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Violence sacrificielle et violence génocidaire

Par Catherine Coquio, paru dans Corps en guerre. Imaginaires, idéologies, destructions (1), n°8 de la revue Quasimodo, printemps 2005.

Ce texte poursuit quatre objectifs :
- observer la présence, la répétition et la parenté d'éléments fortement ritualisés, dans les pratiques d'extermination et de cruauté propres aux violences génocidaires au cours du XXème siècle; poser la question de leur caractère sacrificiel, et, dès lors, de leur interprétation possible.
- interroger la confusion des registres religieux et politique au plan lexical à ce sujet, et au contraire leur cloisonnement dans les approches anthropologiques, dommageable à une compréhension des traits sacrificiels à l'oeuvre lors des violences génocidaires.
- examiner le déni du politique et l'impensé du génocidaire dans la théorie de René Girard, malgré les notions de "crise sacrificielle", de "violence généralisée", et de violence "anéantissante" (qui plane dans La Violence et le sacré sur un mode eschatologique).
- présenter les quelques textes criticothéoriques qui reformulent le lien du religieux et du politique, soit au prix d'un renversement de la théorie du sacré, intégralement ramené dans la sphère biopolitique (Giorgio Agamben, à la suite de Walter Benjamin); soit en articulant violence sacrificielle et violence génocidaire à propos d'un épisode historique précis : le génocide arménien comme mode de formation de l'Etat-nation turc (Marc Nichanian, à la suite de Hagop Ochagan); soit au prix d'une transposition critique de la théorie de la victime émissaire dans le champ de la violence politique contemporaine (Bernard Lempert, à la suite de René Girard et contre sa théorie).


Qui cherche à comprendre l'évolution de la violence politique à la lumière des théories de la violence dont nous disposons, qu'elles soient apologétiques ou critiques, fait un passage obligé par l'anthropologie religieuse de Bataille et Caillois, puis par la théorie du sacré de René Girard, qui présente la violence et sa ritualisation sacrificielle comme le fondement religieux de toute formation sociale et culturelle. Une telle enquête fait visiter d'autre part les productions de la philosophie politique, ainsi que celles qui en font la critique, pointant le défaut d'une théorie de la violence ou du conflit (On violence de Hannah Arendt, La Mésentente de Jacques Rancière), pour examiner enfin celles, récentes, qui s'interrogent sur l'inauguration génocidaire par rapport aux violences d'Etat de type guerrier, colonial ou totalitaire. Or, qui cherche à saisir la spécificité génocidaire est conduit, d'une part, à s'interroger sur certaines formes concrètes de ritualisation de la violence, mais aussi à constater l'absence presque totale d'articulation entre l'anthropologie religieuse et l'anthopologie politique. Articulation qui s'impose ici, non seulement à cause des faits observables, mais en considération d'un point postulé dans certaines pratiques lexicales, et parfois formulé dans le registre philosophique : qu'on utilise un langage religieux pour la désigner, ou qu'on s'y refuse violemment, la destruction génocidaire est d'inspiration aussi métaphysique, comme la croyance qu'elle implique dans une substance humaine, dont tels ou tels groupes, par décret, feraient ou non partie. Mais cette articulation du politique et du religieux ne se fait pas dans le domaine anthropologique, sauf par intuitions individuelles et propositions ponctuelles.


On est pourtant forcé de reconnaître à l'œuvre, dans les violences de type génocidaire, des éléments diffus ou épars de ritualité, dont l'interprétation reste à faire dès lors que cette ritualité n'est pas régulatrice au sens où l'est le rite sacrificiel selon René Girard, c'est-à-dire non productrice d'un sens socialement fonctionnel. Ce qui relève de la violence organisée et de la cruauté politique, dans le génocide, pourrait se définir plutôt comme rite de dérégulation produit par une violence intégrale, production étatique réfléchie, et localement ritualisée, d'une anomie sociale spécifique. La lecture éprouvante des divers "livres noirs" et recueils de témoignages qui se sont succédés au cours du XXe siècle, et dont l'annexe ici donne un aperçu, montre combien la destruction des corps et des âmes s'accompagne, lors d'un génocide, d'une création réfléchie de la souffrance mortelle et d'un travail de formalisation symbolique particulier. On est frappé aussi par la nature répétitive et analogique de cette imagination du meurtre collectif, à travers les cultures singulières auxquelles ces pratiques font appel, chaque fois ancrées dans un espace-temps particulier : une histoire, une langue, une religion, une région - chacune étant souvent traversée d'un conflit ethnico-politique "réglé" par le tranchant génocidaire, qui le rend en fait insurmontable et définitif, le faisant ainsi changer de nature.


Les extraits rassemblés dans l'annexe, issus de témoignages des génocides arménien, juif, cambodgien, bosniaque et rwandais, montre le retour de plusieurs traits facilement observables : violence spéciale faite aux corps des enfants, des femmes et des vieillards, c'est-à-dire des plus démunis, mais aussi des résistants, dissidents et lettrés, a priori les plus conscients et désireux de sens; dénudation des corps destinée à leur violation, voire leur viol, mais aussi à éviter l'impureté des vêtements sales ou sanglants, quel que soit l'usage intéressé fait des vêtements propres; production d'une souffrance intime attaquant les liens de filiation et d'amour; mutilation significative du corps; utilisation d'éléments symboliques et rituels empruntés à la vie "normale" et détournés ou inversés, particulièrement les rites funéraires et les rites d'égorgement des animaux; usage paradoxal de traits de mixité ou d'hybridité culturelle en vue de l'unité finale à produire; spectacularisation de la mise à mort, avec appel dérisoire à l'art et au sport comme modèles ironiques.


Que signifie cette créativité stylistique strictement négative? Quel sens produit-elle? Y a-t-il là quelque chose à comprendre, au-delà d'une manifestation nouvelle de la perversité humaine dans les "usages politiques de la cruauté"? Comment interpréter ce retour de formes symboliques là où la violence, pourtant, tend à devenir asymbolique au point de détruire le dispositif politique et sémantique qui avait déclenché le passage à l'acte? L'appel au cliché d'une "régression" archaïque n'est bien sûr ici d'aucun recours, pas plus sans doute même que l'idée spéculative d'une dialectique de la modernité et de la "barbarie". On peut avancer a priori trois hypothèses, qui, si elles désignent des réalités avérées, se complètent plus qu'elles ne s'excluent : 1. il s'agit d'assurer dans l'acte meurtrier lui-même, non seulement une organisation étatique rigoureuse, mais aussi des formes de cohésion communautaire chez les victimes et chez les bourreaux, ainsi radicalement séparés par les modalités du meurtre collectif, acharnées à détruire le lien humain, mais aussi toute forme de voisinage possible. 2. il s'agit, en faisant "expier" aux victimes un crime imaginaire, de produire un sens là où la violence intégrale et insensée ne peut se reconnaître ni s'assumer comme telle : les bourreaux feraient ainsi, au moment du crime,"l'équivalent" de ce que font les victimes qui en témoignent après; le crime de masse aurait besoin du sens comme moteur obligé d'une violence insensée; 3. il s'agit de jouer avec la réminiscence du rite sacrificiel, devenu souvenir culturel dans une collectivité invitée à se penser sur le modèle martyrologique et mythique en pleine modernité. La dérégulation rituelle serait alors un rite non pas archaïque mais proprement moderne, ou, pourrait-on dire - sachant que cette catégorie est elle-même mythique - "postmoderne" en son caractère mémoriel et ludique. On pourrait ici utiliser la théorie de Benvéniste, qui interprétait la structure du jeu comme résultat d'une décomposition mimétique du rite, déconnectée du système religieux sur lequel celui-ci reposait. Existant dans l'ordre du discours autant que dans celui du geste, le jeu est ce qui reste du rite lorsque celui-ci est privé de l'acte ou privé du mythe.


Que nous disent l'histoire, l'anthropologie, la philosophie, qui nous permettrait non seulement d'infirmer ou de vérifier ces hypothèses, mais d'élargir le champ de la réflexion? Cette question est-elle même formulée dans les discours du savoir et de l'opinion?

 

Le malentendu martyrologique : le sens et le deuil

La question de la nature sacrificielle de la violence génocidaire se pose sous la forme superficielle du malentendu lexical, avec le terme d'"holocauste", que Primo Levi jugeait "impropre", et dont Giorgio Agamben a rappelé le caractère inopportun, du fait de son histoire sémantique chrétienne, parfois antijudaïque. On sait que ce mode d'appellation du génocide des Juifs, tout inconséquent qu'il soit, est encore largement en vigueur, surtout aux USA, où il a été lancé par Elie Wiesel au cours des années 60 - tandis que le terme Shoah, lui aussi d'origine religieuse, mais sans référence au sacrifice, s'est imposé dans les années 80. Il n'est pas étonnant de voir le mot "holocauste" revenir à propos du génocide arménien, dont l'historiographie américaine tardive a été encouragée par les approches comparatistes aux USA : Richard Hovanissian y publiait en 1980 une compilation bibliographique sous le titre The Armenian Holocaust.


Mais ce phénomène ne peut se réduire à un simple mimétisme culturel. Au tout début du siècle, les premiers témoignages de la Catastrophe arménienne portaient aussi cette marque, dont le caractère religieux était parfois assumé par certains auteurs - comme le Père Grigoris Balakian, auteur de Le Golgotha arménien (Vienne, 1921). Le titre du livre de Mikaël Chambdanjian, Le Tribut versé par l'intellectualité arménienne au désastre (Vienne, 1922), montre que cette tendance interprétative n'était pas seulement due à l'importante tradition chrétienne à l'œuvre dans la culture écrite arménienne . Lorsque les premiers grands massacres eurent lieu (1895-1896), elle travaillait la littérature moderne qui émergeait chez les Arméniens de l'Empire ottoman - sous les auspices d'un esthétisme néopaïen volontiers nietzschéen, qui inspira à une génération d'écrivains un nationalisme culturel original, dont le poète Daniel Varoujean s'était fait le chantre. La dimension sacrificielle du désastre s'exprima aussi sur un mode politique. Elle était latente dans le texte inaugural de Zabel Essayan, Dans les ruines (1911), qui témoignait des massacres de Cilicie (1909), texte on ne peut plus laïc et à dessein peu littéraire, où la mort de Dieu était évoquée comme expérience vécue. Mais l'analyse de ce que l'auteur appela ironiquement "massacres constitutionnels" relevait en partie de la martyrologie politique, comme si ces massacrés n'étaient pas morts pour rien. Or, cette interprétation semble être devenue impossible en 1915. Alors que Z. Essayan espérait encore en 1911 en une nation arménienne trouvant sa place dans un Etat multiethnique, la Catastrophe définitive de 1915, qui la fit se lancer dans un travail de collecte des témoignages, semblait néanmoins réduire à néant toute espérance politique et nationale - ce qui lui inspira vite un violent déplacement d'espérances dans l'Universel communiste, auquel elle fut comme sacrifiée à son tour.
Ce déplacement d'espoir, fait pour échapper à la désespérance radicale née du génocide, montre qu'une destruction doit être dotée d'un sens et d'une fin pour être traduite en termes sacrificiels, et que ce sens disparut, en 1915, avec le passage du massacre au génocide accompli. Néanmoins, l'interprétation sacrificielle continua d'avoir cours chez d'autres auteurs, au moins métaphoriquement, montrant son étrange ténacité. Comme si le sacrifice du sens ne pouvait être réalisé par les victimes d'une violence dont le propre est d'anéantir aussi le sens de la destruction, et la possibilité par là d'en faire un deuil quelconque. Affirmer le sacrifice, doter la destruction d'un sens, c'est se donner encore les moyens de faire le deuil. Il est donc facile de comprendre pourquoi l'idée de peuple martyr ne disparaît jamais totalement, chez les témoins, d'une vision de l'histoire génocidaire pourtant privée de Dieu.


Or un autre fait lexical semble ici relayer le précédent : l'étymologie grecque du mot témoin, martis, fait resurgir la figure du martyre à travers cette fois la personne du survivant. Les Pères de l'Eglise élaborèrent, comme on sait, une doctrine du martyre des chrétiens persécutés portant témoignage de leur foi, ce qui servit, dit Agamben, à "justifier le scandale d'une mort insensée" (p 32). De la même manière, le terme d'holocauste peut être considéré, dit Agamben, comme un euphémisme destiné à protéger le témoin, puis "l'héritier" du génocide, de l'absence de sens. Cette protection sémantique, faudrait-il ajouter, est sans doute un moyen de tenter le deuil empêché.


Au-delà du quiproquo lexical, ce retour du religieux dans le politique dit sans doute quelque chose de profond, mais qui reste impensé, sauf peut-être sous la forme ironique ou ambiguë de l'allégorie ou de la métaphore dans certains témoignages littéraires : l'un des premiers témoignages des camps nazis, L'Univers concentrationnaire de David Rousset, file l'image de l'initiation et de l'expiation comme s'il voulait mimer le délirant rituel nazi avant de le démystifier en lui appliquant une grille de lecture marxiste. Plus près de nous dans le temps, la trilogie fantastique de l'écrivain serbe Vidosav Stevanovic, La Neige et les chiens, rend compte de la catastrophe yougoslave à travers une construction poétique où les figures et les formes du rite orthodoxe, autant que les mythes balkaniques, se voient reprises et détournées sur un mode messianique singulier; par le mime fictionnel, l'auteur y explore le travail destructeur du langage meurtrier et la "pensée" grégaire et analogique à l'œuvre dans les rites de cruauté des milices ultranationalistes.


On pourrait, pour comprendre ce dont il s'agit ici, mettre ces textes à l'étude. Mais l'approche philologique de cette intime compréhension littéraire ne suffirait pas à produire une élaboration théorique dans ce domaine. Pour tenter celle-ci, il faut mettre en place une véritable anthropologie de la violence génocidaire, qui nécessiterait une série d'études monographiques et comparées diversifiant les approches et les objets historiques. A moins d'évoluer dans la stricte induction phénoménologique, ce qui semble risqué en la matière, un tel travail suppose un préliminaire critique : il consisterait à établir un état des lieux, propre à décloisonner, articuler, ou au moins confronter les théories du sacrifice religieux et de la violence politique, permettant - ou non - d'interpréter l'apparent retour du sacrificiel dans le génocidaire. L'analyse comparée des actes de violence doit ici se doubler d'une analyse comparée des textes où ces actes ont été - ou non - réfléchis. L'enjeu est de rétablir la perception d'un seuil important à comprendre : celui qui se brouille comme fonctionnellement, lors des génocides, dans les violences dites "de proximité" et les "crimes intimes" où se manifestent, en pleine tuerie insensée, quoique programmée, des traits de cruauté organisés sur un mode rituel.

 

René Girard : déni du génocidaire et recouvrement religieux du politique.

La désarticulation des théories du religieux et du politique prend souvent la forme d'un blanc, ou d'un flou, sinon d'un dérapage incontrôlé à l'endroit où les théories du sacrifice sont censées penser la violence politique et la destructivité de l'Etat moderne : c'est le cas dans les théories du sacré et de la guerre développées par Georges Bataille et Roger Caillois au cours de la seconde guerre mondiale. Le nazisme a rendu difficilement lisibles les pages de Bataille sur l'extase du supplice, comme il a rendu pénible telle référence acritique de Caillois à Jünger sur l'extase guerrière. Ces anthropologies semblent avoir été politiquement démunies à proportion qu'elles semblaient religieusement informées ou inspirées. On voit ce déphasage prendre une forme nouvelle lorsqu'on observe le traitement de la violence politique dans ce qui reste la théorie la plus précise et la plus achevée de la violence sacrificielle : La Violence et le sacré de René Girard. Le livre porte en creux la marque de sa date de parution (1972) sur fond de guerre froide bipolaire, à une époque où la violence connaît un certain prestige théorique et pratique dans les formations d'extrême-gauche et la militance anticolonialiste. Mais Girard fait totalement silence sur cet arrière-plan et réfléchit ailleurs. Son effort de précision se concentre sur le fait religieux, tel qu'il se manifeste dans les sociétés archaïques et antiques, à travers les textes littéraires surtout. Or dans sa pensée, ce fait religieux intègre entièrement le fait politique: c'est même à cette intégration qu'est dévolue sa théorie totalisante de la violence sacrificielle, qui ne laisse jamais s'autonomiser le champ politique, absorbé comme fonction secondaire du rituel religieux.


Ce système interprétatif, qui engendre une très belle cohérence interne, produit aussi, à l'endroit de la violence politique moderne, une cécité et un catastrophisme intenables. Evoquant par allusion la bombe atomique et la pollution de la planète, Girard annonce le "retour" fatal d'une "violence essentielle" : le spectre d'un anéantissement menace les hommes du fait de leur manipulation croissante de la violence, doublée de leur incapacité à comprendre la nature essentielle de cette violence, donc l'éternelle nécessité religieuse du sacrifice régulateur. En s'éloignant ainsi de leur essence, les hommes continuent de penser, sans le savoir, sur un mode mythique et sacrificiel. La réalité d'une violence anéantissante, absente sous sa forme historique génocidaire, est donc énoncée dans le texte sur le mode du pressentiment prophétique, l'anéantissement étant l'effet à venir d'une loi inéluctable, et l'expiation d'une erreur. Ce retour de transcendance dans son texte prend en effet la forme d'une manifestation annoncée de la Colère divine, châtiant les hommes ignorants de leur religiosité, ainsi devenue funeste et bientôt désastreuse par cette ignorance même. Ce propos surplombe un propos descriptif et moraliste qui porte sur la pacification des sociétés occidentales, en un point du texte devenu aujourd'hui presque illisible, mais déjà décalé en son temps :

"Loin d'être illusoire comme le veut notre ignorance de gosses de riches, de privilégiés étourdis, la Colère est une réalité formidable; sa justice est vraiment implacable, son impartialité réellement divine puisqu'elle s'abat indistinctement sur tous les antagonistes : elle ne fait qu'un avec la réciprocité, avec le retour automatique de la violence sur ceux qui ont le malheur de recourir à elle, s'imaginant capables de la maîtriser. A cause de leurs dimensions considérables et de leur organisation supérieure, les sociétés occidentales et modernes paraissent échapper à la loi du retour automatique de la violence. Elles s'imaginent donc que cette loi n'existe pas et n'a jamais existé. (...) Mais la loi elle-même est parfaitement réelle; le retour automatique de la violence à son point de départ, dans les rapports humains, n'a rien d'imaginaire. Si nous n'en savons rien encore ce n'est peut-être pas parce que nous avons échappé définitivement à cette loi, parce que nous l'avons "dépassé" mais parce que son application, dans le monde moderne, a été longuement différée pour des raisons qui nous échappent. C'est là, peut-être ce que l'histoire contemporaine est en train de découvrir" (p 387-388).

Le déchiffrement de l'imaginaire fallacieux prêté aux hommes modernes, traités de privilégiés inconscients, repose sur un étrange déni de la violence politique effective qui travaille ces sociétés en profondeur. Car loin d'échapper à la "loi" implacable du "retour automatique de la violence", ce retour s'est manifesté précisément, déjà, sous la forme génocidaire, dont Girard semble ne rien vouloir ou pouvoir dire - alors même que, dans Des choses cachées depuis la fondation du monde, il consacrera de nombreuses pages à la persécution des Juifs dans l'Occident médiéval. Mais l'assurance avec laquelle il présente cette persécution comme pleinement illustratrice de la fonction sacrificielle a pour corollaire un silence prudent sur sa mutation moderne. Celui-ci se comprendrait si, dans La Violence et le sacré, l'idée d'anéantissement ne s'affirmait dans un registre apocalyptique sans jamais qu'aucune réalité historique ne lui soit associée. Cette perspective couronne une thèse dont la nature totalisante, assumée, exclut toute élaboration critique du rapport entre violence religieuse et violence politique, comme on le voit dans l'énoncé suivant :

"L'efficacité du rite est une conséquence de l'attitude religieuse en général; elle exclut toutes les formes de calcul, de préméditation et de 'planning' que nous avons tendance à imaginer derrière des types d'organisation sociale dont le fonctionnement nous échappe" (p 427)

Si le propos conclut une analyse des "rites de passages" a priori propres aux sociétés traditionnelles, le caractère par ailleurs allusif et quasi dénégatoire du propos sur la violence moderne laisse penser que le "fonctionnement" et la préméditation génocidaires échappent complètement à Girard. Dans cette théorie qui tend à faire apparaître "l'ordre socio-religieux" comme un "bienfait extraordinaire" (p 427), rien n'est dit de "l'ordre" ou de "l'organisation" politique. Et s'il est question ça et là, allusivement encore, de la royauté et des pouvoirs modernes, c'est sans jamais mettre à l'épreuve le modèle sacrificiel dans le monde contemporain. Le grand impensé de cette théorie sacrificielle reste donc l'Etat et sa destructivité structurelle : ce que Pierre Clastres, à la même époque, mettait au premier plan de son anthropologie politique au contraire, réfléchissant à la violence ethnocidaire en des termes plus propres à penser, après lui, la violence génocidaire - héritage critique qu'on voit s'énoncer avec précision, en 1994, dans le "Discours de la violence" de Philippe Bouchereau.


Mais Clastres ne nous aide pas à penser le sacrificiel moderne : le religieux qui l'occupe est celui qui agit dans les sociétés primitives en-deça de l'Etat et contre son émergence, sous la forme de la guerre tribale chronique (La Société contre l'Etat).

 

"Crise sacrificielle" et "violence généralisée"

Le riche matériel produit par la théorie de Girard semble ainsi devoir rester inutilisable pour ce qui nous occupe ici. A moins de lire son texte à contresens, ou à rebrousse-poils, à la recherche d'éléments épars pouvant contribuer à une telle réflexion. On les trouve, de fait, non plus là où son texte, imaginant l'anéantissement à venir, révèle une étonnante cécité à l'histoire; mais là où sa démonstration dévolue aux anciens rites se déplie et s'affine avec le concept de "crise sacrificielle", lié à l'idée d'une "violence généralisée" et "impure". Car cette crise interne au système religieux montre la fragilité de la régulation rituelle, la proximité du sacrifice rituel et du massacre désastreux. Le caractère éventuellement opératoire de ce concept ne peut s'éclairer sans un rappel de la thèse centrale du livre, que je résumerai donc rapidement ici.


1. La rivalité mimétique à l'œuvre entre les hommes fait que toute société humaine est menacée par une violence essentielle, décrite comme généralisée et réciproque. Car le spectacle de la violence est contagieux, le sang versé fait verser le sang plus encore.
2. Les hommes, qui ne peuvent se réconcilier qu'aux dépens d'un tiers, se protègent de ce danger en pratiquant les rites sacrificiels, qui sont le lointain rappel mimétique d'un meurtre fondateur, dont la "méconnaissance" doit être protégée pour qu'existe le rite. Celui-ci fait choisir et sacrifier une victime émissaire, qui devient rituelle, et dont la mort rétablit l'ordre en faisant l'unanimité.
3. Ce rituel suppose deux substitutions : celle, jamais perçue, "de tous les membres de la communauté à un seul", qui constitue le "mécanisme de la victime émissaire"; celle, proprement rituelle, qui substitue à la victime originelle une victime appartenant à une catégorie sacrifiable. "La victime émissaire est intérieure à la communauté, la victime rituelle est extérieure, et il faut bien qu'elle le soit puisque le mécanisme de l'unanimité ne joue pas automatiquement en sa faveur", écrit Girard (p 154). Ainsi, la victime sacrifiable est à la fois dans la communauté et hors d'elle - ce qui explique que les esclaves, les enfants et le bétail fassent souvent partie de cette catégorie.
4. La victime sacrificielle est une "machine à convertir la violence stérile et contagieuse en valeurs culturelles positives" (p 162), le rite produisant la "force centrifuge" capable de muer la violence réciproque en violence unilatérale, transformant le "sang impur" en "sang pur". De mauvaise, coupable et et immanente, la violence devient ainsi bonne, sainte, légitime et transcendante. Le rite figure et revit cette métamorphose, perpétuant le mécanisme de la victime émissaire par la commémoration de l'origine meurtrière fondatrice. Le refoulé de cette remémoration mythique est la terreur de la violence absolue, qui ne cesse de hanter les hommes comme le risque d'un retour à la violence généralisée ne cesse de le menacer (p 176).
5. Les sociétés ont mis en place une autre manière de faire barre à ce désir de violence mimétique, à travers la violence non plus religieuse mais juridique. Dans la première, la violence unanime dirigée contre la victime émissaire permet de revenir à l'origine fondatrice, dont le mime interrompt le processus de destruction. Le dispositif judiciaire, plus proche de la réciprocité des représailles par la balance qu'il instaure entre faute et châtiment, dépasse cependant la vengeance par un système transcendant, dont le contenu théologique a aujourd'hui disparu (p 40-41). Or, en l'absence de transcendance, rien ne peut tromper la violence : Girard invite ainsi à penser, explicitement, l'identité de la violence légale et illégale, et, implicitement, la fragilité du système judiciaire moderne. Seul le dispositif religieux semble capable de faire obstacle au retour de la violence essentielle.


La violence, d'apparence inhumaine ou déshumanisée, est "l'âme secrète" du sacré (p 50). La violence est donc en tout point légitime, dès lors qu'elle régule la violence. Seule la violence peut réguler la violence, que les rites les plus violents visent aussi à maîtriser. A aucun moment, Girard n'évoque une violence qui serait négative par son excès : la violence ne peut être négative que par son défaut de régulation. On peut alors se demancer quelle place fait le texte à la violence non régulée et non régulatrice, voire aux rites de dérégulation évoqués plus haut. On l'a vu, une telle violence dérégulée est avant tout de nature spectrale : c'est la "violence généralisée", dont les sociétés anciennes savaient se protéger; c'est la violence "anéantissante", que les sociétés modernes se préparent par leur ignorance de la violence "essentielle". Mais hormis ces spectres de l'origine et du futur, et cette essence, le texte évoque avec précision, à travers certains textes tragiques, l'idée d'une effective violence dérégulatrice : celle qui apparaît justement lors de la "crise sacrificielle". Le défaut de régulation a lieu, dans les sociétés modernes, par l'illusion pacifiste, responsable d'un défaut de ritualité. Dans les sociétés anciennes, ce défaut s'accomplit lors de ce scénario particulier qu'est le ratage du rite, que le rite semble anticiper pour s'en protéger. Comme s'il y avait, au cœur du rite, la conscience de sa dégénérescence toujours possible, et avec elle d'un retour à la "violence généralisée" : le rite, dit Girard, a pour "fonction essentielle, unique, même, d'éviter le retour de la crise sacrificielle" - due par exemple à l'inceste, qui risque de plonger la communauté dans une violence contagieuse (p 172).


La crise sacrificielle, dont rend compte la tragédie grecque en racontant les massacres commis par Oedipe, Hercule et Médée, consiste en un dérapage sanglant du rite, qui perd ainsi sa fonction cathartique. Que ce dérapage soit accidentel, coupable ou expiateur, les gestes du rite se désorganisent, échouant à produire la violence purificatrice, c'est-à-dire à différencier violence pure et violence impure. Or cet effacement des différences produit une crise "de l'ordre culturel dans son ensemble" (p 77). On remarque le crédit civilisateur fait aux différenciations symboliques effectuées par le rite, et non seulement énoncées par le discours.


Lorsque cette effectuation n'a plus lieu, ou lorsque les gestes perdent leur forme et leur sens dans une folie née du sang versé, la société retombe dans la violence réciproque et les rivalités folles et sans fin. C'est cette chute que figure la tragédie, qui déclare impossible la résolution du conflit et dit l'inéluctabilité de la vengeance et de l'hécatombe.


Or la manière dont Girard évoque les formes que prend alors la violence, sanglante et débridée, cruelle et sans frein, mais encore ritualisée, fait irrésistiblement penser aux scénarios de cruauté mis en place lors des mises à mort génocidaires, comme à la violence génocidaire elle-même : le défaut de régulation, ou la crise dérégulatrice, fait que la violence déchaînée s'augmente et s'aggrave sans autre finalité qu'elle-même. Dans la crise sacrificielle, dit Girard, le désir n'a plus d'autre objet que la violence : celle-ci n'est pas imputable à un "instinct de violence" ou "instinct de mort" - la position freudienne étant, selon Girard une position mythique de repli (malgré l'intuition géniale du meurtre fondateur dans Totem et tabou).
Dans cet échec du rite à réguler la violence par le sacrifice unanime, et à rappeler le meurtre fondateur sur un mode symbolique, le sacrifice rituel montre sa proximité avec la violence généralisée, et la composante meurtrière qui caractérise son effectivité sanglante, toute symbolique qu'elle soit : composante que Lucien Scubla, en disciple prudent de Girard, a mis en évidence avec clarté, pointant du doigt le traditionnel déni de la violence meurtrière dans les interprétations classiques du sacrifice, le déni religieux de la violence étant comme relayé par son déni "scientifique" à la faveur de l'idée de violence "symbolique". Mais si la pensée de Girard fait voler en éclat ce déni des anthropologues, en plaçant la violence meurtrière au coeur d'une violence religieuse à l'infini nécessaire, il produit, en construisant cette nécessité rituelle anhistorique, un autre déni : celui de la violence meurtrière qui dote d'un "planning" politique. Girard tombe ainsi dans une pensée à son tour mythique.


Si l'on cherche un référent historique concret à sa conception de la "violence généralisée", qu'il dit aussi "réciproque", on constate que celle-ci s'applique davantage à la guerre civile qu'au génocide, qui est le contraire d'une violence réciproque. On songe plutôt alors à ce que dit Nicole Loraux de la "statis", dans La Cité divisée - et dont la tragédie rend compte là aussi : le moment de violence débordante contre quoi - et avec quoi - se construisit, par son oubli institutionnalisé, le modèle de la démocratie athénienne. Avec cette analyse, c'est à un dispositif politique, et non plus religieux, qu'est confiée la fonction régulatrice. Mais rien, ni dans l'anomie de la violence généralisée humaine, ni dans la stasis grecque, ne permet de penser le nomos génocidaire, ni la violence extrême exercée sur le vivant réduit à une masse, ni les formes rituelles que cette violence peut prendre localement.


Que peut produire alors une lecture à contresens de La Violence et le sacré? Tandis que Girard dit observer, avec la "crise sacrificielle", ce qui se passe lorsque le rite dérape dans l'indifférenciation, provoquant un retour à la violence généralisée, il faudrait comprendre comment et pourquoi, en pleine violence génocidaire, la tuerie reprend des formes rituelles qui n'ont plus rien de régulateur, sauf dans la stricte négativité meurtrière. C'est-à-dire pourquoi il importe, par la ritualisation du meurtre collectif, de produire du sens au sein d'un non-sens généralisé. Girard nous aide à penser l'inquiétante mimesis à l'œuvre dans la violence humaine, qui peut à un moment devenir l'unique objet d'un désir collectif, comme cela semble être le cas dans l'extermination génocidaire. Il nous donne ainsi les moyens de comprendre la part anthropologique à l'œuvre dans le donné qu'organise la spéculation génocidaire : l'assassinat de tous par tous, qui suppose l'identification fusionnelle d'une population à un Etat. Mais il nous lâche au moment de penser à la fois cette possibilité du non-sens comme nouvelle forme de destruction politique, et la réalité, historiquement avérée, d'une dérégulation rituelle dans l'extermination.


Pourtant, Girard envisage explicitement, à un moment de son texte, la possibilité d'une dérégulation rituelle, lorsqu'il remarque que certains symboles de la crise sacrificielle, comme celui des "frères ennemis", "se prêtent admirablement au double jeu du rite et de l'événement tragique" (p 101). Mais il semble que le lieu d'un tel rite dérégulateur soit le langage symbolique, la littérature tragique étant ce qui ritualise même l'échec du rite, donnant forme et sens au retour à la violence généralisée. A partir de là, on pourrait extrapoler en interprétant les formes sacrificielles de la violence génocidaire comme le mime paradoxal de la tragédie dans l'action qui la détruit, comme elle détruit finalement toute forme de littérature et de production symbolique. Mais cela ne nous aide pas à comprendre où se situe la nécessité de ce paradoxe : est-ce dans la vie politique ou hors d'elle?

 

Giorgio Agamben. La vie sacrée comme production politique :aperçu sur une "zone d'indifférence" entre vie tuable et vie sacrifiable.

On est tenté de confronter la théorie du sacré de René Girard à la pensée théologico-politique à l'œuvre dans la Critique de la violence de Walter Benjamin (1921), dont la perspective messianique, plus directement assumée que chez Girard, tend aussi à identifier la violence légale et la violence illégale - ou plutôt la violence juridique à la violence étatique - et affirme, aussi, que seule la violence peut en finir avec la violence, à condition de distinguer entre violence pure (divine) et impure (juridicopolitique). Mais la différence ici est posée comme séparation essentielle - entre théologie et mythe - sans engendrer une pensée de la différenciation rituelle. L'idée de régulation religieuse est totalement absente de la pensée de Benjamin, la violence divine appelée de ses voeux exerçant une action essentiellement destructrice sur le cours de l'histoire prise dans la chaîne des violences mythiques.


Chez Benjamin, la "violence est "pure" et non "purificatrice". Loin de faire l'objet d'une anthropologie religieuse en tant que socialement régulatrice, cette violence est philosophiquement maintenue dans le registre messianique - dont l'équivalent terrestre n'est évoqué au passage par Benjamin qu'à l'aide d'un exemple : celui de la "colère" comme manifestation naturelle sans finalité. Ce statut théologique libérateur prêté à une contre-violence dite divine est en fait une arme philosophique contre la violence avec laquelle il faut en finir : la violence mythique, politicojuridique, prise dans le cercle vicieux des moyens et des fins, de la violence fondatrice et conservatrice de droit, qui prend une de ses formes les plus "abjectes", dit Benjamin, dans le caractère diffus du pouvoir "policier" moderne.


Détruisant la "vie" pour protéger le "vivant" au contraire de ce que fait l'Etat - Benjamin pense ici par avance l'idéologie humanitaire en distinguant vie biologique sacralisée et sujet vivant - cette violence énigmatique semble seule dotée du pouvoir de dégager l'homme du cycle des moyens et des fins, de dissoudre le lien entre violence et droit, le porteur de ce lien étant la "vie nue" de la créature humaine : celle de l'homme par définition coupable sous domination du droit. La violence divine aurait donc pour mission de délivrer l'homme de la faute mythique, c'est-à-dire de la sphère juridique en même temps qu'étatique - les deux étant rabattues l'une sur l'autre, à la manière kafkaïenne. Cette "violence pure" qui mettrait fin au cycle de la violence mythico-juridique est infigurable, et elle reste difficile à penser même hors figure, car Benjamin la dit à la fois "non-sanglante" et "expiatrice" : c'est du mythe et de la faute même qu'elle semble faire expier l'histoire humaine en la délivrant. Paradoxalement, l'actualisation humaine de ce domaine messianique semble désigner un domaine délivré de la violence : celui de "l'entente", permise par un langage délivré de l'instrumentalité, par une pratique de l'échange délivrée du contrat, par une pratique du mensonge sans punition. En aucun cas, cette actualisation terrestre du messianique, qui est le lieu du bonheur selon Benjamin, ne saurait prendre une forme sociale, qu'elle soit religieuse ou politique.


On sait le malentendu qu'a créé Derrida en assimilant à la Solution finale nazie, par un contresens inouï, cette violence messianique, fondamentalement anti-historique et anti-étatique dans l'esprit de Benjamin. On sait aussi l'usage que Giorgio Agamben a fait du concept de "vie nue" emprunté à Benjamin, dans son livre Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue. Tout en élaborant sa réflexion sur la destructivité de l'Etat-nation moderne, à l'aide de "l'état d'exception" emprunté à Carl Schmitt - le pouvoir fonde la loi souveraine en s'en exceptant, capturant la vie humaine dans son ban - et du pouvoir "biopolitique" que Foucault voyait s'inaugurer dans les Etats-nations modernes, Agamben prenait aussi dans ce texte le relais d'une "enquête" préconisée par Benjamin dans sa Critique de la violence : celle qui porterait sur les raisons de la sacralisation de la "vie" dans les sociétés modernes, suspectées de produire un artefact de religiosité à une époque où l'homme a perdu la foi. Or la réflexion d'Agamben, en prenant ce relais pour suspecter à son tour la notion de "droits de l'homme" - à la suite cette fois de Arendt - produit aussi une nouvelle théorie du sacré, qu'il retire au religieux pour l'inscrire dans le biopolitique. Or ce registre est fondamentalement associé à la violence génocidaire. Je voudrais donc à présent évoquer les effets de ce renversement de perspective, qui se formule chez Agamben à l'égard des théories anthropologiques - il révoque le schème de l'ambivalence de l'objet sacré qu'on retrouve chez Mauss, Bataille et Caillois, mais ne dit rien de Girard - au regard de la notion même de violence sacrificielle.


Comme toujours, le propos d'Agamben relève non de l'analyse historique, mais de l'archéologie politique et de la logique structurale. Le "sacré" est placé par lui à l'origine même du politique, au nom d'une figure du droit romain archaïque, homo sacer, homme impunément tuable mais non sacrifiable, qui incarne la "vie nue" des humains devenue l'objet du pouvoir souverain. Sous la forme paradoxale d'une inclusion exclusive, la créature humaine est prise dans une structure d'exception qui la constitue comme homo sacer, la vie étant le référent même de la décision souveraine (p 92), . la prestation originaire de la souveraineté étant la production de vie nue. L'exclusion de l'homo sacer délimite le premier espace politique distinct de la sphère religieuse et profane, exclus qu'il est du droit humain autant que divin. Cette figure originaire permet selon lui de penser le sort des déportés des camps nazis, jusqu'en leur figure extrême, celle du "musulman" - qui lui fait produire sa théorie du témoignage dans Ce qui reste d'Auschwitz. Mais nous sommes tous, dit-il, des homines sacri potentiels, de par la structuration étatique du monde où nous vivons, à laquelle aucun interstice, ni aucune instance supraétatique ne permettent d'échapper : la seule échappée reste du domaine de l'éthique, celui de la "vie heureuse", à soustraire à la vie politique ainsi conçue, dégagée des systèmes moraux et dispositifs juridiques constitués. Cette perspective éthique, messianique elle aussi, surplombe une analyse politique de type généalogique, sinon essentialiste, qui fait du sacré la forme originaire de l'implication de la vie nue dans l'ordre juridicopolitique marqué par l'état d'exception.


A l'origine, donc, le caractère sacré de la vie - présenté aujourd'hui comme un droit universel - n'est qu'un assujettissement radical de l'humain à un souverain pouvoir de mort. Cette origine s'est actualisée avec une brutalité et une clarté inouïe dans la politique nazie. La violence génocidaire serait ainsi la mise à nu de la vie nue en tant que vie sacrée, décrétée tuable par décision souveraine, devenue décision d'exterminer pour exterminer, sans reste, sans signification, c'est-à-dire sans sacrifice. Quelle place revient, dans cette démonstration, à la notion de sacrifice?


A la fin du chapitre trois, intitulé "Vie sacrée", Agamben reformule rapidement sa thèse en termes de violence - notion peu présente chez lui, alors que la notion juridique de génocide est quasiment absente de son vocabulaire. La vie nue, dit-il, est "l'objet d'une violence qui excède autant la sphère du droit que celle du sacrifice". Il semble bien s'agir là de la violence génocidaire, qui se dit ainsi en excès par rapport à la violence sacrificielle. Mais cette double sortie de la violence, hors du droit et hors du sacrifice, crée, dit-il plus loin, un "seuil d'indifférence" où se résolvent les contradictions apparentes du terme sacré, désigné par le vieux théorème anthropologique du saint/maudit. La vie sacrée est la vie simplement et directement exposée au meurtre. Mais les choses se compliquent car la différence entre vie tuable et vie sacrifiable, elle, ne semble pas intangible,ni peut-être essentielle, la créature tuable pouvant devenir sacrifiable. Chez les Latins, rappelle Agamben, l'adjectif "sacer" pouvait aussi qualifier les porcs susceptibles d'être sacrifiés.
Il existerait donc, d'après cet exemple emprunté à l'antiquité latine, une "zone originaire d'indifférence" où sacer désigne la vie exposée au simple meurtre avant le sacrifice (p 96). Or, en extrapolant là encore, si la vie tuable peut devenir sacrifiable, cela signifie que la violence maximale née de l'état d'exception peut reprendre des formes sacrificielles. Mais de cela, le texte d'Agamben ne dit rien : car il lui faudrait alors quitter le domaine de "l'originaire" pour revenir à l'observation anthropologique, et tenter d'interpréter une nouvelle ritualité historique. Or, le retour du théologique dans l'historico-politique ne s'effectue pas chez lui par l'anthropologie des rites, mais, comme chez Benjamin, par le propos messianique, destructeur des rites et des mythes. Cette zone d'indifférence entre vie tuable et vie sacrifiable n'est pourtant pas sans rappeler, comme un reflet inversé, la zone de "ressemblance" désignée par René Girard entre le rituel et la crise sacrificielle, ni la part meurtrière du "sacrifice" rappelée aux anthropologues par Lucien Scubla. Mais la fragilité du seuil entre rite et crise, et ici entre vie tuable et vie sacrifiable, n'est à chaque fois évoquée que dans le domaine des rites antiques, et ici à propos des seules victimes animales : ce seuil fragile, rappelé à propos d'un usage latin, rituel et lexical, et comme entre parenthèses pour révoquer l'histoire anthopologique du concept de sacré, ne produit que la notion de "zone d'indifférence originaire", qui n'explique rien. Rien n'est donc fait, malgré la nature du texte où cette parenthèse s'inscrit, pour penser ni observer les rituels à l'œuvre dans la violence nazie, ni, plus généralement, le brouillage entre violence rituelle et organisation génocidaire dans la réalité politique contemporaine.


A ma connaissance, une telle tentative n'a eu lieu que dans deux textes, et d'une manière très différente, voire contraire : "L'Empire du sacrifice", de Marc Nichanian, publié dans la revue L'Intranquille en 1992; Critique de la pensée sacrificielle, de Bernard Lempert, paru au Seuil en 2000. L'un, philologue et philosophe, utilise la notion de sacrifice et celle de Catastrophe pour comprendre le changement de registre de la violence, des premiers massacres commis dans l'Empire ottoman au génocide planifié et réalisé par les Jeunes Turcs en 1915. L'autre, psychothérapeute spécialisé dans la protection de l'enfance, applique le modèle sacrificiel à certains aspects de la violence contemporaine, y compris génocidaire, transportant dans le champ politique la notion girardienne de victime émissaire, soumise à une
reformulation critique. Les deux thèses valent pour l'audace d'un déplacement théorique qui se sait transgressif et se veut critique : qu'il soit repoussé ou intégré pour penser la violence génocidaire, le modèle sacrificiel est transposé du religieux au politique. Tous deux, en outre, renoncent à l'idée d'une bonne violence sociale qu'il faudrait opposer à une mauvaise, et dont les anthropologues auraient la clé : Bernard Lempert, dès le début de son livre, critique âprement le maintien funeste de ce cliché dans l'anthropologie actuelle, même la plus attentive aux formes anthropologiques de la violence politique contemporaine. Marc Nichanian, de son côté, fait valoir une nécessaire violence de la pensée appliquée à la Catastrophe, et use d'une autre distinction : entre violence finalisée, porteuse de sens, et violence non finalisée, ou immotivée, porteuse de non-sens; l'une est encore politique, l'autre ne l'est plus.

 

Marc Nichanian. Le sang et le sens. La question du "bénéfice symbolique".

La notion de sacrifice est utilisée par Nichanian dans "L'Empire du sacrifice", pour penser le mode de domination sanglante de l'Empire ottoman vis à vis des minorités, en particulier arménienne, et la mutation génocidaire de cette violence avec l'avènement de l'Etat moderne établi par les nationalistes Jeunes-Turcs. Le propos porte cette fois sur un épisode historique particulier, bien qu'il soit aussi de nature philosophique, fortement inspiré par un texte littéraire, et pris dans une perspective critique, à certains moments polémique: il s'agit de montrer la fausseté des interprétations idéologiques et historiographiques du génocide arménien qui font de celui-ci un crime "intéressé", crapuleux, donc motivé, et rationnel, dont l'enjeu aurait été le simple gain de territoires, tandis que la Shoah aurait été un crime immotivé, de nature finalement métaphysique. L'analyse de Nichanian - qui s'inscrit ici avec cohérence dans la revue L'Intranquille où ce texte a été publié - suppose que tout génocide est un acte de nature métaphysique. Mais il s'agit pour lui, plus précisément, de montrer qu'une telle interprétation erronée du génocide arménien a fait perdre ce qui dans la Catastrophe relève de "l'expérience eschatologique", laquelle correspond, chez la victime, à la "volonté follement meurtrière de réalisation de l'Etat".


Car ici ce n'est pas de "décision souveraine" qu'il est question, mais de "volonté" étatique. Et ce qu'il faut comprendre est non seulement la forme politique, mais la nature et l'objet de la volonté génocidaire en tant que volonté unitaire d'un Etat : cette volonté est-elle arrimée au besoin de sens ou aimantée au non-sens? A -t-elle pour objet autre chose qu'elle-même? En parlant d'une "volonté génocidaire" non finalisée, qui se distinguerait essentiellement du "bénéfice symbolique" propre à la logique sacrificielle, l'auteur distingue entre deux structures gouvernementales. Et c'est dans le passage de l'une à l'autre qu'il saisit la "zone d'indifférence" ou de "ressemblance" dont parlent Agamben et Girard hors de toute dynamique historico-politique. La politique de massacres réguliers du pouvoir impérial ottoman correspond à la forme de l'Empire, tandis que la volonté génocidaire coïncide avec la forme de l'Etat en voie de réalisation. Le premier intègre le multiple sous la forme sacrificielle, le second l'élimine au nom de l'Un. Afin d'approcher le passage de l'un à l'autre, Nichanian commence en citant longuement un écrivain, Hagop Ochagan, qui voulut restituer l'histoire de la "nation" arménienne, de la persécution ottomane à la Déportation, dans une grande trilogie romanesque bibliquement intitulée Mnatsortats, Les Rescapés, ou Ce qui reste, publiée pour une part au Caire en 1933. Ochagan y évoque la tradition turque du sang versé : cette "passion du sang" aurait fait l'objet, pendant trois ou quatre siècles, d'une sorte de "sédimentation psychique" qui ne fut pas essentiellement modifiée par la modernisation de l'Etat. D'après Ochagan, c'est le mélange des deux dynamiques qui mena à la Catastrophe de 1915. Le système politique en vigueur dans l'Empire ottoman déclinant consistait à proportionner la destruction des villages arméniens à l'octroi de distinctions honorifiques décernées à tel pacha arménien de Constantinople (p 61), secrétant une haine croissante qui devint, en 1915, dit Ochagan, un "lien sacré". Mais lors de la Catastrophe, lit-on dans le dernier volume des Rescapés, resté inachevé, "le sang n'a pas été lié à un sens". La mutation est ainsi de nature symbolique autant que politique. Nichanian commente ainsi le propos d'Ochagan, qui vient répondre à l'argument du crime "intéressé" :

"Les Turcs en tant que peuple, en tant que collectivité, n'avaient aucun intérêt à exterminer les Arméniens jusqu'au dernier. Pourquoi? Pour une raison que Hagop Ochagan exprime brutalement, et que je reprendrai tout aussi brutalement : les Arméniens étaient le bétail qu'on engraissait pour le sacrifice. Dans la dernière période, le quart de siècle précédant 1915, ils ont brusquement cessé de les engraisser. Il s'est donc passé quelque chose pour lequel il faut trouver des catégories appropriées, qui ne seront sans doute pas les catégories de l'histoire politique. (...) Mais le lecteur ne doit surtout pas voir dans ce terme de "sacrifice" le sang qui coule continuellement. Bien au contraire, s'il coule trop, le bétail prévu pour le sacrifice n'est plus suffisant. En réalité, le sacrifice ne consiste pas du tout à verser le sang. Il faut y voir un phénomène symbolique, et comprendre en conséquence ce qu'en dit Ochagan. Evidemment, jamais l'histoire politique ne pourra envisager quelque chose comme un "bénéfice symbolique". C'est déjà une catégorie qui dépasse l'entendement politique".

De quelle catégorie de l'entendement relève donc l'analyse du sacrifice et du génocide en leur caractère symbolique? En un passage de son texte d'intérêt majeur pour nous, Nichanian commente ainsi le statut de la notion de "bénéfice symbolique":

"S'il faut parler de "bénéfice", le génocide ne présentait donc aucun intérêt, et n'apportait aucun bénéfice, ne nature territoriale, ni pour les Turcs, ni pour le pouvoir. A l'inverse, il représentait une perte sèche de capital, au sens de bénéfice symbolique. Parviendra-t-on à faire comprendre cela à nos historiens du génocide?


Ne pourrait-on pas cependant imaginer autre chose, un bénéfice symbolique infini obtenu en une seule fois, une fois pour toutes, pour remplacer la prise de bénéfice continue que suppose tout système sacrificiel, et comprendre la Catastrophe de cette façon. (...) Aucune théorie, aucune conceptualisation du sacrifice ne permet d'effectuer ce changement de registre. (...) Non seulement, donc, il ne saurait y avoir de bénéfice "territorial" à l'intérieur des frontières d'un Empire par le meurtre des sujets, mais il ne saurait y avoir non plus de bénéfice symbolique au sens sacrificiel, quand le pouvoir détruit de ses propres mains l'ensemble du système sur lequel il est fondé. Il ne reste plus qu'à envisager la possibilité d'un bénéfice symbolique dans un sens non sacrificiel". (p 82-83).

Ainsi le génocide semble se retirer à toute production symbolique, à moins que cette production symbolique inédite ne reste à comprendre en son caractère non sacrificiel. Le "bénéfice symbolique" est défini par l'auteur comme une transformation capable d'agréger une communauté : celle du sang en "autre chose" que le sang, "matière mystérieuse qui coagule, qui agrège la collectivité primitive". Si en effet "tout système sacrificiel" repose sur un tel bénéfice symbolique, la question est celle de l'existence d'un bénéfice symbolique non sacrificiel dans le cas du génocide. Ce qui suppose que la destruction ait un sens du point de vue de la volonté génocidaire elle-même. Or ni les théories anthropologiques, ni l'historiographie des génocides, ni les théories de la violence politique ne permettent de saisir ce sens travaillant le non-sens de l'anéantissement, sinon sur le mode du contresens interprétatif : l'interprétation "territorialiste" du génocide arménien inverse les donnes, car si le gain territorial et matériel ne fut pas absent de l'opération, il n'était pas au centre de la volonté de l'Etat turc en formation. Qu'y aurait-il donc au "centre" de cette volonté, sinon sa propre violence? Peut-on parler ainsi de l'Etat comme d'un sujet sans autre objet que lui-même? Si Nicole Loraux parlait d'"autarcie" à propos de la stasis grecque comme "principe", n'est-il pas plus opportun encore d'en parler à propos de la violence génocidaire?

 

Empire ottoman et Etat turc : du pouvoir sacrificiel à l'autopouvoir génocidaire.

Répondre à la question du bénéfice symbolique suppose de se pencher de plus près sur la dynamique génocidaire en son sous-bassement idéologico-politique, c'est-à-dire, ici, sur la réalisation d'une "nation" turque homogène par l'Etat moderne, alors que l'Empire était par définition hétérogène. Rappelant la formule du nationalisme turc, "le pouvoir dans les limites d'un peuple", Nichanian pointe un moment contradictoire dans l'histoire de sa réalisation : celui où se prépare l'élimination totale du peuple arménien, jusque là soumis, alors que les éléments du pouvoir sacrificiel impérial sont encore présents, l'Etat-nation n'étant pas réalisé. La volonté nationaliste, dont la matrice est l'Etat, ne veut le pouvoir que pour un seul peuple, au nom duquel cette volonté s'explique. Les Ittihadistes poursuivirent ainsi, dans les années précédant le génocide, une politique de turquification - dont les Arabes firent aussi les frais - sans renoncer à l'idée d'Empire, montrant une "volonté étrange de proroger le pouvoir sacrificiel, la domination de ce pouvoir ne s'exerçant sur rien d'autre que sur lui-même".


Cette fluctuation, dont le symptôme idéologique fut le pantouranisme, rival et complémentaire du nationalisme turc, explique aussi que l'établissement de la Constitution en 1908, puis une brève période réformatrice, aient précédé le grand massacre de 1909 - que Zabel Essayan disait "constitutionnel". Mais la logique de l'Etat-nation, en se réalisant, devait en finir avec cette fluctuation : au pouvoir dominant allait se substituer un "autopouvoir" débarrassé même des victimes sacrificielles, et finalement aussi de la notion de peuple. Selon cette analyse, donc, l'Etat turc en finit avec son origine sacrificielle pour actualiser son essence génocidaire, l'Etat national unitaire ne pouvant s'accomplir que dans l'Etat moderne réalisé. L'essence de la volonté génocidaire ne serait rien d'autre que la volonté d'autoréalisation d'un Etat unitaire et sans reste. Pour les Jeunes Turcs, le génocide arménien fut le moyen de cette réalisation : pour faire coïncider pouvoir et peuple, il fallait non gagner des territoires, mais exterminer tous les Arméniens sans distinction.


Reste la difficulté de penser la mutation du pouvoir sacrificiel en autopouvoir, l'un étant l'origine, l'autre l'essence de l'Etat moderne (p 92). Le devenir historique d'une structure politique - l'Etat-nation parvenant à sa réalisation - est crédité d'un changement d'essence dans l'ordre de la violence originairement sacrificielle, et finalement génocidaire. Ce changement suppose que toute identification possible des sujets soit effacée hors l'Etat, y compris l'appartenance à un peuple, qui relève encore du sacrificiel. Cette mutation explique le caractère intégral de la violence génocidaire. Nichanian dit repérer là un "principe moderne" : la "suppression de toute sacrificialité" dans la réalisation de l'unité étatique sans reste, "pure domination dans l'autopouvoir". Cest par ce "principe" qu'il répond à la question du bénéfice symbolique laissée plus haut en suspens : la volonté génocidaire, au-delà de la suppression d'un peuple, vise à supprimer le système sacrificiel lui-même - donc ici l'Empire ottoman. Le bénéfice symbolique tiré du sacrifice par le peuple dominant ne pouvait déjà être constaté de visu; mais Zabel Essayan, en 1911, pouvait encore en témoigner. Lorsque se déchaîne la violence intégrale, les peuples soumis disparaissent et ne peuvent dire ce qui fut subi, car cette violence supprime toute possible élaboration de sens concernant ce crime. Selon cette interprétation, la réponse à la question du bénéfice symbolique, concernant le crime génocidaire, ne peut donc qu'être infiniment suspendue. Reste à comprendre, dit Nichanian, la Catastrophe en tant qu'épreuve interne - compréhension qui se joue, selon lui, dans certains textes de littérature. Le saut du sacrificiel au génocidaire a alors un équivalent littéraire: d'une "violence de style" propre aux oeuvres du passé, on passe à une "violence de thème" impropre à intégrer la Catastrophe dans la forme. Cet égarement du style est l'effet d'une perte de sens. Faire réapparaître du sens du fond du non-sens génocidaire, tel est le lot de la victime, et de son héritier, appelés à se mesurer sans cesse à la Catastrophe pour que l'engloutissement dans le non-sens n'ait pas lieu. Mais cet effort est une guerre : la poursuite de la volonté génocidaire est l'éternisation du mutisme infligé aux victimes, mutisme qui signale la destruction génocidaire du sens sacrificiel lui-même.

 

Eloge de la substitution symbolique. Bernard Lempert

La Critique de la pensée sacrificielle de Bernard Lempert repose sur un point qui, en partie tiré de René Girard, pourrait tenir lieu d'objection à la démonstration qui précède : le système sacrificiel suppose déjà le silence de la victime. Il suppose aussi le silence des acteurs-spectateurs du rite. C'est ce que Girard appelait la violence unanime. Cette dimension devient essentielle dans le livre de Lempert, qui analyse le dispositif sacrificiel comme instrument de domination politique pleinement actuel, produisant non seulement une victime silencieuse, mais des spectateurs consentants ou passifs. C'est alors à l'échelle de l'Etat moderne, mais aussi de la "communauté internationale", sous la forme du meurtre consenti, que le dispositif sacrificiel retrouve sa pertinence dans le champ politique contemporain. Lempert entreprend en effet de penser l'implication des processus sacrificiels dans les violences politiques du temps présent, contre les interdits anthropologiques et après la théorie du sacré de Girard. Le sacrifice trouve donc une définition plus large, propice à son usage dans le domaine politique : il est, dit l'auteur, un "meurtre justifié par de la théorie", la mise en pratique d'une idéologie dominante.


Le livre énonce en outre deux attendus méthodologiques : d'une part, il est possible, et même nécessaire, de comparer l'ancien et le moderne, si l'on veut comprendre la violence politique actuelle; d'autre part, l'analyse des rites sanglants se confond ici avec le désir d'en interrompre la pratique - à l'envers de Girard qui préconisait leur reconduction. Cette critique du sacrifice, qui se présente ainsi comme une critique politique, s'affilie cependant explicitement à une tradition religieuse, qui commença par la "révolution culturelle" que fut la substitution symbolique : Lempert rappelle le caractère fondateur du non-sacrifice d'Isaac par Abraham, à l'origine des trois monothéismes, et cite Saint-Augustin, qui, dans La Cité de Dieu, présentait les "sacrifices visibles" (les animaux immolés) comme les "signes" de sacrifices "invisibles", le vrai sacrifice étant la Charité. Les signes visibles, précisait encore Saint-Augustin, sont au vrai sacrifice ce que les mots sont aux choses. L'ordre symbolique est donc clairement institué comme celui où doit dorénavant se réaliser le sacrifice lui-même. Si la symbolique chrétienne de la croix réinscrit dans l'histoire et le dogme un sacrifice encore sanglant, le rite de la Communion, lui, intériorise l'opération sacrificielle qu'il rend non sanglante. Le travail de la critique, selon Lempert, poursuit dans le domaine profane cette substitution symbolique par deux opérations : d'abord, faire apparaître la subjectivité de la victime et lui redonner la parole, produisant le scandale du consensus brisé : car "ce qui effraie tout particulièrement les sacrificateurs, c'est le dévoilement du non-consentement de leur victime", censée faire l'offrande de son identité; ensuite, analyser le travail symbolique qui conduit au passage à l'acte sacrificiel, ce qui suppose de préciser la nouvelle relation qui se joue entre le meurtre, l'idéologie et le mythe.


Avec la décomposition de la scène rituelle, dit l'auteur, le mythe se dégage de sa gangue cléricale qui en faisait un dogme unificateur de sens, et par là un instrument politique. Mais de nouveaux rituels se mettent en place, qui visent non à affirmer un principe métaphysique, mais à asseoir un pouvoir. Le nouveau sacrifice alors ne consiste pas dans la représentation d'un mythe d'origine, mais dans la destruction de sa complexité. Le mythe, ainsi simplifié, peut prétendre être la cause de l'histoire. Cette destruction est le propre du langage idéologique, qui prépare le passage à l'acte dans la métaphore fantasmatique : celle-ci fait écarter la médiation symbolique pour exercer une toute-puissance sur des corps. Car la logique de la métaphore, poussée à sa limite, cesse d'être une métaphore. L'idéologie moderne réactualise là un vieux phénomène, qui déterminait précisément l'effectivité rituelle : dans les rites aztèques analysés par Christian Duvergier, les offrandes au dieu de la pluie consistaient à faire pleurer les enfants en leur arrachant les ongles, littéralisant atrocement l'analogie de la pluie et des larmes par une violence réelle exercée sur des corps à la fois idéalisés, parés, et dépersonnalisés, réifiés, détruits. Les sociétés contemporaines, elles, font l'économie de l'idéalisation et de la glorification de la victime sacrifiée : les mots de la négation préparent sa destruction directe, et les rites de persécution se transforment en méthode d'extermination. Mais la destruction des corps commence toujours par la déréalisation dans le discours. Ici, le langage idéologique devient sciemment un instrument de torture, le corps mort étant le résidu de son discours magique.


Or le corps de la victime, abordé à travers le paradigme de la vie nue chez Agamben, était en revanche l'angle mort de la théorie de Girard, comme l'était, plus encore, l'éventuelle insurrection de la victime, dont il avait dit le silence aussi nécessaire au rite que celui des prêtres, garants de la méconnaissance du rituel et du semi-oubli de l'origine. C'est précisément cette amoralité, chez Girard, qui faisait l'audace et l'efficace de son livre. Mais là où Girard analysait un système, en ne pénétrant qu'à-demi ses officines, Lempert visite les coulisses d'un théâtre et fait resurgir des sujets : la victime peut rompre son silence pour protester contre l'action des "sacrificateurs", action que la critique a pour tâche de décomposer dans une critique de la pensée sacrificielle.

 

Avatars de la victime émissaire : le nouveau sacrifice unanime.

Bernard Lempert intitule un de ses chapitres "Où l'on retrouve le bouc émissaire". Il y distingue trois temps - trois opérations transférentielles - dans la transformation historique du bouc émissaire : 1. Le transfert du mal interprété comme maladie : il faut se débarrasser d'une pathologie en chassant ou tuant tel ou tel animal ou homme. 2. Le transfert de la faute : il faut expulser celui qui jouera le rôle de fautif, cette théâtralisation permettant d'éviter de tuer. 3. Le transfert de la culpabilité dans la collectivité : dans cette version moderne du bouc émissaire, qui rend un peuple coupable de vivre, le transfert sombre dans l'inconscience de la projection. La mise à mort est à nouveau nécessaire, la violence se déchaîne à nouveau contre un peuple diabolisé par un groupe meurtrier qui a le rapport de forces pour lui. Advient alors un nouveau phénomène : la faute collective imputée conduit à la culpabilité réelle de tous les membres du groupe meurtrier. L'inversion de la faute, les procédés de diabolisation et d'animalisation, les fantasmes de contagion, d'infiltration, de contamination et de purification, font l'objet de cristallisations politiques, dont l'auteur voit les effets se répéter, des massacres vendéens aux exécutions publiques de Kaboul en passant par le Cambodge de Pol Pot, l'ex-Yougoslavie, l'Angola et le Rwanda.


Le massacre nécessite un signal, un appel aux transgressions de la loi, mais aussi un signe de reconnaissance en direction d'un passé commun. Lempert donne en exemple la chasse en l'homme anti-zaïroise déclenchée par le pouvoir angolais en janvier 1993, à la date anniversaire de la fondation de la ville de Luanda par les Portugais à la fin du XVe siècle. Le signal de la fête, qui renvoie à une origine fondatrice, devient celui du massacre. "Ainsi fait retour, dit Lempert, la plus antique des persécutions, celle qui voir le jour au moment de la crise sacrificielle" (p 137). Mais la marque de la modernité du massacre, c'est que l'origine fêtée n'est pas celle du mythe, mais de l'histoire coloniale, commémorée et refoulée dans l'actuel hallali. Les fantômes du colonialisme sont ainsi criminellement détournés - ce qu'on voit se répéter depuis trois ans en Côte d'Ivoire avec les chasses aux "Burkinabé". Le modèle sacrificiel pourrait s'appliquer plus encore au supplice et au meurtre rituels des militaires noirs par les tortionnaires du régime de Taya en Mauritanie, lors des grandes purges qui suivirent les déportations raciales de 1989: le nombre des pendus (28) rappelait la date anniversaire de l'Etat indépendant (28 novembre 1960), transformant désormais la fête nationale en commémoration funèbre interdite de rite.


Comme on le voit, l'usage extensif du modèle sacrificiel que fait Bernard Lempert permet de rendre compte du passage entre rites de persécution anciens et modernes. Il ne permet pas de penser le saut entre persécution et extermination, ni la logique anéantissante, que Nichanian interprétait en termes de volonté étatique unitaire. Mais ce modèle est réinvesti par lui à une autre échelle, cette fois planétaire, dans l'analyse des conditions de possibilité du génocide : la machine diplomatico-médiatique mondiale fait retrouver la "logique amère du sacrifice", avec la spectacularisation du massacre (p 10), qui empêche le tiers spectateur de devenir témoin, et la non-intervention politique décidée par la "communauté internationale", dont les excuses tardives font partie du système : celui d'une "disjonction des discours" rendant possible le crime. Ce dernier usage du modèle sacrificiel, pour être convaincant, se fait au prix de sa distension quasi métaphorique. Lempert illustre ainsi le parti-pris sur lequel repose toute sa "critique de la pensée sacrificielle" : le "choix du symbolique" contre le rituel.


Mais là encore, il faudrait reposer la question du "bénéfice symbolique". Quel bénéfice, en termes de domination même, la France et les USA ont-ils tiré du génocide rwandais en 1994, qu'ils ont laissé se dérouler en toute connaissance de cause en 1994? Les tergiversations convenues de cette élite des nations qu'est le Conseil de sécurité de l'ONU relèveraient-elles d'un rite sacrificiel transporté dans la forme polissée d'un discours contradictoire, relayé par des actes la plupart du temps limités aux interventions humanitaires? Quel rôle joueraient alors les instances juridiques supranationales, TPI et CPI, nées de ces discours et de ces décisions? Feraient-elles partie de la machine sacrificielle ainsi conçue, à titre de système de compensation? Ne s'agit-il que de dérouler, après le grand massacre, le grand spectacle d'une unanimité recomposée - qui imposerait de sacrifier cette fois les criminels? N'y aurait-il là qu'une nouvelle forme de disjonction des discours et de sacrifice consenti?

Je poserai pour finir une autre question encore, qui porte sur l'autre versant des discours possibles. Si la tragédie, qui inspira à Girard sa théorie du sacré, rendit compte de la crise sacrificielle par son savoir de la violence, son jeu sur le mythe et son mépris du rite, quel serait le discours capable de rendre compte de la catastrophe génocidaire? Le témoignage du génocide est-il à notre société ce que la tragédie fut à la cité grecque? Que sait le témoin de la volonté génocidaire et de la volonté étatique? Beaucoup sans doute, ou peut-être l'essentiel, si l'on considère la gêne qu'il représente pour le négateur. Puisque la victime d'un génocide a tendance à vouloir faire parler le reste qu'elle sait être, il faut sacrifier en elle le témoin : le négationnisme, c'est le retour du sacrificiel dans les discours d'après le génocide. Mais ce retour a-t-il lieu différemment parmi les témoins? Le témoignage vise-t-il, lui, un "bénéfice symbolique" quelconque? Et son effort pour penser le génocide, qui est destruction du peuple sacrifié et du sacrifice, est-il, à son tour, de nature sacrificielle? La pulsion testimoniale et le devenir littéraire du témoignage invitent à penser l'existence effective d'un bénéfice symbolique dans l'acte de témoigner et d'écrire. Mais la forme littéraire ne serait-elle pas ici, au contraire de tout sacrifice, chargée de produire, par ses propres jeux mimétiques et rituels symboliques, un sens non sacrificiel? Que peut la littérature contre la ritualisation du non-sens, là où aucune catharsis ne saurait avoir lieu?

(texte sans son appareil de notes, nous vous renvoyons à la version imprimée)