[ Accueil du site ]

 

Famille sous terreur et "conflits oedipiens" ?
Peut on aimer/haïr père et mère sous la terreur de l'extermination ?

Par Janine ALTOUNIAN, in Témoignage et écriture de l'Histoire, Décade de Cerisy 21-31 juillet 2001, sous la direction de Jean François Chiantaretto et Régine Robin, L’Harmattan, 2003.

Pour annoncer la thématique de mon exposé je commencerais par une sorte de générique qui met en scène, campés dans un même tableau emblématique, les différents protagonistes en présence: les trois générations de déportés, respectivement des deux sexes, soumis à l’idéologie transmise par la tradition juive:

« Parmi les vieux et les malades qui mouraient là en masse [à Theresienstadt], il y eut ma grand-mère Klüger, la mère de mon père. Elle avait élevé neuf enfants et un fils de son mari. Aucun de ceux qui avait pu émigrer ne l’avait emmenée avec lui. Cela n’avait du reste rien d’inhabituel. Mon père ne nous avait pas emmenées non plus. La vieille représentation ou plutôt le vieux préjugé, selon lequel les femmes étaient à l’abri, protégées par les hommes, était tellement enraciné et intériorisé, qu’on ne voyait pas ce qui était le plus visiblement patent, c’est à dire: à quel point c’était justement les plus faibles et les plus défavorisés dans la société qui étaient exposés. Que les nazis s’arrêtent devant les femmes eût été contraire à leur idéologie. Ou était-ce peut-être que, par un absurde court-circuit patriarcal, on s’en était remis à leur esprit chevaleresque? Même Theodor Herzl, notre héros et principal idéologue de l’époque, croyait encore que les épouses juives avaient le devoir de traiter leur époux avec une sollicitude particulière, car seuls les hommes auraient à souffrir de l’antisémitisme (...) Ma mère qui exprime souvent et facilement un certain mépris pour ses semblables admirait sa belle-mère qui était à ses yeux le propre même de la chaleur du cœur et de l’humanité... De tous les nombreux enfants, parents et amis à qui elle avait pu servir une assiette chaude tout au long de sa vie, ma mère et moi fûmes les seules à l’assister jusqu’au dernier moment. Attentive aux autres jusqu’à la fin, elle renvoya ma mère qui était restée longtemps auprès de son lit en disant: ”Va dormir maintenant mon enfant“. Ce furent les dernières paroles que ma mère l’entendit prononcer » (1) .

*

Le livre de Ruth Klüger Weiter leben, eine Jugend (Continuer à vivre, une jeunesse) commence par ces mots:

« C’était la mort et non le sexe, le secret dont les grandes personnes parlaient en chuchotant, et sur quoi on aurait bien voulu en entendre dire davantage » .(2)

En présentant de larges extraits de ce témoignage remarquable par son manque total d’idéalisation des victimes, j’essayerai d’examiner ce dont il n’est désormais plus temps de parler. Comment une petite fille, qui deviendra adolescente puis femme, peut-elle vivre ses sentiments œdipiens légitimement ambivalents d’amour/haine et sa différence générationnelle vis à vis d’une mère, d’un père, d’un frère traqués par la terreur et destinés, tout comme elle, à l’extermination? Comment peut-elle ensuite ressentir la perte des hommes de sa famille - père et frère assassinés on ne sait quand, ni où, ni comment -, subir cet effondrement au contact d’une mère aussi démunie qu’elle à cet égard? Que deviennent les blessures affectives d’une jeune fille enserrée dans une tradition patriarcale en faillite, puisque jugée par elle incapable de protéger les femmes de la lignée (grand-mère, mère, fille) non seulement d’une traversée infernale, mais également de cette accablante proximité entre elles, dont les urgences mortelles, affrontées sans le soutien d’aucun tiers différenciateur, imposent une solidarité sous terreur qui ne peut que discréditer toute différence entre femme et homme, mère et enfant? Bref quel sens les différences sexuelles et générationnelles de la vie peuvent-elles encore revêtir sous le règne de la mort pour tous?

Ces questions m’ont été suggérées par des observations de deux ordres: D’une part il m’a semblé que les psychanalystes d’avant garde qui ont le mérite, par ailleurs, de dénoncer le phallocratisme lacanien ou la caducité des théories freudiennes sur la sexualité féminine comme relevant de conditions socio-culturelles révolues, devraient plutôt accorder la priorité de leur remise en question à la prise en compte des événements contemporains des dernières années de Freud, émigré de justesse, lesquels ébranlent bien plus fondamentalement encore les déterminants de son modèle œdipien. Ce modèle organisateur reste certes, en tant qu’outil de pensée, un analyseur nécessaire des motivations humaines inconscientes, mais ses présupposés sociopolitiques n’en demeurent pas moins insuffisamment examinés. Il doit être réinterrogé à la lumière de ces mêmes événements qui laissèrent, comme on sait, le théoricien de cette différence de destin entre les deux sexes radicalement impuissant face au totalitarisme d’une différenciation criminelle, laquelle imposa à ses propres sœurs le destin d’une mort dans la chambre à gaz. La pertinence de la différence sexuelle et générationelle reste-t-elle à évaluer dans les mêmes termes en un temps qui a vu hommes, femmes et enfants industiellement transformés en cadavres anonymes? Cette différence ne disparaît évidemment pas, mais est-elle encore opératoire psychiquement, appréhendable avec les mêmes paramètres quand le troisième terme entre mère et enfant n’est plus l’autre parent séparateur mais l’exterminateur qui les condamne, sexes et générations confondus, à se souder face à la terreur? Demeure-t-elle aussi convaincante quand nous savons que la seule différence entre les êtres ne s’est répartie et ne continue à se répartir, de par le monde, qu’entre ceux qui ont le droit de vivre et ceux qu’il s’agit de parquer pour les tuer? L’universalité de la famille « œdipienne » ne s’arrête-t-elle pas aux portes de Thèbes dévastée par la peste?

D’autre part j’ai été particulièrement sensible au regard affranchi, provoquant que la femme Ruth Klüger porte sur l’oppression exercée par la tradition culturelle de sa famille ou sur les conduites d’appropriation, de domination narcissique d’une mère qui fait preuve, par ailleurs, d’un inégalable sang froid dans la panique et d’un esprit de résistance intrépide et salvateur. Moyennant quoi, ce qui différencie les êtres n’est plus désormais leur sexe, leur vertu morale ou leurs carences affectives mais leur aptitude à sauvegarder, dans l’exploitation pragmatique des hasards, en premier lieu la survie, notamment celle de leur enfant. Ce critère discriminant à l’exclusion de tout autre, quels que soient du reste les traits détestables de telles ou telles figures parentales, bouleverse le dispositif sécurisant des conflictualités œdipiennes, puisque la seule valeur parentale qui s’avère déterminante devient la faculté, en dépit de l’écroulement de tous les repères, à maintenir en vie cette unité que l’on forme avec l’autre de soi-même: l’enfant
Toutes choses qui requièrent des qualités autrement plus substantielles qu’une éventuelle aménité des liens ou un attachement respectueux de l’altérité de l’enfant. (3)


À l’occasion de mon travail sur la transmission traumatique chez les descendants des survivants au génocide arménien, j’ai en effet souvent été choquée par la naïveté idéaliste ou manichéenne de ceux qui veulent ignorer que des criminels nazis peuvent avoir fait leurs délices des différentes formes de sublimations esthétiques. En retour, j’ai dû moi même choquer certains en évoquant les effets parfois meurtriers de l’empiètement (4) dans la relation des rescapés à leurs enfants, qui se manifeste trop souvent par l’emprise , (5) l’instrumentalisation, le rejet inconscient, l’envie ou l’abandon affectif par carence d’investissement narcissisant et dénigrement de tout amour d’objet.

Tout se passe alors comme si un « négationnisme » insidieux et visant non les faits historiques mais les mutilations psychiques chez les rescapés trouvait bénéfice à dénier que la destruction ultime chez eux affecte bien sûr aussi le petit garçon ou la petite fille - « œdipiens justement! » - qu’ils ont été ou n’ont pas pu être et, partant, la capacité en eux à aimer leur enfant, à lui dispenser cette affection qui le porterait à s’ouvrir au monde où il a, malgré tout, été mis. Victimes, ils le sont ainsi souvent doublement: 1°) ils survivent, hantés par les liens éteints aux parents et aux rêves engloutis, 2°) ils sont invalidés dans l’instauration de nouveaux liens de tendresse et de plaisir à leurs enfants: N’ayant eu ni enfance ni instances répondant pour eux, ils ne sont pas en mesure d’assurer une parentalité psychique qui pourrait recréer l’étayage des illusions transitionnelles protectrices.


La suite de cet exposé qui pourrait appeler un plus vaste travail, tant je ressens le texte de Ruth Klüger capital pour la mise en lumière de ces questionnements, consistera dans ce cadre restreint, en une simple lecture d’assez longs extraits accompagnés de brefs commentaires. Ceux-ci ne retiendront que trois aspects du témoignage de cette femme, née à Vienne en 1931, déportée avec sa mère à Theresienstadt puis Auschwitz, transférée par miracle au camp de travail de Christianstadt, rescapée puis émigrée aux États-Unis où, ayant toujours été soutenue par son goût pour la littérature allemande, elle devient germaniste:

  • 1°) l’inconvenance sacrilège de ses représentations mettant au défi l’intimité de sa douleur filiale,
  • 2°) sa contestation téméraire du rôle imparti aux femmes par la tradition juive,
  • 3°) la relation mère/fille dans le sauve-qui-peut laissé par l’anéantissement des pères de cette tradition.

I.

Le premier regroupement d’extraits met donc en évidence l’audace avec laquelle l’écrivain affronte la restitution brutale d’une contiguïté scandaleuse - que d’aucuns qualifieraient d’obscène - qui vient déchirer son espace psychique: Au sein même de son abandon à une tendresse désespérée de fille, de sœur, fait irruption la crudité de ses représentations où père et frère sont réduits à l’infamie de l’impuissance lors de leur mise à mort; visions d’horreur qui font effraction dans sa féminité naissante, saccagent et violent en quelque sorte son imaginaire endeuillé. On peut deviner comment, par exemple, les mouvements affectifs, les éprouvés de séduction habituels d’une fillette vis à vis de son père - attachement, admiration, plaisir, compassion, identification, déception, désobéissance, crainte, rancœur, condamnation - entrent sauvagement en collision avec l’irreprésentabilité de sa mort:

« À sa consultation... il n’avait plus le droit de soigner que des Juives... ce fut la mode, parmi les Juifs qui voulaient émigrer, d’apprendre un nouveau métier. Mon père apprit à faire des saucisses. Nous mangions ses saucisses d’apprenti... et je m’étranglais de rire. Nul n’avait autant d’esprit que mon père... Il aurait pu émigrer en Inde... Mais il disait ”L’Inde, c’est trop chaud pour moi“. C’était... trop étranger pour lui, viennois jusqu’aux moelles comme il l’était. Car, pour ce qui est de la chaleur,... il proclamait, bien avant l’Anschluß: ”Nous avons le tochès (le cul) sur un baril de poudre“ (...) Ma mère prétend certes qu’il fut d’emblée entiché de moi, mais... je sais ce qu’il en était. Quand je sus lire, je sus l’intéresser un peu...., une fois il m’emmena dans une librairie et me permit de choisir un livre... je pris le plus épais et ce critère plut à mon père. Des légendes juives, ce devint mon livre préféré (...) J’ai appris avec lui à jouer aux échecs. C’était un bon joueur... lorsque j’eus six ans,... j’étais excitée d’avoir le droit de m’asseoir avec lui au « fumoir »... et je me donnais un mal fou pour retenir les coups... Après quelques séances il s’ennuya..., jugeant que je n’étais pas assez douée... Je fus déçue et, pis encore, tourmentée par la pensée que je l’avais déçu (...) Mais je le craignais aussi, mon père. Il y eut l’histoire de la machine à écrire... un jour ma cousine et moi eûmes l’idée que nous pourrions l’utiliser dans l’un de nos jeux... J’avais sept ans. Mon père n’était pas là... lorsqu’[il] rentra, il fut très mécontent... et très sec... Je pris sa colère très au sérieux comme tout ce qui venait de lui... Je tremblai toute la soirée... J’ai demandé un jour à ma mère pourquoi il tenait tant... à cet objet ”Que veux-tu, il sortait d’un milieu modeste, et pour lui ce genre d’acquisition avait de la valeur“, expliqua-t-elle en prenant des airs de grandeur. C’était... peu avant qu’il soit arrêté; sans doute avait-il l’épiderme plus sensible que d’habitude, et moi aussi peut-être. Cependant, je lui en veux de cette attitude mesquine (...) Je raconte ces enfantillages parce que c’est tout ce que j’ai de lui et bien qu’avec la meilleure volonté du monde je ne les relie pas à ce que fut sa fin; parce que je ne peux, sans tomber dans un pathétique faux, m’accomoder à ce qui lui est arrivé. Mais aussi... m’en détacher. Pour moi, mon père était cet homme-ci, cet homme-là. Qu’il ait fini par se débattre nu dans le gaz toxique pour trouver une issue, cela rend tous ces souvenirs futiles jusqu’à les invalider. Il reste que je ne puis les remplacer par d’autres, ni les effacer. Je ne relie pas tout ça, il y a là quelque chose de béant (...) La difficulté réside dans la discordance des affects. Il y a d’un coté l’attendrissement que nous éprouvons vis-à-vis des êtres de nos souvenirs d’enfance (...) Dans mon souvenir, je vois mon père soulever poliment son chapeau dans la rue, et dans mon imagination je le vois crever misérablement, assassiné par les gens qu’il saluait dans la Neubaugasse... Je peux mobiliser des sentiments justes pour le père vivant ou pour le père mourant, mais les réunir pour sa personne unique et indivisible je ne le peux pas. » (6)

Voici également quelques unes de ses représentations recueillant la mémoire du frère:

« Au cours des... promenades que j’ai pris l’habitude de faire vers seize... ans, j’ai essayé de me représenter ce que c’est que d’être abattu froidement, précisément à cet âge, sans que le bourreau risque quoi que ce soit. Cela a-t-il été une chasse à l’homme ou bien mon frère a-il vu son meurtrier, peut-être même parlé avec lui... Avec ma mère, je ne pouvais pas en parler, c’était trop intime, trop pénible, trop vain... J’ai donc écrit des poèmes là-dessus (”De ses mains rougies, gelées, mon frère creuse sa propre tombe“), qui ne témoignent pourtant que de mon incapacité à un quelconque dire (...) Barbelés infranchissables entre nous et les morts. » (7)

Si, dans le triangle familial, la fille prend, comme nous l’aurons remarqué, ses distances par rapport à la supériorité que s’arroge la mère devant les origines « modestes » du père dont elle, par contre, semble bien davantage goûter l’esprit et la joie de vivre, sa perception filiale rejoint néanmoins, mais avec des attendus plus graves et autrement rédhibitoires, le jugement de l’épouse sur la « faiblesse » de son homme:

« Ma mère voit mon père comme un homme faible, sensible, tandis que je le vois comme un être d’une autorité absolue et cependant fausse, un tyran d’un merveilleux pouvoir de rayonnement, sur lequel, finalement, on ne pouvait compter, puisqu’aussi bien il n’est pas revenu... Sa joie de vivre ... Son rire de ventre: je l’entends encore. Il pouvait se tordre de rire. Je ris parfois de la même manière, pas du tout féminine... me suis-je entendu dire. En fait comme la fille de mon père, me dis-je alors » . (8)

Or, par un brusque retournement des valeurs, cette pensée finit par soulever en elle une angoissante question concernant une éventuelle différence entre les êtres, la seule pertinente pour l’enfant qu’elle fut: cette dite « faiblesse » du père pourrait, quand elle cherche à se représenter les moments de sa mort, constituer finalement sa dignité:

« Récemment au téléphone, où sa surdité croissante fait qu’elle ne me comprend plus qu’à peine, ma très vieille mère m’a dit tout d’un coup que mon père prétendait souvent ne pas pouvoir jouer des coudes, se défendre, se mettre en avant ou s’imposer. J’ai dressé l’oreille, les paroles citées sonnaient juste, un morceau de réalité. Jouer des coudes... On sait aujourd’hui exactement comment on mourrait dans les chambres à gaz. Dans l’agonie, les forts marchaient sur les faibles, c’est ainsi que les cadavres des hommes se trouvaient toujours dessus, ceux des enfants tout en bas. Est-ce que mon père a marché sur des enfants, sur des enfants comme moi, au moment où il ne pouvait respirer? Mais il ne pouvait jouer des coudes, et à mon premier jour d’école, il était tout au fond, appuyé à la grille. Celui qui étouffe a atteint les limites de la liberté, et piétine donc alors les autres? Ou bien y a-t-il là aussi des différences, des exceptions? » (9)

La juxtaposition impudente qui violente l’écrivain comme son lecteur n’est pas un effet de style, elle traduit l’impossibilité de lier dans la psyché et dans l’écriture les père et frère du lien et les père et frère du meurtre, elle est précisément l’expression du meurtre des liens. La jeune fille a la témérité de prendre en charge non pas le deuil des disparus mais « l’attaque contre les liens » (10) qui rend le deuil impossible, car l’usinage des cadavres évacue le temps et le lieu de la mort et donc les temps et lieu du deuil dans un abîme hors temps et lieu.

II.

Peut-être que les rituels institués par la tradition pourraient contenir cet éclatement de l’être, or ils sont interdits aux filles pour lesquelles les disparus disparaissent alors en quelque sorte doublement:

« Je n’arrive pas à me débarrasser de l’envie de lui rendre hommage, de trouver ou inventer pour lui une cérémonie, un hommage funèbre... Chez nous autres Juifs, seuls les hommes disent le kaddish, la prière des morts. Mon grand-père... dit un jour à son chien...:” Tu es le seul ici à pouvoir dire kaddish pour moi.“ C’est devant ses filles qu’il parla ainsi à son chien, ce que ma mère me rapporta sans le critiquer, acceptant ce rabaissement, comme il sied aux filles juives... S’il en était autrement et que je puisse, par exemple, dire le kaddish pour mon père, alors je pourrais éventuellement me familiariser avec cette religion qui ramène l’amour de Dieu chez les filles à un rôle d’auxiliaire des hommes et cantonne leurs besoins spirituels à l’espace domestique... Tu sous-estimes le rôle de la femme dans le judaïsme, me disent les gens. Elle a le droit d’allumer les bougies du shabbat sur la table mise... Je ne veux pas mettre la table et allumer des bougies, c’est dire le kaddish que je veux. Sinon je m’en tiens à mes poèmes. Et pourquoi veux-tu dire le kaddish? me demandent les gens... Mais les morts nous assignent des tâches. Ils veulent qu’on leur rende hommage, qu’on en vienne à bout (...) Les camps... furent une gigantesque saloperie, sur laquelle n’a prise aucune entreprise traditionnelle de réconciliation ni aucun culte des martyrs. Il faut avoir éprouvé cette fureur pour se calmer à nouveau; et lorsqu’on l’a éprouvée, on n’écrira plus de poème comme celui-là, plus d’exorcisme des chambres à gaz, plus d’évocation à coups de bougies et autres jouets. Et pourtant je ne saurais le rejeter tout à fait, ce kaddish bricolé maison par la fille... C’est mieux que rien ». (11)

C’est paradoxalement en s’émancipant de la tradition, puisque son seul recours devient alors le poème et le poème en langue allemande, que la jeune fille écrivain peut honorer ses morts.
Les hommes assassinés laissent donc les femmes, placées jusque là sous leur tutelle, d’autant plus démunies matériellement et spirituellement que la réalité de leur destin oppose un démenti cruel aux hiérarchies illusoires instituées traditionnellement entre les deux sexes:

« J’avais passé ma vie parmi les femmes, cela n’allait guère changer à New York. Dans la famille, dans les camps, même après la guerre, il n’y avait eu d’hommes qu’en marge. Certes en cette marge les hommes régnaient, et de cette marge ils régnaient même sur nous, et ma mère ne cessait de m’inculquer que les femmes devaient se marier et se ” faire prendre en charge“. Elle m’a pourtant, par sa vie, donné un tout autre exemple. Du début de l’époque hitlérienne jusqu’au moment où je suis partie de chez elle, elle fut sans homme. Quand elle fut libre je l’ai connue avec une activité professionnelle, et à l’époque hitlérienne les hommes qu’elle avait eus avaient été impuissants et avaient péri. » (12)
« Peut-être que les femmes, [comme Simone Weil], en savent plus long sur le bien que les hommes, qui se plaisent à le rendre trivial... Peut-être que les femmes en savent plus long sur le mal que les hommes, qui se plaisent à le rendre démoniaque... Hanna Arendt..., rappelant... que le mal était perpétré dans un esprit d’obtuse stupidité..... déclencha des hurlements de rage parmi les hommes qui saisirent à juste titre, même si ça n’était guère consciemment, qu’un tel démasquage de la violence arbitraire mettait en cause le patriarcat.» (13)

Aussi, loin d’assumer en exil une médiation entre mère et enfant, les quelques émigrés hommes projettent-ils leur culpabilité de n’avoir pas pu sauver leur propre mère, sur les jeunes survivantes, en voulant les maintenir dans le guetto incestuel (14) mère/fille qui, si elles s’y laissaient enfermer, empêcherait la vie, malgré tout demeurée en elles, de se transmettre. Ce en quoi ils seraient les agents a posteriori d’une extermination sans reste:

« Et puis ce fut l’oncle... au téléphone, j’imagine qu’il appelle par sympathie ou pour discuter avec moi de ce qu’il convient de faire, mais non, il est en colère. Il parle allemand. Les voix d’hommes de Vienne se ressemblent, c’est mon père au bout du fil... Il dit que je n’avais pas le droit de me marier et d’abandonner ma mère. Sa voix tremble d’irritation. Et je crois savoir ce qui se cache derrière ces reproches... je ne me risque pas à crier dans l’appareil le non-dit, l’indicible, à savoir: Et toi, et ta mère, n’as-tu pas émigré sans elle, et n’a-t-elle pas crevé à Theresienstadt?... d’où sa fureur contre moi... J’imagine entendre ce qui résonne dans ses mots, son propre non-dit: ”Tu n’as pas droit à ta vie “ Il raccroche,... il m’a exprimé son opinion, maintenant il se sent vraisemblablement mieux. Moi pas ... Je ne pleure pas, je hurle... Comment faut-il donc vivre pour mériter la vie? (...) C’était ça qu’ils avaient contre nous, l’oncle, Lazi [le thérapeute], tous. Nous étions les mères qu’ils avaient abandonnées, les femmes et les enfants qu’en tant qu’hommes ils auraient dû protéger... Ce que d’eux, au fond, je voulais c’était avoir mon père, je voulais des personnes qui puissent d’une quelconque façon le remplacer. » (15)

La démission de l’oncle paternel est d’autant plus grave qu’elle vient conforter le vœu de la mère de maintenir « l’emboitement psychique » (16) entre elle et sa fille:

« Pour elle j’étais l’enfant passive, éventuellement la pauvre enfant qui avait traversé les années du nazisme en les subissant à moitié dans l’inconscience et l’ignorance. J’étais un accessoire, tout au plus un personnage secondaire de son drame. Sa propriété, son bien. L’un des rêves qu’elle fait souvent et qu’elle me raconte pour prouver son amour maternel: une chambre de malade, moi à l’horizontale dans le lit, elle debout à coté me témoigne sa pitié... Quand elle disait :”tu es tout pour moi“, ne pensait-elle pas qu’il ne fallait pas que je grandisse [aufwachsen], que je grandisse hors d’elle [ihr entwachsen] Mais c’est un fait qu’elle n’avait pas grand chose de plus sinon moi. » (17)

À noter que dans ce rêve, « l’enfant malade » peut très bien être aussi la mère, désirant pour elle-même une mère qui serait restée « debout » auprès d’elle!
Aussi, lors d’un choix crucial que doit faire la fillette de douze ans en obéissant ou non à sa mère, est-il terrifiant de voir comment ses manifestations d’opposition adolescente sont à la fois d’une extrème banalité et à la fois, en l’absence tragique de tiers dans cette relation duelle, l’enjeu d’une alternative pour la vie ou la mort, alternative indexée toutefois d’une inversion qui transforme l’opposition, d’ordinaire nécessaire à cet âge pour instaurer une séparation créatrice de vie propre, en une séparation fatale d’avec les chances de vie, une sélection pour la mort:

« Les femmes de quinze à quarante cinq ans devaient se faire inscrire pour un convoi de travail (...) Devant chacun (des SS) une colonne de femmes nues... Je dis mon âge... refusée... Ma mère avait été selectionnée... elle quitterait le camp sous peu... Elle essayait de me persuader d’essayer encore une fois dans l’autre colonne... Et cette fois, s’il te plait, ne pas être si bête et dire que tu n’as que douze ans. Cela déclencha une dispute entre elle et moi... J’avais le sentiment qu’elle allait me propulser dans les pires ennuis... J’étais prise d’angoisse, mais ce n’était pas... cette angoisse de mort... à la vue de la cheminée crachant... de la fumée et des flammes, mais cette angoisse plus supportable devant la méchanceté des adultes. Car qu’adviendrait-il de moi, si je devais rester seule...? Ça c’était absolument exclu, m’assura ma mère. Si je ne voulais pas essayer, elle resterait alors aussi ici, elle verrait bien qui pourrait la séparer de son enfant... ” Écoute moi enfin.... tu es lâche” dit-elle avec mépris, ”je n’ai jamais été aussi lâche“ ”Bon d’accord, j’essaie. Mais je ne dis, en aucun cas quinze, tout au plus treize et si ça rate, c’est de ta faute” (...) Je me plaçais dans la file de l’autre SS... Me traiter de lâche, ma mère ne pourrait plus le faire, mais j’étais la plus petite... de toute la file, une enfant non développée, sous-alimentée, tout à fait prépubère. (...) Ce qui se passa alors est suspendu dans l’espace de la mémoire... une bonne action... Cette personne était une jeune femme dans une situation aussi désespérée que nous tous... Elle me vit dans la file, alors que j’arrivais presqu’au premier rang... et à une distance où le SS pouvait presque l’entendre...: - Quel âge as-tu? - Treize ans... - Dis que tu en as quinze... Je donnais la réponse décisive que je n’avais pas acceptée de ma mère, mais de cette jeune femme - Mais celle-là est encore bien petite, observa le maître de la vie et de la mort... et elle, évaluant la marchandise sur le même ton: - Mais elle est solidement bâtie... elle peut travailler.» (18))
Ce sera donc l’intervention miraculeuse d’un tiers qui dénouera les termes du conflit œdipien qu’on n’oserait plus appeler « normal », de sorte que le sauvetage de l’enfant résulte 1) de la cruauté avec laquelle la mère oblige l’enfant à se plier à sa volonté, puis de sa détermination à ne pas se séparer d’elle, que ce soit pour la vie ou dans la mort, 2) enfin et surtout par l’indispensable relais de la parole tierce. On peut dire qu’à l’exception de la tierce personne salvatrice il ne peut être question, quand la terreur mène la ronde, ni de motions d’amour entre les êtres ni d’émancipation par la haine mais d’un besoin réciproque de la vie de l’autre ou, si toute réciprocité est barrée, d’un primat accordé à la survie, donc, à la survie du seul enfant:
« Liese est restée fidèle à son père. Lui, ne pouvait pas partir, car... il en savait trop. Elle ne pouvait donc pas se faire inscrire pour le convoi de travail... elle voulait rester auprès de lui, elle a été gazé avec lui... Je ne me serais pas sacrifiée pour ma mère. Je le savais et le sais. » (19)

De cet épisode miraculeux l’auteur rapproche une autre situation dans laquelle refus ou consentement mutuels entre mère et fille et rancune des plus banales chez l’enfant, finissent par se conjoindre secrètement pour le maintien en vie, puisque l’enjeu de l’affrontement n’est nullement un objet, un objet externe à elles deux mais, exclusivement, la simple survie en quelque sorte sans prédicat:

« Ma mère m’a expliqué que le fil barbelé électrifié à l’extérieur était mortel et m’a proposé de nous jeter dessus ensemble. Je n’en croyais pas mes oreilles... J’avais douze ans... Je lui en voulais d’avoir fait de semblables plaisanteries pour me faire peur. Elle avait toujours été pour moi un rabat-joie. Ma mère accepta mon refus avec autant de sérénité que s’il s’était agi d’une invitation à une petite promenade (...) Je connais ma mère aussi mal que tous les enfants connaissent leurs parents... Je me demande si je lui ai jamais pardonné cette soirée qui fut la pire de ma vie. Nous n’en avons jamais reparlé... D’ailleurs, j’ai horreur de toute intimité avec ma mère et qu’est-ce qui pourrait être plus intime qu’une telle question? Il m’a fallu attendre d’avoir moi-même des enfants pour reconnaître qu’il n’était pas indéfendable de tuer soi-même ses enfants à Auschwitz plutôt que d’attendre. J’y aurais eu très certainement la même pensée qu’elle et l’aurais peut-être exécutée plus conséquemment qu’elle. » (20)

Puisque le litige ne concerne pas l’obtention ou l’interdiction d’un objet, cet épisode confirme bien la constatation introductive du livre que l’intimité des adultes n’est pas faite du rapport au sexe et à ses objets mais de celui à la mort. C’est bien la familiarité avec le meurtre et ses agents qui confère aux adultes un privilège sur l’enfant:

« Ma mère a dès le départ réagi correctement dans le camp d’extermination. Ayant compris aussitôt ce qui se jouait là, elle avait proposé dès notre arrivée le suicide pour nous deux, comme je m’y refusais, elle perçut la première et l’unique issue. Pourtant je ne pense pas que ce soit la raison mais un délire de persécution profondément enraciné qui la fit réagir ainsi... Je crois que les névrosés obsessionnels, menacés de paranoïa, étaient ceux qui s’en tiraient le mieux à Auschwitz, car ils avaient atterri là où l’ordre social, plutôt le désordre avait rattrapé leurs représentations délirantes... À Auschwitz l’amour ne pouvait pas sauver et l’entendement non plus. De là je sais qu’il n’y a aucun moyen inconditionnel de salut et parmi les moyens conditionnels de salut peut se trouver également la paranoïa. Ma mère, qui auparavent et surtout encore par la suite s’est souvent crue persécutée, avait cette fois-là raison et s’est comportée totalement en conséquence.» (21)

III.

Ces dénouements miraculeux sans lesquels il n’y aurait eu ni survie pour la fillette ni, pour nous, existence de son témoignage permettent peut-être d’approcher ce lieu profondément douloureux et sacré où, bien en deça de tout écart conflictuel entre générations, une communauté de destin noue mère et fille en une connivence inconsciente pour le projet: Weiter leben, Continuer à vivre. Habitées par la perte inconsolable des hommes aimés mais tout autant par l’injonction d’une même appartenance à l’espèce humaine (22), elles se trouvent nécessairement alliées dans une entreprise tacitement partagée: lutter contre la mort qui a déjà englouti une partie d’elles: l’époux et le fils, le père et le frère.
Il ne s’agit donc guère ici d’un conflit d’ambivalence entre l’enfant et sa mère, eu égard aux insuffisances ou qualités de celle-ci. Ce que l’on voit à l’œuvre c’est la paradoxalité d’un nouage démuni de toute instance de médiation, où l’aggripement de l’enfant au seul lien humain restant se double de son impossibilité à le vivre dans la présence de celle qui en est le porteur, car les places respectives de chacun sont incestuellement amalgamées dans l’omniprésence des défunts (23) qui les hantent. La figure biblique de Lot (24) montre bien que l’interdit de l’inceste est l’apanage d’un monde où l’interdit du meutre est respecté:

« Ma mère n’a pas eu beaucoup de chance dans la vie. De la force et de l’énergie, oui, bien que tardivement et de façon sporadique; de la générosité, oui, bien que rarement avec la chaleur du cœur; beaucoup de courage et d’intrépidité bien que contrebalancés par la névrose obsessionnelle et la paranoïa (...) Quand il n’y a pas de tombe le travail de deuil ne s’arrête pas... J’entends par tombe... le savoir sur la mort, sur la façon dont est mort un proche. Pour ma mère il n’y a pas eu un jour où elle ait su avec certitude qu’aucun des deux, ni l’homme ni le gamin n’avait pas échappé au meurtre de masse (...) sa tête doit être hantée par les images les plus atroces, en partie inventées, en partie remémorées; ce peut être l’une des raisons pour lesquelles, à peine après avoir passé un bref moment ensemble sa compagnie me devient insupportable » (25)
« Nous étions sans père, nous n’avions pas connu nos pères, ou les avions à peine connus, et les mères étaient pour nous toutes un problème. Nous nous tenions lieu mutuellement de parents.» (26)

L’affect d’amour n’apparaît en effet chez la fille qu’hors du règne de la mort pour tous, à l’abri de la proximité bienfaisante des tiers autres, instaurateurs de distance entre elle et sa mère, dans le plaisir à une mère devenue une femme séduisante et socialement inscrite dans l’espace civique:

« À l’automne 1945 se posa la question de l’école. Je n’avais jamais été au collège ni même à l’école primaire... Je pris donc des cours particuliers dans les différentes matières que l’on apprend quand on va à l’école... Ma mère n’avait aucun respect pour le savoir scolaire, mais une grande considération pour l’étude... Lorsque nous apprimes qu’Olga était encore en vie, ma mère l’invita à venir habiter avec nous... (Son père, le mathématicien... aux histoires sur la déesse de la Terre, Hertha, était mort). Ma mère invitait tout le monde, était bonne avec tout le monde. Ce fut l’époque où je l’ai le plus aimée et aussi vénérée, parce qu’elle était disposée à tout partager, et que je pouvais la partager avec d’autres. C’était du reste aussi une époque où je ne passais pas beaucoup de temps avec elle. Elle avait un poste... aidait à rétablir les contacts entre les familles éclatées,... portait un uniforme vert, avait l’air toute fraiche et en bonne santé et ne venait à Straubing que les fins de semaines.» (27)

Les scènes suivantes montrent a contrario comment la terreur politique peut engendrer et renforcer les relations désidentifiantes (28) d’oppression au sein de la famille, l’emprisonnement politique venant redoubler l’emprisonnement familial:

« Ma mère l’a accompagné à la gare. Elle dit: ” Il s’est penché à la portière et il a crié: Alma, Alma monte, comme tu es là, toi et l’enfant, tout de suite, sinon nous ne nous reverrons jamais“. Ça ne peut pas être exact, j’étais à la maison... Mais je voulais y aller aussi, ça c’est exact. Et je pensais, s’il voulait, il pourrait m’emmener... alors je n’ai même pas eu le droit d’aller avec elle à la gare... Peut-être ma mère avait peur qu’au dernier moment, lui et moi, nous montions ensemble dans le train. Le lit, c’était toujours une espèce de prison. On devait y aller quand il se passait quelque chose, et je pensais en pleurnichant qu’ils vous refusaient tout, même quand je désirais de simples et modestes choses ils me les ont refusées. » (29)

Puis plus tard:

« Je suis allée avec elle à la communauté juive où un jeune homme nous a demandé si elle ne voudrait pas m’envoyer en Palestine avec un convoi d’enfants. Il en était tout juste temps encore, une ultime chance... Mon cœur battait car j’aurais beaucoup aimé partir, même si ça avait été une trahison à son égard. Mais elle ne m’a pas interrogée ni même regardée, elle s’est contentée de dire: ”Non, on ne sépare pas l’enfant de sa mère. “... Je crois que je ne le lui ai jamais pardonné. Cette autre personne que je serais devenue,... si elle ne m’avait pas simplement traitée comme sa propriété. » (30)

Or l’interprétation psychologique grossière, qui occulterait dans le débat mère/enfant le rôle décisif du tiers, et considérerait tendancieusement qu’en « voulant garder la fille pour elle », la mère mortifère a contribué à la conduire à la mort serait dénégatrice de la corresponsabilité des pères ou des institutions qui rendent la maternité possible. Si le père est absent parce que affaibli ou assassiné, si les pseudo institutions sont criminelles (31), il n’y a guère de « mise au monde » de l’enfant, ou encore, tout comme dans la dyade psychotisante, de coupure d’avec la mère. L’analyste pourrait certes relever ici les manifestations d’une emprise où se pérennise, chez la mère, un fantasme d’omnipotence voulant assujettir l’enfant à l’exclusivité d’une jouissance prégénitale (32). Il serait pourtant dénégateur s’il oubliait que cette volonté d’aliénation n’est pas déterminée seulement par une constitution psychique maternelle, hors environnement historique, mais également, comme le suggère l’auteur en maints endroits, par les effets psychiques des événements politiques qui désapproprièrent radicalement la mère de tout ce qui précisément la constituait.
Le texte se poursuit en effet par une plaidoirie de la fille témoin du destin maternel dont elle reste solidaire:

« Cette autre personne que je serais devenue,... si elle ne m’avait pas simplement traitée comme sa propriété. Mais il faut dire qu’elle possédait si peu que ça en était pitoyable,... Elle spéculait sur ce qu’elle pourrait encore perdre de plus, ne pensant pas alors à l’assassinat mais, comme il en allait pour les femmes de sa génération, à l’infidélité. Elle était jalouse de mon père, non sans quelque raison... Me confier pourtant sa jalousie, me confier tout ce qu’elle avait sur le cœur au sujet de mon père, était absurde. Je repoussais ses confidences comme une forme d’intimité répugnante. (...) J’étais une entrave, mais peut-être parfois aussi un objet d’abréaction bienvenu. Une entrave, inutile, paresseuse, j’étais pourtant la seule chose qui lui fût restée. En l’espace de trois ou quatre ans, elle avait été déracinée, sa vie s’était rétrécie et elle se retrouvait isolée. Son mari était en fuite, son fils à Prague, sa sœur avec sa famille en Hongrie, le cercle de parents et amis émigrés, en Amérique, Palestine, Angleterre, ou expédiés à Theresienstadt... Et elle se retrouvait là, avec sa taxe de sortie du Reich qu’elle ne pouvait pas payer. Puis arriva la nouvelle que mon frère et son père [le premier mari] avaient été emmenés à Theresienstadt... La perspective de le revoir lui ôtait la peur de la déportation.» (33)

C’est pourquoi la mère représente pour la fille un modèle dont l’éthique, ignorant le luxe des vies affectives et désirantes, ne peut qu’obéir à une éminente dignité qui sait accompagner les condamnés dans la détresse de leurs seuls besoins:

« Pendant le voyage de Theresienstadt à Auschwitz nous nous trouvions dans un piège à rats (...) La vieille femme... s’assit sur les genoux de ma mère et urina. Je vois comme aujourd’hui encore le visage de ma mère, sans rides à cette époque, crispé, dégouté dans la pénombre du wagon; elle poussa la vieille de sur ses genoux, mais sans brutalité, sans méchanceté. Ma mère qui n’est pas un modèle pour moi, en fut quand même souvent un... C’était un geste humain, pragmatique, un peu comme une infirmière se détache d’une patiente, qui se cramponne à elle. Moi, je trouvais que ma mère aurait dû s’indigner profondément, alors que pour ma mère la situation était au-delà de la colère et de la révolte (...) les portes s’ouvrirent... ma mère eut juste le temps d’attrapper le ballot sur lequel elle était assise (elle s’est toujours cramponné à quelque objet, comme moi aux mots) » (34)

Le terme de « commisération » serait ici totalement inadéquat, voire sacrilège par la prise de distance qu’il induit, tout comme celui de « dévouement », car dans la terreur mère et enfants sont, non pas solidaires, mais une seule et même personne:

« Ma mère porte la soupe... La charge est trop lourde pour ma mère, je suis totalement hors de moi de la voir avec ça. Il faut qu’elle se soit déclarée volontaire, pour une portion supplémentaire de soupe. Pour moi. Je ne veux pas. Ne me fais pas ça... Les vieilles femmes à Auschwitz, leur nudité, leur dénuement [Hilflosigkeit], les besoins des vieillards, la pudeur violée, Les vieilles femmes aux latrines communes, la difficulté qu’elles avaient à déféquer... Tout ça en public... surtout dans cette génération de ma grand-mère qui était née encore dans la pudeur, la pruderie du XIX° siècle. Et puis les cadavres nus entassés sur des camions... les poils du pubis clairsemés.» (35)

D’où l’émergence de la honte lorsque l’écriture clive la fille témoignant de l’humiliation maternelle de la fille témoin de celle-ci:

« La doyenne [des détenues politiques] cria... tout son mépris pour nous... À un moment ma mère perdit la tête et cria en retour. Pour cela et en punition elle dut se mettre à genoux sur cette cheminée en pierre... position qui après très peu de temps devenait une torture. Elle était dans un état lamentable, complètement hors d’elle, la folie brillait dans ses yeux, tandis que, déjà agenouillée elle continuait de crier sur la responsable. Dans un total désarroi, je restais à coté, comme devant quelque chose de totalement inconvenant, témoin de ma mère en train d’être punie... Cette scène est peut-être le souvenir le plus vivant, le plus aveuglant de Birkenau. Et pourtant je n’en ai jamais parlé. Je pensais que je ne pourrais pas l’écrire... était-ce une hésitation de honte, parce que je voulais des modèles et qu’un modèle doit être un surmoi intouchable? » (36)

La paradoxalité du lien mère/fille, souffrant du manque de tout tiers séparateur entre elles, cotoie l’admiration de la fille pour ce modèle que représente sa mère; admiration structurante lorsque celle-ci accomplit, dans l’extrème indigence de leur condition et comme si cela s’imposait tout naturellement, un acte extraordinaire qui aura précisément pour conséquence d’inclure un tiers entre elle et sa fille:

« Je connaissais vaguement Ditha de Vienne... Elle était orpheline et, restée seule, elle avait été déportée de l’appartement de sa grand-mère... À Theresienstadt elle avait logé au foyer d’enfants L 414 dans un petit groupe de quinze filles... Puis elle se retrouvait à Birkenau, déboussolée comme nous tous et sans aucun lien. C’est alors que ma mère a dit: ”Viens donc “ et depuis nous étions à trois. C’est bien la chose la plus belle et la plus extraordinaire entre toutes que je puisse raconter de ma mère: à Auschwitz, elle a adopté un enfant. Comme si ça allait totalement de soi et sans en faire nullement une affaire, elle a considéré cette fille comme faisant partie de nous et s’est occupée d’elle comme de moi, jusqu’à ce qu’un oncle de Saint Louis se manifeste après la guerre... Je [la] désigne encore aujourd’hui comme ma sœur car il est impossible de décrire autrement une relation qui repose sur peu d’intérêts communs et qui en même temps a quelque chose d’absolu.» (37)

C’est bien cet absolu qui rend dérisoires les affinités personnelles et inadéquat le terme de « générosité », dont une lecture psychologisante pourrait qualifier la conduite de la mère, générosité qui, par cette adoption, aurait par ex. cherché à lui remplacer un fils, ou lui aurait été dictée par de quelconques prescriptions morales ...!
Alors que, pendant la persécution et la terreur, ce nouage d’un lien paradoxal entre mère et fille ne pouvait que se soustraire à tout jugement de la part du lecteur, lors de l’exil aux États-Unis, les prétentions abusives de la mère cherchant à annexer sa fille à sa personne suscitent violemment l’indignation. Je n’en citerai pas ici les passages représentatifs car ils n’entrent pas dans le propos essentiel de cet exposé. Bien qu’ils illustrent l’incontestable courage maternel dans la menace, ils évoquent des situations conflictuelles du monde « normal » où, une fois acquise la sécurité, l’ambivalence amour/haine peut être affrontée.

*

Pour conclure, je reviendrai à la relation au père en citant un passage résumant le destin de ces liens familiaux où apparaissent, nouées dans un écheveau indémélable, toutes les manifestations classiques d’un œdipe de petite fille et, en même temps l’invalidation de celui-ci, puisque l’hégémonie du meurtre, redoublé par celui qu’on est contraint d’effectuer soi-même, fait exploser tout fonctionnement de cette organisation psychique:

« Mon père fut arrêté, accusé d’avortement... À l’époque il a pratiqué des interruptions de grossesse sur plusieurs femmes. Qui encore voulait des enfants en des temps pareils? Même sur ma mère, donc avec son propre enfant. Ça aurait été un garçon, ”et il a été triste des jours entiers “ dit ma mère... Elle s’était engagée à rester là jusqu’à ce qu’elle ait payé l’impôt pour déserter le Reich... L’homme est le serf de l’État. Le contraire s’appelle être sans État (apatride). Cela signifie que, bien que tu sois né, tu n’as le droit de vivre, à vrai dire, nulle part... Mon père fut contraint de quitter le pays dans les huit jours... C’est l’engagement de ma mère qui lui a permis de partir... C’est ainsi que nous restâmes coincées et qu’il put s’enfuir. Et cependant c’est nous qui avons survécu et lui pas (...) [Lors du grand déjeuner pour fêter sa sortie de prison] je voulais attirer son attention... être là pour lui, être perçue... Je finis par l’importuner, il me flanqua une bonne raclée... C’est la dernière impression forte que mon père m’ait laissée: la frayeur, la violence, un sentiment d’injustice et d’humiliation... Est-ce que peut-être je lui en veux de sa mort parce que l’enfant battue n’eut plus l’occasion de se réconcilier avec lui? Comme si sa vie inachevée n’avait eu d’autre sens... que de recevoir mes explications, mes excuses ultérieures. » (38)

Dans cette intrication où l’exercice du pouvoir des « temps de paix », au sein des relations familiales influencées par la tradition, s’imbrique à celui du pouvoir des temps de terreur politique, on constate, pour résumer, que ce qui présida à la survie de Ruth Klüger a été non la protection d’un chef de famille, privilégié par l’achat des droits à l’émigration, car, dénoncé en France, il fut déporté et exterminé, mais celle d’une mère qui l’empêcha pourtant de partir en Palestine pour ne pas rester seule; et qu’au terme de l’usinage des cadavres, ce qui se transmet à jamais à leurs enfants c’est une mise en suspens de la vie psychique, le souvenir taraudant des objets qui n’ont pas eu le temps d’aimer ni celui d’être aimés.

 

NOTES

  1. Weiter leben, eine Jugend, Wallstein Verlag, Göttingen 1992, traduit en français par Refus de témoigner/ Une jeunesse (Éd. Viviane Hamy, 1997, trad. Jeanne Étoré), pp. 93/94; original pp. 84/85. J’ai parfois retraduit plus littéralement le texte original, dont la référence en notes comporte, en premier, celle de l’édition française et, en second, celle de l’édition originale.
  2. Refus de..., op. cit., p. 11; Weiter..., op. cit., p. 9.
  3. L’espèce humaine de Robert Antelme (Gallimard, 1957) explicite que les différences entre les êtres se voient redistribuées « ici », à l’épreuve des camps, autrement que « là- bas », par ex. p. 93: « Il y a des types qui seront peut-être respectés là-bas et qui nous sont devenus... plus horribles que nos pires ennemis de là-bas. Il y a aussi ceux dont... l’existence était là-bas celle de l’homme sans histoire, et qui ici se sont montrés des héros... Plus on se transforme, plus on s’éloigne de là-bas, plus le SS nous croit réduits à une indistinction... et plus notre communauté contient en fait de distinctions... L’homme des camps n’est pas l’abolition de ces différences. Il est au contraire leur réalisation effective ».
  4. D.W. Winnicott a montré en quoi une adaptation défectueuse de l’environnement aux besoins de l’enfant équivaut à un « empiétement », dans la mesure où il se voit contraint d’y « réagir » au lieu de poursuivre son propre développement, cf.: De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969.
  5. Claude Racamier étudie une panoplie de ces relations mutilantes « d’objet-
    non objet », fréquemment présentes dans les familles de survivants, cf : Le
    génie des origines
    , Payot, 1992, ex. p. 227 : « Tableau: Les douze degrés de déni et la séquence des objets-non-objets ».
  6. Refus de..., op. cit., pp. 27 à 33; Weiter..., op. cit. pp. 24 à 29.
  7. Id. p. 106 à 108; original p. 96 à 98.
  8. Id. p. 37; original pp. 33/34.
  9. Id. p. 38; original p. 34.
  10. Cf. W. R. Bion, « Attaques contre les liens » in Nouvelle Revue française de Psychanalyse, n° 25, printemps 1982, Le trouble de penser.
  11. Id. pp. 28/29, 42; original pp. 25, 38.
  12. Id. p. 254; original p. 231.
  13. Id. p. 145; original pp. 132/133.
  14. Cf. Claude Racamier L’inceste et l’incestuel, Éd. du collège, 1995, p. 188: « C’est qu’il y a pire que l’horreur de la castration et de la différence des sexes: c’est l’horreur de la distinction et de la différence des êtres... La substitution des liens par les ligatures traduit la dégradation d’une économie de liaison en une économie de contrainte... L’autonomie se fait meurtrière. »
  15. Id. pp. 293, 266; original pp. 266, 241/242.
  16. Cf.: Le concept d’ « emboîtement psychique », illustré par Pierre Poisson dans « Tel un bernard-l’ermite » in Trauma et devenir psychique, dir. Maurice Dayan, PUF, 1995.
  17. Id. pp. 257/258; original p. 234.
  18. Id. pp. 140 à 146; original pp. 128 à 134.
  19. Id. p. 149; original p. 137.
  20. Id. p. 126; original p. 115.
  21. Id. p. 141; original p. 129.
  22. Cf. Robert Antelme, L’Espèce humaine, op. cit. p. 45: « Là-bas, la vie n’apparaît pas comme une lutte incessante contre la mort... Nous sommes tous, au contraire, ici pour mourir... Militer, ici, c’est lutter raisonnablement contre la mort ».
  23. Cf. Claude Racamier L’inceste et l’incestuel, op. cit., p. 11: « Tout ce monde baigne dans une atmosphère indécise où s’entremêlent et se confondent de manière étrange les ascendants et les descendants, et les morts et les vifs. Où se trouve... la frontière entre le banal et le sexuel? »
  24. La genèse, La destruction de Sodome, 19/31.
    Dans « Travail de la mort et théorisation » p. 91 (in L’invention de la pulsion de mort, Dunod, 2000), René Kaës rappelle que Freud établissait très tôt un lien entre l’inceste et la destruction du lien social. Si donc la prohibition de l’inceste instaure l’espace de la socialisation, la destruction de celui-ci ne peut qu’invalider tout interdit établissant une démarcation entre individus, sexes et générations (cf. J. Altounian, La Survivance / Traduire le trauma collectif, (pré- et postfaces: P. Fédida, R. Kaës), Dunod/Inconscient et culture, 2000, pp. 21 sq.).
  25. Id. pp. 103 à 105; original pp. 93 à 96.
  26. Id. p. 276; original p. 251.
  27. Id. pp. 223/224; original pp. 205/206.
  28. Cf. Piera Aulagnier, L’apprenti historien et le maitre-sorcier. Du discours identifiant au discours délirant, PUF, 1984.
  29. Id. pp. 36/37; original p. 33.
  30. Id. p. 69; original pp. 63.
  31. Leur criminalité ne consiste pas seulement à assassiner les pères mais également à anéantir la dynamique qui organiserait les « alliances » du lien social et empêcherait l’incestualité d’un enfermement dans l’espace familial ou communautaire. Est particulièrement éclairant, à cet égard, le chapitre sur la tiercéité, « L’autre homme et les figures du trio » de l’ ouvrage admirable de Monique Schneider: Généalogie du masculin, Aubier, 2000. S’appuyant sur la prohibition de l’inceste, telle que l’étudie Lévi-Strauss « qui, [parlant] ”d’une vaste ronde de réciprocité”... situe l’aimantation du coté de ce qui fait lien. Le couple oppositif n’[étant] pas celui de la colle et de la séparation, mais plutôt celui de l’immobilité et de la circulation », l’auteur analyse « cette structure [non] en partant de ce qu’elle interdit » mais « en privilégiant ce sur quoi elle ouvre »; « Dans la reprise par Lacan du triangulaire lévi-straussien, la loi qui devait créer un pont entre l’intra- et l’extra-familial s’est muée en un dispositif... rapatriant tous les termes à l’intérieur de l’espace familial... Exit l’autre homme, l’étranger, celui avec lequel l’alliance doit se nouer et qui permet au jeu social de reposer sur une opération, non de conservation mais de circulation » (pp. 326-328). La persécution détruit « l’alliance », car « l’autre homme » est le meurtrier de la famille et non celui qui l’institue au moyen de l’échange.
  32. Cf. Andrée Bauduin, « L’aliénation érotique de la fille à sa mère » in Revue française de Psychanalyse/ Filiations féminines, I/1994.
  33. Id. p. 70/71; original pp. 63/64.
  34. Id. pp. 119 à 123; original pp. 109 à 112.
  35. Id. p. 134; original p. 122.
  36. Id. pp. 150/151; original pp. 137/138.
  37. Id. pp. 169/170; original p. 155.
  38. Id. pp. 34 à 36; original pp. 30 à 32.