"Voilà
qui me rappelle un cauchemar que connaissent les familiers
de la gueule de bois, et qui précède
le réveil. Vous traversez laborieusement à la
nage une rivière teigneuse, à force de
brassées et autres battements de pieds, des
flots rageurs soufflettent votre visage au risque de
vous asphyxier. Enfin, vous avez pied, vous vous redressez,
mais voilà qu'une vague inatttendue vient s'abattre
sur vos genoux, une autre secouer votre torse, une
troisième enfoncer votre menton comme à coups
de bélier, et qui vous oblige à vous
remettre à l'horizontale,
à vous lancer dans une brassée désespérée,
à battre des pieds. Tout recommence. Et ainsi
de suite...
Oui, c'est toujours calamiteux, un destin dans une république
bananière..."
Mongo Beti.
"Epilogue" de Trop de soleil tue l'amour.
1999.
.
Mongo Beti a disparu, mais cette journée
de deuil est une journée de fête, où vous
êtes venus nombreux. Je veux dire aujourd'hui ma joie
que son souvenir soit évoqué ici, à la
Sorbonne, où j'enseigne, et souhaiter la bienvenue à tous,
de la part du Président de Paris IV, Georges Molinié,
et au nom du Comité pour l'Hommage à Mongo
Beti. Ce Comité compte de nombreux protagonistes :
Agir ici, Aircrige, Cedetim, le Collectif pour un Etat de
droit au Cameroun, la Fetaf, International Cameroun, Survie,
Les Verts, l'UPC.
Nous avons souhaité que cet hommage
ait lieu ici. Car c'est justice, que l'université française
accueille ici Français et Camerounais autour de la
mémoire d'un écrivain de cette trempe, qui
a aussi, en France, enseigné la littérature
pendant de longues années.
Nous avons désiré aussi que
l'hommage déborde la commémoration pour évoquer
l'oeuvre littéraire autant que politique. C'est pourquoi,
outre les témoins et les proches, militants et éditeurs,
des spécialistes de littérature africaine viendront
dire un mot, à côté d'autres écrivains
africains, Camerounais et non Camerounais : Eugène
Ebodé, Tierno Monenembo et Boris Diop- lequel, retenu à Dakar,
nous a envoyé un texte précieux, qui sera lu
tout
à l'heure.
Nous avons voulu qu'ainsi hommage soit rendu
à cette vie et cette oeuvre dans toutes ses résonnances
et son envergure, en Afrique et en France. On sait le tournant
politique décisif qu'a fait prendre au parcours de
Mongo Beti l'interdiction de son livre Main basse sur
le Cameroun, publié chez Maspero en 1972. On sait
aussi le tournant littéraire qu'a provoqué cette
interdiction: Mongo Beti lui a répondu par une réplique
romanesque d'importance, en écrivant Remember Ruben et Perpétue
ou l'habitude du malheur, livres qui opposaient à la
censure l'acte souverain d'une liberté d'écrire
autrement, et qui l'imposèrent comme un des grands écrivains
africains d'aujourd'hui.
Le pamphlet Main basse sur le Cameroun,
où sont saisis sur le vif les modes de pouvoir et
de pillage pratiqués par la France sur son ancienne
colonie, s'inscrit dans la filiation des grands portraits
que Frantz Fanon, Aimé
Césaire et Albert Memmi ont fait du colon et du colonisé.
Par l'écho qu'il a suscité en Afrique et en
France, et par le second pamphlet, que lui a inspiré son
retour au Cameroun, La France contre l'Afrique, publié
à la Découverte en 1993, cette oeuvre a aussi
frayé
la voie à la critique française de la
Françafrique.
C'est pourquoi, parmi le noyau d'organisateurs
qui ont préparé cette journée, je veux
saluer tout particulièrement Sharon Courtoux et l'association
Survie qu'elle représente aujourd'hui. Les travaux
de François-Xavier Vershave en effet, Noir Silence (2000)
et La Françafrique, le plus long scandale de la
République (1998), se savent directement héritiers
de l'effort de clairvoyance de Mongo Beti. Ils ont permis
aussi, à une génération qui n'avait
pas eu le temps de le connaître, de prendre la mesure
de ce qui se jouait d'essentiel autour de sa personne, et
de sa colère.
C'est personnellement la découverte, à
travers les livres de Vershave, de l'extraordinaire non-dit
pesant sur les massacres qui ont accompagné et suivi
la guerre d'indépendance camerounaise, qui m'a poussée à
organiser dans le cadre d'AIRCRIGE, le 9 juin 2001, à la
Sorbonne, un colloque intitulé France et Afrique
: répression des indépendances et "décolonisation" :
dénis, mémoires effacées et violences
actuelles. Lors de cette journée, consacrée à Madagascar,
à l'Algérie et au Cameroun, ont parlé parmi
d'autres Yves Bénot, François-Xavier Vershave,
Eugène Ebodé.... et Mongo Beti.
Celui-ci a prononcé ce jour-là,
dans la salle des Actes, le texte "Repentance",
qui est le tout dernier écrit par Mongo Beti. Je le
lirai tout à
l'heure - selon le voeu de son épouse, Odile Biyidi,
dont la présence aujourd'hui donne à la fois
plus de poids et de prix à cette journée :
qu'elle soit remerciée pour la part qu'elle a prise,
faite d'ouverture et de clairvoyance, dans sa préparation.
Le 9 juin 2001, la salle était trop
petite, ce jour-là. Les gens s'entassaient, et je
me rappelle que pendant qu'il parlait des massacres, sous
les photos des présidents de l'Université,
un très jeune père, assis tout près
de la porte et de la tribune, donnait le biberon
à un nourrisson. Le père était blanc
de peau, et le bébé un peu noir. Je me suis
dit que seule la personne de Mongo Beti avait pu créer
cette scène, un peu inhabituelle en ces lieux.
La salle est aujourd'hui plus grande et
je ne l'ai jamais vue si remplie. C'est lui maintenant qui
nous regarde du haut de cette grande photo derrière
la tribune.
Sa venue le 9 juin avait été précédée
d'un petit échange de courriers email. Dans l'un d'eux,
il me disait qu'il n'avait pas pu dormir la veille du jour
où
devaient être rendues les conclusions du procès
intenté
à François-Xavier Vershave et à son éditeur
par Idriss Deby, Sassou N'Guesso et Omar Bongo, pour offense à
chef d'Etat, le 25 avril 2001.
Le jour du colloque, Mongo Beti est arrivé,
comme un prince, avec une demi-heure de retard, et il s'est
assis tranquillement à la tribune. Avant de prononcer
son exposé
à son tour, il s'est livré à quelques
réflexions lasses et sarcastiques sur l'état
de la poste au Cameroun, et sur son pays ravagé. Son
visage et sa voix fatigués formaient un voile sur
sa parole et sa personne. Mais au moment de prononcer son
texte, qu'il avait rédigé, sa voix a complètement
changé de ton, et l'énergie de sa pensée
s'est fait entendre avec netteté, sans plus aucun
voile, mais avec sarcasme toujours, en enfonçant le
clou.
Mongo Beti avait le verbe haut, volontiers
ricaneur et rageur. On entend désespérer ce
ricanement dans ses tout derniers livres, où l'énergie
de vivre lutte contre la lassitude de trop bien comprendre.
Si sa voix restait forte, c'est qu'elle ne pouvait résister
au désir de rompre un silence et de couvrir d'autres
voix : celles d'un pouvoir monopolisé par une dictature
et sa troupe, mais partagé sous la forme des "liens
spéciaux" : ces fameux liens pseudo-familiaux
entre l'Etat français et ses "amis africains",
qu'il démonte de toutes pièces dans La France
contre l'Afrique. Il lui fallait forcer la voix pour
briser un peu "l'éloge unanime" qui "montait
vers le dictateur dans les années 70", en même
temps que le "discours de la coopération francoafricaine",
qui, comme il l'écrit à propos du règne
de Paul Biya, "évoque toujours sous les couleurs
de la fatalité
les drames africains qu'elle a elle-même encouragés
sinon suscités". Il fallait rompre enfin le "pacte
tacite"
dont il parle au chapitre "Qui a peur de peuples noirs
développés ?"
:
"Depuis De Gaulle, la France semble
avoir signé un pacte avec la classe dirigeante camerounaise,
selon lequel, pourvu qu'elle témoigne une allégeance
indéfectible à Paris, toutes les fantaisies,
toutes les turpitudes et toutes les corruptions lui seront
pardonnées. C'est ce pacte tacite qui a donné à la
corruption cette dimension hallucinante et mortelle que
chacun observe, et qui fait de toute stratégie prétendue
de développement une comédie cynique, puisque
personne n'y croit vraiment, mises à part les misérables
populations longtemps bernées, mais qui viennent
d'exprimer un rejet péremptoire".
Cette comédie inhumaine, réellement
mortelle, qui a toujours fait grincer la voix de Mongo Beti,
il m'a semblé la reconnaître lorsqu'en décembre
dernier à Douala, j'ai vu des soldats en uniforme
attendre auprès des points-argent des grands hôtels
pour souhaiter
"bonne année" aux touristes, c'est-à-dire
réclamer leur part; et plus encore, lorsqu'à répétition
des jeunes gens sympathiques, irrités par la violence
quotidienne des "bandits" de Douala, m'ont expliqué qu'ils
approuvaient l'action salutaire du Commando Opérationnel,
malgré
les "bavures" et les morts d'innocents.
Mongo Beti manque et manquera gravement à
ce pays-là.
Ce qui manquera plus que tout, dans cette
voix, c'est l'art de se moquer d'autres voix fortes, propres
aux grandes diatribes : celles des gens du pouvoir, celles
des philosophes de la négritude à l'usage des
dictateurs démagogues, celles des barbouzes en mal
d'exotisme, celles surtout des "prétendus dissidents
intellectuels", "militants" spécialistes
en dénonciation publique et provocation facile. Ce
sont ces moqueries qui donnent à Trop de soleil
tue l'amour ses pages les plus vives, lorsqu'il fait
voir la vaine agitation humaine du haut de l'oeil froid du
pouvoir, faisant parler, au coeur de la comédie cynique,
le tout proche conseiller du Président africain "ami" de
la France:
"Le jour, ils jouent les Saint-Just
d'opérette dans les feuilles de chou et sur les
tréteaux de l'opposition; mais, la nuit, ils viennent
me manger dans la main comme des toutous, pour un crédit
bancaire, pour un poste minable dans la fonction publique,
pour une misère, pour tout, pour rien. "
Ce "pour rien" qui anime les gesticulations
d'opposants fait conclure le roman sur un grand point d'interrogation
:
"Contrairement à ce que
se figure Eddie, ce n'est pas parce que l'on est prisonnier
dans un asile au milieu d'énergumènes tourmentés à
des degrés divers par la démence qu'il n'y
a rien
à comprendre. (...) Où pouvaient déboucher
à la fin quarante longues années de violence
publique, d'apocalypse larvée, sinon sur cette fureur
collective, dévastation universelle des esprits?
Oui, mais où mène cette
rhétorique aussi répétitive que la
fatalité? Nulle part, puisqu'elle n'engendre pas
la moindre tactique de riposte. (...) Quand on ne peut
pas agir, à quoi bon essayer de comprendre?"
Entre le jour où Mongo Beti a prononcé
son dernier texte à la Sorbonne, et aujourd'hui où
nous lui rendons hommage, un autre colloque a eu lieu ici,
le 19 janvier dernier, consacré au Rwanda. Il y était
question d'une autre "repentance" absente.
Dans les derniers livres de Mongo Beti,
on entend une rumeur persistante qui vient du Rwanda. Cette
rumeur en lui d'un génocide, perpétré en
1994 au coeur de l'Afrique, rappelle la réflexion
du professeur camerounais Eboussi-Boulaga : "le Rwanda
est au-dedans de nous". Le témoignage de Jeannette
Kamtchueng, évoquant les événements
vécus lors de la guerre d'indépendance, parlera
tout à l'heure de ce "dedans-là" :
de la stupeur d'où la lecture de Mongo Beti, mettant
des mots, du sens et du refus là où il n'y
avait que violence folle, l'avait aidée à sortir.
On entend encore et surtout, à travers
tous ces bruits, ces rumeurs et ces voix, au fond des ricanements
noirs de Mongo Beti, un certain silence : celui de l'enfant
muet,
étranger de passage, d'origine inconnue, qu'un vieillard
retient au village un jour et appelle Mor-Zamba. C'est par
ce silence que débute le roman-mémorial que
Mongo Beti dédia, en 1982, à un "fier
enfant noir, jeune frère assassiné" dans
une prison d'Afrique. C'est par son frère Abéna
que l'enfant silencieux de Remember Ruben, devenu
le dépositaire d'une mémoire collective, a
appris à vivre et parler. Et c'est à son chef
rebelle qu'est confié le dernier mot du livre :
"L'Afrique est dans les chaînes
pour ainsi dire depuis l'éternité, nous la
libérerons toujours assez tôt. Notre combat
sera long, très long. Tout ce que vous voyez en
ce moment dans Kola-Kola et dans la colonie n'est qu'un
prélude puéril. D'ici quelques années,
quelques mois peut-être, et même après
la prochaine destruction de Kola-Kola au cours de laquelle
pourtant seront immolés des milliers et des milliers
des nôtres, y compris des femmes et des enfants,
et il se trouvera des gens pour sourire au souvenir de
ces préliminaires brouillons; ainsi fait-on en songeant
aux jeux innocents de l'enfance."
En écoutant se taire Mor-Zomba, en-deça
même de ces paroles de prophète, on répond
un peu à la question de l'"à quoi bon
essayer de comprendre?" C'est un enfant muet qui se
souvient de Ruben, avant qu'il ne soit exalté comme
héros de l'indépendance nationale. C'est à un
enfant errant, sans racine ni famille, que l'écrivain
de nom Beti confia la mémoire, non d'une guerre nationale
avortée, mais d'un combat africain si long que son
prélude atroce fait figure d'un innocent jeu d'enfant,
aux yeux d'un frère adulte qui s'essaye au sourire.
Catherine Coquio. 16 février
2002.