Ce texte poursuit quatre objectifs :
- observer la présence, la répétition
et la parenté d'éléments fortement ritualisés,
dans les pratiques d'extermination et de cruauté propres
aux violences génocidaires au cours du XXème
siècle; poser la question de leur caractère sacrificiel,
et, dès lors, de leur interprétation possible.
- interroger la confusion des registres religieux et politique
au plan lexical à ce sujet, et au contraire leur cloisonnement
dans les approches anthropologiques, dommageable à une
compréhension des traits sacrificiels à l'oeuvre
lors des violences génocidaires.
- examiner le déni du politique et l'impensé du
génocidaire dans la théorie de René Girard,
malgré les notions de "crise sacrificielle",
de "violence généralisée", et
de violence "anéantissante" (qui plane dans
La Violence et le sacré sur un mode eschatologique).
- présenter les quelques textes criticothéoriques
qui reformulent le lien du religieux et du politique, soit
au prix d'un renversement de la théorie du sacré,
intégralement ramené dans la sphère biopolitique
(Giorgio Agamben, à la suite de Walter Benjamin); soit
en articulant violence sacrificielle et violence génocidaire à propos
d'un épisode historique précis : le génocide
arménien comme mode de formation de l'Etat-nation turc
(Marc Nichanian, à la suite de Hagop Ochagan); soit
au prix d'une transposition critique de la théorie de
la victime émissaire dans le champ de la violence politique
contemporaine (Bernard Lempert, à la suite de René Girard
et contre sa théorie).
Qui cherche à comprendre l'évolution de la violence
politique à la lumière des théories de la
violence dont nous disposons, qu'elles soient apologétiques
ou critiques, fait un passage obligé par l'anthropologie
religieuse de Bataille et Caillois, puis par la théorie
du sacré de René Girard, qui présente la
violence et sa ritualisation sacrificielle comme le fondement
religieux de toute formation sociale et culturelle. Une telle
enquête fait visiter d'autre part les productions de la
philosophie politique, ainsi que celles qui en font la critique,
pointant le défaut d'une théorie de la violence
ou du conflit (On violence de Hannah Arendt, La Mésentente
de Jacques Rancière), pour examiner enfin celles, récentes,
qui s'interrogent sur l'inauguration génocidaire par rapport
aux violences d'Etat de type guerrier, colonial ou totalitaire.
Or, qui cherche à saisir la spécificité génocidaire
est conduit, d'une part, à s'interroger sur certaines
formes concrètes de ritualisation de la violence, mais
aussi à constater l'absence presque totale d'articulation
entre l'anthropologie religieuse et l'anthopologie politique.
Articulation qui s'impose ici, non seulement à cause des
faits observables, mais en considération d'un point postulé dans
certaines pratiques lexicales, et parfois formulé dans
le registre philosophique : qu'on utilise un langage religieux
pour la désigner, ou qu'on s'y refuse violemment, la destruction
génocidaire est d'inspiration aussi métaphysique,
comme la croyance qu'elle implique dans une substance humaine,
dont tels ou tels groupes, par décret, feraient ou non
partie. Mais cette articulation du politique et du religieux
ne se fait pas dans le domaine anthropologique, sauf par intuitions
individuelles et propositions ponctuelles.
On est pourtant forcé de reconnaître à l'œuvre,
dans les violences de type génocidaire, des éléments
diffus ou épars de ritualité, dont l'interprétation
reste à faire dès lors que cette ritualité n'est
pas régulatrice au sens où l'est le rite sacrificiel
selon René Girard, c'est-à-dire non productrice
d'un sens socialement fonctionnel. Ce qui relève de la
violence organisée et de la cruauté politique,
dans le génocide, pourrait se définir plutôt
comme rite de dérégulation produit par une violence
intégrale, production étatique réfléchie,
et localement ritualisée, d'une anomie sociale spécifique.
La lecture éprouvante des divers "livres noirs" et
recueils de témoignages qui se sont succédés
au cours du XXe siècle, et dont l'annexe ici donne un
aperçu, montre combien la destruction des corps et des âmes
s'accompagne, lors d'un génocide, d'une création
réfléchie de la souffrance mortelle et d'un travail
de formalisation symbolique particulier. On est frappé aussi
par la nature répétitive et analogique de cette
imagination du meurtre collectif, à travers les cultures
singulières auxquelles ces pratiques font appel, chaque
fois ancrées dans un espace-temps particulier : une histoire,
une langue, une religion, une région - chacune étant
souvent traversée d'un conflit ethnico-politique "réglé" par
le tranchant génocidaire, qui le rend en fait insurmontable
et définitif, le faisant ainsi changer de nature.
Les extraits rassemblés dans l'annexe, issus de témoignages
des génocides arménien, juif, cambodgien, bosniaque
et rwandais, montre le retour de plusieurs traits facilement
observables : violence spéciale faite aux corps des enfants,
des femmes et des vieillards, c'est-à-dire des plus démunis,
mais aussi des résistants, dissidents et lettrés,
a priori les plus conscients et désireux de sens; dénudation
des corps destinée à leur violation, voire leur
viol, mais aussi à éviter l'impureté des
vêtements sales ou sanglants, quel que soit l'usage intéressé fait
des vêtements propres; production d'une souffrance intime
attaquant les liens de filiation et d'amour; mutilation significative
du corps; utilisation d'éléments symboliques et
rituels empruntés à la vie "normale" et
détournés ou inversés, particulièrement
les rites funéraires et les rites d'égorgement
des animaux; usage paradoxal de traits de mixité ou d'hybridité culturelle
en vue de l'unité finale à produire; spectacularisation
de la mise à mort, avec appel dérisoire à l'art
et au sport comme modèles ironiques.
Que signifie cette créativité stylistique strictement
négative? Quel sens produit-elle? Y a-t-il là quelque
chose à comprendre, au-delà d'une manifestation
nouvelle de la perversité humaine dans les "usages
politiques de la cruauté"? Comment interpréter
ce retour de formes symboliques là où la violence,
pourtant, tend à devenir asymbolique au point de détruire
le dispositif politique et sémantique qui avait déclenché le
passage à l'acte? L'appel au cliché d'une "régression" archaïque
n'est bien sûr ici d'aucun recours, pas plus sans doute
même que l'idée spéculative d'une dialectique
de la modernité et de la "barbarie". On peut
avancer a priori trois hypothèses, qui, si elles désignent
des réalités avérées, se complètent
plus qu'elles ne s'excluent : 1. il s'agit d'assurer dans l'acte
meurtrier lui-même, non seulement une organisation étatique
rigoureuse, mais aussi des formes de cohésion communautaire
chez les victimes et chez les bourreaux, ainsi radicalement séparés
par les modalités du meurtre collectif, acharnées à détruire
le lien humain, mais aussi toute forme de voisinage possible.
2. il s'agit, en faisant "expier" aux victimes un crime
imaginaire, de produire un sens là où la violence
intégrale et insensée ne peut se reconnaître
ni s'assumer comme telle : les bourreaux feraient ainsi, au moment
du crime,"l'équivalent" de ce que font les victimes
qui en témoignent après; le crime de masse aurait
besoin du sens comme moteur obligé d'une violence insensée;
3. il s'agit de jouer avec la réminiscence du rite sacrificiel,
devenu souvenir culturel dans une collectivité invitée à se
penser sur le modèle martyrologique et mythique en pleine
modernité. La dérégulation rituelle serait
alors un rite non pas archaïque mais proprement moderne,
ou, pourrait-on dire - sachant que cette catégorie est
elle-même mythique - "postmoderne" en son caractère
mémoriel et ludique. On pourrait ici utiliser la théorie
de Benvéniste, qui interprétait la structure du
jeu comme résultat d'une décomposition mimétique
du rite, déconnectée du système religieux
sur lequel celui-ci reposait. Existant dans l'ordre du discours
autant que dans celui du geste, le jeu est ce qui reste du rite
lorsque celui-ci est privé de l'acte ou privé du
mythe.
Que nous disent l'histoire, l'anthropologie, la philosophie,
qui nous permettrait non seulement d'infirmer ou de vérifier
ces hypothèses, mais d'élargir le champ de la
réflexion? Cette question est-elle même formulée
dans les discours du savoir et de l'opinion?
Le malentendu martyrologique : le sens
et le deuil
La question de la nature sacrificielle de la violence génocidaire
se pose sous la forme superficielle du malentendu lexical, avec
le terme d'"holocauste", que Primo Levi jugeait "impropre",
et dont Giorgio Agamben a rappelé le caractère
inopportun, du fait de son histoire sémantique chrétienne,
parfois antijudaïque. On sait que ce mode d'appellation
du génocide des Juifs, tout inconséquent qu'il
soit, est encore largement en vigueur, surtout aux USA, où il
a été lancé par Elie Wiesel au cours des
années 60 - tandis que le terme Shoah, lui aussi d'origine
religieuse, mais sans référence au sacrifice, s'est
imposé dans les années 80. Il n'est pas étonnant
de voir le mot "holocauste" revenir à propos
du génocide arménien, dont l'historiographie américaine
tardive a été encouragée par les approches
comparatistes aux USA : Richard Hovanissian y publiait en 1980
une compilation bibliographique sous le titre The Armenian Holocaust.
Mais ce phénomène ne peut se réduire à un
simple mimétisme culturel. Au tout début du siècle,
les premiers témoignages de la Catastrophe arménienne
portaient aussi cette marque, dont le caractère religieux était
parfois assumé par certains auteurs - comme le Père
Grigoris Balakian, auteur de Le Golgotha arménien (Vienne,
1921). Le titre du livre de Mikaël Chambdanjian, Le Tribut
versé par l'intellectualité arménienne au
désastre (Vienne, 1922), montre que cette tendance interprétative
n'était pas seulement due à l'importante tradition
chrétienne à l'œuvre dans la culture écrite
arménienne . Lorsque les premiers grands massacres eurent
lieu (1895-1896), elle travaillait la littérature moderne
qui émergeait chez les Arméniens de l'Empire ottoman
- sous les auspices d'un esthétisme néopaïen
volontiers nietzschéen, qui inspira à une génération
d'écrivains un nationalisme culturel original, dont le
poète Daniel Varoujean s'était fait le chantre.
La dimension sacrificielle du désastre s'exprima aussi
sur un mode politique. Elle était latente dans le texte
inaugural de Zabel Essayan, Dans les ruines (1911), qui témoignait
des massacres de Cilicie (1909), texte on ne peut plus laïc
et à dessein peu littéraire, où la mort
de Dieu était évoquée comme expérience
vécue. Mais l'analyse de ce que l'auteur appela ironiquement "massacres
constitutionnels" relevait en partie de la martyrologie
politique, comme si ces massacrés n'étaient pas
morts pour rien. Or, cette interprétation semble être
devenue impossible en 1915. Alors que Z. Essayan espérait
encore en 1911 en une nation arménienne trouvant sa place
dans un Etat multiethnique, la Catastrophe définitive
de 1915, qui la fit se lancer dans un travail de collecte des
témoignages, semblait néanmoins réduire à néant
toute espérance politique et nationale - ce qui lui inspira
vite un violent déplacement d'espérances dans l'Universel
communiste, auquel elle fut comme sacrifiée à son
tour.
Ce déplacement d'espoir, fait pour échapper à la
désespérance radicale née du génocide,
montre qu'une destruction doit être dotée d'un sens
et d'une fin pour être traduite en termes sacrificiels,
et que ce sens disparut, en 1915, avec le passage du massacre
au génocide accompli. Néanmoins, l'interprétation
sacrificielle continua d'avoir cours chez d'autres auteurs, au
moins métaphoriquement, montrant son étrange ténacité.
Comme si le sacrifice du sens ne pouvait être réalisé par
les victimes d'une violence dont le propre est d'anéantir
aussi le sens de la destruction, et la possibilité par
là d'en faire un deuil quelconque. Affirmer le sacrifice,
doter la destruction d'un sens, c'est se donner encore les moyens
de faire le deuil. Il est donc facile de comprendre pourquoi
l'idée de peuple martyr ne disparaît jamais totalement,
chez les témoins, d'une vision de l'histoire génocidaire
pourtant privée de Dieu.
Or un autre fait lexical semble ici relayer le précédent
: l'étymologie grecque du mot témoin, martis, fait
resurgir la figure du martyre à travers cette fois la
personne du survivant. Les Pères de l'Eglise élaborèrent,
comme on sait, une doctrine du martyre des chrétiens persécutés
portant témoignage de leur foi, ce qui servit, dit Agamben, à "justifier
le scandale d'une mort insensée" (p 32). De la même
manière, le terme d'holocauste peut être considéré,
dit Agamben, comme un euphémisme destiné à protéger
le témoin, puis "l'héritier" du génocide,
de l'absence de sens. Cette protection sémantique, faudrait-il
ajouter, est sans doute un moyen de tenter le deuil empêché.
Au-delà du quiproquo lexical, ce retour du religieux dans
le politique dit sans doute quelque chose de profond, mais qui
reste impensé, sauf peut-être sous la forme ironique
ou ambiguë de l'allégorie ou de la métaphore
dans certains témoignages littéraires : l'un des
premiers témoignages des camps nazis, L'Univers concentrationnaire
de David Rousset, file l'image de l'initiation et de l'expiation
comme s'il voulait mimer le délirant rituel nazi avant
de le démystifier en lui appliquant une grille de lecture
marxiste. Plus près de nous dans le temps, la trilogie
fantastique de l'écrivain serbe Vidosav Stevanovic, La
Neige et les chiens, rend compte de la catastrophe yougoslave à travers
une construction poétique où les figures et les
formes du rite orthodoxe, autant que les mythes balkaniques,
se voient reprises et détournées sur un mode messianique
singulier; par le mime fictionnel, l'auteur y explore le travail
destructeur du langage meurtrier et la "pensée" grégaire
et analogique à l'œuvre dans les rites de cruauté des
milices ultranationalistes.
On pourrait, pour comprendre ce dont il s'agit ici, mettre ces
textes à l'étude. Mais l'approche philologique
de cette intime compréhension littéraire ne suffirait
pas à produire une élaboration théorique
dans ce domaine. Pour tenter celle-ci, il faut mettre en place
une véritable anthropologie de la violence génocidaire,
qui nécessiterait une série d'études monographiques
et comparées diversifiant les approches et les objets
historiques. A moins d'évoluer dans la stricte induction
phénoménologique, ce qui semble risqué en
la matière, un tel travail suppose un préliminaire
critique : il consisterait à établir un état
des lieux, propre à décloisonner, articuler,
ou au moins confronter les théories du sacrifice religieux
et de la violence politique, permettant - ou non - d'interpréter
l'apparent retour du sacrificiel dans le génocidaire.
L'analyse comparée des actes de violence doit ici se
doubler d'une analyse comparée des textes où ces
actes ont été - ou non - réfléchis.
L'enjeu est de rétablir la perception d'un seuil important à comprendre
: celui qui se brouille comme fonctionnellement, lors des génocides,
dans les violences dites "de proximité" et
les "crimes intimes" où se manifestent, en
pleine tuerie insensée, quoique programmée, des
traits de cruauté organisés sur un mode rituel.
René Girard : déni du
génocidaire et recouvrement religieux du politique.
La désarticulation des théories du religieux et
du politique prend souvent la forme d'un blanc, ou d'un flou,
sinon d'un dérapage incontrôlé à l'endroit
où les théories du sacrifice sont censées
penser la violence politique et la destructivité de l'Etat
moderne : c'est le cas dans les théories du sacré et
de la guerre développées par Georges Bataille et
Roger Caillois au cours de la seconde guerre mondiale. Le nazisme
a rendu difficilement lisibles les pages de Bataille sur l'extase
du supplice, comme il a rendu pénible telle référence
acritique de Caillois à Jünger sur l'extase guerrière.
Ces anthropologies semblent avoir été politiquement
démunies à proportion qu'elles semblaient religieusement
informées ou inspirées. On voit ce déphasage
prendre une forme nouvelle lorsqu'on observe le traitement de
la violence politique dans ce qui reste la théorie la
plus précise et la plus achevée de la violence
sacrificielle : La Violence et le sacré de René Girard.
Le livre porte en creux la marque de sa date de parution (1972)
sur fond de guerre froide bipolaire, à une époque
où la violence connaît un certain prestige théorique
et pratique dans les formations d'extrême-gauche et la
militance anticolonialiste. Mais Girard fait totalement silence
sur cet arrière-plan et réfléchit ailleurs.
Son effort de précision se concentre sur le fait religieux,
tel qu'il se manifeste dans les sociétés archaïques
et antiques, à travers les textes littéraires surtout.
Or dans sa pensée, ce fait religieux intègre entièrement
le fait politique: c'est même à cette intégration
qu'est dévolue sa théorie totalisante de la violence
sacrificielle, qui ne laisse jamais s'autonomiser le champ politique,
absorbé comme fonction secondaire du rituel religieux.
Ce système interprétatif, qui engendre une très
belle cohérence interne, produit aussi, à l'endroit
de la violence politique moderne, une cécité et
un catastrophisme intenables. Evoquant par allusion la bombe
atomique et la pollution de la planète, Girard annonce
le "retour" fatal d'une "violence essentielle" :
le spectre d'un anéantissement menace les hommes du fait
de leur manipulation croissante de la violence, doublée
de leur incapacité à comprendre la nature essentielle
de cette violence, donc l'éternelle nécessité religieuse
du sacrifice régulateur. En s'éloignant ainsi de
leur essence, les hommes continuent de penser, sans le savoir,
sur un mode mythique et sacrificiel. La réalité d'une
violence anéantissante, absente sous sa forme historique
génocidaire, est donc énoncée dans le texte
sur le mode du pressentiment prophétique, l'anéantissement étant
l'effet à venir d'une loi inéluctable, et l'expiation
d'une erreur. Ce retour de transcendance dans son texte prend
en effet la forme d'une manifestation annoncée de la Colère
divine, châtiant les hommes ignorants de leur religiosité,
ainsi devenue funeste et bientôt désastreuse par
cette ignorance même. Ce propos surplombe un propos descriptif
et moraliste qui porte sur la pacification des sociétés
occidentales, en un point du texte devenu aujourd'hui presque
illisible, mais déjà décalé en son
temps :
"Loin d'être illusoire comme le veut
notre ignorance de gosses de riches, de privilégiés étourdis,
la Colère est une réalité formidable; sa
justice est vraiment implacable, son impartialité réellement
divine puisqu'elle s'abat indistinctement sur tous les antagonistes
: elle ne fait qu'un avec la réciprocité, avec
le retour automatique de la violence sur ceux qui ont le malheur
de recourir à elle, s'imaginant capables de la maîtriser.
A cause de leurs dimensions considérables et de leur organisation
supérieure, les sociétés occidentales et
modernes paraissent échapper à la loi du retour
automatique de la violence. Elles s'imaginent donc que cette
loi n'existe pas et n'a jamais existé. (...) Mais la loi
elle-même est parfaitement réelle; le retour automatique
de la violence à son point de départ, dans les
rapports humains, n'a rien d'imaginaire. Si nous n'en savons
rien encore ce n'est peut-être pas parce que nous avons échappé définitivement à cette
loi, parce que nous l'avons "dépassé" mais
parce que son application, dans le monde moderne, a été longuement
différée pour des raisons qui nous échappent.
C'est là, peut-être ce que l'histoire contemporaine
est en train de découvrir" (p 387-388).
Le déchiffrement de l'imaginaire fallacieux
prêté aux hommes modernes, traités de privilégiés
inconscients, repose sur un étrange déni de la
violence politique effective qui travaille ces sociétés
en profondeur. Car loin d'échapper à la "loi" implacable
du "retour automatique de la violence", ce retour s'est
manifesté précisément, déjà,
sous la forme génocidaire, dont Girard semble ne rien
vouloir ou pouvoir dire - alors même que, dans Des choses
cachées depuis la fondation du monde, il consacrera de
nombreuses pages à la persécution des Juifs dans
l'Occident médiéval. Mais l'assurance avec laquelle
il présente cette persécution comme pleinement
illustratrice de la fonction sacrificielle a pour corollaire
un silence prudent sur sa mutation moderne. Celui-ci se comprendrait
si, dans La Violence et le sacré, l'idée d'anéantissement
ne s'affirmait dans un registre apocalyptique sans jamais qu'aucune
réalité historique ne lui soit associée.
Cette perspective couronne une thèse dont la nature totalisante,
assumée, exclut toute élaboration critique du rapport
entre violence religieuse et violence politique, comme on le
voit dans l'énoncé suivant :
"L'efficacité du rite est une conséquence
de l'attitude religieuse en général; elle exclut
toutes les formes de calcul, de préméditation et
de 'planning' que nous avons tendance à imaginer derrière
des types d'organisation sociale dont le fonctionnement nous échappe" (p
427)
Si le propos conclut une analyse des "rites
de passages" a priori propres aux sociétés
traditionnelles, le caractère par ailleurs allusif et
quasi dénégatoire du propos sur la violence moderne
laisse penser que le "fonctionnement" et la préméditation
génocidaires échappent complètement à Girard.
Dans cette théorie qui tend à faire apparaître "l'ordre
socio-religieux" comme un "bienfait extraordinaire" (p
427), rien n'est dit de "l'ordre" ou de "l'organisation" politique.
Et s'il est question ça et là, allusivement encore,
de la royauté et des pouvoirs modernes, c'est sans jamais
mettre à l'épreuve le modèle sacrificiel
dans le monde contemporain. Le grand impensé de cette
théorie sacrificielle reste donc l'Etat et sa destructivité structurelle
: ce que Pierre Clastres, à la même époque,
mettait au premier plan de son anthropologie politique au contraire,
réfléchissant à la violence ethnocidaire
en des termes plus propres à penser, après lui,
la violence génocidaire - héritage critique qu'on
voit s'énoncer avec précision, en 1994, dans le "Discours
de la violence" de Philippe Bouchereau.
Mais Clastres ne nous aide pas à penser le sacrificiel
moderne : le religieux qui l'occupe est celui qui agit dans les
sociétés primitives en-deça de l'Etat et
contre son émergence, sous la forme de la guerre tribale
chronique (La Société contre l'Etat).
"Crise sacrificielle" et "violence
généralisée"
Le riche matériel produit par la théorie de Girard
semble ainsi devoir rester inutilisable pour ce qui nous occupe
ici. A moins de lire son texte à contresens, ou à rebrousse-poils, à la
recherche d'éléments épars pouvant contribuer à une
telle réflexion. On les trouve, de fait, non plus là où son
texte, imaginant l'anéantissement à venir, révèle
une étonnante cécité à l'histoire;
mais là où sa démonstration dévolue
aux anciens rites se déplie et s'affine avec le concept
de "crise sacrificielle", lié à l'idée
d'une "violence généralisée" et "impure".
Car cette crise interne au système religieux montre la
fragilité de la régulation rituelle, la proximité du
sacrifice rituel et du massacre désastreux. Le caractère éventuellement
opératoire de ce concept ne peut s'éclairer sans
un rappel de la thèse centrale du livre, que je résumerai
donc rapidement ici.
1. La rivalité mimétique à l'œuvre
entre les hommes fait que toute société humaine
est menacée par une violence essentielle, décrite
comme généralisée et réciproque.
Car le spectacle de la violence est contagieux, le sang versé fait
verser le sang plus encore.
2. Les hommes, qui ne peuvent se réconcilier qu'aux dépens
d'un tiers, se protègent de ce danger en pratiquant les
rites sacrificiels, qui sont le lointain rappel mimétique
d'un meurtre fondateur, dont la "méconnaissance" doit être
protégée pour qu'existe le rite. Celui-ci fait
choisir et sacrifier une victime émissaire, qui devient
rituelle, et dont la mort rétablit l'ordre en faisant
l'unanimité.
3. Ce rituel suppose deux substitutions : celle, jamais perçue, "de
tous les membres de la communauté à un seul",
qui constitue le "mécanisme de la victime émissaire";
celle, proprement rituelle, qui substitue à la victime
originelle une victime appartenant à une catégorie
sacrifiable. "La victime émissaire est intérieure à la
communauté, la victime rituelle est extérieure,
et il faut bien qu'elle le soit puisque le mécanisme de
l'unanimité ne joue pas automatiquement en sa faveur", écrit
Girard (p 154). Ainsi, la victime sacrifiable est à la
fois dans la communauté et hors d'elle - ce qui explique
que les esclaves, les enfants et le bétail fassent souvent
partie de cette catégorie.
4. La victime sacrificielle est une "machine à convertir
la violence stérile et contagieuse en valeurs culturelles
positives" (p 162), le rite produisant la "force centrifuge" capable
de muer la violence réciproque en violence unilatérale,
transformant le "sang impur" en "sang pur".
De mauvaise, coupable et et immanente, la violence devient ainsi
bonne, sainte, légitime et transcendante. Le rite figure
et revit cette métamorphose, perpétuant le mécanisme
de la victime émissaire par la commémoration de
l'origine meurtrière fondatrice. Le refoulé de
cette remémoration mythique est la terreur de la violence
absolue, qui ne cesse de hanter les hommes comme le risque d'un
retour à la violence généralisée
ne cesse de le menacer (p 176).
5. Les sociétés ont mis en place une autre manière
de faire barre à ce désir de violence mimétique, à travers
la violence non plus religieuse mais juridique. Dans la première,
la violence unanime dirigée contre la victime émissaire
permet de revenir à l'origine fondatrice, dont le mime
interrompt le processus de destruction. Le dispositif judiciaire,
plus proche de la réciprocité des représailles
par la balance qu'il instaure entre faute et châtiment,
dépasse cependant la vengeance par un système transcendant,
dont le contenu théologique a aujourd'hui disparu (p 40-41).
Or, en l'absence de transcendance, rien ne peut tromper la violence
: Girard invite ainsi à penser, explicitement, l'identité de
la violence légale et illégale, et, implicitement,
la fragilité du système judiciaire moderne. Seul
le dispositif religieux semble capable de faire obstacle au retour
de la violence essentielle.
La violence, d'apparence inhumaine ou déshumanisée,
est "l'âme secrète" du sacré (p
50). La violence est donc en tout point légitime, dès
lors qu'elle régule la violence. Seule la violence peut
réguler la violence, que les rites les plus violents visent
aussi à maîtriser. A aucun moment, Girard n'évoque
une violence qui serait négative par son excès
: la violence ne peut être négative que par son
défaut de régulation. On peut alors se demancer
quelle place fait le texte à la violence non régulée
et non régulatrice, voire aux rites de dérégulation évoqués
plus haut. On l'a vu, une telle violence dérégulée
est avant tout de nature spectrale : c'est la "violence
généralisée", dont les sociétés
anciennes savaient se protéger; c'est la violence "anéantissante",
que les sociétés modernes se préparent par
leur ignorance de la violence "essentielle". Mais hormis
ces spectres de l'origine et du futur, et cette essence, le texte évoque
avec précision, à travers certains textes tragiques,
l'idée d'une effective violence dérégulatrice
: celle qui apparaît justement lors de la "crise sacrificielle".
Le défaut de régulation a lieu, dans les sociétés
modernes, par l'illusion pacifiste, responsable d'un défaut
de ritualité. Dans les sociétés anciennes,
ce défaut s'accomplit lors de ce scénario particulier
qu'est le ratage du rite, que le rite semble anticiper pour s'en
protéger. Comme s'il y avait, au cœur du rite, la
conscience de sa dégénérescence toujours
possible, et avec elle d'un retour à la "violence
généralisée" : le rite, dit Girard,
a pour "fonction essentielle, unique, même, d'éviter
le retour de la crise sacrificielle" - due par exemple à l'inceste,
qui risque de plonger la communauté dans une violence
contagieuse (p 172).
La crise sacrificielle, dont rend compte la tragédie grecque
en racontant les massacres commis par Oedipe, Hercule et Médée,
consiste en un dérapage sanglant du rite, qui perd ainsi
sa fonction cathartique. Que ce dérapage soit accidentel,
coupable ou expiateur, les gestes du rite se désorganisent, échouant à produire
la violence purificatrice, c'est-à-dire à différencier
violence pure et violence impure. Or cet effacement des différences
produit une crise "de l'ordre culturel dans son ensemble" (p
77). On remarque le crédit civilisateur fait aux différenciations
symboliques effectuées par le rite, et non seulement énoncées
par le discours.
Lorsque cette effectuation n'a plus lieu, ou lorsque les gestes
perdent leur forme et leur sens dans une folie née du
sang versé, la société retombe dans la
violence réciproque et les rivalités folles et
sans fin. C'est cette chute que figure la tragédie,
qui déclare impossible la résolution du conflit
et dit l'inéluctabilité de la vengeance et de
l'hécatombe.
Or la manière dont Girard évoque les formes que
prend alors la violence, sanglante et débridée,
cruelle et sans frein, mais encore ritualisée, fait irrésistiblement
penser aux scénarios de cruauté mis en place lors
des mises à mort génocidaires, comme à la
violence génocidaire elle-même : le défaut
de régulation, ou la crise dérégulatrice,
fait que la violence déchaînée s'augmente
et s'aggrave sans autre finalité qu'elle-même. Dans
la crise sacrificielle, dit Girard, le désir n'a plus
d'autre objet que la violence : celle-ci n'est pas imputable à un "instinct
de violence" ou "instinct de mort" - la position
freudienne étant, selon Girard une position mythique de
repli (malgré l'intuition géniale du meurtre fondateur
dans Totem et tabou).
Dans cet échec du rite à réguler la violence
par le sacrifice unanime, et à rappeler le meurtre fondateur
sur un mode symbolique, le sacrifice rituel montre sa proximité avec
la violence généralisée, et la composante
meurtrière qui caractérise son effectivité sanglante,
toute symbolique qu'elle soit : composante que Lucien Scubla,
en disciple prudent de Girard, a mis en évidence avec
clarté, pointant du doigt le traditionnel déni
de la violence meurtrière dans les interprétations
classiques du sacrifice, le déni religieux de la violence étant
comme relayé par son déni "scientifique" à la
faveur de l'idée de violence "symbolique". Mais
si la pensée de Girard fait voler en éclat ce déni
des anthropologues, en plaçant la violence meurtrière
au coeur d'une violence religieuse à l'infini nécessaire,
il produit, en construisant cette nécessité rituelle
anhistorique, un autre déni : celui de la violence meurtrière
qui dote d'un "planning" politique. Girard tombe ainsi
dans une pensée à son tour mythique.
Si l'on cherche un référent historique concret à sa
conception de la "violence généralisée",
qu'il dit aussi "réciproque", on constate que
celle-ci s'applique davantage à la guerre civile qu'au
génocide, qui est le contraire d'une violence réciproque.
On songe plutôt alors à ce que dit Nicole Loraux
de la "statis", dans La Cité divisée
- et dont la tragédie rend compte là aussi : le
moment de violence débordante contre quoi - et avec quoi
- se construisit, par son oubli institutionnalisé, le
modèle de la démocratie athénienne. Avec
cette analyse, c'est à un dispositif politique, et non
plus religieux, qu'est confiée la fonction régulatrice.
Mais rien, ni dans l'anomie de la violence généralisée
humaine, ni dans la stasis grecque, ne permet de penser le nomos
génocidaire, ni la violence extrême exercée
sur le vivant réduit à une masse, ni les formes
rituelles que cette violence peut prendre localement.
Que peut produire alors une lecture à contresens de La
Violence et le sacré? Tandis que Girard dit observer,
avec la "crise sacrificielle", ce qui se passe lorsque
le rite dérape dans l'indifférenciation, provoquant
un retour à la violence généralisée,
il faudrait comprendre comment et pourquoi, en pleine violence
génocidaire, la tuerie reprend des formes rituelles qui
n'ont plus rien de régulateur, sauf dans la stricte négativité meurtrière.
C'est-à-dire pourquoi il importe, par la ritualisation
du meurtre collectif, de produire du sens au sein d'un non-sens
généralisé. Girard nous aide à penser
l'inquiétante mimesis à l'œuvre dans la violence
humaine, qui peut à un moment devenir l'unique objet d'un
désir collectif, comme cela semble être le cas dans
l'extermination génocidaire. Il nous donne ainsi les moyens
de comprendre la part anthropologique à l'œuvre
dans le donné qu'organise la spéculation génocidaire
: l'assassinat de tous par tous, qui suppose l'identification
fusionnelle d'une population à un Etat. Mais il nous lâche
au moment de penser à la fois cette possibilité du
non-sens comme nouvelle forme de destruction politique, et la
réalité, historiquement avérée, d'une
dérégulation rituelle dans l'extermination.
Pourtant, Girard envisage explicitement, à un moment de
son texte, la possibilité d'une dérégulation
rituelle, lorsqu'il remarque que certains symboles de la crise
sacrificielle, comme celui des "frères ennemis", "se
prêtent admirablement au double jeu du rite et de l'événement
tragique" (p 101). Mais il semble que le lieu d'un tel rite
dérégulateur soit le langage symbolique, la littérature
tragique étant ce qui ritualise même l'échec
du rite, donnant forme et sens au retour à la violence
généralisée. A partir de là, on pourrait
extrapoler en interprétant les formes sacrificielles de
la violence génocidaire comme le mime paradoxal de la
tragédie dans l'action qui la détruit, comme elle
détruit finalement toute forme de littérature et
de production symbolique. Mais cela ne nous aide pas à comprendre
où se situe la nécessité de ce paradoxe
: est-ce dans la vie politique ou hors d'elle?
Giorgio Agamben. La vie sacrée
comme production politique :aperçu sur une "zone
d'indifférence" entre vie tuable et vie sacrifiable.
On est tenté de confronter la théorie du sacré de
René Girard à la pensée théologico-politique à l'œuvre
dans la Critique de la violence de Walter Benjamin (1921), dont
la perspective messianique, plus directement assumée que
chez Girard, tend aussi à identifier la violence légale
et la violence illégale - ou plutôt la violence
juridique à la violence étatique - et affirme,
aussi, que seule la violence peut en finir avec la violence, à condition
de distinguer entre violence pure (divine) et impure (juridicopolitique).
Mais la différence ici est posée comme séparation
essentielle - entre théologie et mythe - sans engendrer
une pensée de la différenciation rituelle. L'idée
de régulation religieuse est totalement absente de la
pensée de Benjamin, la violence divine appelée
de ses voeux exerçant une action essentiellement destructrice
sur le cours de l'histoire prise dans la chaîne des violences
mythiques.
Chez Benjamin, la "violence est "pure" et non "purificatrice".
Loin de faire l'objet d'une anthropologie religieuse en tant
que socialement régulatrice, cette violence est philosophiquement
maintenue dans le registre messianique - dont l'équivalent
terrestre n'est évoqué au passage par Benjamin
qu'à l'aide d'un exemple : celui de la "colère" comme
manifestation naturelle sans finalité. Ce statut théologique
libérateur prêté à une contre-violence
dite divine est en fait une arme philosophique contre la violence
avec laquelle il faut en finir : la violence mythique, politicojuridique,
prise dans le cercle vicieux des moyens et des fins, de la violence
fondatrice et conservatrice de droit, qui prend une de ses formes
les plus "abjectes", dit Benjamin, dans le caractère
diffus du pouvoir "policier" moderne.
Détruisant la "vie" pour protéger le "vivant" au
contraire de ce que fait l'Etat - Benjamin pense ici par avance
l'idéologie humanitaire en distinguant vie biologique
sacralisée et sujet vivant - cette violence énigmatique
semble seule dotée du pouvoir de dégager l'homme
du cycle des moyens et des fins, de dissoudre le lien entre violence
et droit, le porteur de ce lien étant la "vie nue" de
la créature humaine : celle de l'homme par définition
coupable sous domination du droit. La violence divine aurait
donc pour mission de délivrer l'homme de la faute mythique,
c'est-à-dire de la sphère juridique en même
temps qu'étatique - les deux étant rabattues l'une
sur l'autre, à la manière kafkaïenne. Cette "violence
pure" qui mettrait fin au cycle de la violence mythico-juridique
est infigurable, et elle reste difficile à penser même
hors figure, car Benjamin la dit à la fois "non-sanglante" et "expiatrice" :
c'est du mythe et de la faute même qu'elle semble faire
expier l'histoire humaine en la délivrant. Paradoxalement,
l'actualisation humaine de ce domaine messianique semble désigner
un domaine délivré de la violence : celui de "l'entente",
permise par un langage délivré de l'instrumentalité,
par une pratique de l'échange délivrée du
contrat, par une pratique du mensonge sans punition. En aucun
cas, cette actualisation terrestre du messianique, qui est le
lieu du bonheur selon Benjamin, ne saurait prendre une forme
sociale, qu'elle soit religieuse ou politique.
On sait le malentendu qu'a créé Derrida en assimilant à la
Solution finale nazie, par un contresens inouï, cette violence
messianique, fondamentalement anti-historique et anti-étatique
dans l'esprit de Benjamin. On sait aussi l'usage que Giorgio
Agamben a fait du concept de "vie nue" emprunté à Benjamin,
dans son livre Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue.
Tout en élaborant sa réflexion sur la destructivité de
l'Etat-nation moderne, à l'aide de "l'état
d'exception" emprunté à Carl Schmitt - le
pouvoir fonde la loi souveraine en s'en exceptant, capturant
la vie humaine dans son ban - et du pouvoir "biopolitique" que
Foucault voyait s'inaugurer dans les Etats-nations modernes,
Agamben prenait aussi dans ce texte le relais d'une "enquête" préconisée
par Benjamin dans sa Critique de la violence : celle qui porterait
sur les raisons de la sacralisation de la "vie" dans
les sociétés modernes, suspectées de produire
un artefact de religiosité à une époque
où l'homme a perdu la foi. Or la réflexion d'Agamben,
en prenant ce relais pour suspecter à son tour la notion
de "droits de l'homme" - à la suite cette fois
de Arendt - produit aussi une nouvelle théorie du sacré,
qu'il retire au religieux pour l'inscrire dans le biopolitique.
Or ce registre est fondamentalement associé à la
violence génocidaire. Je voudrais donc à présent évoquer
les effets de ce renversement de perspective, qui se formule
chez Agamben à l'égard des théories anthropologiques
- il révoque le schème de l'ambivalence de l'objet
sacré qu'on retrouve chez Mauss, Bataille et Caillois,
mais ne dit rien de Girard - au regard de la notion même
de violence sacrificielle.
Comme toujours, le propos d'Agamben relève non de l'analyse
historique, mais de l'archéologie politique et de la logique
structurale. Le "sacré" est placé par
lui à l'origine même du politique, au nom d'une
figure du droit romain archaïque, homo sacer, homme impunément
tuable mais non sacrifiable, qui incarne la "vie nue" des
humains devenue l'objet du pouvoir souverain. Sous la forme paradoxale
d'une inclusion exclusive, la créature humaine est prise
dans une structure d'exception qui la constitue comme homo sacer,
la vie étant le référent même de la
décision souveraine (p 92), . la prestation originaire
de la souveraineté étant la production de vie nue.
L'exclusion de l'homo sacer délimite le premier espace
politique distinct de la sphère religieuse et profane,
exclus qu'il est du droit humain autant que divin. Cette figure
originaire permet selon lui de penser le sort des déportés
des camps nazis, jusqu'en leur figure extrême, celle du "musulman" -
qui lui fait produire sa théorie du témoignage
dans Ce qui reste d'Auschwitz. Mais nous sommes tous, dit-il,
des homines sacri potentiels, de par la structuration étatique
du monde où nous vivons, à laquelle aucun interstice,
ni aucune instance supraétatique ne permettent d'échapper
: la seule échappée reste du domaine de l'éthique,
celui de la "vie heureuse", à soustraire à la
vie politique ainsi conçue, dégagée des
systèmes moraux et dispositifs juridiques constitués.
Cette perspective éthique, messianique elle aussi, surplombe
une analyse politique de type généalogique, sinon
essentialiste, qui fait du sacré la forme originaire de
l'implication de la vie nue dans l'ordre juridicopolitique marqué par
l'état d'exception.
A l'origine, donc, le caractère sacré de la vie
- présenté aujourd'hui comme un droit universel
- n'est qu'un assujettissement radical de l'humain à un
souverain pouvoir de mort. Cette origine s'est actualisée
avec une brutalité et une clarté inouïe dans
la politique nazie. La violence génocidaire serait ainsi
la mise à nu de la vie nue en tant que vie sacrée,
décrétée tuable par décision souveraine,
devenue décision d'exterminer pour exterminer, sans reste,
sans signification, c'est-à-dire sans sacrifice. Quelle
place revient, dans cette démonstration, à la notion
de sacrifice?
A la fin du chapitre trois, intitulé "Vie sacrée",
Agamben reformule rapidement sa thèse en termes de violence
- notion peu présente chez lui, alors que la notion juridique
de génocide est quasiment absente de son vocabulaire.
La vie nue, dit-il, est "l'objet d'une violence qui excède
autant la sphère du droit que celle du sacrifice".
Il semble bien s'agir là de la violence génocidaire,
qui se dit ainsi en excès par rapport à la violence
sacrificielle. Mais cette double sortie de la violence, hors
du droit et hors du sacrifice, crée, dit-il plus loin,
un "seuil d'indifférence" où se résolvent
les contradictions apparentes du terme sacré, désigné par
le vieux théorème anthropologique du saint/maudit.
La vie sacrée est la vie simplement et directement exposée
au meurtre. Mais les choses se compliquent car la différence
entre vie tuable et vie sacrifiable, elle, ne semble pas intangible,ni
peut-être essentielle, la créature tuable pouvant
devenir sacrifiable. Chez les Latins, rappelle Agamben, l'adjectif "sacer" pouvait
aussi qualifier les porcs susceptibles d'être sacrifiés.
Il existerait donc, d'après cet exemple emprunté à l'antiquité latine,
une "zone originaire d'indifférence" où sacer
désigne la vie exposée au simple meurtre avant
le sacrifice (p 96). Or, en extrapolant là encore, si
la vie tuable peut devenir sacrifiable, cela signifie que la
violence maximale née de l'état d'exception peut
reprendre des formes sacrificielles. Mais de cela, le texte d'Agamben
ne dit rien : car il lui faudrait alors quitter le domaine de "l'originaire" pour
revenir à l'observation anthropologique, et tenter d'interpréter
une nouvelle ritualité historique. Or, le retour du théologique
dans l'historico-politique ne s'effectue pas chez lui par l'anthropologie
des rites, mais, comme chez Benjamin, par le propos messianique,
destructeur des rites et des mythes. Cette zone d'indifférence
entre vie tuable et vie sacrifiable n'est pourtant pas sans rappeler,
comme un reflet inversé, la zone de "ressemblance" désignée
par René Girard entre le rituel et la crise sacrificielle,
ni la part meurtrière du "sacrifice" rappelée
aux anthropologues par Lucien Scubla. Mais la fragilité du
seuil entre rite et crise, et ici entre vie tuable et vie sacrifiable,
n'est à chaque fois évoquée que dans le
domaine des rites antiques, et ici à propos des seules
victimes animales : ce seuil fragile, rappelé à propos
d'un usage latin, rituel et lexical, et comme entre parenthèses
pour révoquer l'histoire anthopologique du concept de
sacré, ne produit que la notion de "zone d'indifférence
originaire", qui n'explique rien. Rien n'est donc fait,
malgré la nature du texte où cette parenthèse
s'inscrit, pour penser ni observer les rituels à l'œuvre
dans la violence nazie, ni, plus généralement,
le brouillage entre violence rituelle et organisation génocidaire
dans la réalité politique contemporaine.
A ma connaissance, une telle tentative n'a eu lieu que dans deux
textes, et d'une manière très différente,
voire contraire : "L'Empire du sacrifice", de Marc
Nichanian, publié dans la revue L'Intranquille en 1992;
Critique de la pensée sacrificielle, de Bernard Lempert,
paru au Seuil en 2000. L'un, philologue et philosophe, utilise
la notion de sacrifice et celle de Catastrophe pour comprendre
le changement de registre de la violence, des premiers massacres
commis dans l'Empire ottoman au génocide planifié et
réalisé par les Jeunes Turcs en 1915. L'autre,
psychothérapeute spécialisé dans la protection
de l'enfance, applique le modèle sacrificiel à certains
aspects de la violence contemporaine, y compris génocidaire,
transportant dans le champ politique la notion girardienne
de victime émissaire, soumise à une
reformulation critique. Les deux thèses valent pour l'audace
d'un déplacement théorique qui se sait transgressif
et se veut critique : qu'il soit repoussé ou intégré pour
penser la violence génocidaire, le modèle sacrificiel
est transposé du religieux au politique. Tous deux, en
outre, renoncent à l'idée d'une bonne violence
sociale qu'il faudrait opposer à une mauvaise, et dont
les anthropologues auraient la clé : Bernard Lempert,
dès le début de son livre, critique âprement
le maintien funeste de ce cliché dans l'anthropologie
actuelle, même la plus attentive aux formes anthropologiques
de la violence politique contemporaine. Marc Nichanian, de son
côté, fait valoir une nécessaire violence
de la pensée appliquée à la Catastrophe,
et use d'une autre distinction : entre violence finalisée,
porteuse de sens, et violence non finalisée, ou immotivée,
porteuse de non-sens; l'une est encore politique, l'autre ne
l'est plus.
Marc Nichanian. Le sang et le sens.
La question du "bénéfice symbolique".
La notion de sacrifice est utilisée par Nichanian dans "L'Empire
du sacrifice", pour penser le mode de domination sanglante
de l'Empire ottoman vis à vis des minorités, en
particulier arménienne, et la mutation génocidaire
de cette violence avec l'avènement de l'Etat moderne établi
par les nationalistes Jeunes-Turcs. Le propos porte cette fois
sur un épisode historique particulier, bien qu'il soit
aussi de nature philosophique, fortement inspiré par un
texte littéraire, et pris dans une perspective critique, à certains
moments polémique: il s'agit de montrer la fausseté des
interprétations idéologiques et historiographiques
du génocide arménien qui font de celui-ci un crime "intéressé",
crapuleux, donc motivé, et rationnel, dont l'enjeu aurait été le
simple gain de territoires, tandis que la Shoah aurait été un
crime immotivé, de nature finalement métaphysique.
L'analyse de Nichanian - qui s'inscrit ici avec cohérence
dans la revue L'Intranquille où ce texte a été publié -
suppose que tout génocide est un acte de nature métaphysique.
Mais il s'agit pour lui, plus précisément, de montrer
qu'une telle interprétation erronée du génocide
arménien a fait perdre ce qui dans la Catastrophe relève
de "l'expérience eschatologique", laquelle correspond,
chez la victime, à la "volonté follement meurtrière
de réalisation de l'Etat".
Car ici ce n'est pas de "décision souveraine" qu'il
est question, mais de "volonté" étatique.
Et ce qu'il faut comprendre est non seulement la forme politique,
mais la nature et l'objet de la volonté génocidaire
en tant que volonté unitaire d'un Etat : cette volonté est-elle
arrimée au besoin de sens ou aimantée au non-sens?
A -t-elle pour objet autre chose qu'elle-même? En parlant
d'une "volonté génocidaire" non finalisée,
qui se distinguerait essentiellement du "bénéfice
symbolique" propre à la logique sacrificielle, l'auteur
distingue entre deux structures gouvernementales. Et c'est dans
le passage de l'une à l'autre qu'il saisit la "zone
d'indifférence" ou de "ressemblance" dont
parlent Agamben et Girard hors de toute dynamique historico-politique.
La politique de massacres réguliers du pouvoir impérial
ottoman correspond à la forme de l'Empire, tandis que
la volonté génocidaire coïncide avec la forme
de l'Etat en voie de réalisation. Le premier intègre
le multiple sous la forme sacrificielle, le second l'élimine
au nom de l'Un. Afin d'approcher le passage de l'un à l'autre,
Nichanian commence en citant longuement un écrivain, Hagop
Ochagan, qui voulut restituer l'histoire de la "nation" arménienne,
de la persécution ottomane à la Déportation,
dans une grande trilogie romanesque bibliquement intitulée
Mnatsortats, Les Rescapés, ou Ce qui reste, publiée
pour une part au Caire en 1933. Ochagan y évoque la tradition
turque du sang versé : cette "passion du sang" aurait
fait l'objet, pendant trois ou quatre siècles, d'une sorte
de "sédimentation psychique" qui ne fut pas
essentiellement modifiée par la modernisation de l'Etat.
D'après Ochagan, c'est le mélange des deux dynamiques
qui mena à la Catastrophe de 1915. Le système politique
en vigueur dans l'Empire ottoman déclinant consistait à proportionner
la destruction des villages arméniens à l'octroi
de distinctions honorifiques décernées à tel
pacha arménien de Constantinople (p 61), secrétant
une haine croissante qui devint, en 1915, dit Ochagan, un "lien
sacré". Mais lors de la Catastrophe, lit-on dans
le dernier volume des Rescapés, resté inachevé, "le
sang n'a pas été lié à un sens".
La mutation est ainsi de nature symbolique autant que politique.
Nichanian commente ainsi le propos d'Ochagan, qui vient répondre à l'argument
du crime "intéressé" :
"Les Turcs en tant que peuple, en tant
que collectivité, n'avaient aucun intérêt à exterminer
les Arméniens jusqu'au dernier. Pourquoi? Pour une raison
que Hagop Ochagan exprime brutalement, et que je reprendrai tout
aussi brutalement : les Arméniens étaient le bétail
qu'on engraissait pour le sacrifice. Dans la dernière
période, le quart de siècle précédant
1915, ils ont brusquement cessé de les engraisser. Il
s'est donc passé quelque chose pour lequel il faut trouver
des catégories appropriées, qui ne seront sans
doute pas les catégories de l'histoire politique. (...)
Mais le lecteur ne doit surtout pas voir dans ce terme de "sacrifice" le
sang qui coule continuellement. Bien au contraire, s'il coule
trop, le bétail prévu pour le sacrifice n'est plus
suffisant. En réalité, le sacrifice ne consiste
pas du tout à verser le sang. Il faut y voir un phénomène
symbolique, et comprendre en conséquence ce qu'en dit
Ochagan. Evidemment, jamais l'histoire politique ne pourra envisager
quelque chose comme un "bénéfice symbolique".
C'est déjà une catégorie qui dépasse
l'entendement politique".
De quelle catégorie de l'entendement
relève donc l'analyse du sacrifice et du génocide
en leur caractère symbolique? En un passage de son texte
d'intérêt majeur pour nous, Nichanian commente ainsi
le statut de la notion de "bénéfice symbolique":
"S'il faut parler de "bénéfice",
le génocide ne présentait donc aucun intérêt,
et n'apportait aucun bénéfice, ne nature territoriale,
ni pour les Turcs, ni pour le pouvoir. A l'inverse, il représentait
une perte sèche de capital, au sens de bénéfice
symbolique. Parviendra-t-on à faire comprendre cela à nos
historiens du génocide?
Ne pourrait-on pas cependant imaginer autre chose, un bénéfice
symbolique infini obtenu en une seule fois, une fois pour toutes,
pour remplacer la prise de bénéfice continue que
suppose tout système sacrificiel, et comprendre la Catastrophe
de cette façon. (...) Aucune théorie, aucune conceptualisation
du sacrifice ne permet d'effectuer ce changement de registre.
(...) Non seulement, donc, il ne saurait y avoir de bénéfice "territorial" à l'intérieur
des frontières d'un Empire par le meurtre des sujets,
mais il ne saurait y avoir non plus de bénéfice
symbolique au sens sacrificiel, quand le pouvoir détruit
de ses propres mains l'ensemble du système sur lequel
il est fondé. Il ne reste plus qu'à envisager la
possibilité d'un bénéfice symbolique dans
un sens non sacrificiel". (p 82-83).
Ainsi le génocide semble se retirer à toute
production symbolique, à moins que cette production symbolique
inédite ne reste à comprendre en son caractère
non sacrificiel. Le "bénéfice symbolique" est
défini par l'auteur comme une transformation capable d'agréger
une communauté : celle du sang en "autre chose" que
le sang, "matière mystérieuse qui coagule,
qui agrège la collectivité primitive". Si
en effet "tout système sacrificiel" repose sur
un tel bénéfice symbolique, la question est celle
de l'existence d'un bénéfice symbolique non sacrificiel
dans le cas du génocide. Ce qui suppose que la destruction
ait un sens du point de vue de la volonté génocidaire
elle-même. Or ni les théories anthropologiques,
ni l'historiographie des génocides, ni les théories
de la violence politique ne permettent de saisir ce sens travaillant
le non-sens de l'anéantissement, sinon sur le mode du
contresens interprétatif : l'interprétation "territorialiste" du
génocide arménien inverse les donnes, car si le
gain territorial et matériel ne fut pas absent de l'opération,
il n'était pas au centre de la volonté de l'Etat
turc en formation. Qu'y aurait-il donc au "centre" de
cette volonté, sinon sa propre violence? Peut-on parler
ainsi de l'Etat comme d'un sujet sans autre objet que lui-même?
Si Nicole Loraux parlait d'"autarcie" à propos
de la stasis grecque comme "principe", n'est-il pas
plus opportun encore d'en parler à propos de la violence
génocidaire?
Empire ottoman et Etat turc : du pouvoir
sacrificiel à l'autopouvoir génocidaire.
Répondre à la question du bénéfice
symbolique suppose de se pencher de plus près sur la dynamique
génocidaire en son sous-bassement idéologico-politique,
c'est-à-dire, ici, sur la réalisation d'une "nation" turque
homogène par l'Etat moderne, alors que l'Empire était
par définition hétérogène. Rappelant
la formule du nationalisme turc, "le pouvoir dans les limites
d'un peuple", Nichanian pointe un moment contradictoire
dans l'histoire de sa réalisation : celui où se
prépare l'élimination totale du peuple arménien,
jusque là soumis, alors que les éléments
du pouvoir sacrificiel impérial sont encore présents,
l'Etat-nation n'étant pas réalisé. La volonté nationaliste,
dont la matrice est l'Etat, ne veut le pouvoir que pour un seul
peuple, au nom duquel cette volonté s'explique. Les Ittihadistes
poursuivirent ainsi, dans les années précédant
le génocide, une politique de turquification - dont les
Arabes firent aussi les frais - sans renoncer à l'idée
d'Empire, montrant une "volonté étrange de
proroger le pouvoir sacrificiel, la domination de ce pouvoir
ne s'exerçant sur rien d'autre que sur lui-même".
Cette fluctuation, dont le symptôme idéologique
fut le pantouranisme, rival et complémentaire du nationalisme
turc, explique aussi que l'établissement de la Constitution
en 1908, puis une brève période réformatrice,
aient précédé le grand massacre de 1909
- que Zabel Essayan disait "constitutionnel". Mais
la logique de l'Etat-nation, en se réalisant, devait en
finir avec cette fluctuation : au pouvoir dominant allait se
substituer un "autopouvoir" débarrassé même
des victimes sacrificielles, et finalement aussi de la notion
de peuple. Selon cette analyse, donc, l'Etat turc en finit avec
son origine sacrificielle pour actualiser son essence génocidaire,
l'Etat national unitaire ne pouvant s'accomplir que dans l'Etat
moderne réalisé. L'essence de la volonté génocidaire
ne serait rien d'autre que la volonté d'autoréalisation
d'un Etat unitaire et sans reste. Pour les Jeunes Turcs, le génocide
arménien fut le moyen de cette réalisation : pour
faire coïncider pouvoir et peuple, il fallait non gagner
des territoires, mais exterminer tous les Arméniens sans
distinction.
Reste la difficulté de penser la mutation du pouvoir sacrificiel
en autopouvoir, l'un étant l'origine, l'autre l'essence
de l'Etat moderne (p 92). Le devenir historique d'une structure
politique - l'Etat-nation parvenant à sa réalisation
- est crédité d'un changement d'essence dans l'ordre
de la violence originairement sacrificielle, et finalement génocidaire.
Ce changement suppose que toute identification possible des sujets
soit effacée hors l'Etat, y compris l'appartenance à un
peuple, qui relève encore du sacrificiel. Cette mutation
explique le caractère intégral de la violence génocidaire.
Nichanian dit repérer là un "principe moderne" :
la "suppression de toute sacrificialité" dans
la réalisation de l'unité étatique sans
reste, "pure domination dans l'autopouvoir". Cest par
ce "principe" qu'il répond à la question
du bénéfice symbolique laissée plus haut
en suspens : la volonté génocidaire, au-delà de
la suppression d'un peuple, vise à supprimer le système
sacrificiel lui-même - donc ici l'Empire ottoman. Le bénéfice
symbolique tiré du sacrifice par le peuple dominant ne
pouvait déjà être constaté de visu;
mais Zabel Essayan, en 1911, pouvait encore en témoigner.
Lorsque se déchaîne la violence intégrale,
les peuples soumis disparaissent et ne peuvent dire ce qui fut
subi, car cette violence supprime toute possible élaboration
de sens concernant ce crime. Selon cette interprétation,
la réponse à la question du bénéfice
symbolique, concernant le crime génocidaire, ne peut donc
qu'être infiniment suspendue. Reste à comprendre,
dit Nichanian, la Catastrophe en tant qu'épreuve interne
- compréhension qui se joue, selon lui, dans certains
textes de littérature. Le saut du sacrificiel au génocidaire
a alors un équivalent littéraire: d'une "violence
de style" propre aux oeuvres du passé, on passe à une "violence
de thème" impropre à intégrer la Catastrophe
dans la forme. Cet égarement du style est l'effet d'une
perte de sens. Faire réapparaître du sens du fond
du non-sens génocidaire, tel est le lot de la victime,
et de son héritier, appelés à se mesurer
sans cesse à la Catastrophe pour que l'engloutissement
dans le non-sens n'ait pas lieu. Mais cet effort est une guerre
: la poursuite de la volonté génocidaire est l'éternisation
du mutisme infligé aux victimes, mutisme qui signale la
destruction génocidaire du sens sacrificiel lui-même.
Eloge de la substitution symbolique.
Bernard Lempert
La Critique de la pensée sacrificielle de Bernard Lempert
repose sur un point qui, en partie tiré de René Girard,
pourrait tenir lieu d'objection à la démonstration
qui précède : le système sacrificiel suppose
déjà le silence de la victime. Il suppose aussi
le silence des acteurs-spectateurs du rite. C'est ce que Girard
appelait la violence unanime. Cette dimension devient essentielle
dans le livre de Lempert, qui analyse le dispositif sacrificiel
comme instrument de domination politique pleinement actuel, produisant
non seulement une victime silencieuse, mais des spectateurs consentants
ou passifs. C'est alors à l'échelle de l'Etat moderne,
mais aussi de la "communauté internationale",
sous la forme du meurtre consenti, que le dispositif sacrificiel
retrouve sa pertinence dans le champ politique contemporain.
Lempert entreprend en effet de penser l'implication des processus
sacrificiels dans les violences politiques du temps présent,
contre les interdits anthropologiques et après la théorie
du sacré de Girard. Le sacrifice trouve donc une définition
plus large, propice à son usage dans le domaine politique
: il est, dit l'auteur, un "meurtre justifié par
de la théorie", la mise en pratique d'une idéologie
dominante.
Le livre énonce en outre deux attendus méthodologiques
: d'une part, il est possible, et même nécessaire,
de comparer l'ancien et le moderne, si l'on veut comprendre la
violence politique actuelle; d'autre part, l'analyse des rites
sanglants se confond ici avec le désir d'en interrompre
la pratique - à l'envers de Girard qui préconisait
leur reconduction. Cette critique du sacrifice, qui se présente
ainsi comme une critique politique, s'affilie cependant explicitement à une
tradition religieuse, qui commença par la "révolution
culturelle" que fut la substitution symbolique : Lempert
rappelle le caractère fondateur du non-sacrifice d'Isaac
par Abraham, à l'origine des trois monothéismes,
et cite Saint-Augustin, qui, dans La Cité de Dieu, présentait
les "sacrifices visibles" (les animaux immolés)
comme les "signes" de sacrifices "invisibles",
le vrai sacrifice étant la Charité. Les signes
visibles, précisait encore Saint-Augustin, sont au vrai
sacrifice ce que les mots sont aux choses. L'ordre symbolique
est donc clairement institué comme celui où doit
dorénavant se réaliser le sacrifice lui-même.
Si la symbolique chrétienne de la croix réinscrit
dans l'histoire et le dogme un sacrifice encore sanglant, le
rite de la Communion, lui, intériorise l'opération
sacrificielle qu'il rend non sanglante. Le travail de la critique,
selon Lempert, poursuit dans le domaine profane cette substitution
symbolique par deux opérations : d'abord, faire apparaître
la subjectivité de la victime et lui redonner la parole,
produisant le scandale du consensus brisé : car "ce
qui effraie tout particulièrement les sacrificateurs,
c'est le dévoilement du non-consentement de leur victime",
censée faire l'offrande de son identité; ensuite,
analyser le travail symbolique qui conduit au passage à l'acte
sacrificiel, ce qui suppose de préciser la nouvelle relation
qui se joue entre le meurtre, l'idéologie et le mythe.
Avec la décomposition de la scène rituelle, dit
l'auteur, le mythe se dégage de sa gangue cléricale
qui en faisait un dogme unificateur de sens, et par là un
instrument politique. Mais de nouveaux rituels se mettent en
place, qui visent non à affirmer un principe métaphysique,
mais à asseoir un pouvoir. Le nouveau sacrifice alors
ne consiste pas dans la représentation d'un mythe d'origine,
mais dans la destruction de sa complexité. Le mythe, ainsi
simplifié, peut prétendre être la cause de
l'histoire. Cette destruction est le propre du langage idéologique,
qui prépare le passage à l'acte dans la métaphore
fantasmatique : celle-ci fait écarter la médiation
symbolique pour exercer une toute-puissance sur des corps. Car
la logique de la métaphore, poussée à sa
limite, cesse d'être une métaphore. L'idéologie
moderne réactualise là un vieux phénomène,
qui déterminait précisément l'effectivité rituelle
: dans les rites aztèques analysés par Christian
Duvergier, les offrandes au dieu de la pluie consistaient à faire
pleurer les enfants en leur arrachant les ongles, littéralisant
atrocement l'analogie de la pluie et des larmes par une violence
réelle exercée sur des corps à la fois idéalisés,
parés, et dépersonnalisés, réifiés,
détruits. Les sociétés contemporaines, elles,
font l'économie de l'idéalisation et de la glorification
de la victime sacrifiée : les mots de la négation
préparent sa destruction directe, et les rites de persécution
se transforment en méthode d'extermination. Mais la destruction
des corps commence toujours par la déréalisation
dans le discours. Ici, le langage idéologique devient
sciemment un instrument de torture, le corps mort étant
le résidu de son discours magique.
Or le corps de la victime, abordé à travers le
paradigme de la vie nue chez Agamben, était en revanche
l'angle mort de la théorie de Girard, comme l'était,
plus encore, l'éventuelle insurrection de la victime,
dont il avait dit le silence aussi nécessaire au rite
que celui des prêtres, garants de la méconnaissance
du rituel et du semi-oubli de l'origine. C'est précisément
cette amoralité, chez Girard, qui faisait l'audace et
l'efficace de son livre. Mais là où Girard analysait
un système, en ne pénétrant qu'à-demi
ses officines, Lempert visite les coulisses d'un théâtre
et fait resurgir des sujets : la victime peut rompre son silence
pour protester contre l'action des "sacrificateurs",
action que la critique a pour tâche de décomposer
dans une critique de la pensée sacrificielle.
Avatars de la victime émissaire
: le nouveau sacrifice unanime.
Bernard Lempert intitule un de ses chapitres "Où l'on
retrouve le bouc émissaire". Il y distingue trois
temps - trois opérations transférentielles - dans
la transformation historique du bouc émissaire : 1. Le
transfert du mal interprété comme maladie : il
faut se débarrasser d'une pathologie en chassant ou tuant
tel ou tel animal ou homme. 2. Le transfert de la faute : il
faut expulser celui qui jouera le rôle de fautif, cette
théâtralisation permettant d'éviter de tuer.
3. Le transfert de la culpabilité dans la collectivité :
dans cette version moderne du bouc émissaire, qui rend
un peuple coupable de vivre, le transfert sombre dans l'inconscience
de la projection. La mise à mort est à nouveau
nécessaire, la violence se déchaîne à nouveau
contre un peuple diabolisé par un groupe meurtrier qui
a le rapport de forces pour lui. Advient alors un nouveau phénomène
: la faute collective imputée conduit à la culpabilité réelle
de tous les membres du groupe meurtrier. L'inversion de la faute,
les procédés de diabolisation et d'animalisation,
les fantasmes de contagion, d'infiltration, de contamination
et de purification, font l'objet de cristallisations politiques,
dont l'auteur voit les effets se répéter, des massacres
vendéens aux exécutions publiques de Kaboul en
passant par le Cambodge de Pol Pot, l'ex-Yougoslavie, l'Angola
et le Rwanda.
Le massacre nécessite un signal, un appel aux transgressions
de la loi, mais aussi un signe de reconnaissance en direction
d'un passé commun. Lempert donne en exemple la chasse
en l'homme anti-zaïroise déclenchée par le
pouvoir angolais en janvier 1993, à la date anniversaire
de la fondation de la ville de Luanda par les Portugais à la
fin du XVe siècle. Le signal de la fête, qui renvoie à une
origine fondatrice, devient celui du massacre. "Ainsi fait
retour, dit Lempert, la plus antique des persécutions,
celle qui voir le jour au moment de la crise sacrificielle" (p
137). Mais la marque de la modernité du massacre, c'est
que l'origine fêtée n'est pas celle du mythe, mais
de l'histoire coloniale, commémorée et refoulée
dans l'actuel hallali. Les fantômes du colonialisme sont
ainsi criminellement détournés - ce qu'on voit
se répéter depuis trois ans en Côte d'Ivoire
avec les chasses aux "Burkinabé". Le modèle
sacrificiel pourrait s'appliquer plus encore au supplice et au
meurtre rituels des militaires noirs par les tortionnaires du
régime de Taya en Mauritanie, lors des grandes purges
qui suivirent les déportations raciales de 1989: le nombre
des pendus (28) rappelait la date anniversaire de l'Etat indépendant
(28 novembre 1960), transformant désormais la fête
nationale en commémoration funèbre interdite de
rite.
Comme on le voit, l'usage extensif du modèle sacrificiel
que fait Bernard Lempert permet de rendre compte du passage entre
rites de persécution anciens et modernes. Il ne permet
pas de penser le saut entre persécution et extermination,
ni la logique anéantissante, que Nichanian interprétait
en termes de volonté étatique unitaire. Mais ce
modèle est réinvesti par lui à une autre échelle,
cette fois planétaire, dans l'analyse des conditions de
possibilité du génocide : la machine diplomatico-médiatique
mondiale fait retrouver la "logique amère du sacrifice",
avec la spectacularisation du massacre (p 10), qui empêche
le tiers spectateur de devenir témoin, et la non-intervention
politique décidée par la "communauté internationale",
dont les excuses tardives font partie du système : celui
d'une "disjonction des discours" rendant possible le
crime. Ce dernier usage du modèle sacrificiel, pour être
convaincant, se fait au prix de sa distension quasi métaphorique.
Lempert illustre ainsi le parti-pris sur lequel repose toute
sa "critique de la pensée sacrificielle" :
le "choix du symbolique" contre le rituel.
Mais là encore, il faudrait reposer la question du "bénéfice
symbolique". Quel bénéfice, en termes de domination
même, la France et les USA ont-ils tiré du génocide
rwandais en 1994, qu'ils ont laissé se dérouler
en toute connaissance de cause en 1994? Les tergiversations convenues
de cette élite des nations qu'est le Conseil de sécurité de
l'ONU relèveraient-elles d'un rite sacrificiel transporté dans
la forme polissée d'un discours contradictoire, relayé par
des actes la plupart du temps limités aux interventions
humanitaires? Quel rôle joueraient alors les instances
juridiques supranationales, TPI et CPI, nées de ces discours
et de ces décisions? Feraient-elles partie de la machine
sacrificielle ainsi conçue, à titre de système
de compensation? Ne s'agit-il que de dérouler, après
le grand massacre, le grand spectacle d'une unanimité recomposée
- qui imposerait de sacrifier cette fois les criminels? N'y aurait-il
là qu'une nouvelle forme de disjonction des discours et
de sacrifice consenti?
Je poserai pour finir une autre question encore,
qui porte sur l'autre versant des discours possibles. Si la tragédie,
qui inspira à Girard sa théorie du sacré,
rendit compte de la crise sacrificielle par son savoir de la
violence, son jeu sur le mythe et son mépris du rite,
quel serait le discours capable de rendre compte de la catastrophe
génocidaire? Le témoignage du génocide est-il à notre
société ce que la tragédie fut à la
cité grecque? Que sait le témoin de la volonté génocidaire
et de la volonté étatique? Beaucoup sans doute,
ou peut-être l'essentiel, si l'on considère la gêne
qu'il représente pour le négateur. Puisque la victime
d'un génocide a tendance à vouloir faire parler
le reste qu'elle sait être, il faut sacrifier en elle le
témoin : le négationnisme, c'est le retour du sacrificiel
dans les discours d'après le génocide. Mais ce
retour a-t-il lieu différemment parmi les témoins?
Le témoignage vise-t-il, lui, un "bénéfice
symbolique" quelconque? Et son effort pour penser le génocide,
qui est destruction du peuple sacrifié et du sacrifice,
est-il, à son tour, de nature sacrificielle? La pulsion
testimoniale et le devenir littéraire du témoignage
invitent à penser l'existence effective d'un bénéfice
symbolique dans l'acte de témoigner et d'écrire.
Mais la forme littéraire ne serait-elle pas ici, au contraire
de tout sacrifice, chargée de produire, par ses propres
jeux mimétiques et rituels symboliques, un sens non sacrificiel?
Que peut la littérature contre la ritualisation du non-sens,
là où aucune catharsis ne saurait avoir lieu?
(texte sans son appareil de notes, nous
vous renvoyons à la version imprimée)