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L'oeuvre de Mongo Béti

Par Bernard MOURALIS

Au moment même de prendre la parole, une question s'impose d'emblée à moi : cette cérémonie qui nous réunit aujourd'hui, dans ce lieu prestigieux, l'Amphi Descartes, qu'en eût-il pensé, lui dont l'une des vertus fut toujours l'insolence ?

Il eût été probablement honoré de cette marque de reconnaissance publique. Touché même. Mais cela, comme on dit familièrement, ne lui aurait pas monté à la tête.

Car ce qui comptait pour cet homme qui fut pleinement un écrivain, c'était la communauté de ses lecteurs, ce lien qui se tisse entre l'écrivain et celle-ci et qui est d'un " autre ordre " que l'ordre formé par les institutions, pour reprendre la célèbre formule de Pascal, un écrivain qui lui était particulièrement cher.

C'est pourquoi, je voudrais parler aujourd'hui à partir de mon expérience de lecteur d'une oeuvre découverte au début des années 60 et dans laquelle j'ai trouvé d'emblée une complicité profonde.

Avec Mongo Beti disparaît un écrivain traduit dans de multiples langues et qui aura dominé, pendant plus d'un demi siècle, la création littéraire africaine. Né en 1932 près de Yaoundé, Mongo Beti publie son premier roman, Ville cruelle, en 1954. Puis Le pauvre Christ de Bomba (1956), Mission terminée (1957) et Le roi miraculé (1958). Ces quatre romans constituent un premier massif dans l'oeuvre de l'écrivain en révélant un univers qui tranche sur la production de l'époque. Leur originalité réside d'abord dans le mouvement qui conduit l'écrivain à substituer d'emblée à l'image d'une Afrique ethnologique et immobile un regard sociologique qui met l'accent sur les tensions et conflits dont l'Afrique est le théâtre depuis le début de la période coloniale.

Tournant le dos à la thématique de la négritude et au topos tradition/modernité, l'écrivain attache une importance particulière au cadre institutionnel et politique de l'action de ses romans : Ville cruelle et Le pauvre Christ de Bomba se situent dans les années 30 ; Mission terminée et Le roi miraculé à l'époque de l'Union française, sous le régime de " la révolution de 1946 ". Cette attention le conduit également à montrer les contradictions qui peuvent exister entre les buts de l'administration et ceux des missionnaires, comme on le voit dans les conversations opposant dans Le pauvre Christ de Bomba l'administrateur Vidal et le Père Drumont. C'est pourquoi, ce roman ne peut être réduit à un pamphlet anticlérical : il y a un pathétique profond dans la prise de conscience par le missionnaire de l'échec de son action qui ne reposait en définitive que sur une " mauvaise foi ".

Mais ce qui marque aussi les romans de cette époque, c'est l'art subtil avec lequel l'écrivain montre l'Afrique à partir d'une vision par le bas : monologue intérieur du jeune paysan, Banda, dans Ville cruelle, autobiographie du lycéen Medza dans Mission terminée, journal pseudo-naïf de Denis, le cuisinier qui accompagne le missionnaire dans Le pauvre Christ. Dès cette époque, Mongo Beti révèle sa prédilection pour des héros incertains, fragiles et attachants.

Puis viendra une longue période de silence sur laquelle on a beaucoup épilogué mais que je suis enclin à interpréter principalement par la nécessité où se trouvait l'écrivain de cerner le phénomène représenté par l'indépendance des pays africains. En 1972, il publie chez Maspero un essai, Main basse sur le Cameroun : autopsie d'une décolonisation, qui est immédiatement saisi par arrêté du ministre du ministre de l'Intérieur usant d'une disposition permettant d'interdire tout ouvrage de " provenance étrangère ". Le long procès engagé par l'auteur et l'éditeur tournera finalement à la confusion des pouvoirs publics. Mais, en attendant, le dossier réuni par Mongo Beti dans cet essai qui retrace l'histoire du Cameroun de 1940 à 1972 va être repris et fournir la matière d'une trilogie romanesque fascinante : Remember Ruben (1974), Perpétue et l'habitude du malheur (1974), La ruine presque cocasse d'un polichinelle (1978). Le premier relate sur le mode épique l'histoire du Cameroun de 1940 à 1960, le deuxième est une tragédie organisée à partir de l'enquête que mène Essola pour connaître les causes de la mort de sa soeur Perpétue, le troisième est la suite burlesque de Remember Ruben. Trois formes du rapport à l'histoire et à l'action libératrice.

Avec Les deux mères de Guillaume Ismaël Dzewatama, futur camionneur (1983) et La revanche de Guillaume Ismaël Dzewatama (1984), Mongo Beti réalise un nouveau cycle qui combine burlesque et gravité, fondée sur la question des " mères " de Guillaume, et dont une partie de l'action est située pour la première fois en France. Cette logique du cycle, nous la retrouvons encore dans une nouvelle trilogie : L'histoire du fou (1994), Trop de soleil tue l'amour (1999) et Branle-bas en noir et blanc (2000). Ces romans ont été écrits après le retour de l'écrivain au Cameroun où il avait ouvert une librairie à Yaoundé. Ils tentent en particulier de cerner, dans une écriture très souvent jubilatoire, les tentatives de démocratisation de l'Afrique après que les pouvoirs aient dû renoncer au monopartisme. Le bilan, à cet égard, est sans complaisance : la multiplication des partis et des journaux n'est peut-être en définitive qu'un nouvel instrument de l'impérialisme, marqué aujourd'hui par le rôle que jouent les organismes financiers internationaux.

Mongo Beti fut aussi un grand essayiste. Outre Main basse sur le Cameroun, il a publié notamment : Lettre ouverte aux Camerounais ou la deuxième mort de Ruben Um Nyobé (1986), La France contre l'Afrique, retour au Cameroun (1993) et, en collaboration avec Odile Tobner, Dictionnaire de la négritude (1989). A quoi il convient d'ajouter la revue fondée en 1978 avec Odile Tobner, Peuples noirs, Peuples Africains, véritable laboratoire qui a permis de faire connaître de nouveaux auteurs de fictions ou d'essais, africains ou français. On lui a souvent reproché sa violence, l'excès de ses propos. C'est un point de vue que je n'ai jamais partagé. L'argumentation était solide, les textes bien documentés et l'auteur avait à coeur de lutter contre un certain pharisaïsme, de gauche notamment, présent dans le discours tenu sur l'Afrique. Mais, au-delà de cet aspect, les essais de Mongo Beti -livres ou articles- ont souvent un ton autobiographique qui montrent une sensibilité très riche et fraternelle.

L'originalité profonde de l'oeuvre de Mongo Beti est de réunir deux préoccupations habituellement disjointes. D'un côté, une passion pour le politique. De l'autre, un scepticisme foncier à l'égard du social, dans la mesure où la plupart de ses romans mettent en scènes des héros ou des héroïnes qui refusent de jouer les rôles que la société leur assigne. On le voit en particulier dans la critique constante qu'il fait de la notion de " tradition africaine " dont il montre bien qu'elle est largement une construction de la colonisation. Cette tension fondamentale donne à l'oeuvre sa complexité et elle explique la place centrale qu'occupe chez lui la question de la parenté et de l'alliance, avec notamment cette image fascinante du couple formé, depuis Ville cruelle, par le Frère et la Soeur.

L'oeuvre de Mongo Beti est pas seulement une oeuvre essentielle dans le champ de la littérature de l'Afrique. Elle l'est aussi dans le champ de la littérature mondiale de la deuxième moitié du XXe siècle. C'est pourquoi, il me semble que le temps est venu de procéder à une édition systématique de ses oeuvres complètes, en y incluant bien entendu tous ses nombreux articles. Sans quoi, ce qui nous réunit n'aurait guère de sens. Je crois que c'est-là l'hommage le plus digne que nous pouvons lui rendre, le plus conforme à la passion et à la patience qui ont marqué tout au long sa vie d'écrivain. Une façon aussi d'affirmer, au-delà de la douleur et du deuil, notre foi dans la pérennité de l'oeuvre et cet espoir auquel nous convie Mallarmé dans ces vers magnifiques de Toast funèbre :

 
"O vous tous, oubliez une croyance sombre.
.
Le splendide génie éternel n'a pas d'ombre."

 

Bernard Mouralis. 16 février 2002