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De l'archive. La honte.

Par Marc Nichanian, publié dans L'Histoire trouée, C. Coquio dir., L'Atalante, 2003.

Nous partirons d'un programme, énoncé pour moi-même, en avant-propos du colloque sur l'Histoire trouée, le Témoignage et la Né­gation.


1) En février 1917, Zabel Essayan publie le premier témoignage qui nous soit parvenu de l'en­fer de la Déportation des Arméniens, leur Déportation finale, celle dont ils ne sont jamais revenus. Elle retranscrit les paroles d'un rescapé et les fait précéder d'une courte préface où elle annonce que - la littérature, c'est fini! Même si elle écrira encore beaucoup de littérature après cela. En 1931, Hagop Osha­gan, alors à Chypre, en pleine rédaction du roman Mnatsortats (traduisons ce titre, pour le moment, par Les Rescapés), où il voulait “ap­pro­cher de la Catas­trophe”, déclare dans un entretien qu'il ne sait pas s'il pourra écrire la der­nière partie, celle qui devait traiter de la Déportation, parce que... Et là, il faut le dire à sa place, il faut traduire ce qu'il dit : parce qu'il n'a pas sous la main les archives nécessaires et qu'il est donc obligé de se limiter au roman. Le roman ne serait qu'un pis-aller, le pis-aller de l'histoire peut-être. La Catastrophe exigerait en tout cas autre chose que de la littérature. Voilà donc prononcé un arrêt de mort de la littérature. C'est le témoi­gnage qui prime. Mais est-ce vraiment cela? Ces écri­vains, les plus grands du siècle parmi les Ar­mé­niens, se font les se­crétaires de l'archive ou expérimentent l'arrêt de mort, sous le coup de la structure par­ti­culière de l'événement, qui en fait transforme le té­­moi­gnage en discours de preuve. Il y a ici, à différents niveaux, une puis­sance de l'archive, activée par l'événement catastrophique; mais aussi, et du même coup, une puis­sance de l'archive qui rend possible ce que nous appel­lerons donc dé­sor­mais la volonté gé­no­cidaire en tant que telle. C'est cette puissance de l'ar­chive que je veux tirer au clair.


2) En 1991, lors d'un colloque qui se tenait à UCLA et dont les Actes ont été publiés depuis sous le titre de Probing the Limits of Representation, Carlo Ginzburg monte une attaque en règle (sous l'impulsion de S. Friedländer) contre Hayden White, dans un ar­ticle qui porte le titre de “Just one Witness”. Affaire de té­moi­gnage, bien sûr. Mais sur le témoignage lui-même, rien de nouveau à signaler, du côté des historiens. Le pro­blème est le suivant : em­porté par sa critique “re­lativiste” du discours historique ou historiographique et son insistance sur la rhétoricité généralisée du discours, H. White en était venu à faire dé­pendre, semble-t-il, la “réa­lité” de l'événement de la puissance des in­ter­prétations qui en traitent. En somme, la vérité ou la réalité de l'événement de­venait purement et simplement une question de pouvoir ou, disons, de représentation dominante. La question est donc : jusqu'où peut-on pousser un tel argument? Dans sa très vio­lente réac­tion, Ginz­burg en arrive à citer, in fine, Renato Serra et sa mise en question de la re­la­tion entre le fait et le document (“Every testimony is only a testimony of itself”). Et pourtant, “reality... exists”. C'est une prise de position farouchement anti-relati­viste. Elle ne vaut pourtant que ce que vaut son repoussoir. Ginzburg est d'ailleurs capable de citer Lyotard (“With Auschwitz, something new has happened in history, which is that the facts, the testimonies..., the documents,... all this has been destroyed as much as possible...”) et, malgré tout, de douter de ce qu'il cite. Jusqu'à démontrer que toute position “relativiste” est fas­ciste en son essence.


Le vrai problème est que H. White se dé­fend mal contre cette attaque mon­tée contre lui par un tribunal ad hoc d'his­to­riens. Il faut donc tout recommencer en mettant de côté cette notion de re­la­tivisme. Comme le fait se constitute-t-il pour vous en tant que fait? Qui pose le fait? Qui est le gardien du fait? L'histoire et l'historien? Le droit et le juge? (On sait à quel point cette question a empoisonné les débats lors de l'affaire Veinstein en France, en 1999). Histoire, droit; à chaque fois, c'est une ques­­tion d'archive. Derrida a développé cette question en plusieurs endroits (mais en par­ticulier dans Mal d'Archive) en ex­plo­rant les res­sources de l'archive. Je veux voir comment il mène exactement cette ex­plo­ra­tion. En attente, une citation, où il est question du discours de Freud sur l'archive et de ses deux formes con­tradictoires, d'une contradiction qui “conditionne la formation même du concept d'archive et du concept en général - là où ils portent la contradiction”:

 Si Freud a souffert du mal d'archive, si son cas relève du trouble de l'archive, il n'est pas pour rien, si­mul­tanément, dans le mal ou le trouble de l'archive que nous vivons aujourd'hui, qu'il s'agisse de ses symptômes les plus légers ou des grandes tragédies holocaustiques de notre histoire comme de notre historiographie moderne: de tous les révisionnismes détestables comme des plus légi­times, nécessaires et courageuses ré-écritures de l'histoire.


3) Agamben utilise le concept d'archive à d'autres fins (cela se passe dans son livre Ce qui reste d'Auschwitz). Son idée est de re­fonder une philosophie du sujet qui prenne en compte la plus extrême déréliction de l'homme dans l'expérience (est-ce une expérience?) du “Musel­mann” dans les camps nazis. Son livre se conclut par une réfutation de l'archive, sous le nom du “paradoxe de Levi”. En effet, c'est de Primo Levi qu'il tient que le Musel­mann est le témoin intégral, témoin qui, pourtant et justement, ne saurait témoigner de lui-même. De ce paradoxe, Agamben dit puissamment qu'il contient “l'unique réfutation pos­sible de tous les arguments né­ga­tionnistes” (p. 216). Il procède donc en premier lieu à une récusation en règle de toute idée du témoignage comme ré­fu­tation par constitution d'ar­chive. Ceci semble répondre à une certitude de nature différente : c'est la notion même de fait (et donc de vérité? et donc de réalité?) qui est lit­té­ralement détruite dans les camps, au coeur de la mise en oeuvre de la vio­lence génocidaire (mais alors, con­ti­nue­ra-t-on à l'appeler géno­ci­daire?). Com­ment va-t-on rendre compte de la destruction du fait en tant que telle? Et donc de la fac­tualité du fait? Car c'est elle qui est en jeu; et, avec elle, l'hu­manité de l'homme. Nous sommes appelés à penser la destruction du fait comme des­truc­tion de l'ar­chive, elle-même rendue pos­sible par le règne de l'archive. Com­ment l'historien pour­rait-il rendre compte de ce fait qu'est la destruction du fait? Com­ment pourrait-il rendre compte de la destruction de l'archive comme événement? (Un événe­ment dont la con­dition de possibilité est donc offerte par cela même qui, dans le même temps, s'offre à la destruction.) Ainsi François Lyotard:


"Appartient-il à l'historien de prendre en compte non le dommage seulement, mais le tort? Non la réalité, mais la méta-réalité qu'est la destruction de la réalité? Non le témoi­gnage, mais ce qui reste du témoignage quand il est détruit... Non le litige, mais le dif­fé­rend? Evidemment, oui, s'il est vrai qu'il n'y aurait pas d'histoire sans différend... Mais il faut alors que l'historien rompe avec le monopole consenti  au régime cognitif des phrases sur l'histoire, et s'aventure à prêter l'oreille à ce qui n'est pas présentable dans les règles de la connaissance."

Par quels biais s'effectue la réfutation de la non-réalité? Quelle est la relation entre le té­moignage et l'archive? Que fait-on par exemple quand on exhibe des témoi­gnages oraux en vue de réfuter la non-réalité et de reconstituer une histoire “véridique”? Toujours, c'est la réfu­tation par l'archive. Toujours, l'archive impose sa puissance, transforme le témoignage à ses propres fins. Ne faut-il pas en conséquence thématiser le destin et le statut du témoignage, le rôle et la puissance de l'archive, enfin cette “méta-réalité qu'est la destruction de la réalité”, avant tout autre chose? Nous voulions aller à la rencontre de l'archive. Mais peut-on aller à l'encontre de l'archive?


Avec ces questions, c'est un programme qui se dessine. Il vaut ce que valent tous les pro­grammes. Non que je ne pense pas le mener à bien. Mais la première partie de son exécution a pris un tour inattendu. J'y parle de la honte, comme d'une sorte de préliminaire à tout examen des problèmes posés par l'archive et le témoignage et donc avant toute réfutation. C'est ce texte, abrégé en plusieurs en­droits, que je présente ici. Changement de registre. Il ne s'agit plus d'un programme.


Aujourd'hui, je vais parler de la honte, de ma honte. Aussi longtemps que je me sou­vienne de moi-même, en effet, j'ai eu honte. Ce sera donc une confession. Si j'ai dé­ci­dé de com­mencer par là, c'est sans doute parce que la confession de la honte a en elle-même quelque chose d'ir­réfutable. Vous pouvez réfuter mes arguments. Vous pou­vez mettre en doute n'importe quelle expression de mes “sentiments”. La honte, la mienne, dans le moment où je vous la con­fesse, vous ne pouvez ni la réfuter, ni la mettre en doute. C'est tout de même un étrange sentiment et un étrange argument que la honte. C'est d'abord, précisément, ce qu'on ne devrait pas pouvoir confesser. Ef­fec­tivement, je ne l'avais jamais fait auparavant. Jamais, ni en pu­blic, ni en privé, je n'avais parlé de la honte que j'ai toujours ressentie en mon for intérieur, comme on dit si archaïquement. Je n'en avais même pas parlé à moi-même. C'est la première fois que je le fais, aujourd'hui, devant vous. De quoi est-ce que j'ai toujours eu honte? Je vais le dire dans un ins­tant. Je vais le dire avec quelques précautions, car je ne suis pas sûr que la honte ait un quelconque objet, une “raison”, une cause. On peut essayer de dire de quoi l'on a honte; mais la honte elle-même, comment peut-on la dire, la communiquer verbale­ment? Elle peut venir à la sur­face sous la forme d'une rougeur, d'une terreur. Elle peut m'envahir, s'emparer de moi, ne plus me quitter. Elle peut faire en sorte que je veuille me terrer sous terre. Elle peut me retourner comme un gant dans le moment où je suis ex­posé à vous sans parole. Si j'ai honte de quelque chose, c'est toujours et quand même de moi-même que j'ai honte, même si c'est de vous que je de­vrais avoir honte. Si j'ai honte de ce que d'autres sont, font, ont fait, c'est comme si je l'étais moi-même, comme si je le faisais ou l'avais fait moi-même. Je ne peux pas m'en détacher. La honte me lie à eux. Devrais-je dire qu'elle me lie “aux miens”, marquant alors une étrange collectivité, une identification à rebours? Je n'en sais rien, je ne savais même pas qu'ils étaient “miens” avant la honte. Non, c'est moi, c'est toujours de moi et pour moi que j'ai honte. Je suis un gant retourné, je n'ai pas de dedans. Je suis “eux”, tous ceux qui me font honte, par qui la honte fond sur moi.


Il n'y a pas de témoignage de la honte. C'est même sans doute la seule chose dont il ne saurait y avoir de témoignage. La honte est à elle-même son propre témoignage. De même qu'il n'y a pas de honte de la honte. On peut avoir honte d'être beau, d'être moche, on peut avoir honte de ses parents, on peut avoir honte d'avoir commis tel innocent méfait pour survivre. On peut avoir honte, de manière abyssale et absolument indicible, d'avoir été touché au centre même de sa propre identité (et ceux qui torturent ou qui violent en temps génocidaire savent bien que la honte est totalement destructrice). Oui, on peut avoir honte de tout cela. Mais on ne saurait, me semble-t-il, avoir honte d'avoir (ou d'avoir eu) honte. Pourquoi cette absence radicale de réflexivité de la honte, comme d'ailleurs du témoi­gnage? Evi­dem­ment parce que le témoignage, c'est la honte. C'est la honte même. Ce qui nous fait deux propositions. La première était: La honte est à elle-même son propre témoignage. La seconde est celle-ci: Le témoignage, c'est la honte. Je ne les comprends pas bien, ces deux propositions, je ne les ai jamais bien comprises. Mais si elles sont vraies, alors tous les discours sur le témoignage qui ne savent rien et qui ne disent rien de la honte, qui ne sont pas mûs par la honte, ne sont que des bavardages.


Mais… est-ce si évident que cela, que le témoignage soit la honte même? Après tout, on ne voit pas bien pourquoi celui qui témoigne devant un tribunal devrait ressentir de la honte. On ne voit pas non plus pourquoi le témoignage chrétien (puisque c'est tou­jours à lui, je ne sais pas pourquoi, que l'on fait aboutir le témoignage en vue d'une mé­moire, qui n'est après tout que le témoignage consensuel, le témoignage rendu pos­sible par la vérité comme con­sensus) se­rait lié à la honte. L'évidence dont je parle n'est donc pas la chose du monde la mieux partagée. Pourquoi? Serait-ce parce que c'est l'expérience intime du survivant? On sait que c'est par l'expérience du survivant qu'Agamben commence son grand dé­ve­loppement qui aboutit à la proposition que je résume ainsi: “Le sujet, c'est le témoin, celui qui témoigne de l'impossibilité de té­moi­gner”. On peut faire encore plus court. Le sujet, c'est le sujet de la honte. C'est le théo­rème d'Agamben. Mais en réalité, l'analyse qui aboutit à cette proposition ne démarre pas avec la honte du survivant, celle d'avoir sur­vécu. Non, elle démarre avec cette scène terrible qu'Agamben lit chez Robert Antelme, celle où Antelme raconte com­ment, pen­dant la marche absurde des prisonniers face à l'avance des Alliés, un SS ap­pelle sou­dain un jeune étudiant italien; celui-ci re­garde autour de lui, comprend que c'est bien de lui qu'il s'agit et… il rougit, il devient pourpre. Robert Antelme ne dit pas qu'il rougit de honte. Pourtant, c'est ainsi que le com­prend Agamben. A ce moment précis, au moment de sa mort annoncée, l'étudiant rou­git de honte. Pourquoi est-ce de la honte, cette rougeur, au moment où il n'y a plus au­cune échappatoire? Agamben dit: “En tout cas, l'étudiant n'a pas honte d'avoir survécu; c'est au contraire la honte qui lui survit.” Ainsi, il ferme la voie à toutes les complaisances sur le sentiment de culpabilité du survivant. C'est un texte terriblement polémique. Et Agamben répète la question: Pourquoi l'étudiant devrait-il avoir honte? Il ne sait pas ré­pondre, sauf ceci :

"C'est comme si cette rou­geur des joues trahissait, l'espace d'un instant, l'affleurement d'une limite, l'atteinte dans le vi­vant de quelque chose comme un nouveau ma­tériau éthique. Bien sûr, ce n'est pas une ques­tion de fait, dont on aurait pu témoigner d'une autre façon, par exemple avec des mots. En tout cas, cette rougeur est comme une apostrophe muette, qui traverse le temps pour nous at­teindre et pour témoigner de lui. "


C'est la honte qui survit. C'est la honte qui té­moigne. On a ici les deux propositions ramassées dans cette discrète et épouvantable rougeur. 1) La honte est à elle-même son propre témoignage. 2) Le témoignage, c'est la honte. J'ai honte. C'est un pléonasme, vous le sentez bien depuis que j'ai commencé à dire que j'ai honte. Il n'y a de je que de la honte. Etrange structure du je, qui ne coïncide avec lui-même que dans le moment où il témoigne de sa non-coïncidence, de son entière déréliction.


(C'est étrange, oui, dans les milliers et les milliers de témoignages laissés par les survivants ar­mé­niens, jamais il n'est question de la honte, par exemple de la honte d'avoir survécu “à la place d'un autre”, ou bien de la honte d'avoir vendu une fille, une sœur, à seule fin de sur­vivre. Jamais. Et pourtant, les miens, c'est bien comme cela qu'ils ont survécu. Or tous les cas de honte que l'on trouve dans la littérature armé­nienne de témoignage, et ils sont bien sûr en nombre in­fini, sont toujours liés à des suicides. Celui qui survit n'ex­prime jamais sa honte. Il y a là une im­possibilité radi­cale. Dire la honte, ce serait mou­rir. Il n'y a pas de survie avec la honte. Seule la honte survit, dirait Agamben. Et elle ne peut té­moigner de rien, sinon d'elle-même. Dans les an­­nées quatre-vingt, la campagne de recueil de témoignages auprès de vieilles femmes armé­niennes ame­nées, pratiquement forcées, par ceux qui conduisaient les en­tretiens à avouer qu'elles avaient été violées pendant la déportation, cette campagne était tout simplement cri­mi­nelle. Et je mesure mes mots.)


C'était donc le théorème agambenien. Dans sa forme la plus courte : J'ai honte. Il faut donc habiter dans la honte, il faut y revenir, il faut y séjourner, pour réussir à dire quelque chose, quoi que ce soit, du témoignage. Là-dessus, je vais maintenant spé­cifier et nous allons changer de registre, à nouveau. J'ai toujours eu honte, disais-je, aussi loin que je m'en souvienne. J'ai grandi avec la honte. J'ai eu honte à chaque fois que nous parlions de nous-mêmes. Car à chaque fois que nous parlions de nous-mêmes, nous ne parlions pas à nous-mêmes. A chaque fois, il était fait appel au tiers, à l'Occident, à l'observateur, à ce que Hagop Oshagan appelle l'“huma­nité civilisée”. Et donc j'ai eu honte con­tinuellement. En tant que survivants, nous n'avons ja­mais cessé, en effet, de parler de nous-mêmes, de faire appel au tiers, à l'ob­ser­va­teur, à l'humanité ci­vi­li­sée, nous n'avons jamais cessé de faire appel au regard extérieur. Dans le moment de cet appel, c'est le témoignage qui me constituait, il me constituait par la honte que j'en éprouvais, par mon appartenance à ce “nous” que je viens de prononcer, sous le regard de l'autre civilisé, par ce regard même. Toute ma vie donc, je n'ai donc pas cessé d'avoir honte. Etait-ce que parce que nous exposions notre blessure en public? Etait-ce une question de pudeur? Mais pour­quoi un “nous” à ce moment-là, et quelle blessure après tout? Mais non. C'était parce que nous ne parlions pas à nous-mêmes. Encore et toujours, nous voulions faire preuve. J'ai donc eu honte à chaque fois que le té­moi­gnage a été affiché, présenté, com­plai­samment offert comme preuve. A chaque fois, nous étions, nous devions être autant de preuves vivantes de notre propre mort. Preuve vivante de sa propre mort, c'est aussi l'étu­diant italien. C'est le moment de la honte. Le témoignage, c'est la honte.


Le témoignage complaisamment offert comme preuve, ai-je dit. Mais voyons, y a-t-il un moment où le témoi­gnage ne s'affiche pas comme preuve? Il y a même des livres qui s'écrivent aujourd'hui pour va­lider la valeur pro­bante du témoignage et pour construire un modèle social, un modèle de la vie sociale comme communication, et donc de la vérité comme consensus, à partir duquel on pour­rait, paraît-il, recevoir le témoignage en tant que preuve. Dans Ce qui reste d'Auschwitz, on pourra lire ce pas­sage féroce (mais tout le livre, en fait, est féro­ce­), où Agamben con­voque l'un de ces phi­lo­sophes de la communication et de la vérité comme consensus, Otto Appel, pour ne pas le nom­mer, et il l'invite à remonter le temps, à répéter un ins­tant sa philosophie face au Muselmann, celui qui ne com­mu­nique plus, qui ne saurait pro­­noncer aucune parole de témoi­gnage, qui ne saurait té­moigner de lui-même. Et il demande : puisqu'il n'a pas de parole, puisqu'il ne com­mu­nique plus, allons-nous donc l'exclure de l'humain et de la vérité?

"Ce n'est qu'à la seule condition que le langage ne soit pas d'abord et toujours communication, à la seule condi­tion qu'il porte témoignage de quelque chose dont il est impossible de témoigner, qu'un être par­lant peut expé­ri­menter quelque chose comme une né­ces­sité de parler (p. 81)."


Ou encore: “Le Mu­sel­mann est la réfutation radicale de toute ré­fu­tation possible…” (p.82). Ce qui veut dire que ce n'est certainement pas au té­moi­gnage de réfuter, de faire office de preuve. La seule chose qui, à la rigueur, à la limite, puisse faire office de preuve, c'est l'im­pos­si­bi­lité de té­moigner et de prou­ver, le si­lence de celui qui ne parlera jamais, plus jamais, de sa propre des­truction. Maurice Blanchot l'avait écrit il y a vingt ans, dans une phrase unique, singulière, absolument lumineuse, et courte: “Nous n'ap­por­terons pas de preuves.” Mais, après tout, peut-être n'est-ce pas à la rigueur que le paradoxe constitutif du témoignage réfute toute dénégation et même fournit (comme nous le mentionnions au début) “l'unique réfutation possible de tous les arguments négation­nistes”. Ce faisant, en effet, Agamben délivre le témoignage de tous les bons offices qu'on veut lui faire jouer comme valeur probante quant au fait; il s'engage bel et bien, on va le voir, dans une réfutation de l'archive. Ce sera le prix à payer pour sauver le témoignage de tout usage probant.


La honte, spécifiée, c'est quand on fait fonctionner le té­moignage comme preuve. Alors que nous le savons bien : non seulement nous n'ap­porterons pas de preuves, mais le témoignage ne fait pas preuve, jamais, dans aucun cas. Le témoignage ne fait pas la preuve du fait. S'il s'agit de prouver des faits, le té­moi­gnage n'a aucune va­leur pro­bante. Et c'est une honte, une honte courante, constante, renouvelée, que de lui faire jouer, de quelque façon que ce soit, le rôle de preuve. La honte, en somme, c'est de faire jouer au témoignage le rôle d'archive pour une preuve. La honte, c'est de trans­former le témoi­gnage en archive. Or, et là encore nous le savons bien, nous ne faisons que cela : aux Etats-Unis, à quatre ou cinq endroits différents, il y a des archives de témoignages arméniens, re­cueillis dans des campagnes d'entretiens forcés avec des sur­­vivants âgés, dont la douteuse jouissance à témoigner coïncidait nécessairement avec leur mort physique. En plus, depuis vingt ans et plus, ces archives dorment tran­quil­lement sur les étagères des ins­tituts et des universités qui ont sponsorisé la cam­pagne de recueil des té­moi­gnages. Jamais personne ne les regarde, jamais personne ne les écoute, ne les lit, ne les étudie. Les té­moi­gnages ne sont pas faits pour être lus, auditionnés, consultés. D'ailleurs, ils sont litté­ralement ir­re­gardables, inaudibles, il­li­sibles, ces témoignages. Jamais personne ne les a ouverts, ne les a pris en compte, n'a écrit une ligne à partir d'eux, ne les a intégrés dans une in­ter­pré­ta­tion, une réflexion. Ils n'existent que pour être placés sur des étagères. Ils n'ont qu'une exis­tence potentielle, jamais réelle. C'est leur essence même.


Voilà la honte spécifiée : c'est l'archivation du témoi­gnage. Mais à chaque fois que l'on parle de re­con­naissance, de la reconnaissance du “génocide”, comme ils disent (sans savoir ce qu'ils disent), c'est pareil. A chaque fois, on fait appel à la puis­sance de l'ar­chive, puisque l'on demande que l'événement soit reconnu comme un fait dans le monde des mortels. Tout discours de recon­nais­sance table ainsi fondamentalement sur l'archivation du té­moi­gnage et renouvelle donc la honte, incessamment. Et même à chaque fois que l'on pro­nonce le mot de “gé­no­cide”, en faisant état de la vérité de son oc­currence comme d'un fait (puisque c'est cela que l'on fait quand on prononce ce mot ignoble de “génocide”), à chaque fois, c'est la honte. Je suis transi de honte. Car il n'y pas de fait sans archive et donc sans l'ar­chi­­va­tion, le devenir-archive du témoignage et le fonctionnement du té­moignage comme preuve. A chaque fois, le jeune Italien s'a­vance vers le SS. A chaque fois, l'enfant ar­mé­nien fait un pas en avant en direction de son bourreau, entièrement livré à lui. Aram Andonian a une scène comme cela, dans un livre publié en 1919, En ces sombres jours, où les bour­reaux, de simples soldats qui accompagnent un convoi de déportés en 1915, remarquent un en­fant qui se terre derrière un repli de sable, sans doute dans le désert de Mésopotamie, et ils jouent avec sa terreur jusqu'à ce que l'enfant en meure. A chaque fois, l'en­fant est là, livré, tout entier. Et à chaque fois, l'enfant devient pourpre. Il rougit de honte.


En 1999, lors de la mémorable affaire Veinstein, un grand nombre d'intellectuels fran­çais, et parmi eux mes professeurs de philosophie, ont signé une pétition en faveur de l'im­pétrant, pétition qui disait en substance ceci : "Nous ne pouvons pas croire et lais­ser dire que Veinstein est un négationniste. Néanmoins, nous croyons que les Ar­mé­niens ont subi un génocide. Seulement, il faudrait ouvrir les archives pour com­plé­ment d'in­for­­ma­tion et pour qu'enfin les historiens puissent faire leur travail". Ce qui re­pré­sente une qua­­druple ab­surdité. Comment pouvaient-ils savoir que les Arméniens ont subi un gé­­no­cide et donc affirmer le génocide comme fait si les historiens n'avaient pas encore fait leur tra­vail et si les archives n'étaient pas accessibles? Un fait ne peut pas reposer sur des sup­po­sitions et des croyances. C'est donc qu'ils con­si­déraient que le témoignage fait preuve. En réalité, ils ne le faisaient que pour défendre l'institution universitaire et pour affirmer que le gardien de l'archive, donc le gardien du fait, est l'historien et non pas le juge, le juriste ou les tribunaux. Mais enfin, quoi qu'il en soit de leur opinion sur l'identité du gardien de l'archive, ils faisaient bel et bien fonc­tionner le témoignage comme preuve. L'enfant rougit de honte.


Mais il y a plus, et pire. En réalité, ce n'est pas nous qui faisons fonctionner le té­moi­gnage comme preuve, nous survivants, nous juristes ou professeurs d'université, nous candidats à la preuve. Le témoignage a toujours déjà fonctionné comme preuve. Il a tou­jours déjà été reversé dans l'archive. Dans le moment même où le premier survivant a proféré une parole de témoignage, à l'instant même où le premier son est sorti de sa bouche pour raconter son calvaire ou ses observations, l'archive avait déjà happé sa parole. C'est cela le plus terrible, c'est cela la catastrophe du survivant. C'est pour cela que l'événement s'appelle de son nom propre Catastrophe, Aghed en arménien, Shoah en hébreu, et non pas génocide. Dès le début, avant même le début, le perpétrateur est là, en face de moi, et il me dit : Prouve-le, prouve-le donc si tu le peux. Et moi, depuis 85 ans, je me lève et je le prouve. Depuis 85 ans, le fait est am­ple­ment prouvé, prouvé au-delà de toute nécessité et pourtant, toujours je me lève, toujours je prouve, par moi-même, par mon témoignage. C'est comme quand Dieu appelle Abraham chez Kafka. Est-ce moi que l'on appelle? Je ré­ponds à l'injonction du bourreau. Depuis 85 ans, en prouvant, en faisant fonctionner le témoignage comme preuve, je réponds à l'injonction du bourreau. Il me tient. Car c'est cela que voulait le bourreau, dès le dé­part, n'est-ce pas? Tuer, éliminer, exterminer? Bien sûr, il voulait cela aussi. Mais surtout, il voulait que je prouve et que je prouve encore.


Le récit d'Aram Andonian, celui de l'enfant empourpré, c'est de la mauvaise littérature. Il fait partie d'une série de nouvelles, écrites sur le vif, dans les­quelles Andonian voulait ap­pa­rem­ment dire l'état d'abjection de la victime, sous la forme d'une suite de des­crip­tions absolument atroces. C'est de la mauvaise littérature tout simplement parce que c'est de la littérature. Dès le début, Andonian savait, d'un sa­voir qui s'imposait à lui hors de toute réflexion, qu'il lui fallait faire de la littérature pour échapper à la honte du té­moignage, c'est-à-dire au devenir-archive du témoignage. Le même An­do­nian est celui qui a mené la première campagne systématique de recueil de témoi­gnages. Cela se pas­sait en 1918, à Alep, plaque tournante de la déportation en 1915-1916. Il en a fait un livre, écrit en arménien, mais traduit immédiatement en français, pratiquement sur commande. La version en français parut bien entendu avant la version arménienne, en 1920, à Paris, sous le titre Documents relatifs aux massacres ar­mé­niens. Le témoignage, dans sa dimension d'archive, était destiné à l'humanité ci­vi­li­sée. Et il n'y a pas, il n'y a jamais eu, de témoignage en dehors de la dimension de l'ar­chive, c'est tout le paradoxe hallucinant du témoignage.


Onze ans plus tard, en 1931, Hagop Osha­gan, qui allait devenir le plus grand écrivain de langue arménienne au XXème siècle, était en pleine rédaction de son roman Mnatsortats, titre qui pourrait se traduire en français par Les Rescapés, ou Le Reste. Il voulait que ce roman, après deux parties con­sacrées au monde pré-catastrophique, s'approche dans sa troi­sième partie de la Ca­tastrophe. Ce sont ses propres termes, “s'ap­procher de la Catas­trophe”. Cette troi­sième partie n'a jamais été écrite. Elle devait s'ap­peler “L'Enfer”. En 1934, après avoir écrit les deux mille pages des deux premières par­ties, Oshagan s'est arrêté; il s'est arrêté au seuil de la Catastrophe et il n'a jamais repris son roman. Bien plus tard, en 1944, il écrit que cela aurait signifié “marcher droit sur la mort”, sa propre mort, bien sûr, qui était aussi l'extermination de son peuple. Après 1934, Oshagan a encore écrit des di­zaines de milliers de pages mais il n'est jamais revenu aux Rescapés. J'ai passé vingt ans de ma vie à lire et à relire ces dizaines de mil­liers de pages, à me de­mander: Mais qu'est-ce qu'il a donc écrit à la place? Vingt ans de ma vie. C'est pour ça que je suis tellement en retard. Quelque part dans ces pages, exactement dans le volume IX du Panorama de la littérature arméno-occiden­tale, il y a une mo­nographie consacrée à Andonian, dans laquelle Oshagan réfléchit à nouveau sur la Ca­tas­trophe, sur l'écriture apparemment impossible de la Catastrophe, et en particulier sur le doublet d'Andonian, ces deux livres publiés en 1919 et 1920, l'un de littérature, l'autre de té­moi­gnage pour la preuve. Et à propos de ce dernier, il demande :
Je me demande ce qu'il avait en tête en met­tant en avant ces quelques télégrammes, quand dans le fond de sa con­science... il savait par­faitement qui étaient les auteurs de ce drame et quel but ils poursui­vaient. C'était l'ex­termination de son peuple.


L'oeuvre de mé­moire devrait donc se garder de cet écueil de la preuve à ad­mi­nistrer. Oshagan se fait bien l'ob­jection qui vient à l'esprit de chacun: “ Mais l'humanité civili­sée? ”. Il répond lui-même : “ L'his­toire ne peut rien prouver, puisqu'elle est un tissu de dénéga­tions. ” Oui, mais quelle est exac­tement l'alternative? Si Andonian n'avait pas recueilli le té­moi­gnage comme preuve, s'il n'avait pas répondu dès le premier moment à l'injonction du bour­reau, “Prouve, mais prouve donc si tu le peux”, il aurait fait de la littérature, ce qu'il a fait d'ailleurs, de la mauvaise litté­rature. C'est le phénomène ori­gi­naire du renver­se­ment du témoi­gnage dans le règne de l'archive, le phénomène de son ren­versement et re­ver­se­ment en pièce d'archive. Ce phé­no­mène originaire est con­gruent à la volonté même du bour­reau. Or, ce phé­no­mène, il ne se promène pas à l'air libre. On ne peut pas l'ap­pré­hender comme ex­périence. Il ne peut certes pas faire l'objet d'une phé­noménologie.


Seuls ces écrivains l'ont appréhendé parce qu'ils y ont été sou­mis dans leur projet même d'écrivains. Ils y ont été soumis et ils s'y sont sou­mis, sans comprendre ce qui leur ar­ri­vait. Par cette soumission, ils nous per­mettent au­jourd'hui de dire le phéno­mène, le cœur de la honte, la trans­for­ma­tion pre­mière, ori­gi­naire, du té­moi­gnage en dis­cours de preuve, en discours pour la preuve, son engloutissement par l'ar­chive, par laquelle bien sûr le survivant est littérale­ment privé de sa propre mémoire, si quelque chose de tel a jamais existé, privé d'un dis­cours de mémoire. La catastrophe, en ce sens, est une ca­tas­trophe de la mé­moire. C'est pourquoi il est tellement ridicule de par­ler de mémoire, de res­pect ou de préservation de la mémoire dans le cas des té­moi­gnages de survivants. Le seul évé­ne­ment dont il vaille la peine de garder une mémoire est celui-là dont il ne saurait y avoir de mémoire: la Catastrophe même, la destruction de la mémoire, d'une mémoire ”propre”, par le de­ve­nir-ar­chive du témoignage. Or il ne saurait y avoir de mémoire de cet événement originaire du de­ve­nir-ar­chive, de l'ar­chi­vation. Est-ce même un événement? L'archive est coextensive à la Ca­tas­trophe.


Nous sommes donc en 1931. Hagop Oshagan se trouve à Chypre à l'époque et son ro­man a commencé à paraître dans le journal Houssa­per du Caire. Des journalistes de Houssaper viennent lui rendre visite en août pour avoir un entretien avec lui sur son œuvre et sur lui-même. Une partie de l'entretien verra le jour un an plus tard, en mars et mai 1932, dans le mensuel Haïrenik de Boston; c'est le seul endroit où Oshagan parle longuement du projet de Mnatsortats et de sa volonté d'approcher de la Catas­trophe. A un certain moment, il déclare: “ Il y fau­dra au moins une étude to­po­gra­phique, la lecture de mil­liers de récits et de centaines de volumes, de souvenirs, avant de pouvoir com­mencer à rédiger (le dernier volume). ” De quoi parle-t-il? De la né­ces­saire documentation de tout romancier sur le sujet dont il traite? Est-ce qu'il écrit un roman historique? Même ainsi, il en savait suffisamment, car lui aussi avait fait parler tous les survivants, tous les revenants. Non, les milliers de récits, les centaines de volumes signifient que, dans ce cas, la “typification” romanesque ne fonctionnera pas. Alors quoi? Il faut tout dire, ne pas oublier un seul détail? Clairement, Hagop Oshagan voudrait avoir sous la main ce que nous appe­lons des “archives” Celui qui dirige l'entretien le comprend aussi­tôt, puisqu'il pose la question: “ Oeuvre historique ou bien roman ? ”. A quoi  Oshagan répond ceci: “ Et puis, vous savez sans doute que Chypre n'est pas l'île Saint-Lazare. Je suis obligé de me contenter de ce que j'ai. D'où la né­cessité de la forme romanesque. ”

Réponse qu'il faut déchiffrer. L'île Saint-Lazare de Venise est celle qui abrite la congrégation des Mekhita­ristes, celle qui a donné aux Ar­mé­niens leurs plus il­lustres savants aux XVIIIe et XIXe siècles, qui a rassemblé toutes les archives historiques de ce peuple, qui a été dans tous les sens du terme le conservatoire de sa culture. On comprend bien dès lors ce qu'Ochagan veut dire: je n'ai pas d'archives sous la main, je ne peux donc pas écrire un ouvrage d'histoire. Mais précisément les “ar­chives” dont il aurait eu besoin, les milliers de témoignages, les ré­cits des survivants, ne se trouvaient cer­­tainement pas à Venise, ni nulle part ailleurs. Elles étaient encore à pro­duire. Elles se trouvent peut-être aujurd'hui sur les étagères des Universités américaines. Personne ne les lit, personne ne les écoute, je n'ai pas besoin de le redire. La formulation est donc pour le moins étrange. Pour le dire vite, H. Ochagan ren­contre (ou formule) ici, dès 1931, et avant même l'arrêt de mort de 1934, une limite in­dé­passable dans la réception roma­nesque de la Ca­tas­trophe. Le roman de­vient le pis-aller de l'histoire.


Le dernier exemple que je vais proposer est le plus éclairant. C'est celui de Zabel Es­sayan, contemporaine de H. Oshagan, l'écrivaine la plus distinguée de la Constan­ti­nople ar­mé­nienne. Elle avait écrit en 1911 un livre inoubliable, Dans les Ruines, un livre de douleur et de deuil, après les massacres de Cilicie de 1909. A cette époque, le deuil était encore possible. Une Antigone moderne pouvait se dresser contre l'interdit du deuil et élever un monu­ment sous la forme d'un témoignage. Œuvre de littérature ou reportage, personne n'a ja­mais pu décider du genre auquel appartient ce grand livre. Mais il semble que le ren­ver­sement du témoignage en archive ne s'était pas encore produit. C'était à la veille de la Ca­tastrophe. Après 1915, la même Zabel Essayan, qui avait échappé par miracle aux rafles d'intellectuels et s'était réfugiée d'abord en Bulgarie, puis au Caucase, écrivit au moins une fois le récit de son entrée en clan­des­tinité et de sa fuite; mais elle fut parfaitement incapable d'écrire un nou­veau monu­ment de deuil comme celui de 1911. Au lieu de cela, elle consacra presque trois an­nées de sa vie à recueillir des té­moi­gnages, à les transcrire, à les traduire en fran­çais, évidemment, une fois de plus, pour les produire devant l'humanité civilisée.


Le tout premier témoignage jamais publié est ainsi celui d'un survivant, Hayg Toroyan, qu'elle a tout entier transcrit et réécrit de sa propre main. C'est en février 1917. Hayg Toroyan avait descendu l'Euphrate en com­pagnie d'un officier allemand dont il était l'interprète, ceci d'octobre à décembre 1915. Il avait donc vu un à un tous les camps de con­cen­tration de Mésopotamie. Lui et l'officier allemand avaient pris des notes et des photos. A leur arrivée en Iran, où ils devaient livrer des armes, le soldat allemand se mit à délirer et se suicida. Toroyan put passer dans le Caucase et raconter son odyssée à Za­bel, qui le publia avec sa propre si­gnature, à elle, avec une préface de deux pages, où elle dit donc en subs­tance: La lit­térature, c'est fini. Cela ne veut pas dire qu'elle allait cesser d'écrire. Pas du tout. Elle a beaucoup écrit après 1918, mais jamais une ligne en relation directe avec les atro­cités génocidaires. Je la cite :


"Doulou­reu­sement impré­gnée de la tâche qui m'était échue en partage, j'ai considéré que c'eût été un sacrilège que de trans­for­mer en sujet littéraire les souffrances dans lesquelles a agonisé tout un peuple…"


Za­bel Essayan, la plus grande écrivaine de son temps, devient ainsi un subs­titut de té­moin, une plume au service du vrai témoin, la se­cré­taire de l'ar­chive. Elle est hantée par le survivant. Elle écrit sous dictée, elle transcrit. Elle se soumet au règne de l'archive, à la trans­for­ma­tion originaire du té­moi­gnage en ar­chive. Elle devient, dans sa vie et son corps mêmes, une machine à archiver. Elle s'expose au moment origi­naire de la honte. Elle l'expose. L'im­possibilité désormais avérée d'af­fron­ter et de cir­con­venir l'in­ter­dit du deuil (mais avérée dans le moment même et par le fait même qu'elle s'y livre corps et âme, comme on dit, c'est-à-dire en réa­lité ma­chi­nalement) se marque par cette intime vo­lon­té d'ar­chi­vation de la parole du té­moin. L'ar­chivation du témoi­gnage court-circuite la mémoire de la victime et le deuil im­pos­sible.


Cette transformation, je l'ai dit, c'est le phénomène catastrophique par excellence. Il faut noter que dans tous les cas que j'ai cités sans les développer sufisamment, la littérature est mise à l'épreuve. Elle atteint sa limite et affirme cette limite. Zabel Essayan, Hagop Oshagan, Aram Andonian, tous les trois sont soumis à une logique implacable, celle de l'archive, qu'ils ont eux-mêmes contribué à mettre en place. Tous les trois, en se sou­mettant de façons diverses au règne de l'archive, font l'épreuve d'une limite. C'est dans cette épreuve que le phénomène originaire de l'archivation, en tout point équivalent à l'in­dépassable interdit du deuil, se dévoile. Il se dévoile sim­plement parce qu'ils le ren­contrent sur leur chemin. Ils n'y peuvent rien, ils ne font rien contre. Ils sont tous trois parfaitement impuissants à libérer le témoignage de l'archive. Après cette violente ren­contre avec la limite de la littérature, ils prennent des voies dif­férentes. An­donian con­sacre le reste de sa vie à collecter les témoignages des sur­vivants et à écrire des monographies sys­tématiques sur la Déportation. Ces mono­graphies, tant d'années après, sont encore iné­dites, autre sujet de méditation. Zabel Essayan prend le parti de la victoire, de la réalité (comme elle dit) et devient la pro­pa­gandiste attitrée du ré­gime soviétique en France. Oshagan, lui, écrit une histoire de la littérature arménienne mo­derne en dix volumes et cinq mille pages. Jamais plus il ne se risque à “marcher droit sur la mort”, c'est-à-dire à marcher tout droit sur cette limite de la littérature dont une fois, une seule fois (mais définitivement), il aura fait l'épreuve.


On me dira que si le renversement du témoignage en archive est, comme je le dis, ori­gi­naire, s'il se produit dans la profération et la prolifération même du témoignage, alors il n'y a rien à faire là-contre. Oui, on peut encore passer une éternité à faire fonctionner le témoignage comme preuve. Mais, ce faisant, on répond tout bête­ment à la volonté du bourreau. Pire, si l'on écrit des livres justifiant ce fonc­tion­nement, four­nissant les fon­dements sociologiques ou philosophiques de la valeur probante du té­­moi­gnage, on se fait tout sim­ple­ment le complice des bourreaux. C'est pourquoi seule la honte est probante. C'est aussi pour­quoi la honte est incontournable, la honte à voir le té­moignage offert comme preuve, encore et toujours. C'est ainsi que je comprends la volonté féroce d'Agamben, volonté de sauver le témoignage contre l'archive, à l'encontre de l'archive, et ceci au cœur même de la honte. Je ne vais pas maintenant examiner sa référence à l'Arché­o­logie du savoir de Foucault afin de situer l'archive comme concept. Je me contente d'une citation.


"L'autorité du témoin consiste en sa capacité à parler purement au nom d'une incapacité à parler - c'est-à-dire en son être-sujet. Le témoignage garantit ainsi non pas la vérité factuelle de l'énoncé sauve­gar­dé dans l'archive, mais plutôt son inar­chivabilité, son extériorité par rapport à l'archive. Il garantit la nécessité par laquelle, de même que l'existence même du langage, l'énoncé échappe à la fois à la mémoire et à l'oubli (p. 208)."


Oui mais... S'agit-il de sauver le témoignage contre l'archive, s'agit-il de sauver l'autorité du témoin (au sens de l'auctoritas romaine, un parler-pour, précisément pour quelqu'un qui ne saurait se représenter lui-même devant la loi ou l'humanité) contre l'archivabilité; ou, bien au contraire, de séjourner dans le moment originaire de la honte, dans le moment où le témoignage est happé sans retour par l'archive, pour enfin comprendre dans toute son ampleur la co­ex­ten­sivité de l'archive et de la Ca­tas­trophe? J'ai expliqué longuement ailleurs que si la Catastrophe est le nom propre de l'évé­nement, ce nom propre ne pourra venir que de l'avenir, comme l'écho du futur dont il est question dans le Mnemosyne de Hölderlin. C'est un nom propre au futur antérieur. C'est en se souvenant secrètement du même poème de Hölderlin et de son “... Wir haben fast / Die Sprache in der Fremde verloren”, qu'Agamben écrit :


"... On pourra dire que témoigner revient à se placer, au sein de sa propre langue, dans la position de ceux qui l'ont perdue, à s'installer dans une langue vivante comme si elle était morte, ou dans une langue morte comme si elle était vivante... (p. 212). "


C'est en quoi, d'ailleurs, la question du traduire moderne, en sa plus extrême possibilité (traduire dans la langue presque perdue à l'étranger, dans la langue vivante comme morte), est liée à celle du deuil catastrophique. Et donc du témoi­gnage, au sens où l'entend ici Agamben. Et donc de l'archive. La phrase citée précédemment se poursuit en effet ainsi: “... en tout cas hors de l'archive et du corpus du déjà-dit” (ibid.). Une fois de plus, il s'agit bien pour Agam­ben de sauver le témoignage contre l'archive, de penser le témoignage à l'encontre de l'archive. Nous avons parcouru un long chemin avec lui dans cette direction. Nous avons pour ainsi dire marché à l'en­vers avec lui. Nous avons illustré - si l'on peut dire - cet “encontre” dans l'expérience d'une rencontre bien involontaire avec l'archive, en suivant les avatars de l'é­cri­ture arménienne post-catastrophique. Nous ne savons pas pour autant ce que c'est que l'ar­chive et si on peut la distinguer aussi décisivement du témoignage. Bien au contraire, nous n'avons pas encore assez sé­jour­né dans la honte, nous n'avons pas assez affronté le témoi­gnage dans son illisibilité de pièce d'archive. L'archive est encore à venir. Elle est à venir au futur antérieur. Comme la Catastrophe.


Il me semble que c'est dans le même sens que Derrida écrit à propos de la “question de l'archive”: “C'est une question d'avenir, la question de l'ave­nir même... L'archive, si nous voulons savoir ce que cela aura voulu dire, nous ne le saurons que dans les temps à venir” (Mal d'Archive, p. 60). C'est parce que le témoignage (rendu à l'archive) est il­li­sible, c'est parce qu'il n'est sans doute pas fait pour être lu, que nous pouvons au­jour­d'hui dire quelque chose à propos du lisible, sous la forme et le nom pro­visoires de la littérature. La litté­rature camperait alors sur le limes de l'archive, aux frontières du li­sible. Il faut donc réel­lement tout recommencer, pa­tiem­ment, en suivant pas à pas, encore et toujours, ceux qui ont ren­contré (ou cru rencontrer) sur leur chemin la limite de la lit­té­rature dans la trans­for­ma­tion du témoignage en archive. Il faut laisser venir l'archive.

(texte sans son appareil de notes, nous vous renvoyons à la version imprimée)