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Se dégager de l’emprise des violences, sans pardon ni vengeance

Par Janine Altounian, La vengeance et le pardon, deux passions modernes, Penser/rêver, n° 13, 2008.

 

Les réflexions qui vont suivre  se situeront dans le cadre restreint d’une triple délimitation:

1- Étant donné la modification que ces deux passions, la vengeance et le pardon, opèrent, selon l’argument du présent numéro, « dans le tracé des frontières [...] entre le mouvement  psychique individuel et l’acte collectif »,  l’exposé se référera à la dimension collective des meurtres de masse mais en s’attachent principalement aux effets de ces événements sur la personne individuelle et sa relation envers ceux qui eurent pouvoir de vie ou de mort sur les siens;

2- Ces effets seront envisagés plus particulièrement sur l’héritier des survivants à ces violences en tant qu’il se voit contraint d’effectuer un travail psychique pour se dégager de leur emprise, tout en gardant fidèlement en mémoire la valeur subjectivante et politique de son histoire;

3- Enfin l’énonciation étant ici celle d’une analysante, ce qui est  proposé sera dicté par l’expérience de mon propre travail analytique [1]  :  ce sera l’hypothèse d’une troisième voie entre la « vengeance » qui aliène et stérilise et le « pardon » qui évite la prise en charge du travail de mémoire et de justice dû aux ascendants impunément assassinés. Cette proposition ne devra toutefois être considérée que comme un pari à soutenir face à l’évolution inquiétante des conditions politico-culturelles dont dépend, bien sûr, la recherche de cette troisième voie. S’agissant de « la ligne de démarcation entre l’amnistie et l’amnésie », elle répondra en somme à l’invitation que Paul Ricœur adresse « au niveau le plus intime de chaque citoyen, en son for intérieur »:

«  Un problème philosophique demeure :la pratique de l’amnistie n’est–elle pas nuisible à la vérité et à la justice ? où passe la ligne de démarcation entre l’amnistie et l’amnésie ? La réponse à ces questions ne se trouve pas au niveau politique, mais au niveau le plus intime de chaque citoyen, en son for intérieur. Grâce au travail de mémoire, complété par celui de deuil, chacun de nous a le devoir de ne pas oublier mais de dire le passé, si douloureux soit-il, sur un mode apaisé, sans colère » [2]


En guise d’introduction à l’approche subjective de mon propos, j’avouerais la vive irritation que je ressens chaque fois qu’est soulevée la question du « pardon » ou de ce qui en serait pour ainsi dire le contraire : la « vengeance » car, concernant les crimes contre l’humanité perpétrés envers les siens, il n’y a évidemment, à mes yeux du moins, aucun pardon à prodiguer, ni aux bourreaux, ni à ceux qui les ont laissé faire. Mais il n’y a pas davantage à poursuivre une vengeance sur eux, car toute vengeance témoigne d’une dépendance, voire d’un lien passionnel aux criminels ou à leurs descendants, alors même qu’il s’agit avant tout de se soustraire à l’emprise que ces attentats à l’humain peuvent encore exercer sur les héritiers de ceux qui en ont été victimes. Être en mesure psychiquement, culturellement, politiquement de faire entendre ce que Hermann Broch nomme « le mutisme du meurtre » [3] exige que l’on se soit dégagé de son emprise. Quelle position tierce permettrait l’indépendance d’un travail de subjectivation où, cessant de se sentir victime de son histoire, on en deviendrait le sujet ?  Quelle posture libérerait de la portée aliénante des crimes dont il faut nécessairement, pour parvenir à y survivre, invalider avant tout leur pouvoir de destruction dans l’après-coup de leur transmission traumatique, faute d’avoir pu le faire au temps de leur perpétration ?

    Je commencerai par citer deux témoignages sur la terreur qui s’est exercée sur les persécutés vivant sous menace de mort. Cette expérience de la terreur qui ne peut se penser mais se transmet, les héritiers des survivants ont notamment à la métaboliser pour tenter de ne sombrer, ni dans l’agir autodestructeur de la vengeance, ni dans la paresse du pardon profanateur des morts sans sépulture. Elle génère une profonde angoisse chez celui qui, insensible aux tentations paranoïaques, préfère ne pas la projeter sur son entourage ou le monde entier afin d’obéir en cela à la double injonction émanant de ses ascendants : « assurer sa propre vie pour qu’ils n’aient pas survécu pour rien », « révéler leur histoire aux non exterminables », donc acquérir les moyens de le faire.

J’apporterai d’abord le témoignage d’un écrivain: Aharon Appelfeld puis celui d’un journaliste: Jean Kéhayan. Tous deux, le premier, survivant de la Shoah, le second, fils de survivant du génocide arménien de 1915, évoquent en effet un lien paradoxal douloureux qui noue parents et enfants sous terreur et qui marque d’une empreinte indélébile ce qui s’est transmis à eux. La vie affective de ceux qui partagent cet héritage se constitue pour ainsi dire de l’inconfortable alliage d’un tendre attachement aux parents ou à la famille d’appartenance et d’un savoir partagé mortifère sur ce qu’est vivre ses jours sous menace de mort. Or ce savoir intime, imprégnant d’une inquiétude diffuse les jours de leur enfance, est au plus haut point handicapant pour eux car, si l’effroi traumatique, peut-être non éprouvé par le sujet expulsé lors de l’effraction [4] , traverse souvent les générations, il creuse chez ses héritiers un écart, une inhibition du contact spontané avec ceux qui semblent ignorer cet envers du monde : ce savoir suffocant que n’ont pas ceux qui vivent dans la sécurité et ses vaines certitudes tend à enfermer dans un repli ghettoïsant les parents survivants et leur enfant, à les séparer du reste du monde demeuré indifférent voire complice ou impuissant face au pouvoir exterminateur.

Aharon Appelfeld:
« À cause de cette terreur prolongée pendant tant d’années, chacun de nos sentiments, chacune de nos pensées passa par la fournaise raffinée de la souffrance […] Une telle souffrance ne fut pas le lot des enfants, bien qu’ils l’aient absorbée aveuglément par toutes leurs cellules, comme seuls les enfants peuvent absorber les choses. Dans cette confusion, il n’y avait pas de place pour les mots et les questions. Ils apprirent donc très vite à ne pas demander. Les expressions silencieuses leur apprirent comment emprisonner la peur.[…] Comment sauver les enfants ? […] Nous étions le sens de leur vie. Déjà à cette époque, à la hâte, dans la fuite, alors que nous voyions comment ils se sacrifiaient pour chercher un refuge où nous mettre en sécurité, nous sûmes que, dans leur autosacrifice, au bord de l’abîme, ils nous léguaient non seulement la vie mais la signification ultime de leur propre existence » [5] .

Jean Kéhayan :
« Nos parents, pénétrés par la mort, inspiraient naturellement le silence. Surtout pas de questions [...] nos jours et nos nuits se teintaient toujours de noir. Des récits de terreur à n’en plus finir. L’impossible à transmettre que ces litanies de peur et de souffrances devant lesquelles nous n’avions pas le droit de nous révolter. Les morts vivants peuvent-ils penser au destin des enfants? Je n’ai pas encore la réponse tellement la culture de la mémoire - par tous les moyens - me semble vitale [...] Il suffit de remonter la rue [de ma little Armenia marseillaise]. Chaque porte, chaque père, chaque mère colporte son histoire. Par cette obstination orale, ils ont réussi à garder la mémoire des suppliciés de Kars, des enterrés vivants d’Erzeroum. Ils ont perpétué l’histoire de la solution finale dans le désert de Der-Zor en Syrie où l’on violait les mères et les sœurs, où l’on étripait les nourrissons [...] Nous ne nous sentions pas étrangers mais plutôt d’étranges inconnus. Porteurs d’un secret intransmissible » [6] .

 Mon troisième témoignage, celui du cinéaste Emmanuel Finkiel, suggère avec une particulière discrétion cet affect en double lien dans un épisode secrètement émouvant du film Voyages (1999) :
Nous assistons à une fête de retrouvailles entre hommes et femmes rescapés de la Shoah qui, dans une ambiance commémorative, se réjouissent probablement d’être restés en vie, d’être réunis et de se revoir. Ils semblent être ensemble pour se parler, manger et boire, danser même, comme s’ils appartenaient à une association locale « d’anciens combattants » qui se seraient rencontrés pour s’adonner aux souvenirs rajeunissants de leur passé. Pourquoi sommes nous si bouleversés par un tel moment, tout compte fait, le seul joyeux de ce film éprouvant ? Sans doute parce que la tonalité festive de ces comportements implicitement codés qui cherche à étouffer les traces des terreurs inoubliées, réveille brusquement en nous les perceptions enfouies de semblables commémorations que nous avons bien connues, enfants, lorsque, blottis dans la chaleur particulière de notre abri familial nous en ressentions pourtant l’insondable angoisse. Cette séquence constitue comme une métaphore de la douloureuse joie de vivre, transmise aux descendants des victimes, que ceux-ci se doivent, avant tout et durant toute leur vie, déchiffrer, dénouer, libérer de sa gangue émotionnelle explosive pour pouvoir, en y puisant, en extraire leur rapport singulier à leur propre destin.

En effet j’aurais envie de dire que le travail de la cure, chez un enfant de survivant englué dans le lien fusionnel de cet alliage, consiste à en extraire, comme seul viatique pour ses jours à venir, l’affirmation et le plaisir à vivre de ses parents, le sens générateur de vie qui les habitaient avant la catastrophe. Aussi la construction et la mise en récit qu’élabore l’analysant pour se constituer ce trésor identifiant n’est-il en réalité rien d’autre que l’acquittement d’une dette à « honorer » envers cette vie qui lui a coûteusement été donnée.

« Dans le récit, écrit Jean François Lyotard, il faut [...]reconnaître [la dette], l’honorer, la différer. Dans la délibération, la questionner, donc la différer aussi. (Et c’est ainsi que le différend se fait jour dans la délibération et même dans le récit, ou autour de lui) [7] .

Autrement dit, ce que réclame l’amour des parents, réapproprié après coup grâce au travail de deuil soutenu dans l’analyse, ce n’est guère de les « venger » en supprimant ceux qui attentèrent à leurs proches, leurs biens, leurs liens, mais de réduire ceux-ci à l’impuissance en acquérant une place de sujet là où celle des ascendants avait été éliminée, une place en leur nom et parmi les autres. On se rappellera ici l’analyse du philosophe pour qui cette destruction ne relève pas d’un « dommage » réparable mais d’un « tort », soit d’un « différend » non réductible à un « litige »:

« Un tort serait ceci: un dommage accompagné de la perte des moyens de faire la preuve du dommage. C’est le cas si [...] la phrase du témoignage est elle-même privée d’autorité [...] À la privation qu’est le dommage s’ajoute l’impossibilité de le porter à la connaissance d’autrui, et notamment à la connaissance d’un tribunal » [8] .

Bien sûr, face aux pressions actuelles des intégrismes, on peut douter de la portée politique de cet affranchissement psychique qui, au sein d’un débat démocratique, conférerait à la parole de l’héritier une quelconque « autorité » susceptible de porter à la connaissance du monde le « tort » encouru. Mais au cas où l’on ne croirait plus que la métabolisation et la sublimation de la violence peuvent engendrer un dialogue où l’altérité des partenaires se négocie, malgré les exigences de la Realpolitik, dans un certain discours de vérité, au cas où cette issue serait désormais caduque, les fondements mêmes de notre civilisation et la visée des perlaborations freudiennes s’en trouveraient anéantis. Mon hypothèse optimiste, acculée ainsi à l’espoir  malgré la perte en crédibilité des institutions démocratiques, avancera donc que ce qui provoque l’implosion de l’emprise de la violence c’est le désinvestissement de toute adresse à un pseudo-autre - que ce soit dans le « pardon » ou la  « vengeance» -, grâce à l’élaboration de situations imprévues d’interlocution avec des tiers à trouver ou à créer.




L’expérience politique présente ici un point de jonction avec l’expérience analytique de tel individu qui cherche à se dégager de l’emprise exercée sur lui par le déni de son existence, de son autonomie ou de son histoire:  de même que sur la scène du transfert ce dégagement hors de la portée d’un éventuel meurtre psychique donne place, chez l’analysant, à une instance d’énonciation jusqu’alors inexistante en lui, de même on voit, à la lumière des travaux de Jacques Rancière, comment sur la scène de la « mésentente » démocratique, c’est la « situation même d’interlocution » qu’il s’agit de modifier:

« le litige politique se différencie de tout conflit d’intérêts entre parties constituées [...] puisqu’il n’est pas une discussion entre partenaires mais une interlocution qui met en jeu la situation même d’interlocution » [9]

Or la temporalité requise pour circonvenir celle-ci en créant une situation inédite dont l’émergence démantèlerait, dans le champ de l’Histoire du monde, les relations duelles bourreau/victime, témoins/négateurs correspond à celle que réclame, des  héritiers de survivants, le travail de subjectivation des événements vécus par ces derniers et, par conséquent, l’acquisition corrélative d’une langue adéquate pour ce faire. La déprivation quant à la langue, occultée le plus souvent par les tenants d’une conception positiviste de l’histoire, est un moteur puissant du désir de « vengeance » ou une raison de l’abdication qu’est le « pardon ».  Elle est rarement dénoncée comme le fait Shoshana Felman:

« Une victime, par définition, ce n’est pas seulement quelqu’un qui est opprimé, mais aussi quelqu’un qui n’a pas de langage propre, quelqu’un qui s’est fait voler le langage dans lequel il aurait pu articuler sa victimisation .» [10]

Parler la langue du pays d’accueil  de la survie parentale, qui va paradoxalement contenir, par déplacement dans ses représentations de mot, les affects néantisants et néanmoins nourriciers, essentiels, transmis par l’angoisse familiale, s’identifier aux formes institutionnelles et politiques de sa culture, cet apprentissage nécessite, il va sans dire, plusieurs générations. La douleur des pertes et la révolte changent en effet psychiquement de place et de nature, soit par le passage d’une génération à l’autre et de leurs déterminations politiques respectives, soit par le parcours d’un travail analytique ou celui de toute autre forme d’élaboration créatrice. Ni pardon, ni vengeance n’amènent chez un individu un réel désinvestissement de l’instance meurtrière. Seule l’appropriation des données de son histoire en position de citoyen sujet, par le détour d’un déplacement et le recours à des appartenances plurielles, rend caduque cette alternative.

L’autre s’étant effondré pour lui aussi bien dans l’Histoire du monde - il fut assassin ou spectateur impuissant - que dans les relations précoces de son histoire infantile - il fut indisponible ou absent car psychiquement tué –, cette absence d’autre doit en quelque sorte être relayée par un métissage de ses identifications qui viserait à ménager, après coup, un enracinement à l’entreprise de la survie parentale. La recherche de ces identifications nouvelles doit emprunter l’espace transitionnel de médiation des institutions de la culture d’accueil. Chez les héritiers de deuxième, troisième génération, elle ne peut que s’étayer sur une alliance exogamique avec ceux qui, nantis du langage, vivent dans un monde – peut-être provisoirement – non menacé. La blessure infligée demeure intacte dans l’intimité du sujet, mais cette nouvelle configuration opère chez lui un clivage salvateur qui, ménageant une séparation d’avec l’histoire de ses ascendants, libère l’espace d’un dialogue avec de nouveaux partenaires.

Avant d’esquisser les conditions socio-politiques qui permettent de réaliser cet écart spatio-temporel par le double déplacement d’une génération à l’autre et du lieu exterminant à celui de la terre d’accueil, il faut rappeler néanmoins l’impasse du cas où aucun déplacement n’est praticable alors qu’il s’agit de la génération du survivant lui-même et d’une situation où il se voit condamné à côtoyer ses bourreaux. Il suffit de comparer le traitement esthétique, par l’héritier cinéaste, du regroupement amical de survivants dans la scène précédemment évoquéeou la mise en récit, par un héritier analysant, d’un souvenir analogue porté à la scène du transfert, avec un type de socialité impossible où les survivants doivent partager le pays des criminels. Dans les « Sentiments de rescapés » une survivante rwandaise nous décrit, par exemple, un autre type de regroupement de « semblables » qui plonge la victime « dans la douleur parce qu’on ne vit qu’avec elle, dans elle, à coté d’elle  [en étant] heureux dedans » :
« Une vraie victime est un mort vivant, un mort errant, un mort travaillant, il est pris dans la société comme les autres, alors qu’il a perdu tout ce qui lui était cher [...] Il est inguérissable parce qu’il se plonge dans ses semblables qui le plongent encore dans la douleur parce qu’on ne vit qu’avec elle, dans elle, à coté d’elle. Nous sommes heureux dedans, tellement que nous pouvons passer des jours entiers ensemble avec d’autres rescapés sans se lasser de parler du passé » [11]

Les tribunaux semi-traditionnels, les 'gacaca', ont bien mis en place en 2002 au Rwanda une alternative rapide pour juger des milliers de génocidaires présumés et instaurer une sorte de « justice réconciliatrice », mais la question « vengeance ou pardon » semble ici tout simplement indécente et abandonnée à la sagacité cynique des politiques!

On voit ici comment l’impossibilité du déplacement au sein de la société monstrueuse de la survivante rwandaise rend en fait le deuil impossible. Il en alla de même dans une situation analogue de côtoiement assassins/victimes qui se vécut sur notre propre territoire, dans la France de Vichy où:

« La société, les pouvoirs qui régnaient sur la vie, l’État, qui a pour obligation de protéger la vie des enfants, étaient déterminés à détruire les enfants juifs ; [...] Impossible de pleurer un parent quand on sait qu’on est soi-même appelé à mourir [...] quand on va mourir rien ne sert de porter le deuil des autres. » [12]


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Bien que cet exposé ne relève pas des sciences historiques notons que, dans chaque configuration contemporaine de rescapés transplantés des lieux de leur vie et de leur culture, l’histoire montre comment les accords diplomatiques présidant à leur histoire accusèrent l’absence de tout tiers médiateur susceptible d’interdire le pouvoir absolu des criminels auxquels ils furent abandonnés. C’est cette absence, tout autant que les violences autorisées par elle qui produit, dans un retour du réel, les deux impasses à la symbolisation que sont la vengeance ou le pardon. Conformément à l’opportunisme d’une Realpolitik donnée, les pays d’accueil  respectifs des rescapés furent souvent impliqués, soit directement soit par un laisser-faire prometteur de bénéfices politico-économiques, dans ces mêmes événements meurtriers qui les expatrièrent et en firent des interdits de séjour laissés à la merci de l’hospitalité de leurs pays hôtes. Ce scénario n’est en rien particulier à l’histoire de tel ou tel génocide (arménien, juif, cambodgien, rwandais, massacres d’ex-Yougoslavie, d’Algérie, etc...). On peut à chaque fois y reconnaître les processus diplomatiques où se combinent et s’agencent sans contradiction aucune la liquidation des uns et le bénéfice des autres. Cette scène du meurtre est emblématique pour tous les rescapés qui se voient miraculeusement transplantés d’une partie du monde exterminateur à cette autre partie, laquelle, ayant fermé les yeux sur l’élimination des leurs, leur offre un lieu où il leur devient paradoxalement possible de rester démocratiquement vivants.

Si leurs héritiers doivent, chacun selon leurs moyens, élaborer psychiquement et politiquement le trauma collectif de l’Histoire qui a frappé leur famille d’appartenance, il ne leur devient possible de rechercher une position médiane libératrice entre vengeance ou pardon que dans certaines conditions sociopolitiques. Dans la mesure, en effet, où ils portent les traces d’une extermination qui s’est effectuée dans le silence d’un monde impuissant ou complice et sous le coup d’une violence en deçà de tout conflit, cette élaboration ne peut s’accomplir en eux qu'à l'aide de métissages instaurateurs de tiercéité, donc grâce à l'existence de tiers garants démocratiques susceptibles d’affronter ambivalences et conflits. La parole de ces tiers est d’ailleurs convoquée pour déjouer l’impact du négationnisme [13] , car aucun déni ne peut être combattu frontalement mais en débat avec un troisième terme issu d’un déplacement sociopolitique des données initiales de ce qui fait l’objet du déni. Les institutions accueillantes, censées se prêter en démocratie à une vérification et à une conflictualité bénéfiques pour elles aussi, autorisent à penser que si le Tiers fut compromis, tous ses membres ne le furent et ne le sont pas. On peut donc les interpeller afin de rencontrer en eux des répondants eux-mêmes intéressés par la « désidentification » d’avec les sécurités illusoires qu’induit « la cause de l’autre » quémandeur de vérité.

« la cause de l’autre comme figure politique, c’est d’abord [...] une désidentification par rapport à un certain soi [...] Une subjectivation politique implique toujours un ”discours de l’autre“[...] il y a de la politique, parce qu’il y a une cause de l’autre, une différence de la citoyenneté à elle-même » [14] .

Il va sans dire que le recours à cette stratégie du détour n’est pas tributaire du seul travail intrapsychique. Il se trouve favorisé ou entravé par les conditions sociopolitiques que le lieu de vie des héritiers est en mesure ou non d’offrir à ses propres citoyens. Inversement, ce travail de construction psychique aura évidement une portée politique car c’est bien l’obstination, imaginairement toute-puissante, à vouloir rester sans autre qui constitue les communautarismes de tous bords ou les intégrismes dévastateurs. Or ce sont ces conditions favorisant la conflictualisation et non le repli paranoïaque qui se voient menacées de nos jours. Les intérêts économico-politiques attaquent les liens du monde social en le parcellisant au bénéfice d’organisations globalisantes prônant l’efficacité si bien qu’on peut se demander si l’espace de cette mondialité marchande ménagera encore, et avec quels dispositifs d’échange, quelles constructions fantasmatiques d’altérité, les processus d’identification/désidentification qui permettent l’accueil psychique de cet héritage traumatique en ceux qui ont à charge de la traduire à leurs concitoyens apparemment protégés de tels effondrements.

Pour que cette traduction soit en mesure de désamorcer toute prétention à la vengeance autodestructrice, il faudrait précisément qu’elle puisse s’entendre d’un lieu hétérogène susceptible d’être toléré dans la « mésentente » du litige politique. Il faudrait qu’elle crée un dissensus pour que l’inadéquation des représentations du monde des autochtones à celles de leurs réfugiés ou assistés acquière de la visibilité. Faire entendre une partie du monde à l’autre suppose que le débat public accepte un discours hétérodoxe qui excède le cadre consensuel des dénégations implicites: 

« La démocratie est le nom d’une interruption singulière de cet ordre de la distribution des corps en communauté [...] Elle est l’introduction dans le champ de l’expérience d’un visible qui modifie le régime du visible » [15] .


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Pour conclure je fournirai l’exemple d’une  traduction  dont seule une institution démocratique me rendit possible une publication, à tous les sens du terme, qui, dans son après coup, revêtit pour mon travail une portée psychique et politique :

Ayant pris connaissance du Journal de déportation de mon père, j’eus d’abord recours en 1978, huit ans après sa mort, à sa traduction au sens habituel du terme. Intitulé « 10 août 1915, mercredi, tout ce que j’ai enduré des années 1915 à 1919 », ce manuscrit restituait des récits qui avaient peuplé mon enfance et celle de tous les Arméniens de mon âge. Leur déplacement dans une langue apprise à l’école me donna le moyen de les affronter en français [16]  et de les publier d’abord aux Temps Modernes en février 1982 [17] , puis dans le recueil au titre cornélien : Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie [18] .
En voici un extrait :

« Quand nous sommes arrivés à Antarin, nous étions harcelés d’un côté par la faim, de l’autre par les saletés. Les chiens déchiquetaient les morts, personne ne les enterrait. Tout alentour sentait mauvais […]. À Haman, nous avons constaté que les gens mangeaient des sauterelles. Des mourants, des morts partout […]. Mon père était très malade […]. Bientôt il n’y a plus eu de sauterelles, car tout le monde en avait mangé. Et la déportation n’en finissait pas […]. Ma mère a dit : ”Notre malade est très gravement atteint et partira la prochaine fois“ […]. ”Vous osez parler ?” a dit un gendarme et il a frappé à la tête de mon père. Ma mère suppliait […] qu’on la frappe, elle, et qu’on laisse mon père. Sur ce, le gendarme a frappé ma mère […]. Mais à quoi bon ? Que devient un homme gravement malade qu’on bat ? Six jours plus tard, le jour de la mort de mon père, ils ont de nouveau déporté […]. Ils frappaient notre mère. Nous deux frères, nous pleurions. Nous ne pouvions rien faire, car ils étaient comme une meute de chiens […]. Ma mère : ”Nous partirons quand nous aurons enterré le mort“. Ils répliquaient : ”Non vous ferez comme les autres“. Les autres […] abandonnaient les morts et la nuit les chacals les dévoraient. J’ai vu que ça n’allait pas et qu’il fallait faire quelque chose. J’ai pris un flacon de 75 dirhem […], je l’ai rempli d’huile de rose et je suis allé voir le chef des gendarmes de la déportation […]. Je lui ai donné le flacon qu’il a accepté. Nous sommes restés encore un jour. Nous avons creusé une fosse et nous avons payé cinq piastres au curé. Ainsi nous avons enterré mon père […]. Quinze jours après la déportation a recommencé […]. Ils brûlaient tout […]. Je me suis caché là, car j’ai su que plus loin ils tuaient les gens […] ; on avait très faim et soif […]. On n’avait pas d’argent, c’est pourquoi on a commencé à manger des herbes […], on a vu qu’on allait mourir. On faisait à peine deux pas et on tombait par terre. Ma mère a réfléchi : ”Moi pour mourir, je mourrai, vous, il ne le faut pas !” C’est ainsi qu’elle nous a donnés, nous deux, aux Arabes.» [19] 

Si, comme l’explique René Kaës :
« le drame catastrophique reste […] en défaut d’énoncé et d’abord de représentation, parce que les lieux et les fonctions psychiques et transsubjectives où il pourrait se constituer et se signifier ont été abolis » [20] ,

c’est sous l’effet d’une violence externe qu’apparut en moi un substitut de ces « lieux et fonctions psychiques transsubjectives », en l’espèce d’un acte dit terroriste dans le champ politique parisien : la prise d’otages au consulat de Turquie en septembre 1981. Cet acte, en réalité de résistance,amorça ce qu’on appela le « terrorisme publicitaire » en rompant pour la première fois un silence de près d’un demi siècle [21]   sur le génocide arménien. Certes, sans l’effraction spectaculaire du silence de l’opinion publique sur ce premier génocide du xxe siècle, c’est à dire sans le paravent protecteur de ce scandale dans la vie publique du pays qui avait accueilli mon père, il m’aurait été impossible de surmonter la honte d’accomplir, en mon propre nom et en toute autonomie, cette démarche de publication et je n’aurais rencontré aucun accueil éditorial à ce Journal. Pourtant, si le facteur proprement journalistique qui permit la mise au monde de ce manuscrit maintenu sous scellés n’intervint que dans un second temps, il est capital de souligner que ce type de relais médiatique n’a pu exister pour moi, déléguée du père, qu’au sein d’institutions démocratiques ne refusant pas les rappels dérangeants du passé. Comme Les Temps Modernes avaient déjà publié (de 1975 à 1978) trois de mes articles, je leur présentai également celui-ci. Il me fut rapporté qu’il avait été qualifié de «texte sauvage» par Simone de Beauvoir et fait l’objet d’un certain doute de sa part. Néanmoins, elle le publia. Elle incarnait dans ma vie d’écolière puis de femme ces institutrices de l’École de Jules Ferry, plutôt respectueuses de ce qui les dépassait, « bienveillantes quoique trop assurées » [22] .

Chez un citoyen héritier de survivants, la subjectivation de son histoire peut difficilement se faire dans un environnement socio-politique n’offrant pas un tel étayage à la distanciation et à la médiation d’instances de délibération. La présence, devenue actuelle, de celles-ci lui offre en quelque sorte l’espace d’une parole qui tente de dénoncer, après coup, leur absence d’autrefois qui laissa impunément œuvrer les bourreaux. Cette prise de distance est impossible quand aucune traduction culturelle, aucun repère mémoriel ne peut localiser, dans le monde actuel des vivants, ce qui alors se vit par l’héritier dans une contamination et un empiètement au sens winnicottien [23] . Le manque de délimitation entre les morts et les vivants qui induit souvent une rupture des liens peut le pousser à des passages à l’acte de vengeance inefficace ou au renoncement devant une tâche inassumable individuellement.
L’expulsion dans le champ public d’une histoire paternelle maintenue secrète me permit donc de la lire à distance, traduite dans une langue non « maternelle », mais acquise à « l’école maternelle » de la République, celle de mes institutrices « laïques », mères par déplacement, qui furent autrefois, comme je les ai nommées : « mères adoptives des sinistrés » [24] . C’est à leur sollicitude toute républicaine, nonobstant leur ignorance de mon histoire personnelle, que je dois le privilège d’avoir pu apprendre à traduire un jour en mots, sans vengeance ni pardon, ce qui s’entendait d’inaudible dans ce manuscrit. En éveillant ma curiosité pour un autre univers que celui, victimaire, de la maison, elles préparèrent ma rencontre avec la littérature de leur culture dominante mais aussi avec celle des écrivains attestant d’autres Histoires d’effondrement [25] , aux assassins et aux complices différents. Leurs « explications de textes » me permirent de démystifier le caractère unitaire, homogène, que j’aurais pu imaginairement attribuer à leurs semblables.
Une nouvelle humanité, ne pourrait-elle pas se fonder sur des liens qui subvertissent la visée de déliaison et d’effacement séparant une catégorie de survivants de celle des autres ? La pluriréférentialité des investissements de ceux qui héritent des violences collectives contribue, au delà d’une innovation psychique porteuse de vie, à une position politique féconde au sein des autres, sans vengeance ni pardon.

 

Notes

[1] On peut en lire une autre forme d’expression dans: “L’avantage d’une conversation c’est qu’on ne parle pas des mêmes choses”, entretien avec Janine Altounian, Hélène Trivouss-Widlöcher, Daniel Widlöcher, in Pourquoi le fanatisme? Penser/rêver, n° 8, 2005.

[2] Paul Ricœur, « Mémoire, Histoire, Oubli », in Esprit, La pensée Ricœur, n° 323, mars-avril 2006, p. 25/26.

[3] Hermann Broch, “Esprit et esprit du temps”, Conférence prononcée à Vienne en avril 1934: “ Entre l’homme et l’homme, entre le groupe humain et le groupe humain règne le mutisme et c’est le mutisme du meurtre [...] C’est le bruit terrible du mutisme qui accompagne le meurtre”, extrait d’un passage cité par Catherine Coquio dans “À propos d’un nihilisme contemporain: négation, déni, témoignage“ in L’histoire trouée, négation et témoignage. Éd. L’atalante, 2003.   

[4] Cf. S. Ferenczi, Journal clinique, Payot, 1985, entre autres, lettre du 24 janvier et du 25 mars 1932..

[5] Aharon Appelfeld, « L’héritage nu » in Penser/rêver n°7, 2005, Retours sur la question juive, p. 221; L’héritage nu, traduit de l’anglais par M. Gribinski, Éditions de l’Olivier, 2006, p. 30.

[5] Jean Kéhayan, L’Arménie « sans retour possible », in La Revue Autrement/ Le Livre du retour, 1997, pp. 160 à 163.

[6] J. F. Lyotard, Le Différend, Éd. de Minuit, 1983, p. 256.

[7] J. F. Lyotard, Le Différend, op. cit, p. 19. 

[8] Jacques Rancière, La Mésentente / Politique et Philosophie, Galilée, 1995, pp. 140-141.

[9] Shoshana Felman « À l’âge du témoignage : Shoah de Claude Lanzmann, in Au sujet de Shoah, le film de Claude Lanzmann », Belin, 1990. p. 62

[10] Speciosa Mukayiranga, « Sentiments de rescapés » in L’histoire trouée. Négation et témoignage, sous la direction de Catherine Coquio, Nantes, L’Atalante, 2003, p. 781/782.

[11] Bruno Bettelheim, Postface à Je ne lui ai pas dit au revoir, Des enfants de déportés parlent, Entretiens avec Claudine Vegh, Gallimard/ collection folio, 1979, p. 207.

[12] Cf. l’article de Bernard-Henri Lévy paru dans l'édition du 02.02.07 du Monde.

[13] Jacques Rancière, « La cause de l’autre », « L’inadmissible »,  in Aux bords du politique, p. 159-160, La fabrique éditions, 1998.

[14] La Mésentente, op. cit., p. 139.

[15] Ce manuscrit avait été rédigé - probablement en 1921, peu après l’arrivée de l’auteur en France - en langue turque transcrite en caractères arméniens. Cf. la postface du traducteur K. Beledian, écrivain de langue arménienne et maître de Conférences à l’INALCO, qui en a également assuré les notes in « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie », Un génocide aux déserts de l’inconscient, Belles Lettres, préface René Kaës, 1990, 2OO3,p. 116.

[16] Les Temps Modernes, fév. 1982, n° 427, «  Terrorisme d’un génocide », Janine Altounian, Vahram Altounian, Krikor Beledian.

[17] Corneille, vers 1712-1713 de Nicomède : La reine D’Arménie Laodice à qui Attale offre le trône de Bithynie lui répond:
« Je ne veux point régner sur votre Bithynie:
 Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie »

[18] Extrait de « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie », op. cit., p. 93 à 1OO. On peut lire le commentaire de ce manuscrit - qui ne m’a été possible que 23 ans après sa première publication - dans L’intraduisible, Deuil, mémoire, transmission, Dunod/ Psychismes, 2005, dont il constitue le point central.

[19] René Kaës, Ruptures catastrophiques et travail de la mémoire in Violence d’État et psychanalyse, Dunod, 1989. p. 178.

[20] Sur cette question, on peut consulter entre autres : Yves Ternon, Les Arméniens, histoire d’un génocide, Points Histoire, Seuil, 1996; Leslie A. Davis, La Province de la mort, Archives américaines concernant le génocide des Arméniens (1915), Éd. Complexe, 1994; Revue d’histoire de la Shoah, n°177-178, 2003 (dossier coordonné par G. Bensoussan, C. Mouradian, Y. Ternon): Ailleurs, hier, autrement : Connaissance et reconnaissance du génocide des Arméniens ;Raymond Kévorkian, Le génocide des Arméniens, Odile Jacob/Histoire, 2006.

[21] Cf. ««Faute de parler ma langue/ L’arménien qui me parle, que je ne parle pas » in « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie », op. cit, p. 147:« Arménienne de France, j’avais dû en 1938, comme tant d’enfants de déracinés de nos jours, avec mes quatre ans, mes nattes rousses tressées par maman et mes yeux noirs aux aguets, émissaires du père, franchir le seuil de l’école maternelle, 7 rue de la jussienne, comme on peut bien à cet âge affronter un pays étranger, menaçant, dont on comprend seulement qu’il est l’unique territoire des jours à venir. Les sombres forêts où sont abandonnées les petites filles des contes débouchent parfois sur de jolies clairières: j’y trouvai ces fées bienveillantes quoique trop assurées, mes institutrices, et devins peu à peu celle qui ne put traduire aux siens, en arménien, aucun de ces affects déchirants ou radieux qui initient au monde, aucun travail de la pensée, aucune évasion de l‘imaginaire ».

[22] Au sens défini par Winnicott, cf. « Psychose et soins maternels », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969.

[23] « L’école de la République, jadis “mère adoptive” pour les  sinistrés, l’est-elle encore? », in Les Temps Modernes, 615-616/sept.- oct.-nov. 2001.

[24] Par ex.: au-delà des témoignages d’Arméniens: Michael Arlen, Martin Melkonian, Nigoghos Sarafian, ceux d’Andromaque chez Racine, d’Annie Ernaux, Eva Thomas, Semprun, Améry, Camus, Pachet, Handke, Ruth Klüger, Aharon Appelfeld. (in« Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie », op. cit.; La Survivance / Traduire le trauma collectif, Préface de Pierre Fédida, Postface de René Kaës, Dunod / Inconscient et Culture, 2000, 2003); L’Intraduisible, op. cit.; Actes du colloque Cerisy 2006 sur l’exil - à paraître)