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Ecrire dans l'odeur de la mort

Par Boubacar Boris Diop, in Rwanda 1994-2004, témoignages et littérature, revue Lendemains numéro 112, mars 2004.

Au cours des dix dernières années, le nom du Rwanda est devenu de plus en plus familier à un nombre croissant de nos contemporains, même à ceux qui n’ont jamais eu la moindre occasion de s’intéresser au continent africain. Ce n’est malheureusement pas par hasard, car pour réussir à susciter autant d’intérêt, ce pays à la fois minuscule et dépourvu de ressources naturelles a eu plus que sa part de souffrances.


La rapidité avec laquelle la communauté internationale a reconnu le génocide rwandais n’a eu d’égale que la vitesse d’exécution de celui-ci. Les massacres d’avril à juillet 1994 ont causé, selon l’ONU, la mort de 500 000 à 800 000 personnes. Les autorités rwandaises, qui n’ont pas fini de procéder au recensement des victimes, en estiment le nombre à plus d’un million, ce qui ne semble guère exagéré. Pour donner une idée de ce qui est arrivé au Rwanda, il suffit de dire que dix mille personnes y ont été tuées chaque jour, pendant trois mois et sans interruption.


Cette entreprise d’extermination n’a pas été déclenchée de façon subite et irraisonnée sous la pression de circonstances politiques imprévues. Elle a au contraire été minutieusement préparée. Un Etat fortement centralisé a mis son armée, des forces paramilitaires créées à cet effet et toute son administration au service de l’élimination d’une partie de la population rwandaise choisie en fonction de son appartenance à une ‘ethnie’.


Très peu de commentateurs ont compris à l’époque la gravité des événements. Presque tous ont préféré voir dans ce génocide un nouveau cycle de ‘massacres inter ethniques’ opposant, sur fond de ‘guerre civile’, deux communautés se haïssant depuis des temps immémoriaux. L’utilisation répétée de ces expressions a convaincu le monde entier qu’il n’y avait ni bourreaux ni victimes, que l’Etat rwandais, dépassé par les événements, faisait de son mieux pour ramener dans le pays l’ordre et la légalité et enfin que ces atrocités tropicales désordonnées échappaient à toute analyse politique rationnelle. Cette dernière idée, qui explique en partie la passivité de la communauté internationale, était renforcée par l’image du continent dans les médias.


          Il serait toutefois absurde de prétendre que la presse internationale s’était donné le mot pour faciliter la tâche aux tueurs. Elle n’avait aucune raison particulière d’en vouloir au Rwanda. La vérité est plus simple mais peut-être aussi plus terrible : le Rwanda n’intéressait personne. S’il est établi que tel ou tel pays occidental lié au conflit a pu trouver, pour son travail de désinformation, des relais conscients parmi les envoyés spéciaux et les correspondants de presse, beaucoup parmi ces derniers ont surtout péché par désinvolture en n’écoutant que leurs préjugés. Dans une Afrique perçue comme le lieu naturel de tous les désastres,  les massacres au Rwanda n’étaient qu’une tragédie de plus après celles de Somalie, d’Algérie et du Libéria. On peut voir dans cette attitude un racisme si tranquille qu’il n’arrive même plus à avoir conscience de lui-même.


            Il n’est dès lors pas étonnant que le statut du génocide rwandais soit, aujourd’hui encore, si singulier. Presque plus personne n’ose en contester l’aveuglante réalité.  Cependant, dès qu’il s’agit d’en stigmatiser les auteurs, de sérieuses difficultés surgissent. Il est devenu habituel, on le sait, de personnifier les grandes infamies de l’histoire humaine, comme pour les rendre plus mémorables : les noms de Hitler et de Pol Pot évoquent immédiatement les chambres à gaz et les champs de la mort. Le génocide rwandais, lui, n’a pas de nom. Dans ce cas précis, tout se passe comme si la compassion avec les victimes ne saurait aller jusqu’à reconnaître leur innocence.


            Cela dit, l’honnêteté oblige à ajouter que la tragédie rwandaise a suscité encore moins d’intérêt en Afrique même que dans le reste du monde.


            Le paradoxe n’est qu’apparent. L’émiettement du continent africain en Etats peu viables, maintes fois dénoncé par Cheikh Anta Diop et Kwame Nkrumah, se traduit de nos jours par des situations totalement inattendues. L’une de celles-ci est que l’Afrique est informée sur ses propres problèmes politiques par les pays du Nord. Aussi étrange que cela puisse paraître, beaucoup d’Africains francophones n’ont su du génocide rwandais que ce qu’en rapportaient les dépêches de l’Agence France Presse, les grands quotidiens de l’Hexagone et les journaux télévisés de messieurs Poivre d’Arvor et Bruno Masure. La presse privée africaine, embryonnaire à l’époque, n’avait pas les moyens de contrarier cette tendance. Il n’est d’ailleurs même pas évident qu’elle en ait seulement eu la volonté. La vérité est que, à force d’échecs, le continent en est venu à perdre tout respect de lui-même. Quoi qu’il arrive, les analystes africains l’expliquent par notre mystérieuse incapacité à nous adapter au monde moderne, si ce n’est, de manière encore plus affligeante, par on ne sait quelle antique malédiction.


            Le résultat est que parmi les rares cris d’indignation entendus pendant le génocide, presque pas un seul n’est venu d’Afrique. Nelson Mandela, qui venait d’être élu à la tête de l’Afrique du Sud post-apartheid, a été une heureuse exception.


            Dans le meilleur des cas, les intellectuels et les artistes africains ont détourné le regard et murmuré leur honte et leur écœurement. Le plus souvent, ils ont fait preuve d’une indifférence quasi totale.
            C’est en réaction à ce ‘silence assourdissant’ des intellectuels et artistes africains qu’est née l’initiative "Rwanda : écrire par devoir de mémoire". Une brève présentation du profil et du sens de ce projet me paraît nécessaire à la clarté de mon propos.


           Tout a commencé en 1996, à l’occasion de la 5ème édition de Fest’Africa, manifestation de littérature africaine organisée à Lille par Nocky Djedanoum et Maïmouna Coulibaly, un couple de journalistes installés en France depuis la fin de leurs études universitaires. Cette année-là, la manifestation a été endeuillée par la condamnation à mort et la pendaison de l’écrivain nigérian Ken Saro-Wiwa. Les auteurs présents à Fest’Africa ont alors manifesté leur réprobation par une déclaration publique contre la dictature militaire de Sani Abacha. Cela ne les a pas empêchés de constater, une fois de plus, l’impuissance des hommes de plume à arrêter la main des tueurs. Cet amer constat s’est mué, au fil des mois, en un besoin de plus en plus pressant de se faire entendre. Des  discussions avec la communauté rwandaise de Paris ont mis en évidence la nécessité de s’intéresser de plus près au génocide de 1994. Il a alors été proposé à des écrivains de différents pays africains de se rendre au Rwanda en résidence d’écriture.


            Les choses n’ont pas été aussi simples que nous l’avions cru. Il n’a pas fallu moins de deux ans pour convaincre les autorités rwandaises, réticentes au départ, de nous laisser entrer dans leur pays. Il faut dire que la présence d’une majorité d’auteurs francophones dans le projet n’était guère de nature à les rassurer, car à leurs yeux la France avait activement soutenu les organisateurs du génocide. Nocky Djedanoum n’a pu les faire fléchir qu’en leur disant, à la fois amical et sérieux : "Je revendique en tant qu’Africain le droit d’aller où je veux au Rwanda et vous, vous n’avez d’autre choix que de l’accepter".  Après les explications nécessaires, tout est rentré dans l’ordre.


Koulsy Lamko et Nocky Djedanoum du Tchad, Monique Ilboudo du Burkina Faso, Meja Mwangi du Kenya, Véronique Tadjo de Côte d’Ivoire, Abdou Rahman Waberi de Djibouti, Tierno Monenembo de Guinée, Jean-Marie Vianney Rurangwa et Venuste Kayimahe tous deux du Rwanda et moi-même du Sénégal, avons séjourné au Rwanda en juillet et août 1998. A cette occasion nous avons visité les sites du Mémorial du Génocide, discuté avec des Ong comme Avocats sans Frontières ou le Collectif Pro’Femmes, rencontré l'Association des journalistes et des écrivains et les animateurs de la Polyclinique de l’Espoir qui s’occupe des orphelins et des femmes violées pendant le génocide. Nous avons également fait des conférences à l’université de Butare ainsi que dans les lycées et les écoles primaires. Nous nous sommes, naturellement, entretenus avec des rescapés - dont ceux regroupés dans Ibuka - et avec quelques-uns des cent vingt mille détenus accusés d’avoir participé aux massacres. De larges plages du programme étaient réservées à la mise au point de nos notes et à des démarches individuelles.


Nos ouvrages ont été présentés au public rwandais en juin 2000 au cours d’un colloque international à Kigali et Butare. Le dramaturge Koulsy Lamko a tiré des textes un spectacle d’excellente facture, Corps et voix, paroles rhizomes.


Chemin faisant, d’autres initiatives se sont manifestées autour du projet, dans de nouveaux champs artistiques. Ainsi le cinéaste camerounais François Wokouache s’y est joint de lui-même et en a tiré un film intitulé Nous ne sommes plus morts et un autre cinéaste, le Sénégalais Samba Félix Ndiaye, travaille depuis un an à un ambitieux  documentaire sur le même sujet. L’artiste sud-africain Bruce Clarke est quant à lui en train de réaliser sur la colline de Nyanza un gigantesque monument de pierre dédié aux victimes, le Jardin de la Mémoire.


Depuis leur parution à partir de mars 2000, nos textes font l’objet de restitutions dans les médias ou à l’occasion de rencontres littéraires en Afrique et en Europe. En novembre 2000, à Lille, un Salon du livre a été spécialement consacré par les initiateurs aux œuvres issues de "Rwanda : écrire par devoir de mémoire".


Une telle initiative pose bien évidemment un certain nombre de problèmes. Je n’ai pas l’intention de les occulter.


Le premier de ceux-ci tient à la démarche elle-même. On ne connaît pas beaucoup d’autres exemples dans l’histoire de la littérature où des écrivains se sont rendus ensemble sur le lieu d’une tragédie pour en rapporter chacun un récit de fiction. L’écriture est l’acte solitaire par excellence et le texte littéraire est censé venir, pour ainsi dire, par derrière, en vertu de mécanismes largement inconscients. Les romanciers, qui n’en sont pas à un paradoxe près, aiment pourtant croire que pour tout ce qui concerne leurs livres ils dirigent la manœuvre du début à la fin. C’est pourquoi ils supportent si mal la commande de texte. Quel qu’en soit le motif, elle leur paraît porter atteinte à une liberté de création qui est à l’origine de leur choix de devenir écrivain.


           C’est sans doute pour cette raison que nous avons accueilli la proposition de nous rendre au Rwanda avec enthousiasme mais non sans une certaine perplexité. Je me souviens par exemple avoir répondu à Nocky Djedanoum que je souhaitais aller au Rwanda et en revenir avec un simple récit de voyage. Il m’est facile aujourd’hui, le recul aidant, de comprendre mon attitude d’alors comme de la défiance. Je ne pensais pas avoir quelque chose à dire sur ce qui était encore à l’époque pour moi le déchaînement d’une barbarie tribale regrettable mais quasi routinière. Peut-être aussi que, habitué à produire des textes dans lesquels je me targuais de soumettre le réel à mon bon vouloir, je me sentais mal à l’aise dans une situation où les faits allaient, avec leur force propre, préexister au récit. J’avais en somme du mal à supporter l’idée que mon imagination serait bridée par le réel. Nous savions à l’avance que le simple respect pour les victimes nous interdirait de prendre des libertés avec leurs témoignages. Il est d’ailleurs significatif que dès qu’ils ont compris le but de notre séjour au Rwanda, certains rescapés nous ont supplié : ‘De grâce, n’écrivez pas de romans avec ce que nous avons vécu, rapportez fidèlement ce que nous vous avons raconté, il faut que le monde entier sache exactement ce qui s’est passé chez nous’. Un autre fait mérite d’être souligné : les organisateurs nous avaient reconnu le droit de ne rien écrire si nous n’en ressentions pas l’envie. Pourtant, huit ouvrages sur les dix prévus sont disponibles. C’est que, finalement, la vraie commande de texte, non formulée, nous est venue des survivants et des morts.  J’essaierai d’expliquer plus loin comme il a leur a été facile d’avoir raison de nos coquetteries d’artistes.


              L’autre difficulté était le risque de perdre tout désir d’écriture au contact d’une réalité proprement innommable. Le grand romancier zimbabwéen Chenjerai Hove, contacté pour faire partie du groupe, avait, après moult hésitations, décliné l’offre. Il s’en est expliqué à Lille en novembre dernier en des termes d’une rare franchise : ‘Je craignais, a-t-il dit, d’être bouleversé au point de devoir renoncer à écrire des romans’. Et de fait, la traversée du miroir - le miroir où se reflètent tant d’échecs et de lâchetés - loin de rendre maîtres du destin, mène souvent à la folie et au désespoir.
              On peut enfin s’interroger sur l’utilité d’une opération intervenant quatre ans après le génocide. Les écoliers rwandais ne s’y sont pas trompés qui nous ont souvent demandé, avec plus d’amertume que de colère : ‘Pourquoi venez-vous seulement aujourd’hui ? Où étiez-vous il y a quatre ans, quand ces événements se déroulaient dans notre pays ?’ 


              Ces objections sont sérieuses et parfois même assez troublantes. Toutefois, les obstacles ainsi énumérés, loin de nous gêner, ont été de véritables stimulants. L’aventure a été certes collective mais chacun de nous s’y est immergé à partir de ses priorités et de son itinéraire. Cette tension née du choc entre le réel et l’imaginaire était nouvelle pour chacun de nous. Elle a eu ceci de précieux qu’elle nous a fait retrouver le goût des sentiments authentiques. Au contact de vraies douleurs, nous avons pris, contre la force meurtrière des préjugés, la mesure de nos responsabilités d’intellectuel.


             Avions-nous cependant besoin de nous rendre au Rwanda pour éprouver la folie de notre temps ? Après tout, en Afrique, de nos jours, la table de travail de l’écrivain n’est jamais éloignée de quelque charnier. Prétendre que l’on ne savait pas, n’est-ce pas user de faux-fuyants ?


            J’aimerais répondre à ces questions en donnant l’exemple que je connais le mieux, le mien. Avant ce roman sur le génocide, j’en avais publié un autre, Le Cavalier et son ombre, où je consacrais une large place au Rwanda. Je n’avais cependant jamais mis les pieds dans ce pays et je doutais un peu de la sincérité de mes sentiments. C’est pourquoi le seul moment du récit où l’héroïne, Khadidja, représente réellement l’auteur est celui où, parlant du génocide au Rwanda, elle avoue son désarroi et ressent secrètement sa propre colère comme une douloureuse comédie. Que Khadidja prétende, dans Le Cavalier et son ombre  ‘avoir mal au Rwanda’ n’a en vérité aucun sens. Les vraies souffrances ont été pour les autres. L’auteur, très éloigné des événements, simplement désireux de faire vrai au prix de mille et une acrobaties de style, n’a en définitive connu que de dérisoires tourments esthétiques. J’essayais, avec un bel orgueil, de ruser avec le réel et de trouver le moyen le plus sûr de fixer avec des mots des formes mouvantes et éphémères. Je crois donc être bien placé pour savoir ce qui sépare un roman sur le génocide écrit de loin, dans le confort des habitudes quotidiennes et un autre, écrit celui-là dans l’odeur de la mort. Dans le premier cas, la tentation de jouer avec les mots est très forte parce qu’en Afrique, la réalité, délirante et cruelle, semble faire une concurrence déloyale à la fiction. Le romancier africain, qui en est bien conscient, est souvent obligé, pour tenir la cadence, d’en rajouter sur le fantastique. Cette surenchère est épuisante, même pour le créateur le plus audacieux. Elle n’est pas non plus sans risque pour la crédibilité de son récit. Avant d’aller au Rwanda, je ne me sentais tenu à aucun respect pour les faits. Il m’était difficile de comprendre ceux pour qui écrire se résumait à dire : voici la vérité. Chercher à susciter le doute me paraissait bien plus excitant. J’ai toujours imaginé l’écrivain comme un enfant perdu dans la forêt. Je me délectais de ma solitude d’écrivain si justement exprimée par le poète Birago selon qui “ lorsque la mémoire va ramasser du bois mort, elle rapporte le fagot qui lui plaît ”. Il faut s’arrêter un instant pour imaginer la perplexité de celui qui, au cœur de la forêt, s’emploie à “ ramasser du bois mort ”. Il va d’un buisson à un autre, revient souvent sur ses pas, délibère sans cesse - et avec anxiété - sur la direction à prendre et ne semble jamais savoir ni ce qu’il fait ni pourquoi il le fait. Il a juste envie de passer enfin aux aveux : il ne connaît pas le chemin, il ne peut le montrer à personne, il ne sait pas où il va, il ne peut y aller d’un pas résolu.


            Ce désir d’écrire non avec des idées, mais avec des souvenirs, voire avec les échos de paroles intérieures, lointaines et obscures, peut faire penser à de l’arrogance. D’être allé au Rwanda m’a fait comprendre qu’il fallait surtout y voir du désespoir et un sentiment d’impuissance.


            Cheminer parmi les ossements et discuter avec les rescapés nous a rendus à la fois plus humbles et plus conscients de ce que nos livres pouvaient faire pour lutter contre le mal. L’ampleur et les implications humaines de la tragédie rwandaise ne se sont dévoilées à nous que progressivement. L’effarement absolu était au détour de chaque témoignage. Pour arriver à tuer tant de personnes en quelques semaines, des centaines de milliers d’assassins ont officié à visage découvert et tous n’ont pas été arrêtés, loin s’en faut. Cela veut dire que sur les collines ou dans les rues de Kigali, de Butare ou de Gitarama, les bourreaux et les victimes continuent à se croiser. Ils se reconnaissent comme tels, des images sanglantes, surgies d’un proche passé, dansent dans leurs mémoires et ils passent leur chemin, car la vie doit, après tout, continuer.
             Au bout de quelques jours, nous avons tous senti que la seule façon de restituer cette détresse dans toute sa profondeur était de faire le pari de la simplicité. A la lecture de nos ouvrages sur le génocide, on s’aperçoit très vite qu’ils ont en commun le dépouillement et la pudeur. Quels genres d’écrivains aurions-nous été si nous étions revenus du Rwanda gonflés par la vanité et seulement désireux de montrer que nous avions du talent pour les pirouettes et les métaphores ?


             Depuis leur parution à partir du mois de mars 2000, on nous a souvent demandé ce que nos livres avaient apporté de plus que les articles de presse, les films documentaires, les ouvrages historiques et les témoignages des victimes. Cette question est capitale, car elle ouvre une réflexion sur l’efficacité de la fiction dans la lutte contre l’oubli. Elle paraît encore plus pertinente dans le contexte littéraire africain. Personne n’est aussi souvent rongé par le doute et le découragement que l’auteur africain. S’adressant dans une langue étrangère à un public de toute façon trop occupé à survivre pour avoir envie de lire, il est  presque toujours persuadé d’avoir à hurler sa révolte dans le désert. La violence des guerres civiles sur le continent le harcèle de questions qui exigent des réponses immédiates, ce qui place sa fiction, souvent vécue avec remords comme un exercice délicat et vain, sous la pression constante des urgences politiques.


               Mais c’est justement pour cela que les romans sont essentiels dans la préservation de la mémoire d’un génocide. Les ouvrages spécialisés ont certes le mérite de la précision. Moins attrayants et peu accessibles au grand public, ils sont cependant destinés à une élite intellectuelle qui les décortique sans émotion. Chacun connaît d’ailleurs la boutade : les spécialistes ne se lisent pas entre eux, ils se surveillent. Comme le journaliste tenu par des délais et obligé de bondir d’un massacre à un autre, l’historien n’a d’autre choix que de laisser les morts enterrer les morts. Le romancier, lui, essaie de les ramener à la vie. Je me souviens qu’au Rwanda, lorsque nous allions en visite sur les lieux où sont aujourd’hui encore exposés les ossements des victimes, j’éprouvais chaque fois le besoin de chercher la vie autour de moi, comme on entrebâille une fenêtre pour laisser passer un peu d’air frais dans un endroit hermétiquement clos. Un de ces épisodes est brièvement rapporté dans mon roman. Je n’ai pu m’expliquer une telle attitude que plus tard. En effet, un jouet près du crâne fracassé d’un enfant peut en dire bien plus sur un génocide que les plus savantes démonstrations. Ici il s’agit de donner à voir des visages et non de rapporter des faits et de dérouler des statistiques. Le délire de cruauté des génocidaires est difficilement compréhensible mais il n’est pas aussi insensé qu’on peut le croire à première vue. Si on a tenu à humilier des innocents avant de les débiter à la machette, c’était pour les convaincre et se convaincre soi-même qu’ils étaient totalement dépourvus d’humanité, que leur présence sur la terre était une erreur de la nature. C’est peut-être pourquoi les négationnistes sont toujours un peu étonnés qu’on leur oppose des chiffres et des faits. Dans leur entendement personne n’est mort, car ceux pour qui on fait tant de bruit n’ont jamais eu le droit d’exister. En ce sens, la fiction est un excellent moyen de contrer le projet génocidaire. Elle redonne une âme aux victimes, et si elle ne les ressuscite pas elle leur restitue leur humanité en un rituel de deuil qui fait du roman une stèle funéraire.


             Après l’Holocauste, beaucoup d’Allemands ont pu dire, avec toutes les apparences de la bonne foi, qu’ils ne savaient pas. Ce n’était pas possible au Rwanda. Le génocide rwandais a eu ceci de particulier que l’Etat a réussi à y impliquer la majorité de la population. Il a eu lieu dans le bruit et la fureur, des centaines de milliers de cadavres jonchaient les rues, une radio coordonnait joyeusement les massacres et partout les cris de haine se mêlaient aux cris de terreur. La sérénité de l’historien peut-elle dire ce déchaînement des passions les plus folles ? Je ne le crois pas. Le roman, qui trouve le tueur sur son terrain, celui de l’émotion et de la falsification, me paraît plus apte à remplir cette tâche. Il est peut-être encore le meilleur moyen de tirer de sa torpeur le brave homme qui, voyant que l’on charcute sans arrêt ses semblables autour de lui, lève les bras au ciel et dit qu’il n’y peut rien, car ses journées sont bien trop courtes. S’il est clair dans son esprit qu’il ne veut tuer personne, il ne se rend pas forcément compte qu’il sert les desseins du fanatique prêt à exterminer des peuples entiers. A ce père de famille vautré dans son salon, le roman peut presque parler au creux de l’oreille et réveiller chez l’envie de redevenir un homme.


             L’imaginaire est du reste d’autant plus autorisé à rendre compte d’un tel génocide que l’histoire récente du Rwanda est dans une large mesure le résultat d’un conflit entre la fiction et la réalité. Tout y est parti des fantasmes d’une certaine ethnologie coloniale qui a inventé, avec une déconcertante légèreté scientifique, une histoire non africaine pour un pays africain.


            On peut dire, toute modestie mise à part, que le projet "Rwanda : écrire par devoir de mémoire" est en train de jouer un rôle considérable dans la préservation de la mémoire du génocide. A partir de ces textes, des débats ont eu lieu et vont se poursuivre partout dans le monde. C’est, soit dit en passant, la preuve que les différentes formes d’expression ne sont pas forcément en conflit. A la faveur de nos romans, les journalistes reviennent sur le sujet et se remettent parfois en question. Nous nous sommes beaucoup servis des travaux des historiens ou de certains articles de presse pour formuler nos mensonges qui se veulent, au bout du compte, des vérités plus profondes.


            Il est intéressant d’imaginer une dizaine d’écrivains débarquant dans un pays ravagé par la guerre, cheminant entre les ruines et les ossements, le stylo à la main et le cœur battant. On voit au premier coup d’œil à quel point ils sont satisfaits d’eux-mêmes. Ils tiennent un sujet solide, une immense tragédie humaine, à mille lieues de leurs habituelles niaiseries sur la lutte entre la tradition et la modernité en Afrique. Cet arrêt sur image, délibérément moqueur et sans doute aussi quelque peu injuste, nous installe au cœur du débat, car il fixe une des rares occasions où l’imaginaire rencontre, pour de vrai, le réel. Le plus important a sûrement été une autre rencontre, celle de chacun de nous avec lui-même. Il est aisé de comprendre qu’une telle tragédie ne puisse pas se refermer sur elle-même. Au-delà du devoir de mémoire, ce voyage au bout de l’horreur s’est révélé une formidable leçon d’histoire.


              Aussi la même question nous est-elle souvent revenue à l’esprit : pourquoi ? Ce ne sont pas les explications qui ont manqué. On nous a parlé de tradition d’obéissance à l’autorité, de la virulence de lointaines rancœurs historiques, d’une évangélisation ratée - ou au contraire parfaitement réussie - au point de priver une nation africaine de son africanité. J’ai été particulièrement choqué par le soutien actif et résolu de la France de Mitterrand aux organisateurs du génocide. De découvrir qu’elle avait entraîné les miliciens Interahamwe, équipé et encadré l’armée rwandaise et permis aux têtes pensantes du génocide de quitter en toute impunité le Rwanda, à la faveur d’une Opération Turquoise qui n’était humanitaire que de nom, m’a fait sentir plus nettement à quel point il est dangereux d’être un petit pays dominé, ce qui est le cas du mien, le Sénégal.


           Nous ne pouvions espérer sortir indemnes d’un pays-cimetière qui a choisi de laisser exposés à la vue de tous les restes des victimes du génocide. C’était bien autre chose qu’un contact livresque avec la réalité. Il nous a fallu apprendre à écouter des êtres brisés à jamais nous raconter nos propres romans avant même que n’en fût écrit le premier mot. Etrange bataille entre nous et nos futurs personnages, à peine plus vraisemblables que leurs histoires… Il est donc naturel qu’ils aient vu en nous des traîtres en puissance. Allions-nous pouvoir dire leur douleur et parler pour leurs morts ?


            Ma conviction est que les grandes œuvres littéraires sur le génocide d’avril 1994 seront écrites plus tard et par les Rwandais eux-mêmes. Pour cela il faudra sans doute que le travail du deuil ait été fait, que la douleur ait traversé plusieurs générations et, qu’émergeant d’une longue stupéfaction, les fils trouvent enfin les mots pour dire la folie de leurs pères.


C’est peut-être pour cela que Jean-Marie Rurangwa et Venuste Kayimahe, les deux auteurs rwandais de notre groupe, se sont contentés d’écrire des textes de réflexion plutôt que de la fiction.


Notre seul mérite est d’avoir essayé, en dépit des ambiguïtés de l’entreprise. Nous avons, je crois, réussi à exprimer ce qui dans les souffrances du peuple rwandais interpelle tout être humain. Cette aspiration à l’universalité nous a permis d’inscrire avec plus de force le génocide dans la durée. Appelés à être lus et commentés par des générations de lycéens et d’étudiants, nos romans commencent un long voyage dans le temps et dans l’espace. D’autres créateurs sont en train de s’en inspirer, qui pour une adaptation cinématographique ou théâtrale, qui pour un travail chorégraphique.     

Quoi que fassent les négationnistes, plus le temps passera, moins on aura tendance à oublier. En y contribuant, le projet "Rwanda : écrire par devoir de mémoire" a, tout de même, fait un peu de bien.