Mesdames, Messieurs,
De très sanglants événements
se sont déroulés au Cameroun entre 1955 et
1970, c'est-à-dire pendant quinze ans. Il convient
d'abord de cerner leur contexte dans le cadre de la très
mal nommée décolonisation française.
La guerre d'Indochine dont les figures de
proue, Ho Chi Minh, Vo Nguyen Giap, avaient fait rêver
les Africains, et même suscité des émules
au Cameroun, s'est terminée en 1954, par Dien-Bien-Phu,
une bérézina asiatique. Novembre de cette même
année 1954 sonne les débuts de la guerre d'Algérie,
et son interminable cortège d'atrocités, qui
vont durer jusqu'à
1962. Cette période historique est une sorte de paroxysme
dans l'histoire coloniale de la France.
Le malheur de la guerre de libération
du Cameroun est sans doute à la fois de couvrir cette
période paroxystique et en même temps de la
déborder largement., de telle sorte qu'elle est passée
quasi inaperçue de la communauté internationale.
En effet, de 1954 à 1962, l'attention
du monde, et en particulier des Français, est totalement
confisquée par le fracas massif des guerres qui se
succèdent de l'Indochine au Maghreb. Les soubresauts
africains sont trop disparates, trop dispersés pour
retenir les esprits. D'ailleurs les indépendances
nominales, accordées dès 1960 aux bons petits élèves
gaulliens de ces colonies, les futurs dictateurs, comblent
définitivement la bonne conscience des rares fractions
inquiètes du peuple français.
Après 1962, de Gaulle n'a pas de
mal
à imposer le slogan selon lequel la décolonisation
en Afrique noire est achevée et que le climat y est
idyllique. Si quelques troubles persistent, comme au Cameroun,
car on ne peut pas tout cacher, c'est une affaire entre Africains
dans un pays qui est le premier à avoir proclamé son
indépendance. Ces troubles, aussi sporadiques soient-ils,
font quand même désordre. C'est pourquoi une
stratégie de l'urgence s'instaure dès 1962
, où l'on peut distinguer deux volets: le black-out
total sur ce qui se passe là-bas, et, d'autre part,
sous la houlette d'un corps expéditionnaire français,
très efficace quoiqu'à peine visible, une goutte
d'eau dans l'océan de fureur et de bruit du monde,
l'intensification brutale d'une guerre sans merci, clandestine
de fait, contre l'Union des Populations Camerounaises, plus
connue sous le sigle UPC., un mouvement nationaliste radical.
Jusqu'à 1970, année où
sera capturé le dernier grand leader du mouvement,
le mot d'ordre sera: tuez les tous.
Sur ces massacres, les témoignages
ne manquent pas, malgré une censure impitoyable qui
frappait aussi bien l'écrit que le son et l'image.
J'en ai consigné
quelques uns dans un ouvrage que j'ai publié en 1972
chez François Maspéro, intitulé Main
basse sur le Cameroun, et qui m'a valu les foudres du Président
Pompidou, représenté par son ministre de l'intérieur,
Raymond Marcellin.
Suspects d'abriter des maquisards ou des
militants nationalistes, des villages entiers, des quartiers
des villes ont été mis à feu, après
avoir été
encerclés par la troupe, afin que nul n'en réchappe,
enfants, vieillards, femmes enceintes. Du napalm a été
répandu d'avion sur de pauvres paysans désarmés
et en fuite
A Douala, en 1960, un quartier populaire
appelé
Kongo, connu pour être le repaire de militants nationalistes
radicaux, est encerclé par des soldats africains sous
le commandement d'officiers blancs, et incendié ;
tous les habitants périront, sans distinction d'âge
ni de sexe.
En 1966, une agence américaine annonce
qu'un village bamiléké nommé Tombell,
dans le Moungo, un département de l'ouest, a été
anéanti en une nuit, parce qu'il était soupçonné
de ravitailler des maquisards. On compte cinq cents victimes,
dit l'agence américaine. Non, deux cents seulement,
rectifie l'AFP, bien obligée cette fois de faire état
de la boucherie. En somme, tandis que l'on commémore
le martyre d'Oradour-sur-Glane dans l'hexagone, des Français
organisent ou couvrent des Oradour-sur-Glane en terre africaine.
Dans les villes, les commissariats étaient
transformés en abattoirs des militants nationalistes
et retentissaient sans discontinuer des hurlements des malheureux
suppliciés..
Cette volonté d'extermination visait
deux ethnies en particulier, accusées d'avoir donné
le jour aux meneurs de la révolte anticoloniale, les
Bassa d'abord dans la région de Douala, mais surtout,
plus tard , les Bamilékés dans l'ouest, à
propos desquels on a parlé, sans exagération,
et votre serviteur le premier, d'une véritable tentative
de génocide. Comme la radio des mille collines au
Rwanda, un officier français, un certain colonel Lamberton,
prêchait avec ardeur en effet que les Bamilékés
n'étaient pas de véritables Camerounais, leur
origine historique
étant inconnue selon lui. Il faut toujours ce genre
de prophète délirant pour déclencher
les névroses collectives d'exclusion. Ici, ce fut
bizarrement un officier supérieur de l'armée
française.
Combien de victimes ?
Les estimations varient d'un plancher de
soixante mille morts, chiffre brandi par les dirigeants officiels, à
quatre cent mille, statistique revendiquée par les
dirigeants nationalistes radicaux. C'est bien connu, les
bourreaux minimisent, les victimes maximalisent. Du moins
elles témoignent de l'horreur vécue ; elles
ont vu les leurs brûler sous le napalm ; dans les forêts
où la terreur les tenait réfugiées,
elles ont vu les vieillards s'éteindre de fatigue,
les nourrissons mourir de faim. Les victimes sont plus crédibles,
triste privilège.
L'essentiel n'est pas dans ces chiffres,
qui resteront toujours sujets à caution, mais dans
le fait que nous retrouvons ici une situation semblable à tant
d'autres, à Saint-Domingue début du dix-neuvième
siècle, à l'Indochine après la deuxième
guerre, à l'Algérie, plus tard au Rwanda. La
colonisation française est génératrice
de massacres, pouvant aller jusqu'aux tentatives de génocides,
et au moins une fois, sans conteste possible, au génocide
pur et simple.
Pourquoi ?
Des gens ont cherché des explications
sophistiquées, religieuses, philosophiques, historiques
pour comprendre le phénomène. Je crois même
avoir lu quelque part récemment un témoignage
de l'ancien ministre de la coopération Michel Roussin,
ancien homme lige de Jacques Chirac à l'Hôtel
de Ville de Paris, aujourd'hui bras droit du négrier
Bolloré, selon lequel François Mitterrand,
le roi des cyniques, justifiait son attachement à l'Afrique,
non par les affaires juteuses qu'y faisait son fils dans
le Golfe de Guinée, mais par un lien mystique de l'hexagone
avec ce continent. Comme dit un adage populaire, il vaut
mieux entendre cela que d'être sourd.
Le propre de la colonisation française
fut toujours d'être le fait d'un lobby d'affairistes
sans scrupule, groupes marginaux entre la flibuste et la
piraterie, enrichis rapidement dans la spoliation des indigènes,
dont toute l'habileté consistait ensuite à circonvenir
des dirigeants politiques par la corruption ou le chantage
au patriotisme, afin que ces derniers en fassent une affaire
où
était engagé l'honneur de la France. On se
souvient que le parlement lui-même découvrit
avec stupéfaction que Jules Ferry avait conquis le
Tonkin. Les manoeuvres et les déclarations actuelles
d'un Pasqua, cherchant vainement
à échapper à la justice des nouveaux
magistrats français, style manu pullite, qui le cerne
de toutes parts, en sont une probante illustration. La colonisation
française, en Afrique noire plus qu'ailleurs, ne fut
jamais l'affaire du peuple français, mais toujours
des lobbies, c'est-à-dire des maffias séduisant
ensuite le pouvoir de la République par la corruption
ou l'intimidant par l'odieux chantage aux intérêts
français. Pour ces gens-là, dont la mentalité est
celle des négriers du dix-huitième siècle,
la vie d'un nègre ne compte pas, ne représente
rien.
Vint là-dessus le gaullisme, condensé
d'un chauvinisme puisé à plusieurs sources,
pour qui la référence unique, la grandeur de
la France, ne souffre la concurrence d'aucune autre valeur.
Or de Gaulle voulait doter la France d'approvisionnements
en pétrole garantis contre tout aléa. Dans
cette perspective, il a découvert avant tout le monde,
comme d'habitude, l'importance du Golfe de Guinée.
Bien sûr, il a imaginé
toute sorte de camouflages et de diversions, la communauté
franco-africaine, la francophonie, où bien des jobards,
et pas qu'en Afrique, se sont laissé prendre au piège.
La seule logique de la politique africaine de de Gaulle,
c'est l'odeur du pétrole. Un pétrole libre
de la tutelle anglo-saxonne, à tout prix, même
au prix des exterminations des populations, comme au Biafra.
Encore une fois, qu'importe la vie d'un nègre. Ainsi
se rejoignent les deux cynismes, celui des mafias affairistes
et celui des tenants du chauvinisme de papa. Nous n'en sommes
pas sortis. En sortirons-nous jamais ?
On est en effet perplexe quand on observe
certains acteurs de ces tragédies, la presse par exemple.
Exception faite, de l'Observateur de
Claude Bourdet et de Roger Stéphane, et, plus tardivement,
des Temps Modernes de Jean-Paul Sartre, les journalistes
français n'ont pas formellement condamné la
guerre d'Indochine. Le mot d'ordre, pour ces journalistes
solidaires des dirigeants politiques, était moins
d'informer objectivement en rendant compte de l'acharnement
d'un peuple asiatique opprimé
à secouer le joug colonial, que de justifier, plus
ou moins hypocritement, l'impossibilité pour la France
de renoncer à une position de puissance internationale.
Loin de toute déontologie, la motivation du journaliste,
harki naturel du dirigeant politique, est de simple chauvinisme.
Cela ne s'est pas amélioré.
Nous pouvons considérer que la plus
grande part des crimes commis en Afrique aujourd'hui au nom
de la France peut être imputée indirectement
aux journalistes dont le refus de faire leur métier
est patent. Moi qui suis un vieux militant africain de France,
je pourrais vous administrer sur ce thème des développements
et des exemples interminables. Je m'en abstiens, rassurez-vous.
Mais quand même ! Rappelez-vous, c'est
tout près, la manière scandaleuse dont la presse
parisienne (Je précise parisienne) a traité le
procès récent de trois dictateurs africains
contre l'écrivain F.-X. Verschave. Ne trouvez-vous
pas stupéfiant que ce soit un magistrat qui, dans
les attendus de son jugement, prenne la défense de
la liberté d'expression, contre les articles hostiles
des journalistes?
Mon pays, le Cameroun, est agité en
ce moment par une affaire d'une extrême gravité
: neuf jeunes gens ont été enlevés en
plein jour par la police du dictateur Paul Biya il y a quatre
mois, et personne ne les a jamais revus. Aux manifestations
de rue des parents et des amis des disparus, le pouvoir répond
depuis trois mois par des matraquages d'une extrême
violence. En avez-vous vu un écho dans votre journal
préféré
?
Une Française a été assassinée
à Yaoundé le 28 mai dernier. En avez-vous entendu
parler ? Elle aurait mieux fait de se faire arrêter
en Colombie ou au Kamtchatka ; elle aurait alors eu droit à
de longues colonnes.
En moins de dix ans, des religieuses françaises
et même un évêque français ont été
assassinés au Cameroun, sans qu'il en soit question
nulle part dans les journaux français. Il ne faut
surtout pas donner l'impression que le Cameroun, pièce
maîtresse du néocolonialisme français
dans le Golfe de Guinée, est un pays instable, peu
attractif pour les investisseurs.
Laissez-moi raconter une période
de ma vie. Mon livre a été saisi et interdit
le 30 juin 1972. Nous avons alors engagé une procédure
judiciaire coûteuse qui a duré quatre longues
années. Cherchez bien dans les journaux de l'époque
; vous n'en trouverez aucun écho.
Avez-vous jamais lu aucune de mes tribunes
libres dans Le Monde ? Cela fait pourtant près
de vingt ans que j'essaie , sans compter d'autres éminents
intellectuels camerounais, d'en placer une dans ce journal
considéré
comme un parangon d'objectivité et d'ouverture.
La responsabilité des atrocités
franco-africaines doit être partagée par toutes
les catégories de l'establishment français,
y compris et surtout les journalistes qui, à l'évidence,
ont failli à leur mission d'investigation et d'information.
Un pays démocratique, doté d'un journalisme
vigilant, n'aurait pas dû rencontrer le Rwanda sur
son chemin. Un mécanisme d'alerte se serait nécessairement
déclenché
en amont. C'est bien beau de battre spectaculairement sa
coulpe après coup, quand il est trop tard, cela ne
fait pas revivre les morts.
Je pense que, pour assainir définitivement
la relation Afrique-France, et prévenir massacres
et autres génocides, il convient surtout de libérer
les acteurs des médias français de toutes les
inhibitions, psychologiques, politiques et culturelles qui
les ont paralysés jusqu'ici. Comme ailleurs, dans
les pays développés et réellement démocratiques,
il faudra bien que vienne le jour où un journaliste
français parlera objectivement de l'Afrique, même
si les faits contredisent son idéologie. On en est
loin : les repères sont encore trop flous, la déontologie
trop précaire, malgré l'exemple de grands ancêtres
comme André
Gide ou Albert Londres.
Je ne vois qu'une solution dans ce domaine
pour donner toute leur autorité, non seulement à
la déontologie, mais aussi aux convenances, et rendre
ses ailes à la liberté d'expression : que le
gouvernement français accepte de se plier à une
repentance publique à propos de l'Afrique, en reconnaissant
que la politique de la France y a été criminelle.
Le cap sera enfin fixé, les valeurs démocratiques
rétablies selon leur échelle authentique, ce
qui ne fut jamais le cas jusqu'ici.
Mongo Beti.