Au cours des dix dernières
années, le nom du Rwanda est devenu de plus en plus
familier à un nombre croissant de nos contemporains,
même à ceux qui n’ont jamais eu la moindre
occasion de s’intéresser au continent africain.
Ce n’est malheureusement pas par hasard, car pour réussir à susciter
autant d’intérêt, ce pays à la fois
minuscule et dépourvu de ressources naturelles a eu
plus que sa part de souffrances.
La rapidité avec laquelle la communauté internationale
a reconnu le génocide rwandais n’a eu d’égale
que la vitesse d’exécution de celui-ci. Les massacres
d’avril à juillet 1994 ont causé, selon l’ONU,
la mort de 500 000 à 800 000 personnes. Les autorités
rwandaises, qui n’ont pas fini de procéder au recensement
des victimes, en estiment le nombre à plus d’un
million, ce qui ne semble guère exagéré.
Pour donner une idée de ce qui est arrivé au Rwanda,
il suffit de dire que dix mille personnes y ont été tuées
chaque jour, pendant trois mois et sans interruption.
Cette entreprise d’extermination n’a pas été déclenchée
de façon subite et irraisonnée sous la pression
de circonstances politiques imprévues. Elle a au contraire été minutieusement
préparée. Un Etat fortement centralisé a
mis son armée, des forces paramilitaires créées à cet
effet et toute son administration au service de l’élimination
d’une partie de la population rwandaise choisie en fonction
de son appartenance à une ‘ethnie’.
Très peu de commentateurs ont compris à l’époque
la gravité des événements. Presque tous
ont préféré voir dans ce génocide
un nouveau cycle de ‘massacres inter ethniques’ opposant,
sur fond de ‘guerre civile’, deux communautés
se haïssant depuis des temps immémoriaux. L’utilisation
répétée de ces expressions a convaincu le
monde entier qu’il n’y avait ni bourreaux ni victimes,
que l’Etat rwandais, dépassé par les événements,
faisait de son mieux pour ramener dans le pays l’ordre
et la légalité et enfin que ces atrocités
tropicales désordonnées échappaient à toute
analyse politique rationnelle. Cette dernière idée,
qui explique en partie la passivité de la communauté internationale, était
renforcée par l’image du continent dans les médias.
Il serait toutefois
absurde de prétendre que la presse internationale s’était
donné le mot pour faciliter la tâche aux tueurs.
Elle n’avait aucune raison particulière d’en
vouloir au Rwanda. La vérité est plus simple mais
peut-être aussi plus terrible : le Rwanda n’intéressait
personne. S’il est établi que tel ou tel pays occidental
lié au conflit a pu trouver, pour son travail de désinformation,
des relais conscients parmi les envoyés spéciaux
et les correspondants de presse, beaucoup parmi ces derniers
ont surtout péché par désinvolture en n’écoutant
que leurs préjugés. Dans une Afrique perçue
comme le lieu naturel de tous les désastres, les
massacres au Rwanda n’étaient qu’une tragédie
de plus après celles de Somalie, d’Algérie
et du Libéria. On peut voir dans cette attitude un racisme
si tranquille qu’il n’arrive même plus à avoir
conscience de lui-même.
Il
n’est dès lors pas étonnant que le statut
du génocide rwandais soit, aujourd’hui encore, si
singulier. Presque plus personne n’ose en contester l’aveuglante
réalité. Cependant, dès qu’il
s’agit d’en stigmatiser les auteurs, de sérieuses
difficultés surgissent. Il est devenu habituel, on le
sait, de personnifier les grandes infamies de l’histoire
humaine, comme pour les rendre plus mémorables :
les noms de Hitler et de Pol Pot évoquent immédiatement
les chambres à gaz et les champs de la mort. Le génocide
rwandais, lui, n’a pas de nom. Dans ce cas précis,
tout se passe comme si la compassion avec les victimes ne saurait
aller jusqu’à reconnaître leur innocence.
Cela
dit, l’honnêteté oblige à ajouter que
la tragédie rwandaise a suscité encore moins d’intérêt
en Afrique même que dans le reste du monde.
Le
paradoxe n’est qu’apparent. L’émiettement
du continent africain en Etats peu viables, maintes fois dénoncé par
Cheikh Anta Diop et Kwame Nkrumah, se traduit de nos jours par
des situations totalement inattendues. L’une de celles-ci
est que l’Afrique est informée sur ses propres problèmes
politiques par les pays du Nord. Aussi étrange que cela
puisse paraître, beaucoup d’Africains francophones
n’ont su du génocide rwandais que ce qu’en
rapportaient les dépêches de l’Agence France
Presse, les grands quotidiens de l’Hexagone et les journaux
télévisés de messieurs Poivre d’Arvor
et Bruno Masure. La presse privée africaine, embryonnaire à l’époque,
n’avait pas les moyens de contrarier cette tendance. Il
n’est d’ailleurs même pas évident qu’elle
en ait seulement eu la volonté. La vérité est
que, à force d’échecs, le continent en est
venu à perdre tout respect de lui-même. Quoi qu’il
arrive, les analystes africains l’expliquent par notre
mystérieuse incapacité à nous adapter au
monde moderne, si ce n’est, de manière encore plus
affligeante, par on ne sait quelle antique malédiction.
Le
résultat est que parmi les rares cris d’indignation
entendus pendant le génocide, presque pas un seul n’est
venu d’Afrique. Nelson Mandela, qui venait d’être élu à la
tête de l’Afrique du Sud post-apartheid, a été une
heureuse exception.
Dans
le meilleur des cas, les intellectuels et les artistes africains
ont détourné le regard et murmuré leur honte
et leur écœurement. Le plus souvent, ils ont fait
preuve d’une indifférence quasi totale.
C’est
en réaction à ce ‘silence assourdissant’ des
intellectuels et artistes africains qu’est née l’initiative "Rwanda : écrire
par devoir de mémoire". Une brève présentation
du profil et du sens de ce projet me paraît nécessaire à la
clarté de mon propos.
Tout
a commencé en 1996, à l’occasion de la 5ème édition
de Fest’Africa, manifestation de littérature africaine
organisée à Lille par Nocky Djedanoum et Maïmouna
Coulibaly, un couple de journalistes installés en France
depuis la fin de leurs études universitaires. Cette année-là,
la manifestation a été endeuillée par la
condamnation à mort et la pendaison de l’écrivain
nigérian Ken Saro-Wiwa. Les auteurs présents à Fest’Africa
ont alors manifesté leur réprobation par une déclaration
publique contre la dictature militaire de Sani Abacha. Cela ne
les a pas empêchés de constater, une fois de plus,
l’impuissance des hommes de plume à arrêter
la main des tueurs. Cet amer constat s’est mué,
au fil des mois, en un besoin de plus en plus pressant de se
faire entendre. Des discussions avec la communauté rwandaise
de Paris ont mis en évidence la nécessité de
s’intéresser de plus près au génocide
de 1994. Il a alors été proposé à des écrivains
de différents pays africains de se rendre au Rwanda en
résidence d’écriture.
Les
choses n’ont pas été aussi simples que nous
l’avions cru. Il n’a pas fallu moins de deux ans
pour convaincre les autorités rwandaises, réticentes
au départ, de nous laisser entrer dans leur pays. Il faut
dire que la présence d’une majorité d’auteurs
francophones dans le projet n’était guère
de nature à les rassurer, car à leurs yeux la France
avait activement soutenu les organisateurs du génocide.
Nocky Djedanoum n’a pu les faire fléchir qu’en
leur disant, à la fois amical et sérieux : "Je
revendique en tant qu’Africain le droit d’aller où je
veux au Rwanda et vous, vous n’avez d’autre choix
que de l’accepter". Après les explications
nécessaires, tout est rentré dans l’ordre.
Koulsy Lamko et Nocky Djedanoum du Tchad, Monique Ilboudo du
Burkina Faso, Meja Mwangi du Kenya, Véronique Tadjo
de Côte d’Ivoire, Abdou Rahman Waberi de Djibouti,
Tierno Monenembo de Guinée, Jean-Marie Vianney Rurangwa
et Venuste Kayimahe tous deux du Rwanda et moi-même du
Sénégal, avons séjourné au Rwanda
en juillet et août 1998. A cette occasion nous avons
visité les sites du Mémorial du Génocide,
discuté avec des Ong comme Avocats sans Frontières
ou le Collectif Pro’Femmes, rencontré l'Association
des journalistes et des écrivains et les animateurs
de la Polyclinique de l’Espoir qui s’occupe des
orphelins et des femmes violées pendant le génocide.
Nous avons également fait des conférences à l’université de
Butare ainsi que dans les lycées et les écoles
primaires. Nous nous sommes, naturellement, entretenus avec
des rescapés - dont ceux regroupés dans Ibuka
- et avec quelques-uns des cent vingt mille détenus
accusés d’avoir participé aux massacres.
De larges plages du programme étaient réservées à la
mise au point de nos notes et à des démarches
individuelles.
Nos ouvrages ont été présentés au
public rwandais en juin 2000 au cours d’un colloque international à Kigali
et Butare. Le dramaturge Koulsy Lamko a tiré des textes
un spectacle d’excellente facture, Corps et voix, paroles
rhizomes.
Chemin faisant, d’autres initiatives se sont manifestées
autour du projet, dans de nouveaux champs artistiques. Ainsi
le cinéaste camerounais François Wokouache s’y
est joint de lui-même et en a tiré un film intitulé Nous
ne sommes plus morts et un autre cinéaste, le Sénégalais
Samba Félix Ndiaye, travaille depuis un an à un
ambitieux documentaire sur le même sujet. L’artiste
sud-africain Bruce Clarke est quant à lui en train de
réaliser sur la colline de Nyanza un gigantesque monument
de pierre dédié aux victimes, le Jardin de la Mémoire.
Depuis leur parution à partir de mars 2000, nos textes
font l’objet de restitutions dans les médias ou à l’occasion
de rencontres littéraires en Afrique et en Europe. En
novembre 2000, à Lille, un Salon du livre a été spécialement
consacré par les initiateurs aux œuvres issues de "Rwanda : écrire
par devoir de mémoire".
Une telle initiative pose bien évidemment un certain nombre
de problèmes. Je n’ai pas l’intention de les
occulter.
Le premier de ceux-ci tient à la démarche elle-même.
On ne connaît pas beaucoup d’autres exemples dans
l’histoire de la littérature où des écrivains
se sont rendus ensemble sur le lieu d’une tragédie
pour en rapporter chacun un récit de fiction.
L’écriture est l’acte solitaire par excellence
et le texte littéraire est censé venir, pour ainsi
dire, par derrière, en vertu de mécanismes largement
inconscients. Les romanciers, qui n’en sont pas à un
paradoxe près, aiment pourtant croire que pour tout ce
qui concerne leurs livres ils dirigent la manœuvre du début à la
fin. C’est pourquoi ils supportent si mal la commande de
texte. Quel qu’en soit le motif, elle leur paraît
porter atteinte à une liberté de création
qui est à l’origine de leur choix de devenir écrivain.
C’est
sans doute pour cette raison que nous avons accueilli la proposition
de nous rendre au Rwanda avec enthousiasme mais non sans une
certaine perplexité. Je me souviens par exemple avoir
répondu à Nocky Djedanoum que je souhaitais aller
au Rwanda et en revenir avec un simple récit de voyage.
Il m’est facile aujourd’hui, le recul aidant, de
comprendre mon attitude d’alors comme de la défiance.
Je ne pensais pas avoir quelque chose à dire sur ce qui était
encore à l’époque pour moi le déchaînement
d’une barbarie tribale regrettable mais quasi routinière.
Peut-être aussi que, habitué à produire des
textes dans lesquels je me targuais de soumettre le réel à mon
bon vouloir, je me sentais mal à l’aise dans une
situation où les faits allaient, avec leur force propre,
préexister au récit. J’avais en somme du
mal à supporter l’idée que mon imagination
serait bridée par le réel. Nous savions à l’avance
que le simple respect pour les victimes nous interdirait de prendre
des libertés avec leurs témoignages. Il est d’ailleurs
significatif que dès qu’ils ont compris le but de
notre séjour au Rwanda, certains rescapés nous
ont supplié : ‘De grâce, n’écrivez
pas de romans avec ce que nous avons vécu, rapportez fidèlement
ce que nous vous avons raconté, il faut que le monde entier
sache exactement ce qui s’est passé chez nous’.
Un autre fait mérite d’être souligné :
les organisateurs nous avaient reconnu le droit de ne rien écrire
si nous n’en ressentions pas l’envie. Pourtant, huit
ouvrages sur les dix prévus sont disponibles. C’est
que, finalement, la vraie commande de texte, non formulée,
nous est venue des survivants et des morts. J’essaierai
d’expliquer plus loin comme il a leur a été facile
d’avoir raison de nos coquetteries d’artistes.
L’autre
difficulté était le risque de perdre tout désir
d’écriture au contact d’une réalité proprement
innommable. Le grand romancier zimbabwéen Chenjerai Hove,
contacté pour faire partie du groupe, avait, après
moult hésitations, décliné l’offre.
Il s’en est expliqué à Lille en novembre
dernier en des termes d’une rare franchise : ‘Je
craignais, a-t-il dit, d’être bouleversé au
point de devoir renoncer à écrire des romans’.
Et de fait, la traversée du miroir - le miroir où se
reflètent tant d’échecs et de lâchetés
- loin de rendre maîtres du destin, mène souvent à la
folie et au désespoir.
On
peut enfin s’interroger sur l’utilité d’une
opération intervenant quatre ans après le génocide.
Les écoliers rwandais ne s’y sont pas trompés
qui nous ont souvent demandé, avec plus d’amertume
que de colère : ‘Pourquoi venez-vous seulement
aujourd’hui ? Où étiez-vous il y a quatre
ans, quand ces événements se déroulaient
dans notre pays ?’
Ces
objections sont sérieuses et parfois même assez
troublantes. Toutefois, les obstacles ainsi énumérés,
loin de nous gêner, ont été de véritables
stimulants. L’aventure a été certes collective
mais chacun de nous s’y est immergé à partir
de ses priorités et de son itinéraire. Cette tension
née du choc entre le réel et l’imaginaire était
nouvelle pour chacun de nous. Elle a eu ceci de précieux
qu’elle nous a fait retrouver le goût des sentiments
authentiques. Au contact de vraies douleurs, nous avons pris,
contre la force meurtrière des préjugés,
la mesure de nos responsabilités d’intellectuel.
Avions-nous
cependant besoin de nous rendre au Rwanda pour éprouver
la folie de notre temps ? Après tout, en Afrique,
de nos jours, la table de travail de l’écrivain
n’est jamais éloignée de quelque charnier.
Prétendre que l’on ne savait pas, n’est-ce
pas user de faux-fuyants ?
J’aimerais
répondre à ces questions en donnant l’exemple
que je connais le mieux, le mien. Avant ce roman sur le génocide,
j’en avais publié un autre, Le Cavalier et son
ombre, où je consacrais une large place au Rwanda.
Je n’avais cependant jamais mis les pieds dans ce pays
et je doutais un peu de la sincérité de mes sentiments.
C’est pourquoi le seul moment du récit où l’héroïne,
Khadidja, représente réellement l’auteur
est celui où, parlant du génocide au Rwanda, elle
avoue son désarroi et ressent secrètement sa propre
colère comme une douloureuse comédie. Que Khadidja
prétende, dans Le Cavalier et son ombre ‘avoir
mal au Rwanda’ n’a en vérité aucun
sens. Les vraies souffrances ont été pour les autres.
L’auteur, très éloigné des événements,
simplement désireux de faire vrai au prix de
mille et une acrobaties de style, n’a en définitive
connu que de dérisoires tourments esthétiques.
J’essayais, avec un bel orgueil, de ruser avec le réel
et de trouver le moyen le plus sûr de fixer avec des mots
des formes mouvantes et éphémères. Je crois
donc être bien placé pour savoir ce qui sépare
un roman sur le génocide écrit de loin, dans le
confort des habitudes quotidiennes et un autre, écrit
celui-là dans l’odeur de la mort. Dans le premier
cas, la tentation de jouer avec les mots est très forte
parce qu’en Afrique, la réalité, délirante
et cruelle, semble faire une concurrence déloyale à la
fiction. Le romancier africain, qui en est bien conscient, est
souvent obligé, pour tenir la cadence, d’en rajouter
sur le fantastique. Cette surenchère est épuisante,
même pour le créateur le plus audacieux. Elle n’est
pas non plus sans risque pour la crédibilité de
son récit. Avant d’aller au Rwanda, je ne me sentais
tenu à aucun respect pour les faits. Il m’était
difficile de comprendre ceux pour qui écrire se résumait à dire :
voici la vérité. Chercher à susciter le
doute me paraissait bien plus excitant. J’ai toujours imaginé l’écrivain
comme un enfant perdu dans la forêt. Je me délectais
de ma solitude d’écrivain si justement exprimée
par le poète Birago selon qui “ lorsque la
mémoire va ramasser du bois mort, elle rapporte le fagot
qui lui plaît ”. Il faut s’arrêter
un instant pour imaginer la perplexité de celui qui, au
cœur de la forêt, s’emploie à “ ramasser
du bois mort ”. Il va d’un buisson à un
autre, revient souvent sur ses pas, délibère sans
cesse - et avec anxiété - sur la direction à prendre
et ne semble jamais savoir ni ce qu’il fait ni pourquoi
il le fait. Il a juste envie de passer enfin aux aveux :
il ne connaît pas le chemin, il ne peut le montrer à personne,
il ne sait pas où il va, il ne peut y aller d’un
pas résolu.
Ce
désir d’écrire non avec des idées,
mais avec des souvenirs, voire avec les échos de paroles
intérieures, lointaines et obscures, peut faire penser à de
l’arrogance. D’être allé au Rwanda m’a
fait comprendre qu’il fallait surtout y voir du désespoir
et un sentiment d’impuissance.
Cheminer
parmi les ossements et discuter avec les rescapés nous
a rendus à la fois plus humbles et plus conscients de
ce que nos livres pouvaient faire pour lutter contre le mal.
L’ampleur et les implications humaines de la tragédie
rwandaise ne se sont dévoilées à nous que
progressivement. L’effarement absolu était au détour
de chaque témoignage. Pour arriver à tuer tant
de personnes en quelques semaines, des centaines de milliers
d’assassins ont officié à visage découvert
et tous n’ont pas été arrêtés,
loin s’en faut. Cela veut dire que sur les collines ou
dans les rues de Kigali, de Butare ou de Gitarama, les bourreaux
et les victimes continuent à se croiser. Ils se reconnaissent
comme tels, des images sanglantes, surgies d’un proche
passé, dansent dans leurs mémoires et ils passent
leur chemin, car la vie doit, après tout, continuer.
Au
bout de quelques jours, nous avons tous senti que la seule façon
de restituer cette détresse dans toute sa profondeur était
de faire le pari de la simplicité. A la lecture de nos
ouvrages sur le génocide, on s’aperçoit très
vite qu’ils ont en commun le dépouillement et la
pudeur. Quels genres d’écrivains aurions-nous été si
nous étions revenus du Rwanda gonflés par la vanité et
seulement désireux de montrer que nous avions du talent
pour les pirouettes et les métaphores ?
Depuis
leur parution à partir du mois de mars 2000, on nous a
souvent demandé ce que nos livres avaient apporté de
plus que les articles de presse, les films documentaires, les
ouvrages historiques et les témoignages des victimes.
Cette question est capitale, car elle ouvre une réflexion
sur l’efficacité de la fiction dans la lutte contre
l’oubli. Elle paraît encore plus pertinente dans
le contexte littéraire africain. Personne n’est
aussi souvent rongé par le doute et le découragement
que l’auteur africain. S’adressant dans une langue étrangère à un
public de toute façon trop occupé à survivre
pour avoir envie de lire, il est presque toujours persuadé d’avoir à hurler
sa révolte dans le désert. La violence des guerres
civiles sur le continent le harcèle de questions qui exigent
des réponses immédiates, ce qui place sa fiction,
souvent vécue avec remords comme un exercice délicat
et vain, sous la pression constante des urgences politiques.
Mais
c’est justement pour cela que les romans sont essentiels
dans la préservation de la mémoire d’un génocide.
Les ouvrages spécialisés ont certes le mérite
de la précision. Moins attrayants et peu accessibles au
grand public, ils sont cependant destinés à une élite
intellectuelle qui les décortique sans émotion.
Chacun connaît d’ailleurs la boutade : les spécialistes
ne se lisent pas entre eux, ils se surveillent.
Comme le journaliste tenu par des délais et obligé de
bondir d’un massacre à un autre, l’historien
n’a d’autre choix que de laisser les morts enterrer
les morts. Le romancier, lui, essaie de les ramener à la
vie. Je me souviens qu’au Rwanda, lorsque nous allions
en visite sur les lieux où sont aujourd’hui encore
exposés les ossements des victimes, j’éprouvais
chaque fois le besoin de chercher la vie autour de moi, comme
on entrebâille une fenêtre pour laisser passer un
peu d’air frais dans un endroit hermétiquement clos.
Un de ces épisodes est brièvement rapporté dans
mon roman. Je n’ai pu m’expliquer une telle attitude
que plus tard. En effet, un jouet près du crâne
fracassé d’un enfant peut en dire bien plus sur
un génocide que les plus savantes démonstrations.
Ici il s’agit de donner à voir des visages et non
de rapporter des faits et de dérouler des statistiques.
Le délire de cruauté des génocidaires est
difficilement compréhensible mais il n’est pas aussi
insensé qu’on peut le croire à première
vue. Si on a tenu à humilier des innocents avant de les
débiter à la machette, c’était pour
les convaincre et se convaincre soi-même qu’ils étaient
totalement dépourvus d’humanité, que leur
présence sur la terre était une erreur de la nature.
C’est peut-être pourquoi les négationnistes
sont toujours un peu étonnés qu’on leur oppose
des chiffres et des faits. Dans leur entendement personne n’est
mort, car ceux pour qui on fait tant de bruit n’ont jamais
eu le droit d’exister. En ce sens, la fiction est un excellent
moyen de contrer le projet génocidaire. Elle redonne une âme
aux victimes, et si elle ne les ressuscite pas elle leur restitue
leur humanité en un rituel de deuil qui fait du roman
une stèle funéraire.
Après
l’Holocauste, beaucoup d’Allemands ont pu dire, avec
toutes les apparences de la bonne foi, qu’ils ne savaient
pas. Ce n’était pas possible au Rwanda. Le génocide
rwandais a eu ceci de particulier que l’Etat a réussi à y
impliquer la majorité de la population. Il a eu lieu dans
le bruit et la fureur, des centaines de milliers de cadavres
jonchaient les rues, une radio coordonnait joyeusement les massacres
et partout les cris de haine se mêlaient aux cris de terreur.
La sérénité de l’historien peut-elle
dire ce déchaînement des passions les plus folles
? Je ne le crois pas. Le roman, qui trouve le tueur sur son terrain,
celui de l’émotion et de la falsification, me paraît
plus apte à remplir cette tâche. Il est peut-être
encore le meilleur moyen de tirer de sa torpeur le brave homme
qui, voyant que l’on charcute sans arrêt ses semblables
autour de lui, lève les bras au ciel et dit qu’il
n’y peut rien, car ses journées sont bien trop courtes.
S’il est clair dans son esprit qu’il ne veut tuer
personne, il ne se rend pas forcément compte qu’il
sert les desseins du fanatique prêt à exterminer
des peuples entiers. A ce père de famille vautré dans
son salon, le roman peut presque parler au creux de l’oreille
et réveiller chez l’envie de redevenir un homme.
L’imaginaire
est du reste d’autant plus autorisé à rendre
compte d’un tel génocide que l’histoire récente
du Rwanda est dans une large mesure le résultat d’un
conflit entre la fiction et la réalité. Tout y
est parti des fantasmes d’une certaine ethnologie coloniale
qui a inventé, avec une déconcertante
légèreté scientifique, une histoire non
africaine pour un pays africain.
On
peut dire, toute modestie mise à part, que le projet "Rwanda : écrire
par devoir de mémoire" est en train de jouer un rôle
considérable dans la préservation de la mémoire
du génocide. A partir de ces textes, des débats
ont eu lieu et vont se poursuivre partout dans le monde. C’est,
soit dit en passant, la preuve que les différentes formes
d’expression ne sont pas forcément en conflit. A
la faveur de nos romans, les journalistes reviennent sur le sujet
et se remettent parfois en question. Nous nous sommes beaucoup
servis des travaux des historiens ou de certains articles de
presse pour formuler nos mensonges qui se veulent, au bout du
compte, des vérités plus profondes.
Il
est intéressant d’imaginer une dizaine d’écrivains
débarquant dans un pays ravagé par la guerre, cheminant
entre les ruines et les ossements, le stylo à la main
et le cœur battant. On voit au premier coup d’œil à quel
point ils sont satisfaits d’eux-mêmes. Ils tiennent
un sujet solide, une immense tragédie humaine, à mille
lieues de leurs habituelles niaiseries sur la lutte entre la
tradition et la modernité en Afrique. Cet arrêt
sur image, délibérément moqueur et sans
doute aussi quelque peu injuste, nous installe au cœur
du débat, car il fixe une des rares occasions où l’imaginaire
rencontre, pour de vrai, le réel. Le plus important a
sûrement été une autre rencontre, celle de
chacun de nous avec lui-même. Il est aisé de comprendre
qu’une telle tragédie ne puisse pas se refermer
sur elle-même. Au-delà du devoir de mémoire,
ce voyage au bout de l’horreur s’est révélé une
formidable leçon d’histoire.
Aussi
la même question nous est-elle souvent revenue à l’esprit
: pourquoi ? Ce ne sont pas les explications qui ont manqué.
On nous a parlé de tradition d’obéissance à l’autorité,
de la virulence de lointaines rancœurs historiques, d’une évangélisation
ratée - ou au contraire parfaitement réussie -
au point de priver une nation africaine de son africanité.
J’ai été particulièrement choqué par
le soutien actif et résolu de la France de Mitterrand
aux organisateurs du génocide. De découvrir qu’elle
avait entraîné les miliciens Interahamwe, équipé et
encadré l’armée rwandaise et permis aux têtes
pensantes du génocide de quitter en toute impunité le
Rwanda, à la faveur d’une Opération Turquoise
qui n’était humanitaire que de nom, m’a fait
sentir plus nettement à quel point il est dangereux d’être
un petit pays dominé, ce qui est le cas du mien, le Sénégal.
Nous
ne pouvions espérer sortir indemnes d’un pays-cimetière
qui a choisi de laisser exposés à la vue de tous
les restes des victimes du génocide. C’était
bien autre chose qu’un contact livresque avec la réalité.
Il nous a fallu apprendre à écouter des êtres
brisés à jamais nous raconter nos propres romans
avant même que n’en fût écrit le premier
mot. Etrange bataille entre nous et nos futurs personnages, à peine
plus vraisemblables que leurs histoires… Il est donc naturel
qu’ils aient vu en nous des traîtres en puissance.
Allions-nous pouvoir dire leur douleur et parler pour leurs morts ?
Ma
conviction est que les grandes œuvres littéraires
sur le génocide d’avril 1994 seront écrites
plus tard et par les Rwandais eux-mêmes. Pour cela il faudra
sans doute que le travail du deuil ait été fait,
que la douleur ait traversé plusieurs générations
et, qu’émergeant d’une longue stupéfaction,
les fils trouvent enfin les mots pour dire la folie de leurs
pères.
C’est peut-être pour cela que Jean-Marie Rurangwa
et Venuste Kayimahe, les deux auteurs rwandais de notre groupe,
se sont contentés d’écrire des textes de
réflexion plutôt que de la fiction.
Notre seul mérite est d’avoir essayé, en
dépit des ambiguïtés de l’entreprise.
Nous avons, je crois, réussi à exprimer ce qui
dans les souffrances du peuple rwandais interpelle tout être
humain. Cette aspiration à l’universalité nous
a permis d’inscrire avec plus de force le génocide
dans la durée. Appelés à être lus
et commentés par des générations de lycéens
et d’étudiants, nos romans commencent un long voyage
dans le temps et dans l’espace. D’autres créateurs
sont en train de s’en inspirer, qui pour une adaptation
cinématographique ou théâtrale, qui pour
un travail chorégraphique.
Quoi que fassent les négationnistes,
plus le temps passera, moins on aura tendance à oublier.
En y contribuant, le projet "Rwanda : écrire
par devoir de mémoire" a, tout de même, fait
un peu de bien.