Pour annoncer la thématique
de mon exposé je commencerais par une sorte de générique
qui met en scène, campés dans un même tableau
emblématique, les différents protagonistes en
présence: les trois générations de déportés,
respectivement des deux sexes, soumis à l’idéologie
transmise par la tradition juive:
« Parmi les vieux
et les malades qui mouraient là en masse [à Theresienstadt],
il y eut ma grand-mère Klüger, la mère
de mon père. Elle avait élevé neuf enfants
et un fils de son mari. Aucun de ceux qui avait pu émigrer
ne l’avait emmenée avec lui. Cela n’avait
du reste rien d’inhabituel. Mon père ne nous
avait pas emmenées non plus. La vieille représentation
ou plutôt le vieux préjugé, selon lequel
les femmes étaient à l’abri, protégées
par les hommes, était tellement enraciné et
intériorisé, qu’on ne voyait pas ce qui
était le plus visiblement patent, c’est à
dire: à quel point c’était justement
les plus faibles et les plus défavorisés dans
la société qui étaient exposés.
Que les nazis s’arrêtent devant les femmes eût
été contraire à leur idéologie.
Ou était-ce peut-être que, par un absurde court-circuit
patriarcal, on s’en était remis à leur
esprit chevaleresque? Même Theodor Herzl, notre héros
et principal idéologue de l’époque, croyait
encore que les épouses juives avaient le devoir de
traiter leur époux avec une sollicitude particulière,
car seuls les hommes auraient à souffrir de l’antisémitisme
(...) Ma mère qui exprime souvent et facilement un
certain mépris pour ses semblables admirait sa belle-mère
qui était à ses yeux le propre même de
la chaleur du cœur et de l’humanité...
De tous les nombreux enfants, parents et amis à qui
elle avait pu servir une assiette chaude tout au long de
sa vie, ma mère et moi fûmes les seules à l’assister
jusqu’au dernier moment. Attentive aux autres jusqu’à
la fin, elle renvoya ma mère qui était restée
longtemps auprès de son lit en disant: ”Va dormir
maintenant mon enfant“. Ce furent les dernières
paroles que ma mère l’entendit prononcer » (1)
.
*
Le livre de Ruth Klüger Weiter
leben, eine Jugend (Continuer à vivre, une jeunesse)
commence par ces mots:
« C’était
la mort et non le sexe, le secret dont les grandes personnes
parlaient en chuchotant, et sur quoi on aurait bien voulu
en entendre dire davantage » .(2)
En présentant de
larges extraits de ce témoignage remarquable par son manque
total d’idéalisation des victimes, j’essayerai
d’examiner ce dont il n’est désormais plus
temps de parler. Comment une petite fille, qui deviendra adolescente
puis femme, peut-elle vivre ses sentiments œdipiens légitimement
ambivalents d’amour/haine et sa différence générationnelle
vis à vis d’une mère, d’un père,
d’un frère traqués par la terreur et destinés,
tout comme elle, à l’extermination? Comment peut-elle
ensuite ressentir la perte des hommes de sa famille - père
et frère assassinés on ne sait quand, ni où,
ni comment -, subir cet effondrement au contact d’une mère
aussi démunie qu’elle à cet
égard? Que deviennent les blessures affectives d’une
jeune fille enserrée dans une tradition patriarcale en
faillite, puisque jugée par elle incapable de protéger
les femmes de la lignée (grand-mère, mère,
fille) non seulement d’une traversée infernale,
mais également de cette accablante proximité entre
elles, dont les urgences mortelles, affrontées sans le
soutien d’aucun tiers différenciateur, imposent
une solidarité sous terreur qui ne peut que discréditer
toute différence entre femme et homme, mère et
enfant? Bref quel sens les différences sexuelles et générationnelles
de la vie peuvent-elles encore revêtir sous le règne
de la mort pour tous?
Ces questions m’ont été suggérées
par des observations de deux ordres: D’une part il m’a
semblé que les psychanalystes d’avant garde qui
ont le mérite, par ailleurs, de dénoncer le phallocratisme
lacanien ou la caducité des théories freudiennes
sur la sexualité féminine comme relevant de conditions
socio-culturelles révolues, devraient plutôt accorder
la priorité de leur remise en question à la prise
en compte des événements contemporains des dernières
années de Freud, émigré de justesse, lesquels
ébranlent bien plus fondamentalement encore les déterminants
de son modèle œdipien. Ce modèle organisateur
reste certes, en tant qu’outil de pensée, un analyseur
nécessaire des motivations humaines inconscientes, mais
ses présupposés sociopolitiques n’en demeurent
pas moins insuffisamment examinés. Il doit être
réinterrogé à la lumière de ces mêmes événements
qui laissèrent, comme on sait, le théoricien de
cette différence de destin entre les deux sexes radicalement
impuissant face au totalitarisme d’une différenciation
criminelle, laquelle imposa à ses propres sœurs le
destin d’une mort dans la chambre à gaz. La pertinence
de la différence sexuelle et générationelle
reste-t-elle à
évaluer dans les mêmes termes en un temps qui a
vu hommes, femmes et enfants industiellement transformés
en cadavres anonymes? Cette différence ne disparaît
évidemment pas, mais est-elle encore opératoire
psychiquement, appréhendable avec les mêmes paramètres
quand le troisième terme entre mère et enfant n’est
plus l’autre parent séparateur mais l’exterminateur
qui les condamne, sexes et générations confondus, à se
souder face à la terreur? Demeure-t-elle aussi convaincante
quand nous savons que la seule différence entre les êtres
ne s’est répartie et ne continue
à se répartir, de par le monde, qu’entre
ceux qui ont le droit de vivre et ceux qu’il s’agit
de parquer pour les tuer? L’universalité de la famille « œdipienne » ne
s’arrête-t-elle pas aux portes de Thèbes dévastée
par la peste?
D’autre part j’ai été particulièrement
sensible au regard affranchi, provoquant que la femme Ruth Klüger
porte sur l’oppression exercée par la tradition
culturelle de sa famille ou sur les conduites d’appropriation,
de domination narcissique d’une mère qui fait preuve,
par ailleurs, d’un inégalable sang froid dans la
panique et d’un esprit de résistance intrépide
et salvateur. Moyennant quoi, ce qui différencie les
êtres n’est plus désormais leur sexe, leur
vertu morale ou leurs carences affectives mais leur aptitude
à sauvegarder, dans l’exploitation pragmatique des
hasards, en premier lieu la survie, notamment celle de leur enfant.
Ce critère discriminant à l’exclusion de
tout autre, quels que soient du reste les traits détestables
de telles ou telles figures parentales, bouleverse le dispositif
sécurisant des conflictualités œdipiennes,
puisque la seule valeur parentale qui s’avère déterminante
devient la faculté, en dépit de l’écroulement
de tous les repères, à maintenir en vie cette unité que
l’on forme avec l’autre de soi-même: l’enfant
Toutes choses qui requièrent des qualités autrement
plus substantielles qu’une éventuelle aménité des
liens ou un attachement respectueux de l’altérité de
l’enfant. (3)
À l’occasion de mon travail sur la transmission
traumatique chez les descendants des survivants au génocide
arménien, j’ai en effet souvent été
choquée par la naïveté idéaliste ou
manichéenne de ceux qui veulent ignorer que des criminels
nazis peuvent avoir fait leurs délices des différentes
formes de sublimations esthétiques. En retour, j’ai
dû moi même choquer certains en évoquant les
effets parfois meurtriers de l’empiètement (4) dans
la relation des rescapés
à leurs enfants, qui se manifeste trop souvent par l’emprise
, (5) l’instrumentalisation, le rejet
inconscient, l’envie ou l’abandon affectif par carence
d’investissement narcissisant et dénigrement de
tout amour d’objet.
Tout se passe alors comme si un « négationnisme
» insidieux et visant non les faits historiques mais les
mutilations psychiques chez les rescapés trouvait bénéfice
à dénier que la destruction ultime chez eux affecte
bien sûr aussi le petit garçon ou la petite fille
- « œdipiens justement! » - qu’ils ont
été ou n’ont pas pu être et, partant,
la capacité en eux à aimer leur enfant, à
lui dispenser cette affection qui le porterait à s’ouvrir
au monde où il a, malgré tout, été
mis. Victimes, ils le sont ainsi souvent doublement: 1°)
ils survivent, hantés par les liens éteints aux
parents et aux rêves engloutis, 2°) ils sont invalidés
dans l’instauration de nouveaux liens de tendresse et de
plaisir à leurs enfants: N’ayant eu ni enfance ni
instances répondant pour eux, ils ne sont pas en mesure
d’assurer une parentalité psychique qui pourrait
recréer l’étayage des illusions transitionnelles
protectrices.
La suite de cet exposé qui pourrait appeler un plus vaste
travail, tant je ressens le texte de Ruth Klüger capital
pour la mise en lumière de ces questionnements, consistera
dans ce cadre restreint, en une simple lecture d’assez
longs extraits accompagnés de brefs commentaires. Ceux-ci
ne retiendront que trois aspects du témoignage de cette
femme, née à Vienne en 1931, déportée
avec sa mère à Theresienstadt puis Auschwitz, transférée
par miracle au camp de travail de Christianstadt, rescapée
puis émigrée aux États-Unis où, ayant
toujours été soutenue par son goût pour la
littérature allemande, elle devient germaniste:
- 1°) l’inconvenance sacrilège
de ses représentations mettant au défi l’intimité
de sa douleur filiale,
- 2°) sa contestation téméraire
du rôle imparti aux femmes par la tradition juive,
- 3°) la relation mère/fille
dans le sauve-qui-peut laissé par l’anéantissement
des pères de cette tradition.
I.
Le premier regroupement
d’extraits met donc en évidence l’audace avec
laquelle l’écrivain affronte la restitution brutale
d’une contiguïté
scandaleuse - que d’aucuns qualifieraient d’obscène
- qui vient déchirer son espace psychique: Au sein même
de son abandon à une tendresse désespérée
de fille, de sœur, fait irruption la crudité de ses
représentations où père et frère
sont réduits à l’infamie de l’impuissance
lors de leur mise à mort; visions d’horreur qui
font effraction dans sa féminité naissante, saccagent
et violent en quelque sorte son imaginaire endeuillé.
On peut deviner comment, par exemple, les mouvements affectifs,
les éprouvés de séduction habituels d’une
fillette vis à vis de son père - attachement, admiration,
plaisir, compassion, identification, déception, désobéissance,
crainte, rancœur, condamnation - entrent sauvagement en
collision avec l’irreprésentabilité
de sa mort:
« À sa
consultation... il n’avait plus le droit de soigner
que des Juives... ce fut la mode, parmi les Juifs qui voulaient émigrer,
d’apprendre un nouveau métier. Mon père
apprit à faire des saucisses. Nous mangions ses saucisses
d’apprenti... et je m’étranglais de rire.
Nul n’avait autant d’esprit que mon père...
Il aurait pu émigrer en Inde... Mais il disait ”L’Inde,
c’est trop chaud pour moi“. C’était...
trop étranger pour lui, viennois jusqu’aux moelles
comme il l’était. Car, pour ce qui est de la
chaleur,... il proclamait, bien avant l’Anschluß:
”Nous avons le tochès (le cul) sur un baril
de poudre“ (...) Ma mère prétend certes
qu’il fut d’emblée entiché de moi,
mais... je sais ce qu’il en était. Quand je
sus lire, je sus l’intéresser un peu...., une
fois il m’emmena dans une librairie et me permit de
choisir un livre... je pris le plus épais et ce critère
plut à
mon père. Des légendes juives, ce devint mon
livre préféré (...) J’ai appris
avec lui à jouer aux échecs. C’était
un bon joueur... lorsque j’eus six ans,... j’étais
excitée d’avoir le droit de m’asseoir
avec lui au « fumoir »... et je me donnais un
mal fou pour retenir les coups... Après quelques séances
il s’ennuya..., jugeant que je n’étais
pas assez douée... Je fus déçue et,
pis encore, tourmentée par la pensée que je
l’avais déçu (...) Mais je le craignais
aussi, mon père. Il y eut l’histoire de la machine à écrire...
un jour ma cousine et moi eûmes l’idée
que nous pourrions l’utiliser dans l’un de nos
jeux... J’avais sept ans. Mon père n’était
pas là... lorsqu’[il] rentra, il fut très
mécontent... et très sec... Je pris sa colère
très au sérieux comme tout ce qui venait de
lui... Je tremblai toute la soirée... J’ai demandé
un jour à ma mère pourquoi il tenait tant...
à cet objet ”Que veux-tu, il sortait d’un
milieu modeste, et pour lui ce genre d’acquisition
avait de la valeur“, expliqua-t-elle en prenant des
airs de grandeur. C’était... peu avant qu’il
soit arrêté; sans doute avait-il l’épiderme
plus sensible que d’habitude, et moi aussi peut-être.
Cependant, je lui en veux de cette attitude mesquine (...)
Je raconte ces enfantillages parce que c’est tout ce
que j’ai de lui et bien qu’avec la meilleure
volonté
du monde je ne les relie pas à ce que fut sa fin;
parce que je ne peux, sans tomber dans un pathétique
faux, m’accomoder à ce qui lui est arrivé.
Mais aussi... m’en détacher. Pour moi, mon père
était cet homme-ci, cet homme-là. Qu’il
ait fini par se débattre nu dans le gaz toxique pour
trouver une issue, cela rend tous ces souvenirs futiles jusqu’à
les invalider. Il reste que je ne puis les remplacer par
d’autres, ni les effacer. Je ne relie pas tout ça,
il y a là
quelque chose de béant (...) La difficulté réside
dans la discordance des affects. Il y a d’un coté
l’attendrissement que nous éprouvons vis-à-vis
des êtres de nos souvenirs d’enfance (...) Dans
mon souvenir, je vois mon père soulever poliment son
chapeau dans la rue, et dans mon imagination je le vois crever
misérablement, assassiné par les gens qu’il
saluait dans la Neubaugasse... Je peux mobiliser des sentiments
justes pour le père vivant ou pour le père
mourant, mais les réunir pour sa personne unique et
indivisible je ne le peux pas. » (6)
Voici également
quelques unes de ses représentations recueillant la mémoire
du frère:
« Au cours des...
promenades que j’ai pris l’habitude de faire
vers seize... ans, j’ai essayé de me représenter
ce que c’est que d’être abattu froidement,
précisément à cet âge, sans que
le bourreau risque quoi que ce soit. Cela a-t-il été
une chasse à l’homme ou bien mon frère
a-il vu son meurtrier, peut-être même parlé
avec lui... Avec ma mère, je ne pouvais pas en parler,
c’était trop intime, trop pénible, trop
vain... J’ai donc écrit des poèmes là-dessus
(”De ses mains rougies, gelées, mon frère
creuse sa propre tombe“), qui ne témoignent
pourtant que de mon incapacité à un quelconque
dire (...) Barbelés infranchissables entre nous et
les morts.
» (7)
Si, dans le triangle familial,
la fille prend, comme nous l’aurons remarqué, ses
distances par rapport à la supériorité
que s’arroge la mère devant les origines «
modestes » du père dont elle, par contre, semble
bien davantage goûter l’esprit et la joie de vivre,
sa perception filiale rejoint néanmoins, mais avec des
attendus plus graves et autrement rédhibitoires, le jugement
de l’épouse sur la « faiblesse » de
son homme:
« Ma mère
voit mon père comme un homme faible, sensible, tandis
que je le vois comme un être d’une autorité
absolue et cependant fausse, un tyran d’un merveilleux
pouvoir de rayonnement, sur lequel, finalement, on ne pouvait
compter, puisqu’aussi bien il n’est pas revenu...
Sa joie de vivre ... Son rire de ventre: je l’entends
encore. Il pouvait se tordre de rire. Je ris parfois de la
même manière, pas du tout féminine...
me suis-je entendu dire. En fait comme la fille de mon père,
me dis-je alors » . (8)
Or, par un brusque retournement
des valeurs, cette pensée finit par soulever en elle une
angoissante question concernant une éventuelle différence
entre les êtres, la seule pertinente pour l’enfant
qu’elle fut: cette dite « faiblesse » du père
pourrait, quand elle cherche à se représenter les
moments de sa mort, constituer finalement sa dignité:
« Récemment
au téléphone, où sa surdité croissante
fait qu’elle ne me comprend plus qu’à peine,
ma très vieille mère m’a dit tout d’un
coup que mon père prétendait souvent ne pas
pouvoir jouer des coudes, se défendre, se mettre en
avant ou s’imposer. J’ai dressé l’oreille,
les paroles citées sonnaient juste, un morceau de
réalité. Jouer des coudes... On sait aujourd’hui
exactement comment on mourrait dans les chambres à gaz.
Dans l’agonie, les forts marchaient sur les faibles,
c’est ainsi que les cadavres des hommes se trouvaient
toujours dessus, ceux des enfants tout en bas. Est-ce que
mon père a marché
sur des enfants, sur des enfants comme moi, au moment où
il ne pouvait respirer? Mais il ne pouvait jouer des coudes,
et à mon premier jour d’école, il était
tout au fond, appuyé à la grille. Celui qui
étouffe a atteint les limites de la liberté,
et piétine donc alors les autres? Ou bien y a-t-il
là aussi des différences, des exceptions? » (9)
La juxtaposition impudente
qui violente l’écrivain comme son lecteur n’est
pas un effet de style, elle traduit l’impossibilité
de lier dans la psyché et dans l’écriture
les père et frère du lien et les père et
frère du meurtre, elle est précisément l’expression
du meurtre des liens. La jeune fille a la témérité de
prendre en charge non pas le deuil des disparus mais « l’attaque
contre les liens
» (10) qui rend le deuil impossible,
car l’usinage des cadavres évacue le temps et le
lieu de la mort et donc les temps et lieu du deuil dans un abîme
hors temps et lieu.
II.
Peut-être que les
rituels institués par la tradition pourraient contenir
cet éclatement de l’être, or ils sont interdits
aux filles pour lesquelles les disparus disparaissent alors en
quelque sorte doublement:
« Je n’arrive
pas à me débarrasser de l’envie de lui
rendre hommage, de trouver ou inventer pour lui une cérémonie,
un hommage funèbre... Chez nous autres Juifs, seuls
les hommes disent le kaddish, la prière des morts.
Mon grand-père... dit un jour à son chien...:”
Tu es le seul ici à pouvoir dire kaddish pour moi.“
C’est devant ses filles qu’il parla ainsi à
son chien, ce que ma mère me rapporta sans le critiquer,
acceptant ce rabaissement, comme il sied aux filles juives...
S’il en était autrement et que je puisse, par
exemple, dire le kaddish pour mon père, alors je pourrais
éventuellement me familiariser avec cette religion
qui ramène l’amour de Dieu chez les filles à
un rôle d’auxiliaire des hommes et cantonne leurs
besoins spirituels à l’espace domestique...
Tu sous-estimes le rôle de la femme dans le judaïsme,
me disent les gens. Elle a le droit d’allumer les bougies
du shabbat sur la table mise... Je ne veux pas mettre la
table et allumer des bougies, c’est dire le kaddish
que je veux. Sinon je m’en tiens à mes poèmes.
Et pourquoi veux-tu dire le kaddish? me demandent les gens...
Mais les morts nous assignent des tâches. Ils veulent
qu’on leur rende hommage, qu’on en vienne à
bout (...) Les camps... furent une gigantesque saloperie,
sur laquelle n’a prise aucune entreprise traditionnelle
de réconciliation ni aucun culte des martyrs. Il faut
avoir éprouvé cette fureur pour se calmer à
nouveau; et lorsqu’on l’a éprouvée,
on n’écrira plus de poème comme celui-là,
plus d’exorcisme des chambres à gaz, plus d’évocation
à coups de bougies et autres jouets. Et pourtant je
ne saurais le rejeter tout à fait, ce kaddish bricolé
maison par la fille... C’est mieux que rien ». (11)
C’est paradoxalement
en s’émancipant de la tradition, puisque son seul
recours devient alors le poème et le poème en langue
allemande, que la jeune fille écrivain peut honorer ses
morts.
Les hommes assassinés laissent donc les femmes, placées
jusque là sous leur tutelle, d’autant plus démunies
matériellement et spirituellement que la réalité
de leur destin oppose un démenti cruel aux hiérarchies
illusoires instituées traditionnellement entre les deux
sexes:
« J’avais
passé
ma vie parmi les femmes, cela n’allait guère
changer à New York. Dans la famille, dans les camps,
même après la guerre, il n’y avait eu
d’hommes qu’en marge. Certes en cette marge les
hommes régnaient, et de cette marge ils régnaient
même sur nous, et ma mère ne cessait de m’inculquer
que les femmes devaient se marier et se ” faire prendre
en charge“. Elle m’a pourtant, par sa vie, donné un
tout autre exemple. Du début de l’époque
hitlérienne jusqu’au moment où je suis
partie de chez elle, elle fut sans homme. Quand elle fut
libre je l’ai connue avec une activité professionnelle,
et à l’époque hitlérienne les
hommes qu’elle avait eus avaient
été impuissants et avaient péri. » (12)
« Peut-être que les femmes, [comme Simone Weil],
en savent plus long sur le bien que les hommes, qui se plaisent
à le rendre trivial... Peut-être que les femmes
en savent plus long sur le mal que les hommes, qui se plaisent
à le rendre démoniaque... Hanna Arendt...,
rappelant... que le mal était perpétré dans
un esprit d’obtuse stupidité..... déclencha
des hurlements de rage parmi les hommes qui saisirent à
juste titre, même si ça n’était
guère consciemment, qu’un tel démasquage
de la violence arbitraire mettait en cause le patriarcat.» (13)
Aussi, loin d’assumer
en exil une médiation entre mère et enfant, les
quelques émigrés hommes projettent-ils leur culpabilité
de n’avoir pas pu sauver leur propre mère, sur les
jeunes survivantes, en voulant les maintenir dans le guetto incestuel (14) mère/fille
qui, si elles s’y laissaient enfermer, empêcherait
la vie, malgré tout demeurée en elles, de se transmettre.
Ce en quoi ils seraient les agents a posteriori d’une extermination
sans reste:
« Et puis ce
fut l’oncle... au téléphone, j’imagine
qu’il appelle par sympathie ou pour discuter avec moi
de ce qu’il convient de faire, mais non, il est en
colère. Il parle allemand. Les voix d’hommes
de Vienne se ressemblent, c’est mon père au
bout du fil... Il dit que je n’avais pas le droit de
me marier et d’abandonner ma mère. Sa voix tremble
d’irritation. Et je crois savoir ce qui se cache derrière
ces reproches... je ne me risque pas à crier dans
l’appareil le non-dit, l’indicible, à savoir:
Et toi, et ta mère, n’as-tu pas émigré sans
elle, et n’a-t-elle pas crevé à Theresienstadt?...
d’où sa fureur contre moi... J’imagine
entendre ce qui résonne dans ses mots, son propre
non-dit:
”Tu n’as pas droit à ta vie “ Il
raccroche,... il m’a exprimé son opinion, maintenant
il se sent vraisemblablement mieux. Moi pas ... Je ne pleure
pas, je hurle... Comment faut-il donc vivre pour mériter
la vie? (...) C’était ça qu’ils
avaient contre nous, l’oncle, Lazi [le thérapeute],
tous. Nous étions les mères qu’ils avaient
abandonnées, les femmes et les enfants qu’en
tant qu’hommes ils auraient dû protéger...
Ce que d’eux, au fond, je voulais c’était
avoir mon père, je voulais des personnes qui puissent
d’une quelconque façon le remplacer. » (15)
La démission de
l’oncle paternel est d’autant plus grave qu’elle
vient conforter le vœu de la mère de maintenir « l’emboitement
psychique » (16) entre elle et sa
fille:
« Pour elle j’étais
l’enfant passive, éventuellement la pauvre enfant
qui avait traversé les années du nazisme en
les subissant à moitié dans l’inconscience
et l’ignorance. J’étais un accessoire,
tout au plus un personnage secondaire de son drame. Sa propriété,
son bien. L’un des rêves qu’elle fait souvent
et qu’elle me raconte pour prouver son amour maternel:
une chambre de malade, moi à l’horizontale dans
le lit, elle debout à coté me témoigne
sa pitié... Quand elle disait :”tu es tout pour
moi“, ne pensait-elle pas qu’il ne fallait pas
que je grandisse [aufwachsen], que je grandisse hors d’elle
[ihr entwachsen] Mais c’est un fait qu’elle n’avait
pas grand chose de plus sinon moi. » (17)
À noter que dans
ce rêve, « l’enfant malade » peut très
bien être aussi la mère, désirant pour elle-même
une mère qui serait restée « debout »
auprès d’elle!
Aussi, lors d’un choix crucial que doit faire la fillette
de douze ans en obéissant ou non à sa mère,
est-il terrifiant de voir comment ses manifestations d’opposition
adolescente sont à la fois d’une extrème
banalité et à la fois, en l’absence tragique
de tiers dans cette relation duelle, l’enjeu d’une
alternative pour la vie ou la mort, alternative indexée
toutefois d’une inversion qui transforme l’opposition,
d’ordinaire nécessaire à cet âge pour
instaurer une séparation créatrice de vie propre,
en une séparation fatale d’avec les chances de vie,
une sélection pour la mort:
« Les femmes
de quinze
à quarante cinq ans devaient se faire inscrire pour
un convoi de travail (...) Devant chacun (des SS) une colonne
de femmes nues... Je dis mon âge... refusée...
Ma mère avait été selectionnée...
elle quitterait le camp sous peu... Elle essayait de me persuader
d’essayer encore une fois dans l’autre colonne...
Et cette fois, s’il te plait, ne pas être si
bête et dire que tu n’as que douze ans. Cela
déclencha une dispute entre elle et moi... J’avais
le sentiment qu’elle allait me propulser dans les pires
ennuis... J’étais prise d’angoisse, mais
ce n’était pas... cette angoisse de mort... à la
vue de la cheminée crachant... de la fumée
et des flammes, mais cette angoisse plus supportable devant
la méchanceté
des adultes. Car qu’adviendrait-il de moi, si je devais
rester seule...? Ça c’était absolument
exclu, m’assura ma mère. Si je ne voulais pas
essayer, elle resterait alors aussi ici, elle verrait bien
qui pourrait la séparer de son enfant... ” Écoute
moi enfin.... tu es lâche” dit-elle avec mépris,
”je n’ai jamais été aussi lâche“
”Bon d’accord, j’essaie. Mais je ne dis,
en aucun cas quinze, tout au plus treize et si ça
rate, c’est de ta faute” (...) Je me plaçais
dans la file de l’autre SS... Me traiter de lâche,
ma mère ne pourrait plus le faire, mais j’étais
la plus petite... de toute la file, une enfant non développée,
sous-alimentée, tout à fait prépubère.
(...) Ce qui se passa alors est suspendu dans l’espace
de la mémoire... une bonne action... Cette personne
était une jeune femme dans une situation aussi désespérée
que nous tous... Elle me vit dans la file, alors que j’arrivais
presqu’au premier rang... et à une distance
où
le SS pouvait presque l’entendre...: - Quel âge
as-tu? - Treize ans... - Dis que tu en as quinze... Je donnais
la réponse décisive que je n’avais pas
acceptée de ma mère, mais de cette jeune femme
- Mais celle-là est encore bien petite, observa le
maître de la vie et de la mort... et elle, évaluant
la marchandise sur le même ton: - Mais elle est solidement
bâtie... elle peut travailler.» (18))
Ce sera donc l’intervention miraculeuse d’un
tiers qui dénouera les termes du conflit œdipien
qu’on n’oserait plus appeler « normal »,
de sorte que le sauvetage de l’enfant résulte
1) de la cruauté avec laquelle la mère oblige
l’enfant
à se plier à sa volonté, puis de sa
détermination
à ne pas se séparer d’elle, que ce soit
pour la vie ou dans la mort, 2) enfin et surtout par l’indispensable
relais de la parole tierce. On peut dire qu’à
l’exception de la tierce personne salvatrice il ne
peut
être question, quand la terreur mène la ronde,
ni de motions d’amour entre les êtres ni d’émancipation
par la haine mais d’un besoin réciproque de
la vie de l’autre ou, si toute réciprocité
est barrée, d’un primat accordé à
la survie, donc, à la survie du seul enfant:
« Liese est restée fidèle à son
père. Lui, ne pouvait pas partir, car... il en savait
trop. Elle ne pouvait donc pas se faire inscrire pour le
convoi de travail... elle voulait rester auprès de
lui, elle a été gazé avec lui... Je
ne me serais pas sacrifiée pour ma mère. Je
le savais et le sais. » (19)
De cet épisode miraculeux
l’auteur rapproche une autre situation dans laquelle refus
ou consentement mutuels entre mère et fille et rancune
des plus banales chez l’enfant, finissent par se conjoindre
secrètement pour le maintien en vie, puisque l’enjeu
de l’affrontement n’est nullement un objet, un objet
externe à elles deux mais, exclusivement, la simple survie
en quelque sorte sans prédicat:
« Ma mère
m’a expliqué que le fil barbelé électrifié
à l’extérieur était mortel et
m’a proposé de nous jeter dessus ensemble. Je
n’en croyais pas mes oreilles... J’avais douze
ans... Je lui en voulais d’avoir fait de semblables
plaisanteries pour me faire peur. Elle avait toujours été
pour moi un rabat-joie. Ma mère accepta mon refus
avec autant de sérénité que s’il
s’était agi d’une invitation à une
petite promenade (...) Je connais ma mère aussi mal
que tous les enfants connaissent leurs parents... Je me demande
si je lui ai jamais pardonné
cette soirée qui fut la pire de ma vie. Nous n’en
avons jamais reparlé... D’ailleurs, j’ai
horreur de toute intimité avec ma mère et qu’est-ce
qui pourrait être plus intime qu’une telle question?
Il m’a fallu attendre d’avoir moi-même
des enfants pour reconnaître qu’il n’était
pas indéfendable de tuer soi-même ses enfants
à Auschwitz plutôt que d’attendre. J’y
aurais eu très certainement la même pensée
qu’elle et l’aurais peut-être exécutée
plus conséquemment qu’elle. » (20)
Puisque le litige ne concerne
pas l’obtention ou l’interdiction d’un objet,
cet épisode confirme bien la constatation introductive
du livre que l’intimité des adultes n’est
pas faite du rapport au sexe et à ses objets mais de celui à la
mort. C’est bien la familiarité
avec le meurtre et ses agents qui confère aux adultes
un privilège sur l’enfant:
« Ma mère
a dès le départ réagi correctement dans
le camp d’extermination. Ayant compris aussitôt
ce qui se jouait là, elle avait proposé dès
notre arrivée le suicide pour nous deux, comme je
m’y refusais, elle perçut la première
et l’unique issue. Pourtant je ne pense pas que ce
soit la raison mais un délire de persécution
profondément enraciné qui la fit réagir
ainsi... Je crois que les névrosés obsessionnels,
menacés de paranoïa, étaient ceux qui
s’en tiraient le mieux à Auschwitz, car ils
avaient atterri là
où l’ordre social, plutôt le désordre
avait rattrapé leurs représentations délirantes...
À Auschwitz l’amour ne pouvait pas sauver et
l’entendement non plus. De là je sais qu’il
n’y a aucun moyen inconditionnel de salut et parmi
les moyens conditionnels de salut peut se trouver également
la paranoïa. Ma mère, qui auparavent et surtout
encore par la suite s’est souvent crue persécutée,
avait cette fois-là raison et s’est comportée
totalement en conséquence.» (21)
III.
Ces dénouements
miraculeux sans lesquels il n’y aurait eu ni survie pour
la fillette ni, pour nous, existence de son témoignage
permettent peut-être d’approcher ce lieu profondément
douloureux et sacré où, bien en deça de
tout écart conflictuel entre générations,
une communauté de destin noue mère et fille en
une connivence inconsciente pour le projet: Weiter leben, Continuer
à vivre. Habitées par la perte inconsolable des
hommes aimés mais tout autant par l’injonction d’une
même appartenance à l’espèce humaine (22),
elles se trouvent nécessairement alliées dans une
entreprise tacitement partagée: lutter contre la mort
qui a déjà englouti une partie d’elles: l’époux
et le fils, le père et le frère.
Il ne s’agit donc guère ici d’un conflit d’ambivalence
entre l’enfant et sa mère, eu égard aux insuffisances
ou qualités de celle-ci. Ce que l’on voit à l’œuvre
c’est la paradoxalité d’un nouage démuni
de toute instance de médiation, où l’aggripement
de l’enfant au seul lien humain restant se double de son
impossibilité à le vivre dans la présence
de celle qui en est le porteur, car les places respectives de
chacun sont incestuellement amalgamées dans l’omniprésence
des défunts (23) qui les hantent.
La figure biblique de Lot (24) montre bien
que l’interdit de l’inceste est l’apanage d’un
monde où l’interdit du meutre est respecté:
« Ma mère
n’a pas eu beaucoup de chance dans la vie. De la force
et de l’énergie, oui, bien que tardivement et
de façon sporadique; de la générosité,
oui, bien que rarement avec la chaleur du cœur; beaucoup
de courage et d’intrépidité
bien que contrebalancés par la névrose obsessionnelle
et la paranoïa (...) Quand il n’y a pas de tombe
le travail de deuil ne s’arrête pas... J’entends
par tombe... le savoir sur la mort, sur la façon dont
est mort un proche. Pour ma mère il n’y a pas
eu un jour où elle ait su avec certitude qu’aucun
des deux, ni l’homme ni le gamin n’avait pas échappé
au meurtre de masse (...) sa tête doit être hantée
par les images les plus atroces, en partie inventées,
en partie remémorées; ce peut être l’une
des raisons pour lesquelles, à peine après
avoir passé un bref moment ensemble sa compagnie me
devient insupportable » (25)
« Nous étions sans père, nous n’avions
pas connu nos pères, ou les avions à peine
connus, et les mères étaient pour nous toutes
un problème. Nous nous tenions lieu mutuellement de
parents.» (26)
L’affect d’amour
n’apparaît en effet chez la fille qu’hors du
règne de la mort pour tous, à l’abri de la
proximité bienfaisante des tiers autres, instaurateurs
de distance entre elle et sa mère, dans le plaisir à
une mère devenue une femme séduisante et socialement
inscrite dans l’espace civique:
« À l’automne
1945 se posa la question de l’école. Je n’avais
jamais été au collège ni même à
l’école primaire... Je pris donc des cours particuliers
dans les différentes matières que l’on
apprend quand on va à l’école... Ma mère
n’avait aucun respect pour le savoir scolaire, mais
une grande considération pour l’étude...
Lorsque nous apprimes qu’Olga était encore en
vie, ma mère l’invita à venir habiter
avec nous... (Son père, le mathématicien...
aux histoires sur la déesse de la Terre, Hertha, était
mort). Ma mère invitait tout le monde, était
bonne avec tout le monde. Ce fut l’époque où
je l’ai le plus aimée et aussi vénérée,
parce qu’elle était disposée à
tout partager, et que je pouvais la partager avec d’autres.
C’était du reste aussi une époque où
je ne passais pas beaucoup de temps avec elle. Elle avait
un poste... aidait à rétablir les contacts
entre les familles éclatées,... portait un
uniforme vert, avait l’air toute fraiche et en bonne
santé
et ne venait à Straubing que les fins de semaines.» (27)
Les scènes suivantes
montrent a contrario comment la terreur politique peut engendrer
et renforcer les relations désidentifiantes (28) d’oppression
au sein de la famille, l’emprisonnement politique venant
redoubler l’emprisonnement familial:
« Ma mère
l’a accompagné à la gare. Elle dit: ” Il
s’est penché à la portière et
il a crié: Alma, Alma monte, comme tu es là,
toi et l’enfant, tout de suite, sinon nous ne nous
reverrons jamais“.
Ça ne peut pas être exact, j’étais
à la maison... Mais je voulais y aller aussi, ça
c’est exact. Et je pensais, s’il voulait, il
pourrait m’emmener... alors je n’ai même
pas eu le droit d’aller avec elle à la gare...
Peut-être ma mère avait peur qu’au dernier
moment, lui et moi, nous montions ensemble dans le train.
Le lit, c’était toujours une espèce de
prison. On devait y aller quand il se passait quelque chose,
et je pensais en pleurnichant qu’ils vous refusaient
tout, même quand je désirais de simples et modestes
choses ils me les ont refusées.
» (29)
Puis plus tard:
« Je suis allée
avec elle à la communauté juive où un
jeune homme nous a demandé si elle ne voudrait pas
m’envoyer en Palestine avec un convoi d’enfants.
Il en était tout juste temps encore, une ultime chance...
Mon cœur battait car j’aurais beaucoup aimé
partir, même si ça avait été une
trahison à son égard. Mais elle ne m’a
pas interrogée ni même regardée, elle
s’est contentée de dire: ”Non, on ne sépare
pas l’enfant de sa mère. “... Je crois
que je ne le lui ai jamais pardonné. Cette autre personne
que je serais devenue,... si elle ne m’avait pas simplement
traitée comme sa propriété. » (30)
Or l’interprétation
psychologique grossière, qui occulterait dans le débat
mère/enfant le rôle décisif du tiers, et
considérerait tendancieusement qu’en « voulant
garder la fille pour elle », la mère mortifère
a contribué à la conduire à la mort serait
dénégatrice de la corresponsabilité des
pères ou des institutions qui rendent la maternité
possible. Si le père est absent parce que affaibli ou
assassiné, si les pseudo institutions sont criminelles (31),
il n’y a guère de «
mise au monde » de l’enfant, ou encore, tout comme
dans la dyade psychotisante, de coupure d’avec la mère.
L’analyste pourrait certes relever ici les manifestations
d’une emprise où se pérennise, chez la mère,
un fantasme d’omnipotence voulant assujettir l’enfant
à l’exclusivité d’une jouissance prégénitale (32).
Il serait pourtant dénégateur s’il oubliait
que cette volonté d’aliénation n’est
pas déterminée seulement par une constitution psychique
maternelle, hors environnement historique, mais également,
comme le suggère l’auteur en maints endroits, par
les effets psychiques des événements politiques
qui désapproprièrent radicalement la mère
de tout ce qui précisément la constituait.
Le texte se poursuit en effet par une plaidoirie de la fille
témoin du destin maternel dont elle reste solidaire:
« Cette autre
personne que je serais devenue,... si elle ne m’avait
pas simplement traitée comme sa propriété.
Mais il faut dire qu’elle possédait si peu que ça
en
était pitoyable,... Elle spéculait sur ce qu’elle
pourrait encore perdre de plus, ne pensant pas alors à
l’assassinat mais, comme il en allait pour les femmes
de sa génération, à l’infidélité.
Elle était jalouse de mon père, non sans quelque
raison... Me confier pourtant sa jalousie, me confier tout
ce qu’elle avait sur le cœur au sujet de mon père,
était absurde. Je repoussais ses confidences comme
une forme d’intimité répugnante. (...)
J’étais une entrave, mais peut-être parfois
aussi un objet d’abréaction bienvenu. Une entrave,
inutile, paresseuse, j’étais pourtant la seule
chose qui lui fût restée. En l’espace
de trois ou quatre ans, elle avait été déracinée,
sa vie s’était rétrécie et elle
se retrouvait isolée. Son mari était en fuite,
son fils à Prague, sa sœur avec sa famille en
Hongrie, le cercle de parents et amis émigrés,
en Amérique, Palestine, Angleterre, ou expédiés
à Theresienstadt... Et elle se retrouvait là,
avec sa taxe de sortie du Reich qu’elle ne pouvait
pas payer. Puis arriva la nouvelle que mon frère et
son père [le premier mari] avaient été emmenés
à Theresienstadt... La perspective de le revoir lui
ôtait la peur de la déportation.» (33)
C’est pourquoi la
mère représente pour la fille un modèle
dont l’éthique, ignorant le luxe des vies affectives
et désirantes, ne peut qu’obéir à une éminente
dignité
qui sait accompagner les condamnés dans la détresse
de leurs seuls besoins:
« Pendant le
voyage de Theresienstadt à Auschwitz nous nous trouvions
dans un piège à rats (...) La vieille femme...
s’assit sur les genoux de ma mère et urina.
Je vois comme aujourd’hui encore le visage de ma mère,
sans rides à cette
époque, crispé, dégouté dans
la pénombre du wagon; elle poussa la vieille de sur
ses genoux, mais sans brutalité, sans méchanceté.
Ma mère qui n’est pas un modèle pour
moi, en fut quand même souvent un... C’était
un geste humain, pragmatique, un peu comme une infirmière
se détache d’une patiente, qui se cramponne à
elle. Moi, je trouvais que ma mère aurait dû
s’indigner profondément, alors que pour ma mère
la situation était au-delà de la colère
et de la révolte (...) les portes s’ouvrirent...
ma mère eut juste le temps d’attrapper le ballot
sur lequel elle était assise (elle s’est toujours
cramponné à quelque objet, comme moi aux mots)
» (34)
Le terme de « commisération
» serait ici totalement inadéquat, voire sacrilège
par la prise de distance qu’il induit, tout comme celui
de « dévouement », car dans la terreur mère
et enfants sont, non pas solidaires, mais une seule et même
personne:
« Ma mère
porte la soupe... La charge est trop lourde pour ma mère,
je suis totalement hors de moi de la voir avec ça.
Il faut qu’elle se soit déclarée volontaire,
pour une portion supplémentaire de soupe. Pour moi.
Je ne veux pas. Ne me fais pas ça... Les vieilles
femmes
à Auschwitz, leur nudité, leur dénuement
[Hilflosigkeit], les besoins des vieillards, la pudeur violée,
Les vieilles femmes aux latrines communes, la difficulté
qu’elles avaient à déféquer...
Tout ça en public... surtout dans cette génération
de ma grand-mère qui était née encore
dans la pudeur, la pruderie du XIX° siècle. Et
puis les cadavres nus entassés sur des camions...
les poils du pubis clairsemés.» (35)
D’où l’émergence
de la honte lorsque l’écriture clive la fille témoignant
de l’humiliation maternelle de la fille témoin de
celle-ci:
« La doyenne
[des détenues politiques] cria... tout son mépris
pour nous... À
un moment ma mère perdit la tête et cria en
retour. Pour cela et en punition elle dut se mettre à genoux
sur cette cheminée en pierre... position qui après
très peu de temps devenait une torture. Elle était
dans un état lamentable, complètement hors
d’elle, la folie brillait dans ses yeux, tandis que,
déjà
agenouillée elle continuait de crier sur la responsable.
Dans un total désarroi, je restais à coté,
comme devant quelque chose de totalement inconvenant, témoin
de ma mère en train d’être punie... Cette
scène est peut-être le souvenir le plus vivant,
le plus aveuglant de Birkenau. Et pourtant je n’en
ai jamais parlé. Je pensais que je ne pourrais pas
l’écrire...
était-ce une hésitation de honte, parce que
je voulais des modèles et qu’un modèle
doit être un surmoi intouchable? » (36)
La paradoxalité du
lien mère/fille, souffrant du manque de tout tiers séparateur
entre elles, cotoie l’admiration de la fille pour ce modèle
que représente sa mère; admiration structurante
lorsque celle-ci accomplit, dans l’extrème indigence
de leur condition et comme si cela s’imposait tout naturellement,
un acte extraordinaire qui aura précisément pour
conséquence d’inclure un tiers entre elle et sa
fille:
« Je connaissais
vaguement Ditha de Vienne... Elle était orpheline
et, restée seule, elle avait été déportée
de l’appartement de sa grand-mère... À
Theresienstadt elle avait logé au foyer d’enfants
L 414 dans un petit groupe de quinze filles... Puis elle
se retrouvait à Birkenau, déboussolée
comme nous tous et sans aucun lien. C’est alors que
ma mère a dit: ”Viens donc “ et depuis
nous étions
à trois. C’est bien la chose la plus belle et
la plus extraordinaire entre toutes que je puisse raconter
de ma mère: à Auschwitz, elle a adopté
un enfant. Comme si ça allait totalement de soi et
sans en faire nullement une affaire, elle a considéré
cette fille comme faisant partie de nous et s’est occupée
d’elle comme de moi, jusqu’à ce qu’un
oncle de Saint Louis se manifeste après la guerre...
Je [la] désigne encore aujourd’hui comme ma
sœur car il est impossible de décrire autrement
une relation qui repose sur peu d’intérêts
communs et qui en même temps a quelque chose d’absolu.» (37)
C’est bien cet absolu
qui rend dérisoires les affinités personnelles
et inadéquat le terme de « générosité
», dont une lecture psychologisante pourrait qualifier
la conduite de la mère, générosité
qui, par cette adoption, aurait par ex. cherché à
lui remplacer un fils, ou lui aurait été dictée
par de quelconques prescriptions morales ...!
Alors que, pendant la persécution et la terreur, ce nouage
d’un lien paradoxal entre mère et fille ne pouvait
que se soustraire à tout jugement de la part du lecteur,
lors de l’exil aux États-Unis, les prétentions
abusives de la mère cherchant à annexer sa fille
à sa personne suscitent violemment l’indignation.
Je n’en citerai pas ici les passages représentatifs
car ils n’entrent pas dans le propos essentiel de cet exposé.
Bien qu’ils illustrent l’incontestable courage maternel
dans la menace, ils évoquent des situations conflictuelles
du monde « normal » où, une fois acquise la
sécurité, l’ambivalence amour/haine peut être
affrontée.
*
Pour conclure, je reviendrai
à la relation au père en citant un passage résumant
le destin de ces liens familiaux où apparaissent, nouées
dans un écheveau indémélable, toutes les
manifestations classiques d’un œdipe de petite fille
et, en même temps l’invalidation de celui-ci, puisque
l’hégémonie du meurtre, redoublé
par celui qu’on est contraint d’effectuer soi-même,
fait exploser tout fonctionnement de cette organisation psychique:
« Mon père
fut arrêté, accusé d’avortement... À
l’époque il a pratiqué des interruptions
de grossesse sur plusieurs femmes. Qui encore voulait des
enfants en des temps pareils? Même sur ma mère,
donc avec son propre enfant. Ça aurait été
un garçon, ”et il a été triste
des jours entiers “ dit ma mère... Elle s’était
engagée à rester là jusqu’à
ce qu’elle ait payé l’impôt pour
déserter le Reich... L’homme est le serf de
l’État. Le contraire s’appelle être
sans État (apatride). Cela signifie que, bien que
tu sois né, tu n’as le droit de vivre, à vrai
dire, nulle part... Mon père fut contraint de quitter
le pays dans les huit jours... C’est l’engagement
de ma mère qui lui a permis de partir... C’est
ainsi que nous restâmes coincées et qu’il
put s’enfuir. Et cependant c’est nous qui avons
survécu et lui pas (...) [Lors du grand déjeuner
pour fêter sa sortie de prison] je voulais attirer
son attention... être là pour lui, être
perçue... Je finis par l’importuner, il me flanqua
une bonne raclée... C’est la dernière
impression forte que mon père m’ait laissée:
la frayeur, la violence, un sentiment d’injustice et
d’humiliation... Est-ce que peut-être je lui
en veux de sa mort parce que l’enfant battue n’eut
plus l’occasion de se réconcilier avec lui?
Comme si sa vie inachevée n’avait eu d’autre
sens... que de recevoir mes explications, mes excuses ultérieures.
» (38)
Dans cette intrication
où
l’exercice du pouvoir des « temps de paix »,
au sein des relations familiales influencées par la tradition,
s’imbrique à celui du pouvoir des temps de terreur
politique, on constate, pour résumer, que ce qui présida
à la survie de Ruth Klüger a été non
la protection d’un chef de famille, privilégié
par l’achat des droits à l’émigration,
car, dénoncé en France, il fut déporté
et exterminé, mais celle d’une mère qui l’empêcha
pourtant de partir en Palestine pour ne pas rester seule; et
qu’au terme de l’usinage des cadavres, ce qui se
transmet à jamais à leurs enfants c’est une
mise en suspens de la vie psychique, le souvenir taraudant des
objets qui n’ont pas eu le temps d’aimer ni celui
d’être aimés.
NOTES
- Weiter leben, eine Jugend, Wallstein
Verlag, Göttingen 1992, traduit en français par
Refus de témoigner/ Une jeunesse (Éd. Viviane
Hamy, 1997, trad. Jeanne Étoré), pp. 93/94;
original pp. 84/85. J’ai parfois retraduit plus littéralement
le texte original, dont la référence en notes
comporte, en premier, celle de l’édition française
et, en second, celle de l’édition originale.
- Refus de..., op. cit., p. 11; Weiter...,
op. cit., p. 9.
- L’espèce humaine de
Robert Antelme (Gallimard, 1957) explicite que les différences
entre les êtres se voient redistribuées «
ici », à l’épreuve des camps, autrement
que « là- bas », par ex. p. 93: «
Il y a des types qui seront peut-être respectés
là-bas et qui nous sont devenus... plus horribles que
nos pires ennemis de là-bas. Il y a aussi ceux dont...
l’existence était là-bas celle de l’homme
sans histoire, et qui ici se sont montrés des héros...
Plus on se transforme, plus on s’éloigne de là-bas,
plus le SS nous croit réduits à une indistinction...
et plus notre communauté contient en fait de distinctions...
L’homme des camps n’est pas l’abolition de
ces différences. Il est au contraire leur réalisation
effective ».
- D.W. Winnicott a montré en quoi
une adaptation défectueuse de l’environnement
aux besoins de l’enfant équivaut à un «
empiétement », dans la mesure où il se
voit contraint d’y « réagir » au lieu
de poursuivre son propre développement, cf.: De
la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969.
- Claude Racamier étudie une panoplie
de ces relations mutilantes « d’objet-
non objet », fréquemment présentes dans
les familles de survivants, cf : Le
génie des origines, Payot, 1992, ex. p. 227 : «
Tableau: Les douze degrés de déni et la séquence
des objets-non-objets ».
- Refus de..., op. cit., pp. 27 à 33;
Weiter..., op. cit. pp. 24 à 29.
- Id. p. 106 à 108; original
p. 96 à
98.
- Id. p. 37; original pp. 33/34.
- Id. p. 38; original p. 34.
- Cf. W. R. Bion, « Attaques contre
les liens » in Nouvelle Revue française de
Psychanalyse, n° 25, printemps 1982, Le trouble de
penser.
- Id. pp. 28/29, 42; original
pp. 25, 38.
- Id. p. 254; original p. 231.
- Id. p. 145; original pp. 132/133.
- Cf.
Claude Racamier L’inceste et l’incestuel, Éd.
du collège, 1995, p. 188: « C’est qu’il
y a pire que l’horreur de la castration et de la différence
des sexes: c’est l’horreur de la distinction et
de la différence des êtres... La substitution
des liens par les ligatures traduit la dégradation d’une économie
de liaison en une économie de contrainte... L’autonomie
se fait meurtrière.
»
- Id. pp. 293, 266; original
pp. 266, 241/242.
- Cf.: Le concept d’ « emboîtement
psychique », illustré par Pierre Poisson dans
« Tel un bernard-l’ermite » in Trauma
et devenir psychique, dir. Maurice Dayan, PUF, 1995.
- Id. pp. 257/258; original
p. 234.
- Id. pp. 140 à 146; original
pp. 128
à 134.
- Id. p. 149; original p. 137.
- Id. p. 126; original p. 115.
- Id. p. 141; original p. 129.
- Cf. Robert Antelme, L’Espèce
humaine, op. cit. p. 45: « Là-bas, la vie
n’apparaît pas comme une lutte incessante contre
la mort... Nous sommes tous, au contraire, ici pour mourir...
Militer, ici, c’est lutter raisonnablement contre la
mort ».
- Cf. Claude Racamier L’inceste
et l’incestuel, op. cit., p. 11: « Tout
ce monde baigne dans une atmosphère indécise
où s’entremêlent et se confondent de manière étrange
les ascendants et les descendants, et les morts et les vifs.
Où se trouve... la frontière entre le banal
et le sexuel?
»
- La genèse, La destruction de
Sodome, 19/31.
Dans « Travail de la mort et théorisation »
p. 91 (in L’invention de la pulsion de mort,
Dunod, 2000), René Kaës rappelle que Freud établissait
très tôt un lien entre l’inceste et la destruction
du lien social. Si donc la prohibition de l’inceste instaure
l’espace de la socialisation, la destruction de celui-ci
ne peut qu’invalider tout interdit établissant
une démarcation entre individus, sexes et générations
(cf. J. Altounian, La Survivance / Traduire le trauma collectif,
(pré- et postfaces: P. Fédida, R. Kaës),
Dunod/Inconscient et culture, 2000, pp. 21 sq.).
- Id. pp. 103 à 105; original
pp. 93
à 96.
- Id. p. 276; original p. 251.
- Id. pp. 223/224; original pp. 205/206.
- Cf. Piera Aulagnier, L’apprenti
historien et le maitre-sorcier. Du discours identifiant au
discours délirant, PUF, 1984.
- Id.
pp. 36/37; original p. 33.
- Id. p. 69; original pp. 63.
- Leur criminalité ne consiste
pas seulement
à assassiner les pères mais également
à anéantir la dynamique qui organiserait les
« alliances » du lien social et empêcherait
l’incestualité d’un enfermement dans l’espace
familial ou communautaire. Est particulièrement éclairant,
à cet égard, le chapitre sur la tiercéité,
« L’autre homme et les figures du trio »
de l’ ouvrage admirable de Monique Schneider: Généalogie
du masculin, Aubier, 2000. S’appuyant sur la prohibition
de l’inceste, telle que l’étudie Lévi-Strauss
« qui, [parlant] ”d’une vaste ronde de réciprocité”...
situe l’aimantation du coté de ce qui fait lien.
Le couple oppositif n’[étant] pas celui de la
colle et de la séparation, mais plutôt celui de
l’immobilité et de la circulation », l’auteur
analyse « cette structure [non] en partant de ce qu’elle
interdit » mais « en privilégiant ce sur
quoi elle ouvre »; « Dans la reprise par Lacan
du triangulaire lévi-straussien, la loi qui devait créer
un pont entre l’intra- et l’extra-familial s’est
muée en un dispositif... rapatriant tous les termes à l’intérieur
de l’espace familial... Exit l’autre homme, l’étranger,
celui avec lequel l’alliance doit se nouer et qui permet
au jeu social de reposer sur une opération, non de conservation
mais de circulation » (pp. 326-328). La persécution
détruit « l’alliance
», car « l’autre homme » est le meurtrier
de la famille et non celui qui l’institue au moyen de
l’échange.
- Cf. Andrée Bauduin, « L’aliénation
érotique de la fille à sa mère »
in Revue française de Psychanalyse/ Filiations féminines,
I/1994.
- Id. p. 70/71; original pp. 63/64.
- Id. pp. 119 à 123; original
pp. 109
à 112.
- Id. p. 134; original p. 122.
- Id. pp. 150/151; original pp. 137/138.
- Id. pp. 169/170; original p. 155.
- Id. pp. 34 à 36; original pp.
30 à
32.
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