Nous partirons d'un programme, énoncé pour
moi-même, en avant-propos du colloque sur l'Histoire
trouée, le Témoignage et la Négation.
1) En février 1917, Zabel Essayan publie le premier témoignage
qui nous soit parvenu de l'enfer de la Déportation
des Arméniens, leur Déportation finale, celle dont
ils ne sont jamais revenus. Elle retranscrit les paroles d'un
rescapé et les fait précéder d'une courte
préface où elle annonce que - la littérature,
c'est fini! Même si elle écrira encore beaucoup
de littérature après cela. En 1931, Hagop Oshagan,
alors à Chypre, en pleine rédaction du roman Mnatsortats (traduisons
ce titre, pour le moment, par Les Rescapés),
où il voulait “approcher de la Catastrophe”,
déclare dans un entretien qu'il ne sait pas s'il pourra écrire
la dernière partie, celle qui devait traiter de la
Déportation, parce que... Et là, il faut le dire à sa
place, il faut traduire ce qu'il dit : parce qu'il n'a pas sous
la main les archives nécessaires et qu'il est donc obligé de
se limiter au roman. Le roman ne serait qu'un pis-aller, le pis-aller
de l'histoire peut-être. La Catastrophe exigerait en tout
cas autre chose que de la littérature. Voilà donc
prononcé un arrêt de mort de la littérature.
C'est le témoignage qui prime. Mais est-ce vraiment
cela? Ces écrivains, les plus grands du siècle
parmi les Arméniens, se font les secrétaires
de l'archive ou expérimentent l'arrêt de mort, sous
le coup de la structure particulière de l'événement,
qui en fait transforme le témoignage en
discours de preuve. Il y a ici, à différents niveaux,
une puissance de l'archive, activée par l'événement
catastrophique; mais aussi, et du même coup, une puissance
de l'archive qui rend possible ce que nous appellerons donc
désormais la volonté génocidaire
en tant que telle. C'est cette puissance de l'archive que
je veux tirer au clair.
2) En 1991, lors d'un colloque qui se tenait à UCLA et
dont les Actes ont été publiés depuis sous
le titre de Probing the Limits of Representation, Carlo
Ginzburg monte une attaque en règle (sous l'impulsion
de S. Friedländer) contre Hayden White, dans un article
qui porte le titre de “Just one Witness”. Affaire
de témoignage, bien sûr. Mais sur le témoignage
lui-même, rien de nouveau à signaler, du côté des
historiens. Le problème est le suivant : emporté par
sa critique “relativiste” du discours historique
ou historiographique et son insistance sur la rhétoricité généralisée
du discours, H. White en était venu à faire
dépendre, semble-t-il, la “réalité” de
l'événement de la puissance des interprétations
qui en traitent. En somme, la vérité ou la réalité de
l'événement devenait purement et simplement
une question de pouvoir ou, disons, de représentation
dominante. La question est donc : jusqu'où peut-on pousser
un tel argument? Dans sa très violente réaction,
Ginzburg en arrive à citer, in fine, Renato
Serra et sa mise en question de la relation entre le
fait et le document (“Every testimony is only a testimony
of itself”). Et pourtant, “reality... exists”.
C'est une prise de position farouchement anti-relativiste.
Elle ne vaut pourtant que ce que vaut son repoussoir. Ginzburg
est d'ailleurs capable de citer Lyotard (“With Auschwitz,
something new has happened in history, which is that the facts,
the testimonies..., the documents,... all this has been destroyed
as much as possible...”) et, malgré tout, de douter
de ce qu'il cite. Jusqu'à démontrer que toute position “relativiste” est
fasciste en son essence.
Le vrai problème est que H. White se défend
mal contre cette attaque montée contre lui par un
tribunal ad hoc d'historiens. Il faut donc tout recommencer
en mettant de côté cette notion de relativisme.
Comme le fait se constitute-t-il pour vous en tant que fait?
Qui pose le fait? Qui est le gardien du fait? L'histoire et l'historien?
Le droit et le juge? (On sait à quel point cette question
a empoisonné les débats lors de l'affaire Veinstein
en France, en 1999). Histoire, droit; à chaque fois, c'est
une question d'archive. Derrida a développé cette
question en plusieurs endroits (mais en particulier dans Mal
d'Archive) en explorant les ressources de
l'archive. Je veux voir comment il mène exactement cette
exploration. En attente, une citation, où il
est question du discours de Freud sur l'archive et de ses deux
formes contradictoires, d'une contradiction qui “conditionne
la formation même du concept d'archive et du concept en
général - là où ils portent la contradiction”:
Si Freud a souffert du mal d'archive,
si son cas relève du trouble de l'archive, il n'est pas
pour rien, simultanément, dans le mal ou le
trouble de l'archive que nous vivons aujourd'hui, qu'il s'agisse
de ses symptômes les plus légers ou des grandes
tragédies holocaustiques de notre histoire comme de notre
historiographie moderne: de tous les révisionnismes détestables
comme des plus légitimes, nécessaires et courageuses
ré-écritures de l'histoire.
3) Agamben utilise le concept d'archive à d'autres fins
(cela se passe dans son livre Ce qui reste d'Auschwitz).
Son idée est de refonder une philosophie du sujet
qui prenne en compte la plus extrême déréliction
de l'homme dans l'expérience (est-ce une expérience?)
du “Muselmann” dans les camps nazis.
Son livre se conclut par une réfutation de l'archive,
sous le nom du “paradoxe de Levi”. En effet, c'est
de Primo Levi qu'il tient que le Muselmann est le témoin
intégral, témoin qui, pourtant et justement, ne
saurait témoigner de lui-même. De ce paradoxe, Agamben
dit puissamment qu'il contient “l'unique réfutation
possible de tous les arguments négationnistes” (p. 216).
Il procède donc en premier lieu à une récusation
en règle de toute idée du témoignage comme
réfutation par constitution d'archive.
Ceci semble répondre à une certitude de nature
différente : c'est la notion même de fait (et donc
de vérité? et donc de réalité?) qui
est littéralement détruite dans les camps,
au coeur de la mise en oeuvre de la violence génocidaire
(mais alors, continuera-t-on à l'appeler
génocidaire?). Comment va-t-on rendre compte
de la destruction du fait en tant que telle? Et donc de la factualité du
fait? Car c'est elle qui est en jeu; et, avec elle, l'humanité de
l'homme. Nous sommes appelés à penser la destruction
du fait comme destruction de l'archive, elle-même
rendue possible par le règne de l'archive. Comment
l'historien pourrait-il rendre compte de ce fait qu'est
la destruction du fait? Comment pourrait-il rendre compte
de la destruction de l'archive comme événement?
(Un événement dont la condition de possibilité est
donc offerte par cela même qui, dans le même temps,
s'offre à la destruction.) Ainsi François Lyotard:
"Appartient-il à l'historien de prendre en compte
non le dommage seulement, mais le tort? Non la réalité,
mais la méta-réalité qu'est la destruction
de la réalité? Non le témoignage, mais
ce qui reste du témoignage quand il est détruit...
Non le litige, mais le différend? Evidemment,
oui, s'il est vrai qu'il n'y aurait pas d'histoire sans différend...
Mais il faut alors que l'historien rompe avec le monopole consenti au
régime cognitif des phrases sur l'histoire, et s'aventure à prêter
l'oreille à ce qui n'est pas présentable dans les
règles de la connaissance."
Par quels biais s'effectue la réfutation
de la non-réalité? Quelle est la relation entre
le témoignage et l'archive? Que fait-on par exemple
quand on exhibe des témoignages oraux en vue de réfuter
la non-réalité et de reconstituer une histoire “véridique”?
Toujours, c'est la réfutation par l'archive. Toujours,
l'archive impose sa puissance, transforme le témoignage à ses
propres fins. Ne faut-il pas en conséquence thématiser
le destin et le statut du témoignage, le rôle et
la puissance de l'archive, enfin cette “méta-réalité qu'est
la destruction de la réalité”, avant tout
autre chose? Nous voulions aller à la rencontre de l'archive.
Mais peut-on aller à l'encontre de l'archive?
Avec ces questions, c'est un programme qui se dessine. Il vaut
ce que valent tous les programmes. Non que je ne pense
pas le mener à bien. Mais la première partie
de son exécution a pris un tour inattendu. J'y parle
de la honte, comme d'une sorte de préliminaire à tout
examen des problèmes posés par l'archive et le
témoignage et donc avant toute réfutation. C'est
ce texte, abrégé en plusieurs endroits,
que je présente ici. Changement de registre. Il ne s'agit
plus d'un programme.
Aujourd'hui, je vais parler de la honte, de ma honte. Aussi longtemps
que je me souvienne de moi-même, en effet, j'ai
eu honte. Ce sera donc une confession. Si j'ai décidé de
commencer par là, c'est sans doute parce que la
confession de la honte a en elle-même quelque chose d'irréfutable.
Vous pouvez réfuter mes arguments. Vous pouvez
mettre en doute n'importe quelle expression de mes “sentiments”.
La honte, la mienne, dans le moment où je vous la confesse,
vous ne pouvez ni la réfuter, ni la mettre en doute.
C'est tout de même un étrange sentiment et un étrange
argument que la honte. C'est d'abord, précisément,
ce qu'on ne devrait pas pouvoir confesser. Effectivement,
je ne l'avais jamais fait auparavant. Jamais, ni en public,
ni en privé, je n'avais parlé de la honte que
j'ai toujours ressentie en mon for intérieur, comme
on dit si archaïquement. Je n'en avais même pas
parlé à moi-même. C'est la première
fois que je le fais, aujourd'hui, devant vous. De quoi est-ce
que j'ai toujours eu honte? Je vais le dire dans un instant.
Je vais le dire avec quelques précautions, car je ne
suis pas sûr que la honte ait un quelconque objet, une “raison”,
une cause. On peut essayer de dire de quoi l'on a honte; mais
la honte elle-même, comment peut-on la dire, la communiquer
verbalement? Elle peut venir à la surface
sous la forme d'une rougeur, d'une terreur. Elle peut m'envahir,
s'emparer de moi, ne plus me quitter. Elle peut faire en sorte
que je veuille me terrer sous terre. Elle peut me retourner
comme un gant dans le moment où je suis exposé à vous
sans parole. Si j'ai honte de quelque chose, c'est toujours
et quand même de moi-même que j'ai honte, même
si c'est de vous que je devrais avoir honte. Si j'ai honte
de ce que d'autres sont, font, ont fait, c'est comme si je
l'étais moi-même, comme si je le faisais ou l'avais
fait moi-même. Je ne peux pas m'en détacher. La
honte me lie à eux. Devrais-je dire qu'elle me lie “aux
miens”, marquant alors une étrange collectivité,
une identification à rebours? Je n'en sais rien, je
ne savais même pas qu'ils étaient “miens” avant
la honte. Non, c'est moi, c'est toujours de moi et pour moi
que j'ai honte. Je suis un gant retourné, je n'ai pas
de dedans. Je suis “eux”, tous ceux qui me font
honte, par qui la honte fond sur moi.
Il n'y a pas de témoignage de la honte. C'est même
sans doute la seule chose dont il ne saurait y avoir de témoignage.
La honte est à elle-même son propre témoignage.
De même qu'il n'y a pas de honte de la honte. On peut avoir
honte d'être beau, d'être moche, on peut avoir honte
de ses parents, on peut avoir honte d'avoir commis tel innocent
méfait pour survivre. On peut avoir honte, de manière
abyssale et absolument indicible, d'avoir été touché au
centre même de sa propre identité (et ceux qui torturent
ou qui violent en temps génocidaire savent bien que la
honte est totalement destructrice). Oui, on peut avoir honte
de tout cela. Mais on ne saurait, me semble-t-il, avoir honte
d'avoir (ou d'avoir eu) honte. Pourquoi cette absence radicale
de réflexivité de la honte, comme d'ailleurs du
témoignage? Evidemment parce que le témoignage,
c'est la honte. C'est la honte même. Ce qui nous fait deux
propositions. La première était: La honte est à elle-même
son propre témoignage. La seconde est celle-ci: Le témoignage,
c'est la honte. Je ne les comprends pas bien, ces deux propositions,
je ne les ai jamais bien comprises. Mais si elles sont vraies,
alors tous les discours sur le témoignage qui ne savent
rien et qui ne disent rien de la honte, qui ne sont pas mûs
par la honte, ne sont que des bavardages.
Mais… est-ce si évident que cela, que le témoignage
soit la honte même? Après tout, on ne voit pas bien
pourquoi celui qui témoigne devant un tribunal devrait
ressentir de la honte. On ne voit pas non plus pourquoi le témoignage
chrétien (puisque c'est toujours à lui, je
ne sais pas pourquoi, que l'on fait aboutir le témoignage
en vue d'une mémoire, qui n'est après tout
que le témoignage consensuel, le témoignage rendu
possible par la vérité comme consensus)
serait lié à la honte. L'évidence dont
je parle n'est donc pas la chose du monde la mieux partagée.
Pourquoi? Serait-ce parce que c'est l'expérience intime
du survivant? On sait que c'est par l'expérience du survivant
qu'Agamben commence son grand développement
qui aboutit à la proposition que je résume ainsi: “Le
sujet, c'est le témoin, celui qui témoigne de l'impossibilité de
témoigner”. On peut faire encore plus
court. Le sujet, c'est le sujet de la honte. C'est le théorème
d'Agamben. Mais en réalité, l'analyse qui aboutit à cette
proposition ne démarre pas avec la honte du survivant,
celle d'avoir survécu. Non, elle démarre avec
cette scène terrible qu'Agamben lit chez Robert Antelme,
celle où Antelme raconte comment, pendant la
marche absurde des prisonniers face à l'avance des Alliés,
un SS appelle soudain un jeune étudiant italien;
celui-ci regarde autour de lui, comprend que c'est bien
de lui qu'il s'agit et… il rougit, il devient pourpre.
Robert Antelme ne dit pas qu'il rougit de honte. Pourtant, c'est
ainsi que le comprend Agamben. A ce moment précis,
au moment de sa mort annoncée, l'étudiant rougit
de honte. Pourquoi est-ce de la honte, cette rougeur, au moment
où il n'y a plus aucune échappatoire? Agamben
dit: “En tout cas, l'étudiant n'a pas honte d'avoir
survécu; c'est au contraire la honte qui lui survit.” Ainsi,
il ferme la voie à toutes les complaisances sur le sentiment
de culpabilité du survivant. C'est un texte terriblement
polémique. Et Agamben répète la question:
Pourquoi l'étudiant devrait-il avoir honte? Il ne sait
pas répondre, sauf ceci :
"C'est comme si cette rougeur des
joues trahissait, l'espace d'un instant, l'affleurement d'une
limite, l'atteinte dans le vivant de quelque chose comme
un nouveau matériau éthique. Bien sûr,
ce n'est pas une question de fait, dont on aurait pu témoigner
d'une autre façon, par exemple avec des mots. En tout
cas, cette rougeur est comme une apostrophe muette, qui traverse
le temps pour nous atteindre et pour témoigner de
lui. "
C'est la honte qui survit. C'est la honte qui témoigne.
On a ici les deux propositions ramassées dans cette discrète
et épouvantable rougeur. 1) La honte est à elle-même
son propre témoignage. 2) Le témoignage, c'est
la honte. J'ai honte. C'est un pléonasme, vous le sentez
bien depuis que j'ai commencé à dire que j'ai honte.
Il n'y a de je que de la honte. Etrange structure du je, qui
ne coïncide avec lui-même que dans le moment où il
témoigne de sa non-coïncidence, de son entière
déréliction.
(C'est étrange, oui, dans les milliers et les milliers
de témoignages laissés par les survivants arméniens,
jamais il n'est question de la honte, par exemple de la honte
d'avoir survécu “à la place d'un autre”,
ou bien de la honte d'avoir vendu une fille, une sœur, à seule
fin de survivre. Jamais. Et pourtant, les miens, c'est bien
comme cela qu'ils ont survécu. Or tous les cas de honte
que l'on trouve dans la littérature arménienne
de témoignage, et ils sont bien sûr en nombre infini,
sont toujours liés à des suicides. Celui qui survit
n'exprime jamais sa honte. Il y a là une impossibilité radicale.
Dire la honte, ce serait mourir. Il n'y a pas de survie
avec la honte. Seule la honte survit, dirait Agamben. Et elle
ne peut témoigner de rien, sinon d'elle-même.
Dans les années quatre-vingt, la campagne de
recueil de témoignages auprès de vieilles femmes
arméniennes amenées, pratiquement forcées,
par ceux qui conduisaient les entretiens à avouer
qu'elles avaient été violées pendant la
déportation, cette campagne était tout simplement
criminelle. Et je mesure mes mots.)
C'était donc le théorème agambenien. Dans
sa forme la plus courte : J'ai honte. Il faut donc habiter dans
la honte, il faut y revenir, il faut y séjourner, pour
réussir à dire quelque chose, quoi que ce soit,
du témoignage. Là-dessus, je vais maintenant spécifier
et nous allons changer de registre, à nouveau. J'ai toujours
eu honte, disais-je, aussi loin que je m'en souvienne. J'ai grandi
avec la honte. J'ai eu honte à chaque fois que nous parlions
de nous-mêmes. Car à chaque fois que nous parlions
de nous-mêmes, nous ne parlions pas à nous-mêmes.
A chaque fois, il était fait appel au tiers, à l'Occident, à l'observateur, à ce
que Hagop Oshagan appelle l'“humanité civilisée”.
Et donc j'ai eu honte continuellement. En tant que survivants,
nous n'avons jamais cessé, en effet, de parler de
nous-mêmes, de faire appel au tiers, à l'observateur, à l'humanité civilisée,
nous n'avons jamais cessé de faire appel au regard extérieur.
Dans le moment de cet appel, c'est le témoignage qui me
constituait, il me constituait par la honte que j'en éprouvais,
par mon appartenance à ce “nous” que je viens
de prononcer, sous le regard de l'autre civilisé, par
ce regard même. Toute ma vie donc, je n'ai donc pas cessé d'avoir
honte. Etait-ce que parce que nous exposions notre blessure en
public? Etait-ce une question de pudeur? Mais pourquoi un “nous” à ce
moment-là, et quelle blessure après tout? Mais
non. C'était parce que nous ne parlions pas à nous-mêmes.
Encore et toujours, nous voulions faire preuve. J'ai donc eu
honte à chaque fois que le témoignage
a été affiché, présenté, complaisamment
offert comme preuve. A chaque fois, nous étions, nous
devions être autant de preuves vivantes de notre propre
mort. Preuve vivante de sa propre mort, c'est aussi l'étudiant
italien. C'est le moment de la honte. Le témoignage, c'est
la honte.
Le témoignage complaisamment offert comme preuve, ai-je
dit. Mais voyons, y a-t-il un moment où le témoignage
ne s'affiche pas comme preuve? Il y a même des livres qui
s'écrivent aujourd'hui pour valider la valeur probante
du témoignage et pour construire un modèle social,
un modèle de la vie sociale comme communication, et donc
de la vérité comme consensus, à partir duquel
on pourrait, paraît-il, recevoir le témoignage
en tant que preuve. Dans Ce qui reste d'Auschwitz, on
pourra lire ce passage féroce (mais tout le livre,
en fait, est féroce), où Agamben convoque
l'un de ces philosophes de la communication et de la
vérité comme consensus, Otto Appel, pour ne pas
le nommer, et il l'invite à remonter le temps, à répéter
un instant sa philosophie face au Muselmann, celui
qui ne communique plus, qui ne saurait prononcer
aucune parole de témoignage, qui ne saurait témoigner
de lui-même. Et il demande : puisqu'il n'a pas de parole,
puisqu'il ne communique plus, allons-nous donc l'exclure
de l'humain et de la vérité?
"Ce n'est qu'à la seule condition
que le langage ne soit pas d'abord et toujours communication, à la
seule condition qu'il porte témoignage de quelque
chose dont il est impossible de témoigner, qu'un être
parlant peut expérimenter quelque chose
comme une nécessité de parler (p. 81)."
Ou encore: “Le Muselmann est la réfutation
radicale de toute réfutation possible…” (p.82).
Ce qui veut dire que ce n'est certainement pas au témoignage
de réfuter, de faire office de preuve. La seule chose
qui, à la rigueur, à la limite, puisse faire office
de preuve, c'est l'impossibilité de
témoigner et de prouver, le silence de
celui qui ne parlera jamais, plus jamais, de sa propre destruction.
Maurice Blanchot l'avait écrit il y a vingt ans, dans
une phrase unique, singulière, absolument lumineuse, et
courte: “Nous n'apporterons pas de preuves.” Mais,
après tout, peut-être n'est-ce pas à la
rigueur que le paradoxe constitutif du témoignage
réfute toute dénégation et même fournit
(comme nous le mentionnions au début) “l'unique
réfutation possible de tous les arguments négationnistes”.
Ce faisant, en effet, Agamben délivre le témoignage
de tous les bons offices qu'on veut lui faire jouer comme valeur
probante quant au fait; il s'engage bel et bien, on va le voir,
dans une réfutation de l'archive. Ce sera le prix à payer
pour sauver le témoignage de tout usage probant.
La honte, spécifiée, c'est quand on fait fonctionner
le témoignage comme preuve. Alors que nous le savons
bien : non seulement nous n'apporterons pas de preuves,
mais le témoignage ne fait pas preuve, jamais, dans aucun
cas. Le témoignage ne fait pas la preuve du fait. S'il
s'agit de prouver des faits, le témoignage n'a
aucune valeur probante. Et c'est une honte, une honte
courante, constante, renouvelée, que de lui faire jouer,
de quelque façon que ce soit, le rôle de preuve.
La honte, en somme, c'est de faire jouer au témoignage
le rôle d'archive pour une preuve. La honte, c'est de transformer
le témoignage en archive. Or, et là encore
nous le savons bien, nous ne faisons que cela : aux Etats-Unis, à quatre
ou cinq endroits différents, il y a des archives de témoignages
arméniens, recueillis dans des campagnes d'entretiens
forcés avec des survivants âgés,
dont la douteuse jouissance à témoigner coïncidait
nécessairement avec leur mort physique. En plus, depuis
vingt ans et plus, ces archives dorment tranquillement
sur les étagères des instituts et des universités
qui ont sponsorisé la campagne de recueil des témoignages.
Jamais personne ne les regarde, jamais personne ne les écoute,
ne les lit, ne les étudie. Les témoignages
ne sont pas faits pour être lus, auditionnés, consultés.
D'ailleurs, ils sont littéralement irregardables,
inaudibles, illisibles, ces témoignages. Jamais
personne ne les a ouverts, ne les a pris en compte, n'a écrit
une ligne à partir d'eux, ne les a intégrés
dans une interprétation, une réflexion.
Ils n'existent que pour être placés sur des étagères.
Ils n'ont qu'une existence potentielle, jamais réelle.
C'est leur essence même.
Voilà la honte spécifiée : c'est l'archivation
du témoignage. Mais à chaque fois que l'on
parle de reconnaissance, de la reconnaissance du “génocide”,
comme ils disent (sans savoir ce qu'ils disent), c'est pareil.
A chaque fois, on fait appel à la puissance de l'archive,
puisque l'on demande que l'événement soit reconnu
comme un fait dans le monde des mortels. Tout discours de reconnaissance
table ainsi fondamentalement sur l'archivation du témoignage
et renouvelle donc la honte, incessamment. Et même à chaque
fois que l'on prononce le mot de “génocide”,
en faisant état de la vérité de son occurrence
comme d'un fait (puisque c'est cela que l'on fait quand on prononce
ce mot ignoble de “génocide”), à chaque
fois, c'est la honte. Je suis transi de honte. Car il n'y pas
de fait sans archive et donc sans l'archivation,
le devenir-archive du témoignage et le fonctionnement
du témoignage comme preuve. A chaque fois, le jeune
Italien s'avance vers le SS. A chaque fois, l'enfant arménien
fait un pas en avant en direction de son bourreau, entièrement
livré à lui. Aram Andonian a une scène comme
cela, dans un livre publié en 1919, En ces sombres
jours, où les bourreaux, de simples soldats
qui accompagnent un convoi de déportés en 1915,
remarquent un enfant qui se terre derrière un repli
de sable, sans doute dans le désert de Mésopotamie,
et ils jouent avec sa terreur jusqu'à ce que l'enfant
en meure. A chaque fois, l'enfant est là, livré,
tout entier. Et à chaque fois, l'enfant devient pourpre.
Il rougit de honte.
En 1999, lors de la mémorable affaire Veinstein, un grand
nombre d'intellectuels français, et parmi eux mes
professeurs de philosophie, ont signé une pétition
en faveur de l'impétrant, pétition qui disait
en substance ceci : "Nous ne pouvons pas croire et laisser
dire que Veinstein est un négationniste. Néanmoins,
nous croyons que les Arméniens ont subi un génocide.
Seulement, il faudrait ouvrir les archives pour complément
d'information et pour qu'enfin les historiens
puissent faire leur travail". Ce qui représente
une quadruple absurdité. Comment pouvaient-ils
savoir que les Arméniens ont subi un génocide
et donc affirmer le génocide comme fait si les historiens
n'avaient pas encore fait leur travail et si les archives
n'étaient pas accessibles? Un fait ne peut pas reposer
sur des suppositions et des croyances. C'est donc qu'ils
considéraient que le témoignage fait
preuve. En réalité, ils ne le faisaient que pour
défendre l'institution universitaire et pour affirmer
que le gardien de l'archive, donc le gardien du fait, est l'historien
et non pas le juge, le juriste ou les tribunaux. Mais enfin,
quoi qu'il en soit de leur opinion sur l'identité du gardien
de l'archive, ils faisaient bel et bien fonctionner le témoignage
comme preuve. L'enfant rougit de honte.
Mais il y a plus, et pire. En réalité, ce n'est
pas nous qui faisons fonctionner le témoignage
comme preuve, nous survivants, nous juristes ou professeurs d'université,
nous candidats à la preuve. Le témoignage a toujours
déjà fonctionné comme preuve. Il a toujours
déjà été reversé dans l'archive.
Dans le moment même où le premier survivant a proféré une
parole de témoignage, à l'instant même où le
premier son est sorti de sa bouche pour raconter son calvaire
ou ses observations, l'archive avait déjà happé sa
parole. C'est cela le plus terrible, c'est cela la catastrophe
du survivant. C'est pour cela que l'événement s'appelle
de son nom propre Catastrophe, Aghed en arménien, Shoah
en hébreu, et non pas génocide. Dès le début,
avant même le début, le perpétrateur est
là, en face de moi, et il me dit : Prouve-le, prouve-le
donc si tu le peux. Et moi, depuis 85 ans, je me lève
et je le prouve. Depuis 85 ans, le fait est amplement
prouvé, prouvé au-delà de toute nécessité et
pourtant, toujours je me lève, toujours je prouve, par
moi-même, par mon témoignage. C'est comme quand
Dieu appelle Abraham chez Kafka. Est-ce moi que l'on appelle?
Je réponds à l'injonction du bourreau. Depuis
85 ans, en prouvant, en faisant fonctionner le témoignage
comme preuve, je réponds à l'injonction du bourreau.
Il me tient. Car c'est cela que voulait le bourreau, dès
le départ, n'est-ce pas? Tuer, éliminer, exterminer?
Bien sûr, il voulait cela aussi. Mais surtout, il voulait
que je prouve et que je prouve encore.
Le récit d'Aram Andonian, celui de l'enfant empourpré,
c'est de la mauvaise littérature. Il fait partie d'une
série de nouvelles, écrites sur le vif, dans lesquelles
Andonian voulait apparemment dire l'état
d'abjection de la victime, sous la forme d'une suite de descriptions
absolument atroces. C'est de la mauvaise littérature tout
simplement parce que c'est de la littérature. Dès
le début, Andonian savait, d'un savoir qui s'imposait à lui
hors de toute réflexion, qu'il lui fallait faire de la
littérature pour échapper à la honte du
témoignage, c'est-à-dire au devenir-archive
du témoignage. Le même Andonian est celui
qui a mené la première campagne systématique
de recueil de témoignages. Cela se passait en
1918, à Alep, plaque tournante de la déportation
en 1915-1916. Il en a fait un livre, écrit en arménien,
mais traduit immédiatement en français, pratiquement
sur commande. La version en français parut bien entendu
avant la version arménienne, en 1920, à Paris,
sous le titre Documents relatifs aux massacres arméniens.
Le témoignage, dans sa dimension d'archive, était
destiné à l'humanité civilisée.
Et il n'y a pas, il n'y a jamais eu, de témoignage en
dehors de la dimension de l'archive, c'est tout le paradoxe
hallucinant du témoignage.
Onze ans plus tard, en 1931, Hagop Oshagan, qui allait devenir
le plus grand écrivain de langue arménienne au
XXème siècle, était en pleine rédaction
de son roman Mnatsortats, titre qui pourrait se traduire
en français par Les Rescapés, ou Le
Reste. Il voulait que ce roman, après deux parties
consacrées au monde pré-catastrophique, s'approche
dans sa troisième partie de la Catastrophe.
Ce sont ses propres termes, “s'approcher de la Catastrophe”.
Cette troisième partie n'a jamais été écrite.
Elle devait s'appeler “L'Enfer”. En 1934, après
avoir écrit les deux mille pages des deux premières
parties, Oshagan s'est arrêté; il s'est arrêté au
seuil de la Catastrophe et il n'a jamais repris son roman. Bien
plus tard, en 1944, il écrit que cela aurait signifié “marcher
droit sur la mort”, sa propre mort, bien sûr, qui était
aussi l'extermination de son peuple. Après 1934, Oshagan
a encore écrit des dizaines de milliers de pages
mais il n'est jamais revenu aux Rescapés. J'ai passé vingt
ans de ma vie à lire et à relire ces dizaines de
milliers de pages, à me demander: Mais qu'est-ce
qu'il a donc écrit à la place? Vingt ans de ma
vie. C'est pour ça que je suis tellement en retard. Quelque
part dans ces pages, exactement dans le volume IX du Panorama
de la littérature arméno-occidentale,
il y a une monographie consacrée à Andonian,
dans laquelle Oshagan réfléchit à nouveau
sur la Catastrophe, sur l'écriture apparemment
impossible de la Catastrophe, et en particulier sur le doublet
d'Andonian, ces deux livres publiés en 1919 et 1920, l'un
de littérature, l'autre de témoignage
pour la preuve. Et à propos de ce dernier, il demande
:
Je me demande ce qu'il avait en tête en mettant en
avant ces quelques télégrammes, quand dans le fond
de sa conscience... il savait parfaitement qui étaient
les auteurs de ce drame et quel but ils poursuivaient. C'était
l'extermination de son peuple.
L'oeuvre de mémoire devrait donc se garder de cet écueil
de la preuve à administrer. Oshagan se fait
bien l'objection qui vient à l'esprit de chacun: “ Mais
l'humanité civilisée? ”. Il répond
lui-même : “ L'histoire ne peut rien
prouver, puisqu'elle est un tissu de dénégations. ” Oui,
mais quelle est exactement l'alternative? Si Andonian n'avait
pas recueilli le témoignage comme preuve, s'il
n'avait pas répondu dès le premier moment à l'injonction
du bourreau, “Prouve, mais prouve donc si tu le peux”,
il aurait fait de la littérature, ce qu'il a fait d'ailleurs,
de la mauvaise littérature. C'est le phénomène
originaire du renversement du témoignage
dans le règne de l'archive, le phénomène
de son renversement et reversement en pièce
d'archive. Ce phénomène originaire est
congruent à la volonté même du bourreau.
Or, ce phénomène, il ne se promène
pas à l'air libre. On ne peut pas l'appréhender
comme expérience. Il ne peut certes pas faire l'objet
d'une phénoménologie.
Seuls ces écrivains l'ont appréhendé parce
qu'ils y ont été soumis dans leur projet même
d'écrivains. Ils y ont été soumis et ils
s'y sont soumis, sans comprendre ce qui leur arrivait.
Par cette soumission, ils nous permettent aujourd'hui
de dire le phénomène, le cœur de la
honte, la transformation première,
originaire, du témoignage en discours
de preuve, en discours pour la preuve, son engloutissement par
l'archive, par laquelle bien sûr le survivant est
littéralement privé de sa propre mémoire,
si quelque chose de tel a jamais existé, privé d'un
discours de mémoire. La catastrophe, en ce sens,
est une catastrophe de la mémoire. C'est
pourquoi il est tellement ridicule de parler de mémoire,
de respect ou de préservation de la mémoire
dans le cas des témoignages de survivants. Le
seul événement dont il vaille la peine
de garder une mémoire est celui-là dont il ne saurait
y avoir de mémoire: la Catastrophe même, la destruction
de la mémoire, d'une mémoire ”propre”,
par le devenir-archive du témoignage. Or
il ne saurait y avoir de mémoire de cet événement
originaire du devenir-archive, de l'archivation.
Est-ce même un événement? L'archive est coextensive à la
Catastrophe.
Nous sommes donc en 1931. Hagop Oshagan se trouve à Chypre à l'époque
et son roman a commencé à paraître dans
le journal Houssaper du Caire. Des journalistes
de Houssaper viennent lui rendre visite en août
pour avoir un entretien avec lui sur son œuvre et sur lui-même.
Une partie de l'entretien verra le jour un an plus tard, en mars
et mai 1932, dans le mensuel Haïrenik de Boston;
c'est le seul endroit où Oshagan parle longuement du projet
de Mnatsortats et de sa volonté d'approcher de
la Catastrophe. A un certain moment, il déclare: “ Il
y faudra au moins une étude topographique,
la lecture de milliers de récits et de centaines
de volumes, de souvenirs, avant de pouvoir commencer à rédiger
(le dernier volume). ” De quoi parle-t-il? De la nécessaire
documentation de tout romancier sur le sujet dont il traite?
Est-ce qu'il écrit un roman historique? Même ainsi,
il en savait suffisamment, car lui aussi avait fait parler tous
les survivants, tous les revenants. Non, les milliers de récits,
les centaines de volumes signifient que, dans ce cas, la “typification” romanesque
ne fonctionnera pas. Alors quoi? Il faut tout dire, ne pas oublier
un seul détail? Clairement, Hagop Oshagan voudrait avoir
sous la main ce que nous appelons des “archives” Celui
qui dirige l'entretien le comprend aussitôt, puisqu'il
pose la question: “ Oeuvre historique ou bien roman ? ”.
A quoi Oshagan répond ceci: “ Et puis,
vous savez sans doute que Chypre n'est pas l'île Saint-Lazare.
Je suis obligé de me contenter de ce que j'ai. D'où la
nécessité de la forme romanesque. ”
Réponse qu'il faut déchiffrer.
L'île Saint-Lazare de Venise est celle qui abrite la congrégation
des Mekhitaristes, celle qui a donné aux Arméniens
leurs plus illustres savants aux XVIIIe et XIXe siècles,
qui a rassemblé toutes les archives historiques de ce
peuple, qui a été dans tous les sens du terme le
conservatoire de sa culture. On comprend bien dès lors
ce qu'Ochagan veut dire: je n'ai pas d'archives sous la main,
je ne peux donc pas écrire un ouvrage d'histoire. Mais
précisément les “archives” dont
il aurait eu besoin, les milliers de témoignages, les
récits des survivants, ne se trouvaient certainement
pas à Venise, ni nulle part ailleurs. Elles étaient
encore à produire. Elles se trouvent peut-être
aujurd'hui sur les étagères des Universités
américaines. Personne ne les lit, personne ne les écoute,
je n'ai pas besoin de le redire. La formulation est donc pour
le moins étrange. Pour le dire vite, H. Ochagan rencontre
(ou formule) ici, dès 1931, et avant même l'arrêt
de mort de 1934, une limite indépassable dans
la réception romanesque de la Catastrophe.
Le roman devient le pis-aller de l'histoire.
Le dernier exemple que je vais proposer est le plus éclairant.
C'est celui de Zabel Essayan, contemporaine de H. Oshagan,
l'écrivaine la plus distinguée de la Constantinople
arménienne. Elle avait écrit en 1911
un livre inoubliable, Dans les Ruines, un livre de douleur
et de deuil, après les massacres de Cilicie de 1909. A
cette époque, le deuil était encore possible. Une
Antigone moderne pouvait se dresser contre l'interdit du deuil
et élever un monument sous la forme d'un témoignage. Œuvre
de littérature ou reportage, personne n'a jamais
pu décider du genre auquel appartient ce grand livre.
Mais il semble que le renversement du témoignage
en archive ne s'était pas encore produit. C'était à la
veille de la Catastrophe. Après 1915, la même
Zabel Essayan, qui avait échappé par miracle aux
rafles d'intellectuels et s'était réfugiée
d'abord en Bulgarie, puis au Caucase, écrivit au moins
une fois le récit de son entrée en clandestinité et
de sa fuite; mais elle fut parfaitement incapable d'écrire
un nouveau monument de deuil comme celui de 1911. Au
lieu de cela, elle consacra presque trois années
de sa vie à recueillir des témoignages, à les
transcrire, à les traduire en français, évidemment,
une fois de plus, pour les produire devant l'humanité civilisée.
Le tout premier témoignage jamais publié est ainsi
celui d'un survivant, Hayg Toroyan, qu'elle a tout entier transcrit
et réécrit de sa propre main. C'est en février
1917. Hayg Toroyan avait descendu l'Euphrate en compagnie
d'un officier allemand dont il était l'interprète,
ceci d'octobre à décembre 1915. Il avait donc vu
un à un tous les camps de concentration de Mésopotamie.
Lui et l'officier allemand avaient pris des notes et des photos.
A leur arrivée en Iran, où ils devaient livrer
des armes, le soldat allemand se mit à délirer
et se suicida. Toroyan put passer dans le Caucase et raconter
son odyssée à Zabel, qui le publia avec sa
propre signature, à elle, avec une préface
de deux pages, où elle dit donc en substance: La
littérature, c'est fini. Cela ne veut pas dire qu'elle
allait cesser d'écrire. Pas du tout. Elle a beaucoup écrit
après 1918, mais jamais une ligne en relation directe
avec les atrocités génocidaires. Je la cite
:
"Douloureusement imprégnée
de la tâche qui m'était échue en partage,
j'ai considéré que c'eût été un
sacrilège que de transformer en sujet littéraire
les souffrances dans lesquelles a agonisé tout un peuple…"
Zabel Essayan, la plus grande écrivaine de son temps,
devient ainsi un substitut de témoin, une plume
au service du vrai témoin, la secrétaire
de l'archive. Elle est hantée par le survivant.
Elle écrit sous dictée, elle transcrit. Elle se
soumet au règne de l'archive, à la transformation
originaire du témoignage en archive. Elle
devient, dans sa vie et son corps mêmes, une machine à archiver.
Elle s'expose au moment originaire de la honte. Elle l'expose.
L'impossibilité désormais avérée
d'affronter et de circonvenir l'interdit
du deuil (mais avérée dans le moment même
et par le fait même qu'elle s'y livre corps et âme,
comme on dit, c'est-à-dire en réalité machinalement)
se marque par cette intime volonté d'archivation
de la parole du témoin. L'archivation du témoignage
court-circuite la mémoire de la victime et le deuil impossible.
Cette transformation, je l'ai dit, c'est le phénomène
catastrophique par excellence. Il faut noter que dans tous les
cas que j'ai cités sans les développer sufisamment,
la littérature est mise à l'épreuve. Elle
atteint sa limite et affirme cette limite. Zabel Essayan, Hagop
Oshagan, Aram Andonian, tous les trois sont soumis à une
logique implacable, celle de l'archive, qu'ils ont eux-mêmes
contribué à mettre en place. Tous les trois, en
se soumettant de façons diverses au règne
de l'archive, font l'épreuve d'une limite. C'est dans
cette épreuve que le phénomène originaire
de l'archivation, en tout point équivalent à l'indépassable
interdit du deuil, se dévoile. Il se dévoile simplement
parce qu'ils le rencontrent sur leur chemin. Ils n'y peuvent
rien, ils ne font rien contre. Ils sont tous trois parfaitement
impuissants à libérer le témoignage de l'archive.
Après cette violente rencontre avec la limite de
la littérature, ils prennent des voies différentes.
Andonian consacre le reste de sa vie à collecter
les témoignages des survivants et à écrire
des monographies systématiques sur la Déportation.
Ces monographies, tant d'années après, sont
encore inédites, autre sujet de méditation.
Zabel Essayan prend le parti de la victoire, de la réalité (comme
elle dit) et devient la propagandiste attitrée
du régime soviétique en France. Oshagan, lui, écrit
une histoire de la littérature arménienne moderne
en dix volumes et cinq mille pages. Jamais plus il ne se risque à “marcher
droit sur la mort”, c'est-à-dire à marcher
tout droit sur cette limite de la littérature dont une
fois, une seule fois (mais définitivement), il aura fait
l'épreuve.
On me dira que si le renversement du témoignage en archive
est, comme je le dis, originaire, s'il se produit dans
la profération et la prolifération même du
témoignage, alors il n'y a rien à faire là-contre.
Oui, on peut encore passer une éternité à faire
fonctionner le témoignage comme preuve. Mais, ce faisant,
on répond tout bêtement à la volonté du
bourreau. Pire, si l'on écrit des livres justifiant ce
fonctionnement, fournissant les fondements
sociologiques ou philosophiques de la valeur probante du témoignage,
on se fait tout simplement le complice des bourreaux.
C'est pourquoi seule la honte est probante. C'est aussi pourquoi
la honte est incontournable, la honte à voir le témoignage
offert comme preuve, encore et toujours. C'est ainsi que je comprends
la volonté féroce d'Agamben, volonté de
sauver le témoignage contre l'archive, à l'encontre
de l'archive, et ceci au cœur même de la honte.
Je ne vais pas maintenant examiner sa référence à l'Archéologie
du savoir de Foucault afin de situer l'archive comme concept.
Je me contente d'une citation.
"L'autorité du témoin consiste en sa capacité à parler
purement au nom d'une incapacité à parler - c'est-à-dire
en son être-sujet. Le témoignage garantit ainsi
non pas la vérité factuelle de l'énoncé sauvegardé dans
l'archive, mais plutôt son inarchivabilité,
son extériorité par rapport à l'archive.
Il garantit la nécessité par laquelle, de même
que l'existence même du langage, l'énoncé échappe à la
fois à la mémoire et à l'oubli (p. 208)."
Oui mais... S'agit-il de sauver le témoignage contre l'archive,
s'agit-il de sauver l'autorité du témoin (au sens
de l'auctoritas romaine, un parler-pour, précisément
pour quelqu'un qui ne saurait se représenter lui-même
devant la loi ou l'humanité) contre l'archivabilité;
ou, bien au contraire, de séjourner dans le moment originaire
de la honte, dans le moment où le témoignage est
happé sans retour par l'archive, pour enfin comprendre
dans toute son ampleur la coextensivité de
l'archive et de la Catastrophe? J'ai expliqué longuement
ailleurs que si la Catastrophe est le nom propre de l'événement,
ce nom propre ne pourra venir que de l'avenir, comme l'écho
du futur dont il est question dans le Mnemosyne de Hölderlin.
C'est un nom propre au futur antérieur. C'est en se souvenant
secrètement du même poème de Hölderlin
et de son “... Wir haben fast / Die Sprache in der
Fremde verloren”, qu'Agamben écrit :
"... On pourra dire que témoigner revient à se
placer, au sein de sa propre langue, dans la position de ceux
qui l'ont perdue, à s'installer dans une langue vivante
comme si elle était morte, ou dans une langue morte comme
si elle était vivante... (p. 212). "
C'est en quoi, d'ailleurs, la question du traduire moderne, en
sa plus extrême possibilité (traduire dans la
langue presque perdue à l'étranger, dans la langue
vivante comme morte), est liée à celle du deuil
catastrophique. Et donc du témoignage, au sens
où l'entend ici Agamben. Et donc de l'archive. La phrase
citée précédemment se poursuit en effet
ainsi: “... en tout cas hors de l'archive et du
corpus du déjà-dit” (ibid.). Une fois de
plus, il s'agit bien pour Agamben de sauver le témoignage
contre l'archive, de penser le témoignage à l'encontre
de l'archive. Nous avons parcouru un long chemin avec
lui dans cette direction. Nous avons pour ainsi dire marché à l'envers
avec lui. Nous avons illustré - si l'on peut dire -
cet “encontre” dans l'expérience d'une rencontre
bien involontaire avec l'archive, en suivant les avatars de
l'écriture arménienne post-catastrophique.
Nous ne savons pas pour autant ce que c'est que l'archive
et si on peut la distinguer aussi décisivement du témoignage.
Bien au contraire, nous n'avons pas encore assez séjourné dans
la honte, nous n'avons pas assez affronté le témoignage
dans son illisibilité de pièce d'archive. L'archive
est encore à venir. Elle est à venir au futur
antérieur. Comme la Catastrophe.
Il me semble que c'est dans le même sens que Derrida écrit à propos
de la “question de l'archive”: “C'est une question
d'avenir, la question de l'avenir même... L'archive,
si nous voulons savoir ce que cela aura voulu dire, nous ne le
saurons que dans les temps à venir” (Mal d'Archive,
p. 60). C'est parce que le témoignage (rendu à l'archive)
est illisible, c'est parce qu'il n'est sans doute pas
fait pour être lu, que nous pouvons aujourd'hui
dire quelque chose à propos du lisible, sous la forme
et le nom provisoires de la littérature. La littérature
camperait alors sur le limes de l'archive, aux frontières
du lisible. Il faut donc réellement tout recommencer,
patiemment, en suivant pas à pas, encore et
toujours, ceux qui ont rencontré (ou cru rencontrer)
sur leur chemin la limite de la littérature
dans la transformation du témoignage en
archive. Il faut laisser venir l'archive.
(texte sans son appareil de notes, nous
vous renvoyons à la version imprimée)