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Génocide : une "vérité" sans autorité. La négation, la preuve et le témoignage. (1)

Par Catherine COQUIO. Texte paru dans une version italienne légèrement différente dans le recueil d'Actes de l'Université de Sienne (16-20 mars 2000) publié par Marcello Flores, Storia, verité, giustizia. I crimini del XX secolo. Ed. Bruno Mondadori, 2001, pp 351-358. La version française ci-dessous corrige et périme cette dernière.

Je voudrais ici désigner, dans les discours sur ce qu'on nomme, en droit, les "génocides", les effets d'une crise de la connaissance inédite, qui crée ce qu'on pourrait appeler un régime d'autorité paradoxal : une profonde perte d'autorité des discours accompagnée de sa dénégation. Ce paradoxe en recèle un autre : l'impatient désir de vérité que révèle cette dénégation va de pair avec un effondrement de l'autorité du réel.

Ce régime d'autorité paradoxal imputé à une crise non assumée de la connaissance, coexiste avec tels et tels acquis cognitifs importants, en particulier en histoire. Mais il résulte à la fois de la crise d'identité des sciences humaines aux lendemains du structuralisme, et d'une histoire politique si monstrueusement mortifère qu'elle a fait s'effriter définitivement le socle humaniste des Lumières. Mais cet effondrement n'a pas pour autant fait renoncer à l'une des dernières productions du scientisme moderne : l'approche positiviste du "fait". De cet effondrement, le discours négationniste est l'image extrême, inversée, dénégatoire en son positivisme : il est le seul aujourd'hui à se réclamer du "fait" historique comme d'une autorité immédiate. Mais son bavardage est la figure extrême d'une surdité qui atteint et clive l'ensemble des discours sur le fait historique, en particulier lorsque celui-ci relève d'une logique génocidaire.

C'est sur ce point d'effondrement d'autorité du savoir sur le fait qu'entrent en relation virtuelle le discours du témoin et celui de l'historien. Mais lorsqu'il est question de génocide, cette relation est souvent une non-relation. C'est sans doute même dans le vide créé par ce dialogue de sourds que se fabrique l'autorité normative du juge, chargé d'attester le fait en qualifiant l'acte criminel. Cette désarticulation des régimes discursifs - historiographique, juridique, testimonial - affaiblit encore l'autorité déjà problématique de chacun : soit qu'un discours croie pouvoir faire autorité sans en avoir, soit que son autorité virtuelle se paie d'une absence de pouvoir.

De l'autorité et du génocide en démocratie

La disparition refusée de l'autorité joue diversement sur le plan de l'événement et sur celui des discours. La réalisation d'un génocide suppose un effondrement des instances d'autorité traditionnelles, en même temps qu'un projet de refondation d'autorité impliquant soustraction de corps vivants. Les discours sur le génocide révèlent un émiettement des instances d'autorité, qui, vouées chacune à la persuasion ou à la force, voire à la violence, montrent par là leur faiblesse. Si l'on suit en effet les arguments d'Hannah Arendt dans son texte "Qu'est-ce que l'autorité?"(2), l'usage de la persuasion dans un discours et l'usage de la force par un pouvoir montrent qu'ils ne jouissent d'aucune autorité. Arendt précise aussi dans ce texte que la crise des formes d'autorité anciennes, la religion et la tradition, a introduit le doute dans la vie religieuse, mais aussi dans la vie politique, sur fond de montée des régimes totalitaires. Or, le doute, et son corollaire le débat, issus de cette crise de l'autorité traditionnelle, sont précisément les valeurs qui organisent les formes d'autorité en régime démocratique. Celui-ci en effet démultiplie et répartit les instances de légitimité entre la loi, le droit et les savoirs, du fait de l'originelle indétermination du corpus des Droits de l'Homme(3). L'autorité a donc moins disparu de notre monde qu'elle ne s'y inscrit d'une manière discontinue, intermittente, conflictuelle. Mais c'est là la condition d'exercice même du "litige" et de la "mésentente", qui, pour reprendre les mots de Jacques Rancière, sont les modes d'expression politiques propres à la démocratie(4).

On pourrait donc voir dans cet éclatement de l'autorité le signe même de l'ère démocratique. Mais cette indétermination fondatrice engendre à la fois des contradictions régulatrices et des clivages désastreux, dont les effets chroniques sont à saisir comme symptomatologie politique et culturelle ou épistémique. Au sein des vieilles nations démocratiques, qui sont aussi les puissances occidentales, et tout particulièrement dans le pays natal des "Droits de l'Homme", l'état des discours sur les faits historiques révèle un ferme cloisonnement en droit des instances de légimité, et en fait un brouillage de leurs frontières : entre le discours de l'Etat, celui des juristes, celui des savants, celui des victimes et des témoins. L'autorité spécifique de la science de l'histoire passe par le doute et la preuve. Celle de la démocratie passe par les Droits de l'homme. Or, le savoir historien est mis à l'épreuve comme jamais par la réalisation d'un génocide, qui montre aussi que la figure sacrée de l'homme n'a aucune autorité de fait. Or, il arrive que la dénégation de cette double mise à l'épreuve, au nom de l'infaillibilité des dogmes démocratiques, coïncide avec un déni portant sur le fait lui-même, donnant au doute et au débat une fonction perverse. Avec lui, c'est donc le fonctionnement de la démocratie dans son ensemble qui risque de s'installer dans une structure perverse. Celle-ci se manifeste à répétition, par exemple, lorsque l'Etat - en particulier français - est sommé de faire reconnaître le génocide arménien, ou de ne pas autoriser son déni.

On a vu plus que jamais cette dernière décennie le régime du débat recouvrir de son bruit des actes qui, loin des valeurs égalitaires idéalement fondatrices du débat démocratique, relèvent au contraire de logiques raciales, déshumanisantes, dominatrices et exterminatrices. Le comportement politique de certains Etats-nations (Turquie, Serbie, Algérie...) mais aussi celui, chronique, des membres du Conseil de sécurité de l'ONU, qui orchestrent les débats mondiaux en haut-lieu, ont montré (au Kurdistan, en Bosnie, au Rwanda...) que le siège des grands débats était celui de grandes décisions : celle du laissez-faire le pire. On sait depuis longtemps que le sigle des Républiques ne garantit aucun comportement démocratique, au sens d'égalitaire. Mais le clivage à l'oeuvre là où s'organisent à la fois le débat égalitaire, la mise en doute du réel lorsqu'il est le pire, et le laissez-faire-le-génocide, avec ou sans intervention humanitaire, mérite d'être regardé de plus près. La régulation des discours peut être analysée comme un jeu de rôle fonctionnel au sein d'un processus de décomposition d'autorité dont la normalité cache une forme perverse. L'utilisation pseudoscientifique et démocratique du débat et du doute en matière de réalité historique, en vue de nier la réalité d'un génocide, de désamorcer la violence de ses attestations, ou de brouiller sa perception, en est une des banales manifestations, parfois solidement installées dans nos institutions.

Comprendre et critiquer l'autorité que se prêtent ou se donnent les discours sur les faits, c'est mesurer leur pertinence véridictionnelle au degré d'élaboration du rapport établi par chacun entre la conscience de sa propre fragilité auctoriale et la réponse qu'il tente de donner pourtant à la perte d'autorité du réel historique. Parler de pertinence, c'est supposer que la tension qui existe entre un désir de "vérité" et la problématicité du "fait" - sachant que ces mots ne sauraient être synonymes, - peut aider à la compréhension du phénomène génocidaire.

Il s'agit donc ici de comparer les processus de véridiction et de validation des faits en mettant en présence le discours de l'historien, celui du juge et celui du témoin, interprétés en termes de dispositifs d'autorité diversement défaillants, et appelés pour cette raison à s'entendre l'un l'autre. J'aborderai donc la question posée par les trois mots du titre du colloque, "histoire, vérité, justice", en faisant peser la réflexion sur la notion centrale. Cherchant le rapport entre la validation d'un "fait", l'établissement d'une "vérité" et le jugement d'un "crime", je porterai mon attention sur deux formes véridictionnelles, le témoignage et la preuve, qui, diversement mobilises par l'historiographie, le droit et la littérature, semblent structurellement vouées à une inintelligilité réciproque. Les effets de cette structure aliénante sont si destructeurs, sur le plan à la fois intellectuel, politique, et humain, qu'il vaut sans doute la peine de tenter de la comprendre.

Il n'y a aucune raison que l'activité de connaître, celle de comprendre et celle de juger puissent ici s'exercer sans heurt, ni sans s'interroger sur la manière dont cet exercice se déroule dans le champ voisin. Mais en l'état actuel des choses, ce voisinage est la plupart du temps polémique, voire nul en termes de production de la pensée, et pervers en termes de connaissance des faits eux-mêmes. A l'émiettement des instances d'autorité, nées de la discontinuité des champs, s'ajoutent les confusions nées du continuum éthique et politique qui les traverse, c'est-à-dire de la subjectivité qui connaît, comprend et juge. Or, si le sujet peut et doit changer de forme selon le champ où il se manifeste, il ne saurait s'éliminer sans catastrophe, ou sans retour d'un refoulé majeur. C'est ce qui a lieu lorsque ce continuum éthico-politique n'existe que dans le vide d'une abstraction morale non articulée au travail cognitif. Ce vide touche alors de plein fouet la teneur véridictionnelle du témoignage comme discours d'un sujet, qui devient l'impensé de l'historien rivé à sa demande de preuve objective. Là, pourtant, où la pertinence de "l'objectivité" montre ses limites, dès lors que la violence politique à connaître se présente aussi comme crime à juger, série d'actes qui, s'inscrivant dans le temps par une chaîne de causalités, transcendent l'histoire en leur sens, et doivent tout à la fois être expliqués et refusés.

Crise de la connaissance et utopie de la pensée : nihilisme et témoignage

Dès lors qu'on mise à la fois sur l'acquisition de connaissances historiques, et sur le maintien d'une pensée critique(5), cette situation de crise rend nécessaire un travail réflexif, qui suppose une distinction entre penser et connaître : entre d'une part la recherche d'un régime de rationalité capable de produire une critique des sciences et des pouvoirs impliqués dans la production des violences d'Etat, et d'autre part un corpus progressif de contenus cognitifs nécessaires, mais dont les cloisonnements, issus des processus historiques liés à la crise d'autorité en question, peuvent être à la fois productifs sur le plan du savoir et, en l'absence de tout effort d'articulation, contreproductifs sur le plan de la pensée.

Postuler qu'un travail de pensée est possible en l'absence de tout fondement d'autorité, c'est, si l'on veut, s'inscrire dans un horizon utopique hérité, en son mode critique, de l'Ecole de Francfort. S'ajoute ici à ce parti-pris un double présupposé singulier, qui veut que, d'une part, l'étude des textes littéraires soit l'angle d'attaque privilégié d'une théorie critique, et que d'autre part, les textes de rescapés d'expériences concentrationnaires et génocidaires aient une capacité véridictionnelle et un statut éthique particuliers. La teneur utopique du propos, épistémologique et politique à la fois, tient dans le crédit critique fait au témoignage comme pensée négative de l'humain et du politique, en ceci même précieuse à faire entendre dans l'espace public, autrement que comme pathos culturel à la mode dans le marché des expériences limites, point sur le i littéraire de l'actuelle idéologie du spectacle, laquelle tend à montrer la catastrophe humanitaire comme signe du siècle(6). A contrario de cette signalétique culturelle, le témoignage est à envisager, non comme manifestation de mémoire, selon la formule consacrée, mais comme activité de pensée appliquée à une compréhension de l'inhumain comme production politique et humaine. Cette activité, issue d'une connaissance interne à l'événement, qui retranche le témoin de l'humanité ordinaire, y compris dans sa manière de penser et parler, nécessite un dispositif critique sui generis, en particulier lorsqu'il devient littéraire.

Le témoignage tend à se constituer en autorité, à tort ou à raison, dans trois registres voisins : celui du droit international, où il est de plus en plus utilisé pour étayer les preuves d'un crime contre l'humanité; dans la philosophie, où le corpus des témoignages littéraires est de plus en plus constitué en document d'une pensée du temps; dans l'opinion enfin, où il tend à devenir un vademecum éthique plus ou moins politisé. Mais si le témoignage exprime négativement un véritable potentiel libérateur dans un champ cognitif marqué par le doute et le besoin de vérité, c'est qu'il tend à constituer l'expérience subjective en autorité. Sa traduction critique revient donc à poser la question des formes de subjectivité assumables aujourd'hui par la connaissance et la pensée. Ce crédit véridictionnel fait au témoignage, qui explique le statut philosophique de plus en plus souvent prêté aux témoignages littéraires, supposent que l'expérience vécue, ici la tentative de subjectivation verbale d'une épreuve en tout point désintégrante, soit une voie d'accès décisive au sens d'une destruction qui vise l'intimité et la parole aussi bien que le corps des individus annulés. L'événement dont il faut témoigner impliquant parole détruite et mémoire interdite, cette pensée testimoniale suppose la création d'une forme de transmission paradoxale. Celle-ci met nécessairement en cause les opérateurs de transmissibilité hérités, propres à tout édifice culturel consacré, et ébranle en tout premier lieu les discours du savoir.

On mesure mieux ainsi pourquoi ce propos devrait s'intégrer dans une réflexion plus large sur l'actuelle disparition de l'autorité, laquelle mènerait une critique du nihilisme suivant deux axes différents : le premier serait une critique des formes politiques du nihilisme actuel, parmi lesquelles le double spectre des idéologies raciales et des pratiques biopolitiques propres aux Etats-nations modernes, de l'extermination planifiée à l'activisme humanitaire; l'autre axe serait une opération de "sauvetage" critique - au sens où l'entendait Walter Benjamin - des traditions littéraires et philosophiques du nihilisme, donc une réflexion sur l'héritage culturel et la transmission critique, et sur l'épreuve spécifique, d'issue incertaine, que constituent "l'héritage" et la "transmission" d'un génocide(7).

Le coeur politique de cette utopie gît dans le fait que le témoignage littéraire semble pouvoir indiquer à la pensée critique l'élaboration d'un modèle d'autorité sans pouvoir (8). Ce modèle utopique singulier, indicateur d'un après-nihilisme, passe par une énonciation individuelle sourdement politique : si elle traverse tous les discours politiques constitués, c'est que le témoignage du rescapé lui fait traverser la destruction de toute politique, et que cette destruction dicible n'est ni vivable, ni humaine. Cette énonciation, celle à la fois du témoin et celle de l'auteur, serait "garante" d'une réalité vécue dans l'ordre de l'inhumain, et d'une forme de vie humaine à vivre et à dire, assumée sous le signe d'une "vérité" singulière, issue d'une expérience radicale, et en ceci philosophiquement pertinente. Elle garantirait ainsi non pas seulement la réalité d'un événement vécu, mais la recherche de son sens comme tâche verbale et par là humaine. Ce qui suppose que la philosophie, dans le domaine qui nous occupe, se constitue forcément sur un mode éthique en attribuant une valeur potentiellement politique à l'énonciation.

La lecture des témoignages fait à tout moment reconnaître que le statut éthique de cette vérité, à la fois évident et indéfini, est profondément lié au sort fait au langage comme signe vacillant d'humanité ou d'inhumanité(9). L'humanité d'une pensée dépend toujours du traitement réservé par chacun à son propre langage. Cela est plus vrai encore, sans doute, lorsqu'il s'agit de penser une violence qui menace la vie même du langage comme vecteur d'humanité. C'est pourquoi l'humain ici se mesure aussi au traitement réservé au langage sans pouvoir du rescapé - en particulier par le politique et par l'historien, c'est-à-dire par celui qui discute ou décide du fait historique, et par celui qui discute ou décide de son sens. Je pose qu'un mauvais traitement ici - à l'égard du témoin, à l'égard du langage - ne va pas sans l'autre. Et que maltraiter, dans les deux cas, signifie à la fois faire taire et instrumentaliser.

A contrario, le témoignage prononcé et entendu peut donner une prise critique sur le dogme de l'impensable violence à l'oeuvre dans les crimes de masse. Lequel, affirmant autoritairement la totalité d'un non-sens, suppose aussi une violente surdité à ce qu'est un témoignage, à son mode de pensée spécifique, à son désir de sens, à ce qu'il dit de l'humain lorsqu'il parle de l'inhumain, et de la politique lorsqu'il parle de la destruction du politique. Cette surdité au témoin est elle-même un phénomène politique. Elle semble en tout cas inhérente à l'exercice du pouvoir étatique, alors que celui-ci, en sa face la plus sombre, semble chroniquement voué à produire en masse de nouveaux témoins historiques. Chaque fois qu'un rescapé s'adresse à un Etat, fût-ce celui censé le protéger désormais, un conflit se dessine, imprononçable en son caractère politique. Car sa seule prononciation possible semble être la réédition infinie du témoignage. Et de la surdité.. Si ce conflit reste pour l'essentiel inaudible, ou inassumable, si la logique étatique reste structurellement imperméable à la parole du témoin, c'est qu'elle est perméable à ce contre quoi il témoigne : la déréalisation, voire la négation de l'événement destructeur. Cela suggère aussi qu'il y a incompatibilité structurelle entre l'autorité du témoin et le pouvoir d'un Etat. C'est pourquoi - on le voit aujourd'hui au Rwanda comme on l'a vu différemment plus tôt en Israël - les rescapés ne sont jamais véritablement entendus, ni même écoutés, par un gouvernement. L'autorité du témoin ne se construit que contre la déréalisation de l'événement dont se nourrit, entre autres, la logique étatique. Ces quelques propositions imposent de s'interroger un moment sur la fragile structure d'autorité du témoignage, et sur le statut paradoxal du fait dans l'événement génocidaire. De même que le témoin du génocide est investi d'une autorité sans pouvoir, les faits qui constituent le génocide comme intention criminelle, se constituent par la négation programmée de leur sens, le génocide étant programmé comme non-événement.

Le témoignage et la preuve

La preuve et le témoignage sont deux procédures de véridiction dotées d'un dispositif d'autorité différent, fragile dans les deux cas. Le témoignage du rescapé construit une structure d'autorité profondément étrangère à la demande de preuve propre au discours de l'objectivation scientifique. L'histoire de la recherche sur les génocides, et l'analyse des discours qu'ils suscitent, nous apprennent que rien ne protège la structure d'autorité de l'argument positiviste contre la pratique du déni. Mais elle nous apprend aussi que rien ne protège la structure d'autorité du témoignage contre la demande de preuve, qui sert parfois au déni.

Mais je voudrais montrer ici que ce cercle vicieux où s'enferment l'historien et le témoin, rendu possible par une destructuration complète des méthodes de validation des faits dans le cas du génocide, est en partie déjoué, d'une part par l'intervention juridique, d'autre part par le témoignage littéraire du rescapé, bien que ces deux modes de subjectivation soient foncièrement étrangères l'une à l'autre. Si le témoignage en effet peut faire preuve, il a d'autres fonctions - psychique, sociale, existentielle - et d'autres modes d'existence - éthique, politique, littéraire - qui lui font dépasser la sphère du droit. Mais tout se passe comme si ce dépassement ne pouvait réellement avoir lieu si le jugement n'avait pas lieu d'abord, si donc le fait n'était pas juridiquement attesté aux yeux de tous et établi comme crime. C'est alors dans la littérature que le témoignage est appelé à se dissocier le plus radicalement de la preuve. Si le jugement n'a pas lieu, si le crime n'est pas attesté publiquement, le témoignage reste par force sous l'emprise de la négation, infiniment appelé à faire preuve. C'est alors à son propre appel que la littérature ne peut plus répondre. L'histoire de la littérature arménienne de la Catastrophe, réfléchie dans l'oeuvre d'un de ses plus profonds interprètes, Hagop Ochagan, peut sans doute s'expliquer ainsi(10).

"Réalité" et "vérité" d'un génocide

La structure perverse de la "réalité" génocidaire appelle une "vérité" disant l'effectivité de la destruction et de sa négation. C'est le rôle du témoignage que d'affirmer la réalité de la destruction telle qu'elle fut vécue de l'intérieur. Mais la "vérité" qui correspond à cette réalité, quoique constamment invoquée par l'historien, le témoin et le juge, n'a aucun caractère d'évidence ni d'unité.. Elle est même tout aussi porteuse de malentendus que celle de "mémoire", d'autant plus que le réinvestissement de l'idée de vérité semble prendre par surprise une culture pénétrée de relativisme postmoderniste - et qu'elle aide ainsi sans doute à se mettre elle-même au débarras. D'où l'étrange coexistence actuelle, qui est sans doute un des modes d'expression culturels du nihilisme aujourd'hui(11), d'un culte maniériste de la déréalisation lié au thème de la "fin" - accompagné, en philosophie, des glissades réflexives de la déconstruction - et, sur un tout autre versant, du négationnisme faurissonien, issu d'un positivisme perverti par une intentionalité raciste. L'événement génocidaire, impensé par le déconstructionnisme(12), déconstruit par le négationnisme, appelle un processus de véridiction complexe, qui engage la pratique de l'historien, du témoin et du juge, mais aussi, sur un plan éthique, tous les protagonistes concernés, c'est-à-dire en toute logique l'espèce humaine. Or, il appartient à ce type d'événement de ne produire aucun consensus, mais bien au contraire un "différend" structurel - que J.F. Lyotard déclara même indépassable.

Cette "vérité" doit donc bien être construite, alors même qu'elle relève pour certains d'une expérience vécue. Mais cette expérience est elle-même à construire, le vécu étant lui aussi clivé : l'expérience du témoin rescapé étant d'abord celle d'une épreuve sans fond, elle semble ne se saisir elle-même que dans son témoignage infini(13). Cette infinité, qui est le lot propre du rescapé, ne saurait être partagée par ceux qui ne connaissent des faits que leur histoire, même s'ils en furent le témoin visuel. Pour ceux-ci, la vérité de l'événement, à supposer qu'elle soit désirée, s'élabore sur plusieurs registres distincts, selon qu'elle veut être connue, comprise ou jugée. Elle suppose l'attestation et l'explication d'une réalité à la fois négatrice et niée. Les éléments violents qui l'alimentent sont à la fois collectifs et privés, voire des plus intimes. Se pencher sur cette discontinuité véridictionnelle, c'est prendre la mesure en fait d'un complet chaos des discours. On peut se demander si, dans cette cacophonie, le témoignage permet d'entendre entre chose.

A propos du témoignage

Il faudrait plus de temps et de place pour analyser de près la structure d'autorité spécifique du témoignage, qui traverse les registres de la vie sociale, du droit et de la littérature. Je me contenterai ici d'évoquer deux ouvrages récents, précieux à la fois pour ce qu'ils apportent et omettent. L'un est d'un sociologue, l'autre d'un philosophe. Le premier est Le Témoin oculaire de Renaud Dulong, le second est Ce qui reste d'Auschwitz de Giorgio Agamben(14). Dans le premier, le témoignage est analysé en termes d'"institution naturelle", fondée sur un désir de vérité - qui en fait sa naturalité - et une présupposition de sincérité. R. Dulong y compare les figures du témoin historique de la première guerre mondiale et celles des rescapés des camps, les unes à partir de l'entreprise d'authentification des témoignages de Norton Cru(15), les autres à partir du témoignage de Primo Lévi. Le livre offre une réflexion précise sur la force et la faiblesse du témoignage, sur la contradiction entre la nature contraignante ici de la "vérité" et les exigences du débat d'opinion - il cite alors Hannah Arendt - et sur les limites ou les impasses de toute entreprise d'authentification scientifique des témoignages. Il montre en particulier que le projet de vérification, ainsi que le libre jeu du débat, qui fait loi en démocratie, peuvent donner prise au visées négationnistes : ainsi le travail de Norton Cru, destiné à vérifier la sincérité des anciens combattants et à authentifier leur propos pour éviter les récupérations idéologiques de l'événement, à la fois bellicistes et pacifistes, a été détourné au contraire par Rassinier, lui-même ancien déporté politique, pour nier la réalité des gazages des Juifs. Ce glissement de terrain montre à la fois que l'institution du témoignage est à la fois puissante, du fait d'un désir de vérité qui s'est exaspéré au contact de la réalité inimaginable des camps, et absolument impuissante face au déni.

Le livre faiblit sur deux points importants : d'une part, il ne prend pas en compte les discours du déni portant sur les autres génocides que la Shoah. Or, l'observation de ces discours, qui varient selon les degrés de reconnaissance de chaque génocide, invalide en partie la description du témoignage en termes d'"'institution", et montre qu'elle optimise à l'excès la faculté de faire consensus sur ces points. D'autre part, alors qu'il s'appuie sur Primo Lévi, il renonce complètement à penser la structure propre du témoignage littéraire : comme si elle ne faisait pas partie de "l'institution" - ce qui suppose que le témoignage de Lévi puisse être abstrait de sa littérarité - , ni ne produisait sa propre structure véridictionnelle. Il faudrait saisir l'éventuelle parenté qu'il y a entre ces deux manques, dont dépend sans doute l'assise de la notion d'institution. Et, sur le versant littéraire, compléter cette analyse sociologique par un travail de philologie et de philosophie, qui s'appliquerait à la complexité des formes culturelles et poétiques du témoignage littéraire. Et qui reprendrait et discuterait l'interprétation épistémocritique que propose Agamben du témoignage de Lévi.

Le livre d'Agamben vise à préciser la structure d'énonciation paradoxale du témoignage d'Auschwitz, qui témoigne de l'intémoignable, parle pour le "musulman" disparu, devient ainsi le modèle extrême du sujet éthique, défini comme coïncidence d'une subjectivation et d'une désubjectivation. Le témoignage est ainsi désigné dans son absence de fond, et compris comme seule réponse adéquate à la "réalité" d'Auschwitz, elle-même paradoxale : à cette réalité, qui excède ses "éléments factuels", mais apparaît comme "la seule chose vraie", et comme telle inoubliable, correspond une "vérité" inimaginable, irréductible aux éléments réels qui la constituent : l'aporie d'Auschwitz, dit Agamben, est "l'aporie même de la connaissance historique : la non-coïncidence des faits et de la vérité, du constat et de la compréhension". Cette aporie de la connaissance est aggravée par l'insuffisance du droit, qui fait l'objet d'une disqualification complète. C'est sur ce point que le livre peut être discuté, pour des raisons qui n'invalident en rien l'interprétation de la figure du témoin en modèle du sujet éthique, c'est-à-dire l'essentiel du livre. Mais le renvoi de toute perspective juridique à l'inessentiel n'est pas nécessaire pour penser le témoignage, y compris littéraire.

"Testis" et "superstes". Le rescapé et le tiers témoin.

La thèse d'Agamben délimite l'espace de sa réflexion, c'est-à-dire l'éthique, en faisant de la "vérité" du droit et de la justice de simples repoussoirs. Le témoignage est avec clarté défini à partir de deux mots latins : testis, qui vient de testius (de terstis), désigne le tiers garant entre deux parties dans un litige, et renvoie à l'acception juridique; superstes désigne celui qui a traversé un événement de bout en bout et peut en témoigner. Cette précieuse distinction permet de spécifier la "vérité" du rescapé, comme objet d'un savoir abyssal, sans fond, qui n'a effectivement plus rien à voir avec la "chose jugée" par le droit, et qui fait de son témoignage une tâche infinie : celle de sa subjectivation. C'est là le sens profond du titre de Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment. Mais ce "par-delà" le droit et la justice est à prendre à la lettre : il ne signifie pas un "sans" ni un "en-deça". Au lieu de différencier la sphère du droit et celle de l'éthique, Agamben les oppose : la "vérité" du témoin n'aurait aucune consistance juridique, ni même aucun lien avec la justice. Il cite à l'appui de sa thèse Primo Levi disant qu'il "parle sans autorité"(16), à quoi s'oppose "l'autorité de la chose jugée", qui montre que le "but ultime du droit n'est pas de garantir la justice", ni "encore moins la vérité", mais simplement de juger. Tandis que l'éthique, définie par Agamben comme la doctrine de la vie heureuse, est étrangère à la notion de "responsabilité", dont l'origine est elle-même juridique.

On pourrait opposer à cette démonstration plusieurs arguments empiriques : les uns tirés de l'exercice du droit, les autres de témoignages différents, qu'ils soient issus d'un même événement, ou de génocides différents. Là encore, la prise en compte de témoignages issus de génocides, qui n'ont pas fait l'objet d'une reconnaissance publique aboutie, oblige à prendre acte de l'ambiguïté du rapport que les rescapés peuvent avoir d'une justice en laquelle, pourtant, ils ne "croient" profondément pas, mais qu'ils exigent néanmoins. Sur un plan plus théorique, cloisonner radicalement l'éthique et le droit, la justice et la vie heureuse, c'est procéder à une abstraction, qui s'accomplit ici à la faveur d'une lecture profonde mais sélective de Primo Lévi(17). D'autre part, cette abstraction est permise par une conception du droit issue de sa définition archéologique et de la parabole kafkaïenne - qui réduit par essence le scénario du procès à l'opération finale du jugement. Or, les opérations concrètes qui ont lieu lors de "l'instruction", en particulier dans les Tribunaux Pénaux Internationaux, sont pourvus d'effets à la fois politiques, historiographiques, psychiques et moraux, dont une théorie du témoignage est appelée à rendre compte.

Si l'on observe de plus près la réalité du déroulement de la justice, toute dérisoire et inconvenante qu'elle soit, ainsi que le propos des rescapés et de leurs descendants, on voit que l'intervention juridique du tiers, loin de brouiller les pistes, peut au contraire permettre au rescapé de témoigner de l'intémoignable, parce qu'il est ainsi délivré d'une double tâche : celle de faire preuve, et celle de juger le crime. Sans cette opération, le rescapé reste l'otage de son propre sentiment de justice bafouée, comme Jean Améry l'a très fortement exprimé dans Par-delà le crime et le châtiment. Et Améry dit aussi, dans ce texte, n'avoir pu affronter son expérience de rescapé dans des essais autobiographiques qu'à la faveur des procès de criminels nazis à Francfort dans les années 60(18). La difficulté qu'ont rencontrée les écrivains arméniens pour "mettre en intrigue" et écrire la Catastrophe, n'a pu qu'être aggravée par la tradition du déni. Quelles que soient la part des singularités culturelles, et les disparités des processus de reconnaissance, le témoignage littéraire ne peut réellement se développer que si l'événement a pris corps devant des tiers.

En d'autres termes, le rescapé ne saurait se constituer en "superstes" si la figure tierce du "testis" n'existe pas aussi. Ce qui est vrai en revanche, c'est que le superstes n'est pas le testis : le rescapé ne peut être lui-même le tiers garant, dont le rôle est joué par tout l'appareil de justice, et par tous les protagonistes qui forment l'auditoire et le public d'un procès. Délivré de la tâche d'instruire les preuves et de juger, le témoin peut alors se livrer à sa tentative de compréhension, et énoncer le sens de son expérience. C'est-à-dire produire tout à la fois un texte et une pensée politique. De même, la "vérité" subjective du témoin ne saurait réellement s'énoncer si la réalité du "fait" et l'imputation du "crime" ne sont pas d'abord établies. Le sens d'un génocide ne saurait s'épuiser dans la justice rendue, ni le crime être une affaire classée. Mais lorsque le procès n'a pas lieu, comme c'est le cas en Russie et au Cambodge, ou lorsqu'il n'est pas appliqué ni suivi d'effets politiques, comme en Turquie, l'événement ne parvient pas lui-même à se constituer. La mémoire et l'histoire en font les frais toutes deux, celle-ci sous la forme d'un retard particulier. En l'absence de procès publics, une masse immense d'informations échappe à l'examen, y compris du futur historien(19). Le refus de l'impunité ne met pas fin au désastre génocidaire. Mais pour le rescapé, l'impunité rend toute vie heureuse inaccessible, et même inconcevable.

La reconnaissance juridique a pour fonction limitée de produire une normativité capable d'attribuer les responsabilités criminelles, et ainsi de séparer, devant des tiers, les victimes et les bourreaux. Cette opération, si elle nécessite et stimule l'activité des historiens, ne se confond pas avec celle-ci, qui vise l'attestation-explication du fait, mais qui, dans le cas du génocide, ne suffit pas à produire cette délivrance du superstes par le testis, à rendre possible le témoignage éthique du rescapé, c'est-à-dire aussi, parfois, la subjectivation littéraire. Il faut donc plutôt voir le travail des historiens, celui du droit, et celui du témoignage comme trois activités absolument distinctes, mais enchaînées l'une à l'autre.

Sans preuve et avec témoin. Savoir et croyance.

L'historien résiste lui aussi à cet enchaînement. Plus précisément l'historien positiviste, qui déclare incompatibles le savoir de l'historien et le témoignage du rescapé, et associe sa demande de preuve à une disqualification du témoignage. Cette association n'a pas la même portée selon le degré de reconnaissance juridique de l'événement en question. En revanche, sa structure est la même à chaque fois. Elle donne prise à la négation par son inconscience de l'objet spécifique - le "fait" génocidaire - dont il faut faire l'histoire.

Les problèmes d'historiographie des génocides diffèrent de ceux qui se posent à toute histoire contemporaine, formulés en termes de manque de distance temporelle et d'objectivité.. L'histoire de l'Etat criminel relève de l'histoire contemporaine, mais aussi, sur le plan de la typologie des violences politiques, d'une actualité à la fois multiforme et continue. Face à leur vertigineuse accélération, parallèle à l'évolution du droit international, le travail de la connaissance ne peut qu'accuser un retard lui aussi vertigineux, et préciser ses rapports de voisinage avec deux pratiques : le décryptage de l'information médiatique et le travail d'instruction des procès. Mais ce retard s'aggrave du fait de difficultés épistémologiques particulières. Celles-ci ne s'arrêtent pas à la question de la distance chronologique et de la périodisation porteuse d'interprétation. Elles mettent en jeu certains choix politiques et éthiques effectués (ou non) à l'intérieur même de processus cognitifs dont dépend la validation de faits historiques, par ailleurs susceptibles d'être jugés. Or, les méthodes traditionnelles de l'historien ne le préparent pas à une telle intériorisation éthico-politique, ni surtout à son explicitation épistémologique.

La question de la subjectivation du discours historiographique a été posée régulièrement aux historiens de l'extérieur de leur discipline : en France, par Foucault, Ricoeur et De Certeau, et aujourd'hui Rancière(20). Les formules de "processus de véridiction", de "mise en intrigue", d'"écriture de l'histoire", voire de "poétique du savoir", par quoi chacun de ces penseurs invite l'historiographie à produire une pensée réflexive, et à interroger la notion de savoir objectif, posent toutes la question d'une politisation interne à la pratique historienne qui, si elle n'est pas pensée et assumée comme telle, ne peut que produire de l'idéologie au sein de l'institution, c'est-à-dire des pratiques de pouvoir au sein du savoir. Or, ces questions semblent en France de plus en plus rabattues par l'historien dans le champ de la philosophie, à la faveur du discrédit généralisé de la théorie, qui frappe les sciences humaines et plus particulièrement l'histoire depuis la crise des schémas marxistes. En l'absence d'une telle réflexivité, le savoir de l'historien se trouve de fait de plus en plus soumis aux aléas des jeux disciplinaires et institutionnels, au moment d'articuler une méthode d'approche des événements génocidaires. Un tel colloque montre peut-être que ce sont ces événements là qui l'obligent aujourd'hui à réfléchir ses relations avec deux autres instances productrices d'un savoir sur les faits, et dont le rôle est visiblement amené à croître : d'un côté, le droit international , de l'autre, le témoignage.

La spécificité épistémologique essentielle de l'objet historique, dans le cas du génocide, tient dans le fait que cet événement est nié en même temps que produit. Dès lors que l'extermination procède d'une intention génocidaire, visant l'intégralité d'une destruction qui doit rester secrète ou improuvable, ces faits se structurent d'une manière paradoxale, ou clivée(21). La réalité est clivée pour ceux-là même qu'il faut détruire, au prix d'une catastrophe familiale et intime; mais elle l'est aussi, au prix d'un aveuglement collectif, pour les tiers témoins ou spectateurs. L'intention génocidaire fabrique sa propre dénégation en organisant son secret et en effaçant ses traces. Il n'est plus besoin de montrer combien cette préoccupation fut essentielle lors du génocide juif et du génocide arménien, et de quelle manière, dans ce dernier cas, elle a été relayée par une politique de négation officielle pratiquée avec succès depuis le Traité de Lausanne et le kémalisme jusqu'aujourd'hui, par l'Etat turc, qui a déclaré récemment avoir la "conscience tranquille" et menacer la France de représailles sur les échanges économiques et sur l'Arménie, si le Sénat mettait à l'ordre du jour le projet de loi sur la reconnaissance du génocide arménien(22). Au Rwanda, bien que le génocide se soit déroulé à ciel ouvert et aux yeux du monde, la violence du négationnisme, qui a commencé par la destruction des listes de victimes dressées dans les préfectures, et s'est affiné par la thèse du "double génocide" pour qualifier les représailles anti-Hutus en ex-Zaïre, va de pair avec le retour annoncé de nouveaux massacres. On sait aussi, malgré la transparente menace d'anéantissement prononcé en ultimatum par Poutine à l'adresse du peuple Tchétchène, que les camps de filtration, interdits aux ONG, font l'objet de visites officielles qui sont des mascarades dignes du voyage d'Herriot dans l'Ukraine affamée à mort par Staline en 1932-1933.

Le point d'orgue de cette politique du secret est la destruction de la preuve, qui se fait dans un monde dont la modernité s'inscrit sous le signe du savoir archivé et de la preuve scientifique. La destruction génocidaire s'inscrit donc en négatif dans cet "horizon de l'archive"(23), qu'elle obère par son opacité calculée, mais qui est ensuite réaffirmé dans la logique négationniste qui lui est inhérente. C'est là un des obstacles les plus fondamentaux que rencontre chaque processus de connaissance et de reconnaissance, en plus des jeux d'intérêts politico-économiques, des blocages idéologiques, et des effets pervers du comparatisme. Les faits produisent à chaque fois une réalité à la fois délirante et réalisée, niée en même temps qu'effectuée, incroyable et pensable, un événement programmé pour n'avoir jamais eu lieu. Pour que ces faits soient connus et interprétés en termes de génocide, il faut que l'événement soit envisagé et conçu comme possible, comme pouvant avoir eu lieu, et pouvant se répéter. Le travail de la rationalité se montre ainsi profondément dépendant d'un régime de croyance particulier, qui fait partie intégrante de la pensée ici. Cette croyance, appliquée à la plausibilité du génocide, suppose l'intégration de cette catégorie juridique comme possible grille d'explication d'un réel encore inconnu. Or, un tel régime de croyance semble ne pouvoir se montrer comme tel au sein de la science des faits qu'est l'histoire, sans faire brèche dans son édifice méthodologique, et même dans ses attendus épistémologiques. Le refus de faire brèche se manifeste souvent comme une affirmation d'autonomie, fondée sur les requisits de neutralité et d'objectivité, donc par une résistance au vocabulaire du droit et au témoignage. Au pire, la méfiance - a priori justifiée - envers le vocabulaire juridique vire au refus de valider l'intention exterminatrice comme élément factuel, du fait de la preuve impossible. La demande de preuve s'accompagne d'un refus d'accréditer le témoignage comme procédure de validation des faits. La résistance de la science historique à la croyance au pire fait possible trouve un repoussoir externe dans le témoignage, qui atteste que le pire a bien eu lieu. En repoussant a priori toute crédibilité au témoignage, l'historien va plus loin que le juge, qui, si l'on en juge l'évolution des Tribunaux Internationaux, intègre de plus en plus le témoignage parmi le corpus de ses preuves - de même que, selon les tout récents statuts de la Cour Pénale Internationale, il fait participer la victime à la procédure.

Revenons sur le cercle vicieux que produit la demande de preuve adressée au témoin rescapé. S'il y a cercle vicieux, et éventuellement déni, ce n'est pas seulement du fait d'une intention perverse. Il se produit souvent par le phénomène désigné plus haut en termes de crise de l'autorité. La structure d'autorité positiviste se révèle vite ici dénégatoire : en matière de génocide, la "preuve" usurpe une autorité que les "faits" envisagés ne permettent pas de valider, parce qu'ils échappent dès leur naissance à la structure traditionnelle de la validation. On voit là se manifester, dans le registre de l'intellectualité, la pointe destructrice de l'événement génocidaire, qui ne saurait s'accomplir sans détruire la structure de toute autorité : non seulement celle des discours, mais celle de la réalité pourtant vécue.

L'événement génocidaire, en sa structure paradoxale, se constitue en amont à la fois comme un programme d'action et comme un non-événement. C'est pourquoi son témoignage ne peut jamais se trouver en amont, chez le criminel, mais uniquement en aval, chez la victime, qui constitue l'événement comme tel, au point de rencontre des faits collectifs et de sa perception subjective. Or, cette rencontre de quelqu'un avec ce rien qu'est la négation de l'événement qui l'a pourtant atteint, ne peut être qu'un cataclysme ou une seconde destruction. La capacité d'inauguration qui définit un événement historique se manifeste donc ici négativement, comme perspective d'anéantissement de certains, aux yeux d'autres non menacés, ou comme perspective de survie de quelques uns, aux yeux d'autres non rescapés(24). Le passage de la survie à la vie suppose une transmission de la double perspective de l'anéantissement et de la survie, c'est-à-dire une transmission du sens partageable de l'événement. Si ce monde multiplie les marques de l'indifférence, de l'oubli, ou de la marginalisation, l'effacement de l'événement a lieu une seconde fois, il se démultiplie et se diffuse dans la trame du vécu social de telle sorte que cette trame devient celle d'une nouvelle destruction symbolique : celle des survivants comme tels.

Réaffirmer la destruction comme événement impose alors d'ouvrir une brèche et de déchirer cette trame pour y faire ressurgir la violence des faits initiaux. C'est pourquoi le témoignage comporte une portée politique profondément subversive, sans pour autant pourtant qu'il puisse jamais se constituer en instance de validation des faits. Le résultat de cette puissance et de cette faiblesse, c'est que le témoignage tend à être structurellement disqualifié par l'historien, lorsque son savoir participe de cette trame dénégatrice, sans pour autant qu'il y ait négationnisme, c'est-à-dire constitution d'un corpus militant d'arguments articulés sur le mode de la rationalité scientifique. Le silence peut suffire. Lorsqu'il est impossible, lorsque l'historien est acculé à expliciter sa position sur un événement qui n'existe pas pour lui comme tel, c'est-à-dire aussi comme crime imputable à un Etat, l'expression du déni peut prendre la forme du doute et de l'indécidabilité interprétative : ce doute, qui se porte sur l'intention exterminatrice, se manifeste toujours comme un appel à la "preuve". Or, le génocide n'est pas un événement sans témoin, comme on s'est beaucoup complu à le dire après Shoshana Felman. Le génocide est au contraire est un événement avec témoin et sans preuve.

C'est cette structure épistémologique particulière qu'il nous faut comprendre. C'est elle qui inflige aux rescapés d'un génocide la situation folle d'un témoignage forcément infini qui, quelle que soit sa profondeur et son exactitude, jamais ne saura faire preuve, c'est-à-dire valider le fait dont leurs proches ou leurs parents sont morts, et dont ils sont eux-mêmes traversés. Du moins, cette validation ne pourra s'effectuer dans le registre de la scientificité historienne dès lors que celle-ci est axée sur la demande de preuve.

En d'autres termes, un génocide ne peut pas relever du seul fait. Il relève de l'événement, qui suppose un système de subjectivations. Et pour saisir un événement qui se nie, il faut que l'historien se retourne sur ses procédures d'affirmation. Pour que la validation d'un fait génocidaire ait lieu, il faut que l'historien interroge la relation qu'il établit entre le fait et sa signification, c'est-à-dire qu'il mette sa pratique interprétative à l'épreuve d'un événement dont l'horizon de pensée est, quels que soient ses déguisements idéologiques, l'anéantissement pensable et réalisable. Or, l'historien positiviste semble résister à cette opération, qui consiste à intégrer consciemment à son horizon la possibilité d'une pratique politique aussi radicalement destructrice et autodestructrice qu'un génocide.

On saisit ici peut-être une des contradictions internes au nihilisme dès sa naissance au XIXe siècle, sous le double signe du positivisme et de la mystique : elle consiste à désirer une destruction qu'on ne désire pas penser. Le travail de connaissance appliqué à un génocide doit intégrer la perspective de l'anéantissement, et diversifier ses niveaux d'analyse pour en déchiffrer les formes et en organiser la critique: saisir la destruction génocidaire en tant que telle, c'est forcément la penser. Si l'événement n'est pas pensé, il ne peut pas être connu ni compris. S'il n'est pas d'avance reconnu, au moins comme hypothèse, il ne pourra jamais être connu. La saisie et la validation du fait nécessitent la croyance à ce fait comme possible. L'établissement de l'événement suppose donc un moment de croyance(25). On peut même affirmer que l'événement génocidaire, du fait de sa réalité propre, se destine à la croyance en même temps qu'il est promis à la négation par le doute.

Ainsi, le vocabulaire de scientificité pris dans la trame dénégatrice peut prendre le relais de la négation génocidaire en demandant la preuve de l'intention criminelle, qu'on ne peut pas décisivement produire. Cette demande de preuve, lorsqu'elle se fait en temps réel, peut produire alors un négationnisme en temps réel, dont les effets peuvent être en tout point dévastateurs. L'historien, qui croit sa propre science délivrée en droit de toute croyance, a peu de chance de prendre acte de l'événement qui nécessite, par excellence, d'être cru pour être vu. Il risque aussi, au nom du "doute"(26), de se tromper de part en part sur les faits eux-mêmes.

L'exemple arménien.

Zabel Yessahan, témoin des massacres de Cilicie en 1909, disait que le savoir des témoins, s'il était écouté, serait capable d'ébranler les Etats. Mais elle disait aussi que ces crimes étaient tellement monstrueux qu'ils ne seraient pas crus(27). Si la Turquie s'obstine aujourd'hui à nier l'incroyable, c'est aussi pour pouvoir continuer de détruire les Kurdes. Zabel Yessahan se refusait, alors qu'elle était écrivain, à faire de la littérature à partir des témoignages. Après elle, parce que les crimes des Jeunes Turcs ne furent pas assez crus ni connus du monde occidental oublieux de ses marges, ce refus du témoignage littéraire deviendra vite une impossibilité. L'histoire arménienne montre a contrario en effet combien le travail juridique et le travail historiographique, en fixant l'événement et en validant les faits, permettent au témoignage de prendre forme éthique et littéraire, c'est-à-dire de produire une pensée de l'inhumain qui dépasse le discours sur les faits et sur les fautes. Une histoire comparée des littératures issues du génocide arménien et du génocide juif serait ici d'autant plus parlante qu'elle s'éclairerait de la comparaison entre deux historiographies et processus de reconnaissance différents.

Il semble que le déni continu du génocide arménien ait eu sur le travail de la réflexion arménienne sur le génocide deux effets négatifs profondément liés : d'une part, un retard historiographique, suivie d'une fixation sur la recherche strictement historienne, privée d'une réflexion sur les formes subjectives de la mémoire; d'autre part, une difficulté de la littérature arménienne elle-même à se construire en pensée testimoniale et critique de l'événement. C'est ce que montrent de fait les tout premiers efforts d'Andonian dans ce domaine, qui ont pris la forme d'un éloquent dyptique, le tableau littéraire En ces sombres jours (During these dark days) et Le Grand crime, qui rassemble les fameux "Documents Andonian" - les télégrammes des préfectures ordonnant l'extermination - et des témoignages destinés à faire preuve. Le premier livre, qui constitue son témoignage personnel, a été effacé par le temps, tandis que l'autre a été réduit aux "Documents Andonian" qui font l'objet d'une querelle d'authenticité, et sont régulièrement brandis par l'historiographie négationniste. C'est cette même difficulté que semble avoir rencontrée, et cette fois formulée, vingt ans plus tard, l'un des plus grands écrivains arméniens, Hagop Ochagan, pour qui pourtant la littérature était seule apte à se "mesurer" à l'événement dans sa portée catastrophique, c'est-à-dire à le penser : celui-ci, au moment d'achever le dernier pan de son énorme trilogie romanesque Mnarsotsats, Les Rescapés, qui devait être consacrée justement à la déportation, abandonna brutalement son projet. La critique qu'il fit par ailleurs de l'oeuvre d'Andonian, ainsi que de la sienne propre, montrent que ce renoncement à la fiction romanesque était profondément lié à la hantise de l'événement non attesté, comme si aucun roman ne pouvait s'écrire sur cet événement avant que la multiplicité des témoignages n'ait été d'abord rassemblée, attestant l'événement comme tel, et délivrant ainsi l'écrivain de la tâche de valider les faits, normalement échue à l'historien et au juge(28).

On voit ainsi combien la possibilité de témoigner, et de produire une subjectivation à la fois intime et politique, traversant les espaces privé et public, comme peut le faire la littérature lorsqu'elle est éditée et lue, dépend elle-même du processus de connaissance et de reconnaissance publique, c'est-à-dire de la validation des faits par l'histoire et le droit. On pourrait bien sûr expliquer la difficulté de la littérature arménienne à construire un témoignage de l'événement par des raisons culturelles intrinsèques, comme sa relation à l'idée de nation, et à la nostalgie de la chronique totalisante, forme narrative inapplicable à l'événement génocidaire, dès lors que celui-ci était perçu par les écrivains arméniens comme une Catastrophe insaisissable, sinon par fragments, car fait d'une infinité de souffrances et d'une démesure non totalisable(29).

On voit en tout cas ainsi converger les effets du déni organisé par l'Etat turc, et les effets probables de la conjoncture culturelle arménienne au moment du génocide, liés à la scission traditionnelle entre littérature écrite et récit oral : d'un côté la Catastrophe, avec son nom propre, Aghèt, s'est transmise sous la forme du récit oral, au sein des familles, parallèlement aux récits écrits de témoignage à visée non littéraire, et en littérature sous la forme d'une réflexion subtile sur les limites de la littérature, puis de divers déplacements narratifs soumettant l'événement au régime de l'allusion; de l'autre côté le génocide, lui, avec son nom commun, ne s'est tout simplement pas constitué comme tel, c'est-à-dire comme événement reconnu par une majorité d'historiens et par l'opinion(30).

Conclusion sur deux "affaires" : Wilkomirski et Veinstein.

Je conclurai en mettant en regard, à titre d'illustration, deux exemples récents d'autorité usurpée, et inégalement révélée : l'un dans le registre du témoignage, l'autre dans celui du savoir historique. Les deux ont partie liée à un phénomène d'imposture, lié dans le premier cas à un faux témoignage concernant la Shoah - "l'affaire Wilkomirski" -, et dans le deuxième cas à un déni de génocide accompli par un historien de l'Empire ottoman, concernant cette fois le génocide arménien - "l'affaire Veinstein". Les deux ont été médiatisées, l'une en Europe, l'autre en France, et ont suscité un scandale qui a mis au jour, avec une lumière crue et pénible, certains symptômes propres au régime de la parole publique sur ces questions, révélatrices d'apories profondes(31).

Wilkomirski est l'auteur d'un livre intitulé Fragments. Une enfance 1939-1948, qui se donne pour un témoignage de déportation à Maïdanek, vécu par un enfant un enfant juif de 4 ans né à Riga en 1939, violemment séparé de sa mère mourante, dont il oublie tout ensuite, et recueilli plus tard par un couple de bourgeois de Zürich. La révélation de la véritable identité de Wilkomirski(32), et de la fabrication de son destin de victime de la Shoah, aidé par le Centre Amcha en Israël , a eu lieu après que le livre ait été lu, traduit et salué comme un chef d'oeuvre bouleversant, primé dans plusieurs pays. Lors de la parution de l'enquête d'Elena Lappin, L'Homme qui avait deux têtes (33), une historienne française de la Shoah, interrogée sur cette affaire, Annette Wieviorka(34), insiste à raison sur le fait que l'auteur n'aurait pu inventer son témoignage si ce travail d'identification victimaire n'était pas couronné par une culture de l'événement. Cette affaire, dit-elle, montre à la fois le degré de malheur d'un homme, et le "passage complet de cette histoire dans un imaginaire collectif". Plus personnellement, elle dit elle-même avoir d'abord fait l'éloge public du livre, puis, lors du déclenchement de l'affaire, avoir eu la "conviction intime" qu'il s'agissait d'un faux. Elle en reconnaît un indice dans le fait qu'elle n'avait pu citer ce livre en tant qu'historienne. Si le livre de Wilkomirski, dit-elle, est incitable pour un historien, c'est qu'il ne répond pas aux cadres du récits habituels, du fait de ses atrocités(35). Mais on est aussi pris de vertige à l'idée de penser ce qu'est un "cadre" de récit "habituel", et de se demander si les atrocités racontées dans le Livre noir, ou dans Un Monde de pierre de Tadeusz Borowski, correspondent à ces "cadres". La "conviction intime" révèle sa fragilité dans son caractère de construction rétrospective et d'aléatoire, même si elle nourrit une intuition d'historien qui aboutit à une position de réserve, salutaire ici.

La journaliste auteur de l'enquête, elle, avoue sa "fascination"(36) pour cette histoire de faux, mais ajoute que les éditeurs auraient dû prendre le temps de "vérifier" le témoignage. L'argument est juste, mais on se prend alors à imaginer les historiens "vérifier" Primo Lévi. Inévitablement, l'ensemble de la littérature est donc ici a priori potentiellement suspectée de faux témoignage. Aucune procédure d'évaluation du discours ne permet de distinguer a priori entre Wilkomirski et Borowski, entre le faux témoin et le vrai témoin. Pourtant, entre les deux, il y a un travail littéraire doté d'un sens politique et éthique. Le texte de Wilkomirski n'est pas seulement plein d'invraisemblances, il est truffé de trucs rhétoriques et de clichés - récemment analysés par Michaël Rinn, en linguiste et poéticien(37). Mais la nécessité où se trouve l'historien de vérifier est étrangère à ce type d'authentification ou de démystification critiques, fragiles elles aussi. Car la critique ne vérifie pas là des faits, mais, peut-être, tente en partie d'étayer, là encore, ce qui peut ne relever que de la "conviction intime" : celle d'un témoignage fabriqué.

L'autre affaire concerne l'élection de l'ottomaniste Gilles Veinstein au Collège de France, en 1998, discuté par les membres internes du Collège, puis dans la presse, avant d'être finalement ratifiée par l'Etat(38). Trois ans plus tôt, Veinstein s'était exprimé publiquement, dans la revue Histoire, pour défendre son collègue et maître Bernard Lewis, lors de son procès en 1995(39). Dans un entretien, il présentait les thèses des historiographes officiels du régime turc comme travaux d'historiens sérieux, exprimait son "doute" quant à la qualification de génocide, et se réclamait de l'objectivité historique contre la version "mythique" des victimes arméniennes. Lorsqu'avec la nomination de Veinstein au Collège de France, l'affaire a éclaté dans la presse, les protestations contre l'élection ont pesé moins lourd que la défense, par les pétitionnaires défenseurs de Veinstein, de la "liberté d'expression" et de la "neutralité de l'historien" : la demande de preuve a donc été autorisée par une grande partie des institutions scientifiques et étatiques, puisque l'ottomaniste a été défendu par la majeure partie de ses collègues, alors même que chacun s'accordait - à commencer par Veinstein - à ne lui reconnaître aucune compétence d'historien concernant le génocide arménien.

Il ne s'agit ici évidemment pas d'assimiler, ni même de comparer ces deux types d'imposture, mais de saisir la fragilité de deux structures d'autorité - le témoignage littéraire et le savoir historien - à travers deux symptômes culturels d'altération du régime de la factualité et de la croyance. On se trouve, d'un côté, devant un phénomène de surqualification du témoignage, qui peut basculer dans la disqualification virtuelle de tout témoignage littéraire. De l'autre, la disqualification de tout témoignage se fait sur fond de mésinterprétation de l'événement et d'ignorance absolue concernant l'existence même de témoignages littéraires.

Ces deux situations, structurellement distinctes, renvoient aussi à deux inégaux processus historiques de reconnaissance. D'une part, un événement validé, constitué et reconnu, au point d'être moralement et culturellement sublimé, peut susciter un témoignage imaginaire, bientôt démasqué, que l'historien reconnaît alors invérifiable, donc incitable. D'autre part, un événement non validé, non reconnu, et non constitué, rend possible la disqualification scientifique du témoignage, et le mutisme de tout témoignage littéraire. Dans un cas, le faux témoignage est rendu possible par un culte de la mémoire, lui-même dû au fait que l'événement, la Shoah, a fait l'objet d'un énorme travail historiographique, et a depuis longtemps été désigné en droit comme génocide. Dans l'autre, le déni de génocide est rendu possible par une mémoire non partagée et un retard de reconnaissance. L'imposture, dans les deux cas, a consisté à usurper une autorité : celle du témoin dans un cas, celle de l'historien dans l'autre. Dans un cas, l'imposteur a été démasqué, dans l'autre, le démasquage n'a pu se faire qu'au prix d'un scandale dans les milieux scientifiques, en particulier chez les historiens, et d'un débat à la fois violent sur le plan des revendications corporatistes et institutionnelles, et consternant quant au fond. Les historiens ont défendu "l'objectivité" et la "liberté" contre le fétichisme juridique et les exigences communautaires. Moyennant quoi, l'enjeu politique du débat, le déni toujours actif du génocide arménien par l'Etat turc et ses relais scientifiques dans la turcologie américaine et française, était refoulé. Rien, dans ses débats, n'était de nature à rappeler qu'Andonian n'était pas seulement l'homme des "Documents", mais un écrivain. Ou plutôt un homme qui, témoin de la Catastrophe arménienne, tenta d'être écrivain - en un tout autre sens que l'homme qui, se voulant écrivain, s'imagina témoin de Maïdanek.

Cette dissymétrie des impostures tient aux régimes de reconnaissance et d'intégration "culturelle" du génocide juif et du génocide arménien. Mais leur croisement montre que l'aporie de la connaissance historique, confrontée à la pensée d'un événement insensé et sans preuve, tout comme la fragile autorité sans pouvoir du témoin, incessamment ramené au sens d'une réalité qu'il échoue à prouver, font les marques incertaines de la "vérité" de chaque génocide.

Catherine Coquio.
Maître de conférences en littérature comparée.
Mars 2000.

 

NOTES

  1. Texte prononcé à l'Université de Sienne au colloque "Soria, Verita, giustizia. I crimini del XX secol", 16-20 mars 2000. Actes publiés par Marcello Flores, Paravia Bruno Mondadori Editori, 2001. Et en français dans la revue PTAH, " Limites-transgressions-politique ", colloque de l'ARAPS, 11/12, 1999.
  2. "Qu'est-ce que l'autorité?", chapitre III de Crise de la culture (Between Past and Future, 1954), trad. M. C. Brossollet et H. Pons, Gallimard, 1972, rééd. Folio essais, 1989, pp 121-185.
  3. Claude Lefort, L'Invention démocratique, Paris, Fayard, 1981.
  4. cf Jacques Rancière, La Mésentente. Poétique et philosophie. Paris, Galilée, 1995. Voir, sur la crise de l'autorité et la démocratie, et sur l'usage à contretemps de l'autorité du "sage" par Mitterrand, les analyses du même dans Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998.
  5. Voir les quelques propositions présentées dans le recueil collectif Parler des camps, penser les génocides, textes réunis par C. Coquio, Paris, Albin-Michel, 1999.
  6. L'exposition uniformément applaudie de S. Salgado, "Exodes", montrée à Paris au printemps 2000, en est un des récents exemples.
  7. Voir H. Piralian, Génocide et transmission, Paris, L'Harmattan, 1995.
  8. Comme le dit limpidement le texte de Robert Antelme, "L'ange au sourire. Cathédrale de Reims", dans Robert Antelme. Textes inédits. Sur "L'Espèce humaine". Essais et témoignages, Gallimard, 1996.
  9. Sur ces notions, je renvoie à mon texte "Parler des camps, parler au camp. Hurbinek à Babel", in Parler des camps, penser les génocides, op. cit. J'ai par ailleurs tenté d'approcher ce régime singulier de la "vérité" propre au témoignage littéraire à partir d'exemples tirés d'Antelme et Chalamov, dans "La vérité du témoin comme schisme littéraire", in Les camps et la littérature : une littérature du XXe siècle, La Licorne, n° dirigé par D. Moncondhuy et D. Dobbels, pp 57-79.
  10. Voir sur ce sujet les quelques explications livrées plus bas, qui ne sont qu'une manière d'annoncer les ouvrages à paraître de Krikor Beledian et de Marc Nichanian (en particulier de ce dernier, en France, Génocide et catastrophe, et aux USA Writers of disaster).
  11. Ce point a été analysé par Jacques Rancière dans 'Les énoncés de la fin et du rien", in Traversées du nihilisme, Ed. Osiris, 1993, pp 66-91.
  12. Comme le montre encore, par exemple, le commentaire que Jacques Derrida fait de "Pour une critique de la violence" de Walter Benjamin, dans Force de loi (Paris, Galilée, 1996), où l'idée de "Solution finale" se surimpose artificiellement au texte commenté, sans qu'à aucun moment la destruction génocidaire - à quoi le texte de Benjamin, axé sur la violence juridique et la violence messianique, reste rigoureusement étranger - ne soit réellement affrontée.
  13. J'ai présenté cette notion à propos de Jean Améry, dans "La fin à l'infini : le témoignage inachevé de Jean Améry", in C. Andreucci éd., L'Oeuvre inachevée, PUP, 1999.
  14. R. Dulong, Le Témoin oculaire. Les conditions sociales de l'attestation oculaire.Paris, Editions de l'EHESS, 1998. G. Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz, trad. P. Alfieri, Paris, Payot-Rivages, 1999.
  15. Jean-Norton Cru, Témoins. Essai d'analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928. Presses universitaires de Nancy, 1993.
  16. Conversations et entretiens, Einaudi, 1997, p 23
  17. Le passage de Naufragés et rescapés consacré à la "zone grise", où bourreaux et victimes échangent leurs rôles, est privilégié par rapport à d'autres, comme celui consacré au public allemand, ou à d'autres formules, comme celle où il dit vouloir "comprendre pour pouvoir juger".
  18. S'il l'a fait plus tardivement que Primo Lévi, Robert Antelme, David Rousset ou Tadeusz Borowski, c'est sans doute parce qu'il lui fallait écrire un témoignage en allemand, et que l'Allemagne ne comptait pas assez de tiers dans l'immédiat après-guerre, malgré les Procès de Nuremberg.
  19. Ce qui se passe en Tchétchénie n'est pas sans lien avec le fait que les témoignages des camps soviétiques, après quelques années de discussion au moment de la Perestroïka, soient devenus lettre morte à l'immense majorité de la société russe ces dernières années.
  20. Voir aussi, pour un exposé savoureux de ces problèmes, le texte de Dominique Franche, "Les vaseux de Soisson. Faire de l'histoire, raconter des histoires", in Fiction et connaissance, textes réunis par C. Coquio et Salado, L'Harmattan, 1998.
  21. Peu importe qu'on utilise les mots de perversité ou de schizophrénie pour dire ce clivage, car l'intention des criminels ne saurait faire l'objet d'une investigation psychanalytique.
  22. Déclaration du Ministre d'Etat en février 2000.
  23. Voir sur ce point les travaux de Marc Nichanian, réunis sous le titre Génocide et catastrophe, à paraître. Tout en rendant accessible en France le travail du principal historien du génocide arménien, V.Dadrian, M. Nichanian a produit une lecture critique méthodique de la littérature relative au génocide (cf Writers of disaster, à paraître aux USA), et n'a cessé, dans ses textes critiques, de désigner comme point névralgique le problème d'articulation entre le fait d'histoire, le fait de droit, et la possibilité même d'élaborer un témoignage réflexif. Il a montré que le retard de l'historiographie et l'inaboutissement du processus juridique avaient empêché la constitution d'une littérature de témoignage, comme si l'écrivain ne pouvait prendre en charge cet événement et le penser en créant les formes nécessaires à son expression subjective et transmissible, tant que l'événement ne s'était pas constitué comme tel.
  24. Cette survie étant aussi celle du langage, elle peut prendre la forme d'un relais de l'effacement par l'oubli, le mutisme ou le refoulement, qui sont trois choses bien différentes, ou au contraire d'un refus de l'effacement par la remémoration, le témoignage et la tentative d'intégration de la catastrophe historique et privée au monde où il est donné au rescapé de survivre, voire peut-être de vivre.
  25. C'est en quoi l'idéologie, qui relève elle aussi d'une croyance constitutive d'un système de faits, de significations, de valeurs et de contre-valeurs, empêche parfois de voir cet événement au moment où il se déroule, c'est-à-dire dans l'espace logique de son déroulement possible. C'est pourquoi sans doute une partie des trotskistes français est allée manifester auprès des nationalistes serbes au moment de l'offensive aérienne décidée par l'OTAN, parce que l'anti-impérialisme américain comme mobile politique et la guerre civile dotée d'enjeux territoriaux et économiques comme catégorie explicative ont été plus forts que la croyance dans la possibilité d'un génocide au Kosovo. Si la déportation des Kosovars n'a pas abouti à un génocide, cette perspective était pourtant possible dès lors qu'une telle radicalisation destructrice avait été réalisée par le même régime à Srebrenica 4 ans plus tôt.
  26. Voir la rhétorique à l'oeuvre dans le discours de Bernard Lewis ou de Gilles Veinstein sur le génocide arménien. J'ai abordé la question du "doute" négationniste et de la littérature absente à propos de l'affaire Veinstein (1998) dans "Inactualité d'une littérature, actualité d'une négation", in Actualité du génocide arménien, Actes du colloque de CDCA, Edipol, 1999.
  27. Voir sur cet auteur l'essai de Krikor Beledian, "L'expérience de la catastrophe dans la littérature arménienne", Revue d'histoire arménienne contemporaine, Bibliothèque Nubar, T 1, 1995 pp 127-197. Ainsi que le chapitre consacré à cet auteur dans le livre de M. Nichanian à paraître, Génocide et catastrophe.
  28. Voir les explications sur ce point de M. Nichanian, Ibid, et Writers of disaster, à paraître.
  29. Il faudrait ici comprendre les effets d'une modernisation littéraire sui generis, marquée par les concepts romantiques liés à l'idée de nation et de totalité, qui ne pouvaient que voler en éclat au contact des effets d'une autre modernisation, elle, politique : celle de l'Etat-nation turc en train de se constituer dans son désir d'unité sans mélange et d'expansion, qui s'exprima dans les faits sous la forme de l'extermination, suivie d'un discours délirant de mythomanie panturquiste, destinée à légitimer a posteriori l'événement. Cette collision faucha la littérature arménienne moderne au moment de sa naissance, et fit que le génocide ne put être reçu dans une culture privée d'unité nationale. Car ce qui restait du peuple arménien fut forcé à la diaspora, à un moment où le matériau poétique se pensait à travers l'idée d'identité nationale, et commençait pour cela à surmonter la scission traditionnelle entre récit oral et chronique épique, en cherchant à intégrer ces deux traditions dans des formes narratives modernes adéquates à la formation de l'idée moderne de peuple.
    L'étrangeté épistémologique du cas arménien vient du fait qu'au XIXe siècle le processus de modernisation culturelle fut entièrement pris en charge par la littérature, mais nullement par l'histoire, qui ne procéda pas à sa propre réforme scientifique comme dans les pays voisins d'Europe. Tandis qu'à la fin du XIXe siècle, la littérature tentait de prendre le relais de la chronique historique, qui, dans la tradition écrite arménienne, tendait à absorber tous les autres genres littéraires, le processus de modernisation scientifique de l'histoire n'avait pas lieu, expliquant en partie le retard historiographique ultérieur.
  30. C'est en ce sens que M. Nichanian dit que le génocide arménien "n'aura pas eu lieu". Il semble plutôt que ce génocide commence seulement d'avoir lieu, de se certifier comme événement, sous l'effet de tels travaux d'historiens, et de tels scandales institutionnels et initiatives politiques, comme les manifestations des Arméniens de France en 2000 aux portes du Sénat, pour protester contre le refus de mettre la reconnaissance du génocide à l'ordre du jour. Mais les colloques réalisés sur ce thème continuent à ne pas parler, ou presque, de littérature, ce qui serait aujourd'hui inconcevable dans un colloque sur la Shoah.
  31. Ces deux affaires ont chacune leur contexte et leurs enjeux propres, qui concernent à la fois la vie sociale et le fonctionnement de certaines institutions : éditoriales et psychiatriques, dans le cas Wilkomirski, scientifiques et politiques, dans le cas Veinstein. Je ne fouillerai pas ces enjeux : ces deux affaires ne sont prises ici que pour confirmer la friabilité spécifique des concepts d'objectif et de subjectif en de telles matières. Réfléchir sur ce qui a rendu possible ces deux impostures publiques, dans un cas la célébration de la mémoire de l'Holocauste, dans l'autre les institutions académiques et étatiques françaises, c'est donc réfléchir à une crise d'autorité qui ébranle tout à la fois le discours du témoin et celui de l'historien, alors même que ces deux discours sont généralement gratifiés d'une autorité respective qui les fait entrer en rivalité réciproque.
  32. En fait, l'auteur est un certain Bruno Dösseker, né Grosjean, enfant tôt séparé de sa mère et placé dans un Verdingkinder, centre où l'on rassemblait en Suisse les orphelins pauvres ou illégitimes, où ils étaient mis aux enchères puis placés dans des fermes.
  33. Elena Lappin, L'Homme qui avait deux têtes, publié à Londres et traduit en français par P.E. Dauzat, L'Olivier, 2000.
  34. "L'affaire Wilkomirski", Libération , 2 mars 2000.
  35. A la question sur le fondement de sa conviction intime, A. Wieviorka répond par les "éléments qui sont dans le livre d'Elena Lappin", et à des choses "plus troublantes", à certaines "scènes atroces", comme "l'enfant jeté contre un mur", le "rat qui sort d'un ventre de femme", scènes "tellement dures que la lecture en est presque insupportable". Il y a, dit-elle encore, "quelque chose qui n'est pas si habituel dans les témoignages de déportés". Ce quelque chose, c'est "cette monstration du sadisme".
  36. Les ambiguïtés de la situation que forment cette histoire éditoriale et ces commentaires se résument dans le mot "fascination", qui revient dans la bouche des deux journalistes : l'auteur du dossier de Libération, Natalie Levisalles, dit que "cette histoire fascine" parce que la révélation de l'imposture révèle aussi une "réelle douleur", et aussi parce qu'elle montre que "la fascination de notre société pour la Shoah" assurait à ce livre un "succès inéluctable". L'article rappelle celui de l'Oiseau bariolé de Jerzy Kosinski (1965), roman salué par Elie Wiesel alors que sa réalité autobiographique était ça et là mis en doute. E. Lappin se dit avoir été elle-même fascinée par l'histoire de ce "faux" témoignage, et avoir voulu "disséquer l'histoire pour arriver au coeur", c'est-à-dire non pas une histoire d'Holocauste, mais "l'histoire d'une enfance suisse dysfonctionnelle" qui a abouti à un besoin de s'identifier à la "victime ultime". Elle se dit par ailleurs "étonnée" que cette aspect suisse n'intéresse personne, et insiste sur l'histoire des Verdingkinder qui , dit-ellle, est tabou "comme l'Holocauste a été tabou pendant des années".
  37. in Les camps et la littérature, n° de La Licorne dirigé par D. Doebbels et D. Moncondhuy, Poitiers, 2000.
  38. Etant intervenue dans cette polémique, je reviens sur ses attendus et ses enjeux cachés dans "Inactualité d'une littérature, actualité d'une négation", in Actualité du génocide arménien, op. cit. Yves Ternon a présenté sa propre version de l'affaire dans Du négationnisme. Histoire et tabou. Paris, 1999.
  39. Lewis fut condamné symboliquement pour avoir nui à la mémoire des Arméniens en occultant les éléments de la thèse adverses propres à démentir la sienne, qui consiste à nier l'intention des Jeunes Turcs d'exterminer la population arménienne.