à la Sorbonne, où j'enseigne, et souhaiter la bienvenue à tous, de la part du Président de Paris IV, Georges Molinié, et au nom du Comité pour l'Hommage à Mongo Beti. Ce Comité compte de nombreux protagonistes : Agir ici, Aircrige, Cedetim, le Collectif pour un Etat de droit au Cameroun, la Fetaf, International Cameroun, Survie, Les Verts, l'UPC.

Nous avons souhaité que cet hommage ait lieu ici. Car c'est justice, que l'université française accueille ici Français et Camerounais autour de la mémoire d'un écrivain de cette trempe, qui a aussi, en France, enseigné la littérature pendant de longues années.

Nous avons désiré aussi que l'hommage déborde la commémoration pour évoquer l'oeuvre littéraire autant que politique. C'est pourquoi, outre les témoins et les proches, militants et éditeurs, des spécialistes de littérature africaine viendront dire un mot, à côté d'autres écrivains africains, Camerounais et non Camerounais : Eugène Ebodé, Tierno Monenembo et Boris Diop- lequel, retenu à Dakar, nous a envoyé un texte précieux, qui sera lu tout à l'heure.

Nous avons voulu qu'ainsi hommage soit rendu à cette vie et cette oeuvre dans toutes ses résonnances et son envergure, en Afrique et en France. On sait le tournant politique décisif qu'a fait prendre au parcours de Mongo Beti l'interdiction de son livre Main basse sur le Cameroun, publié chez Maspero en 1972. On sait aussi le tournant littéraire qu'a provoqué cette interdiction: Mongo Beti lui a répondu par une réplique romanesque d'importance, en écrivant Remember Ruben et Perpétue ou l'habitude du malheur, livres qui opposaient à la censure l'acte souverain d'une liberté d'écrire autrement, et qui l'imposèrent comme un des grands écrivains africains d'aujourd'hui.

Le pamphlet Main basse sur le Cameroun, où sont saisis sur le vif les modes de pouvoir et de pillage pratiqués par la France sur son ancienne colonie, s'inscrit dans la filiation des grands portraits que Frantz Fanon, Aimé Césaire et Albert Memmi ont fait du colon et du colonisé. Par l'écho qu'il a suscité en Afrique et en France, et par le second pamphlet, que lui a inspiré son retour au Cameroun, La France contre l'Afrique, publié à la Découverte en 1993, cette oeuvre a aussi frayé la voie à la critique française de la Françafrique.

C'est pourquoi, parmi le noyau d'organisateurs qui ont préparé cette journée, je veux saluer tout particulièrement Sharon Courtoux et l'association Survie qu'elle représente aujourd'hui. Les travaux de François-Xavier Vershave en effet, Noir Silence (2000) et La Françafrique, le plus long scandale de la République (1998), se savent directement héritiers de l'effort de clairvoyance de Mongo Beti. Ils ont permis aussi, à une génération qui n'avait pas eu le temps de le connaître, de prendre la mesure de ce qui se jouait d'essentiel autour de sa personne, et de sa colère.

C'est personnellement la découverte, à travers les livres de Vershave, de l'extraordinaire non-dit pesant sur les massacres qui ont accompagné et suivi la guerre d'indépendance camerounaise, qui m'a poussée à organiser dans le cadre d'AIRCRIGE, le 9 juin 2001, à la Sorbonne, un colloque intitulé France et Afrique : répression des indépendances et "décolonisation" : dénis, mémoires effacées et violences actuelles. Lors de cette journée, consacrée à Madagascar, à l'Algérie et au Cameroun, ont parlé parmi d'autres Yves Bénot, François-Xavier Vershave, Eugène Ebodé.... et Mongo Beti.

Celui-ci a prononcé ce jour-là, dans la salle des Actes, le texte "Repentance", qui est le tout dernier écrit par Mongo Beti. Je le lirai tout à l'heure - selon le voeu de son épouse, Odile Biyidi, dont la présence aujourd'hui donne à la fois plus de poids et de prix à cette journée : qu'elle soit remerciée pour la part qu'elle a prise, faite d'ouverture et de clairvoyance, dans sa préparation.

Le 9 juin 2001, la salle était trop petite, ce jour-là. Les gens s'entassaient, et je me rappelle que pendant qu'il parlait des massacres, sous les photos des présidents de l'Université, un très jeune père, assis tout près de la porte et de la tribune, donnait le biberon à un nourrisson. Le père était blanc de peau, et le bébé un peu noir. Je me suis dit que seule la personne de Mongo Beti avait pu créer cette scène, un peu inhabituelle en ces lieux.

La salle est aujourd'hui plus grande et je ne l'ai jamais vue si remplie. C'est lui maintenant qui nous regarde du haut de cette grande photo derrière la tribune.

Sa venue le 9 juin avait été précédée d'un petit échange de courriers email. Dans l'un d'eux, il me disait qu'il n'avait pas pu dormir la veille du jour où devaient être rendues les conclusions du procès intenté à François-Xavier Vershave et à son éditeur par Idriss Deby, Sassou N'Guesso et Omar Bongo, pour offense à chef d'Etat, le 25 avril 2001.

Le jour du colloque, Mongo Beti est arrivé, comme un prince, avec une demi-heure de retard, et il s'est assis tranquillement à la tribune. Avant de prononcer son exposé à son tour, il s'est livré à quelques réflexions lasses et sarcastiques sur l'état de la poste au Cameroun, et sur son pays ravagé. Son visage et sa voix fatigués formaient un voile sur sa parole et sa personne. Mais au moment de prononcer son texte, qu'il avait rédigé, sa voix a complètement changé de ton, et l'énergie de sa pensée s'est fait entendre avec netteté, sans plus aucun voile, mais avec sarcasme toujours, en enfonçant le clou.

Mongo Beti avait le verbe haut, volontiers ricaneur et rageur. On entend désespérer ce ricanement dans ses tout derniers livres, où l'énergie de vivre lutte contre la lassitude de trop bien comprendre. Si sa voix restait forte, c'est qu'elle ne pouvait résister au désir de rompre un silence et de couvrir d'autres voix : celles d'un pouvoir monopolisé par une dictature et sa troupe, mais partagé sous la forme des "liens spéciaux" : ces fameux liens pseudo-familiaux entre l'Etat français et ses "amis africains", qu'il démonte de toutes pièces dans La France contre l'Afrique. Il lui fallait forcer la voix pour briser un peu "l'éloge unanime" qui "montait vers le dictateur dans les années 70", en même temps que le "discours de la coopération francoafricaine", qui, comme il l'écrit à propos du règne de Paul Biya, "évoque toujours sous les couleurs de la fatalité les drames africains qu'elle a elle-même encouragés sinon suscités". Il fallait rompre enfin le "pacte tacite" dont il parle au chapitre "Qui a peur de peuples noirs développés ?" :

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"Depuis De Gaulle, la France semble avoir signé un pacte avec la classe dirigeante camerounaise, selon lequel, pourvu qu'elle témoigne une allégeance indéfectible à Paris, toutes les fantaisies, toutes les turpitudes et toutes les corruptions lui seront pardonnées. C'est ce pacte tacite qui a donné à la corruption cette dimension hallucinante et mortelle que chacun observe, et qui fait de toute stratégie prétendue de développement une comédie cynique, puisque personne n'y croit vraiment, mises à part les misérables populations longtemps bernées, mais qui viennent d'exprimer un rejet péremptoire".

Cette comédie inhumaine, réellement mortelle, qui a toujours fait grincer la voix de Mongo Beti, il m'a semblé la reconnaître lorsqu'en décembre dernier à Douala, j'ai vu des soldats en uniforme attendre auprès des points-argent des grands hôtels pour souhaiter "bonne année" aux touristes, c'est-à-dire réclamer leur part; et plus encore, lorsqu'à répétition des jeunes gens sympathiques, irrités par la violence quotidienne des "bandits" de Douala, m'ont expliqué qu'ils approuvaient l'action salutaire du Commando Opérationnel, malgré les "bavures" et les morts d'innocents.

Mongo Beti manque et manquera gravement à ce pays-là.

Ce qui manquera plus que tout, dans cette voix, c'est l'art de se moquer d'autres voix fortes, propres aux grandes diatribes : celles des gens du pouvoir, celles des philosophes de la négritude à l'usage des dictateurs démagogues, celles des barbouzes en mal d'exotisme, celles surtout des "prétendus dissidents intellectuels", "militants" spécialistes en dénonciation publique et provocation facile. Ce sont ces moqueries qui donnent à Trop de soleil tue l'amour ses pages les plus vives, lorsqu'il fait voir la vaine agitation humaine du haut de l'oeil froid du pouvoir, faisant parler, au coeur de la comédie cynique, le tout proche conseiller du Président africain "ami" de la France:

"Le jour, ils jouent les Saint-Just d'opérette dans les feuilles de chou et sur les tréteaux de l'opposition; mais, la nuit, ils viennent me manger dans la main comme des toutous, pour un crédit bancaire, pour un poste minable dans la fonction publique, pour une misère, pour tout, pour rien. "

Ce "pour rien" qui anime les gesticulations d'opposants fait conclure le roman sur un grand point d'interrogation :

"Contrairement à ce que se figure Eddie, ce n'est pas parce que l'on est prisonnier dans un asile au milieu d'énergumènes tourmentés à des degrés divers par la démence qu'il n'y a rien à comprendre. (...) Où pouvaient déboucher à la fin quarante longues années de violence publique, d'apocalypse larvée, sinon sur cette fureur collective, dévastation universelle des esprits?

Oui, mais où mène cette rhétorique aussi répétitive que la fatalité? Nulle part, puisqu'elle n'engendre pas la moindre tactique de riposte. (...) Quand on ne peut pas agir, à quoi bon essayer de comprendre?"

Entre le jour où Mongo Beti a prononcé son dernier texte à la Sorbonne, et aujourd'hui où nous lui rendons hommage, un autre colloque a eu lieu ici, le 19 janvier dernier, consacré au Rwanda. Il y était question d'une autre "repentance" absente.

Dans les derniers livres de Mongo Beti, on entend une rumeur persistante qui vient du Rwanda. Cette rumeur en lui d'un génocide, perpétré en 1994 au coeur de l'Afrique, rappelle la réflexion du professeur camerounais Eboussi-Boulaga : "le Rwanda est au-dedans de nous". Le témoignage de Jeannette Kamtchueng, évoquant les événements vécus lors de la guerre d'indépendance, parlera tout à l'heure de ce "dedans-là" : de la stupeur d'où la lecture de Mongo Beti, mettant des mots, du sens et du refus là où il n'y avait que violence folle, l'avait aidée à sortir.

On entend encore et surtout, à travers tous ces bruits, ces rumeurs et ces voix, au fond des ricanements noirs de Mongo Beti, un certain silence : celui de l'enfant muet, étranger de passage, d'origine inconnue, qu'un vieillard retient au village un jour et appelle Mor-Zamba. C'est par ce silence que débute le roman-mémorial que Mongo Beti dédia, en 1982, à un "fier enfant noir, jeune frère assassiné" dans une prison d'Afrique. C'est par son frère Abéna que l'enfant silencieux de Remember Ruben, devenu le dépositaire d'une mémoire collective, a appris à vivre et parler. Et c'est à son chef rebelle qu'est confié le dernier mot du livre :

"L'Afrique est dans les chaînes pour ainsi dire depuis l'éternité, nous la libérerons toujours assez tôt. Notre combat sera long, très long. Tout ce que vous voyez en ce moment dans Kola-Kola et dans la colonie n'est qu'un prélude puéril. D'ici quelques années, quelques mois peut-être, et même après la prochaine destruction de Kola-Kola au cours de laquelle pourtant seront immolés des milliers et des milliers des nôtres, y compris des femmes et des enfants, et il se trouvera des gens pour sourire au souvenir de ces préliminaires brouillons; ainsi fait-on en songeant aux jeux innocents de l'enfance."

En écoutant se taire Mor-Zomba, en-deça même de ces paroles de prophète, on répond un peu à la question de l'"à quoi bon essayer de comprendre?" C'est un enfant muet qui se souvient de Ruben, avant qu'il ne soit exalté comme héros de l'indépendance nationale. C'est à un enfant errant, sans racine ni famille, que l'écrivain de nom Beti confia la mémoire, non d'une guerre nationale avortée, mais d'un combat africain si long que son prélude atroce fait figure d'un innocent jeu d'enfant, aux yeux d'un frère adulte qui s'essaye au sourire.

Catherine Coquio. 16 février 2002.