[ Accueil du site]

 

La biographie comme cénotaphe.
Note sur Le Tombeau de Boris Davidovitch de Danilo Kis.

Par Catherine Coquio, publié dans Les Pierres de l'offrande, textes réunis par Valérie Deshoulières, revue Pallas, Ed. Akanthus, 2003.

 

Les Grecs anciens avaient une coutume digne de respect : à ceux qui avaient brûlé, que les cratères des volcans avaient engloutis, que la lave avait ensevelis, à ceux que les bêtes sauvages avaient lacérés ou que les requins avaient dévorés, à ceux que les vautours avaient déchiquetés dans le désert, ils édifiaient dans leur patrie ce qu'on appelle des cénotaphes, des tombeaux vides, car le corps est feu, eau ou terre, mais "l'âme est l'alpha et l'oméga, c'est à elle qu'il faut élever un sanctuaire".

 

Tel est le troisième paragraphe du récit qui fit connaître en France l'écrivain yougoslave Danilo Kis : "Un Tombeau pour Boris Davidovitch". Ce dense récit de quarante pages était le cinquième des "sept chapitres d'une même histoire", comme disait le sous-titre du livre éponyme, Un Tombeau pour Boris Davidovitch, publié en serbocroate en 1976, et en français en 1979 [1] .  Fixé à Belgrade après avoir vécu en Hongrie et au Monténégro, Danilo Kis, sans jamais rompre ses attaches serbocroates, choisit de s'installer en France à partir des années 1970, en partie à cause de la violente cabbale orchestrée à Belgrade - et au Kremlin - contre ce livre.

Aux deux paragraphes précédant l'éloge du cénotaphe, le récit se donnait pour argument une simple contradiction, que j'appellerai paradoxe des mémoires officielles : l'histoire soviétique, dit le narrateur, a conservé la mémoire d'un héros révolutionnaire nommé "Novski"; pourtant, ce nom est absent des "246 biographies et autobiographies autorisées des grands hommes et des acteurs de la révolution" qui forment "L'Encyclopédie Granat", ainsi que de son commentaire attentif par "Haupt"; on peut donc se demander, continue le narrateur, si l'histoire a vraiment "conservé sa mémoire". Et puisque ce Novski a perdu sa biographie mais gardé son nom dans les "chroniques de la révolution", et ceci "de la façon la plus suprenante et la plus inexplicable", dit le texte en multipliant les italiques, reste à "conserver la mémoire" de cet homme devenu "personnalité sans visage et sans voix", à supposer qu'elle vaille un "tombeau" - ou que tout homme mérite un enterrement. Tel est l'attendu du récit suggéré en ses toutes premières lignes.

Il est un autre paradoxe inhérent au recueil de Kis, formel celui-ci, et qui décida de sa réception explosive. Ces sept temps d'une même histoire sont sept fictions. La prose de Kis multiplie l'usage de "documents", citant à l'envi mémoires et témoignages, mais l'ensemble de ces effets de réel est ostensiblement truqué, et ce trucage désinvolte, qui est une déclaration de souveraineté artistique,  a un sens politique particulier. Il s'agit de fictions destinées à dire une vérité politique, dont l'enjeu est l'idée même de réel en tant que poids de vie, à restituer dans la biographie. Tout en soumettant le discours de l'histoire à une procédure de véridiction, la fiction multiplie des emprunts aux auteurs, textes, chroniques, témoignages et encyclopédies, qui, indifféremment vrais ou faux, sont plus ou moins rapportés à leurs sources. Tracer la frontière entre réalité et fiction dans ce corpus documentaire serait une tâche laborieuse et sans doute vaine, bien que Kis ait été forcé de le faire lui-même en partie, pour répondre aux attaques suscitées par son livre.
Tel n'est pas le travail visé ici, pas plus qu'une analyse de l'ensemble du recueil, ni de sa place dans l'oeuvre. On ne fera qu'indiquer la teneur politique des rites "funéraires" de l'écrivain Danilo Kis, et plus particulièrement, du "tombeau vide" construit par lui à l'individu nommé "Boris Davidovitch Novski", homme englouti, déchiqueté et brûlé par l'histoire soviétique, et aux nombreux héros sans visage disparus aux bons soins de pouvoirs déchaînés. Car les phénomènes évoqués dans le livre ne se situent pas seulement en URSS. La "même histoire" dont ce récit forme le cinquième chapitre est celle, sérielle, d'existences mises à nu par les inquisitions et pouvoirs répressifs : tribunaux, camps et prisons, de l'Espagne médiévale à la Russie soviétique, sont les décors et matériaux de cette histoire politique en sept temps.

Ces deux paradoxes - l'oublieuse Mémoire officielle, et le "faux" témoignage d'une vérité historique - expliquent le scandale provoqué par le livre en Yougoslavie. Mais ce scandale ne peut être dissocié de ce que Kis appelait sa propre "bizarrerie ethnographique" : Juif hongrois par son père, monténégrin par sa mère, il était né en 1935 à Subotica, entre Hongrie et Yougoslavie, et se disait volontiers "Juif errant", c'est-à-dire, selon lui, "chercheur d'un point de vue culturel", voué à "jeter un pont entre les différents mondes et les différentes religions" [2] . Très attaché à la langue serbocroate, mais pénétré de culture austro-hongroise, autant que de poésie russe - il traduisit Mandelstam, Essenine, Tsvetaïeva - et française - Corneille, Baudelaire, Lautréamont, Verlaine, Prévert, Queneau - Kis se disait marqué à la fois par "la tradition des chants épiques" serbes léguée par sa mère monténégrine avec "l'amère réalité balkanique", et par "la littérature d'Europe centrale ainsi que la poésie hongroise baroque et décadente", avec son parfum de catholicisme [3] .

Kis savait aussi combien l'histoire collective avait décidé de son oeuvre, et plus précisément de sa manie de construire des tombeaux ou d'imaginer telle universelle "Encyclopédie des morts", pour reprendre le titre d'un de ses derniers livres [4] . En 1942, à sept ans, Danilo Kis vit les nazis hongrois massacrer en masse, au couteau, les Juifs et les Serbes dans la province d'Ujvidék. La terreur éprouvée à "la mort de près", et à la perspective de voir sa famille décimée, décidèrent en partie de son devenir littéraire, comme il le dit, peu avant de mourir, à l'écrivain Sandro Scabello :

La littérature qui ne se base pas sur la réalité ne m'intéresse pas (...) Ma vocation d'écrivain, elle est due en grande partie à mon enfance passée dans une famille juive, à la douleur, aux amis et parents qui ont connu la déportation. (...) L'obsession de la mort est liée à mes propres expériences, au calvaire de ma famille, à la terreur, aux exécutions. (...) En tant que thèmes littéraires, la mort et la guerre sont deux points essentiels, à partir desquels on peut le mieux analyser la personnalité dans une situation existentielle qui atteint l'essentiel. Le rôle de la littérature, c'est de faire réfléchir l'homme sur la conscience de la mort [5] .

C'est en 1973 que Danilo Kis écrivit Le Tombeau de Boris Davidovitch .Interviewé lors de sa sortie en France, il situe ainsi le livre dans son oeuvre :

J'ai écrit, sans compter mes livres d'essai et de polémique, des romans de deux genres. D'abord un premier livre qui est paru en 1963 où il y avait deux petits romans. Le premier s'appelait La Mansarde et le deuxième Psaume 44. Le premier, c'était l'histoire d'un jeune étudiant, il y avait évidemment beaucoup de traits autobiographiques d'un poète, d'un fou, etc. (...). Et Psaume 44  était l'histoire d'un couple dans le camp de concentration à Auschwitz. Je continue sur ces deux lignes. D'un côté, une ligne métaphysique : La Mansarde et Jardin, cendre; d'un autre côté, cette deuxième ligne qui fait les romans sur les camps de concentration : Un Tombeau pour Boris Davidovitch et Psaume 44. On est obligé de continuer cette ambiguïté de penser et de vivre la réalité [6] .

On note deux convergences dans ce diagramme de l'ambiguïté. D'une part, la "ligne métaphysique" semble être aussi autobiographique : la Mansarde est en partie celle de l'étudiant qu'il fut, et Jardin, cendre fait le portrait d'un "Edouard Sam", auteur d'un messianique Indicateur des communications routières, maritimes, ferroviaires et aériennes, père illuminé en débâcle, génial demi-fou qui fut en partie celui de Kis [7] , lequel disparut à Auschwitz. D'autre part, la ligne des "romans sur les "camps de concentration" - à laquelle appartient aussi Sablier - passe par le Goulag (Un Tombeau pour Boris Davidovitch) aussi bien que le camp nazi (Psaume 44) : le tombeau de Novski est tout aussi vide que celui du couple brûlé à Auschwitz. On peut rapporter ce fait de composition structurelle à quelques uns des "Conseils à un jeune écrivain", qui indiquent la "ligne politique" de Danilo Kis :

Cultive le doute à l'égard des idéologies régnantes et des princes.
Tiens-toi à l'écart des princes.
Veille à ne pas souiller ton langage du parler des idéologies.
(....)
Ne crois pas les prophètes, car tu es prophète.
Ne sois pas prophète, car le doute est ton arme.
Aie la conscience tranquille : les princes n'ont rien à voir avec toi, car tu es un prince.
(...)
Sois convaincu que ton sonnet vaut mieux que les discours des politiciens et des princes.
Sache que ton sonnet ne peut rien face à la rhétorique des politiciens et des princes.
(...)
Celui qui compare les camps de concentration à la Santé, tu l'envoies promener.
Celui qui affirme que la Kolyma c'est autre chose qu'Auschwitz, tu l'envoies au diable [8].

De même qu'Imre Kertesz dit avoir pu témoigner de son passage à Auschwitz grâce à son expérience du régime communiste hongrois, Danilo Kis a dit avoir été littérairement conduit à l'univers du Goulag après avoir évoqué celui d'Auschwitz - où disparut son père. Kis relate ainsi le travail qui s'opéra en lui de l'un à l'autre point d'une même "ligne" :

J'ai écrit mes premiers livres, y compris le "cycle de famille", poussé par le désir juvénile (quand même) de trouver des réponses aux questions lyriques et métaphysiques : d'où viens-je? qui suis-je? où vais-je? questions qui, sous l'effet de circonstances troubles et décisives (race-milieu-moment) restent, malgré les livres écrits, sans réponse et non élucidées, tout en ayant perdu pour moi leur actualité et leur caractère douloureux (...)
Pour ce qui est du livre Un Tombeau pour Boris Davidovitch, il est né  (...) comme la conséquence d'une obsession : être le contemporain de deux systèmes d'oppression, de deux réalités historiques sanglantes, de deux systèmes concentrationnaires d'anéantissement de l'âme et du corps, alors que dans mes livres seul l'un des deux (le fascisme) apparaissait, l'autre (le stalinisme) étant ignoré selon le système de la tache aveugle psychologique - cette idée intellectuelle obsessionnelle, ce cauchemar moral et moraliste m'oppressait tellement les derniers temps que j'ai dû avoir recours à cette "saignée lyrique. (...) Ce fut une sorte d'apaisement spirituel comme seuls en ressentent peut-être les grands pêcheurs après s'être confessés sur leur lit de mort. [9]

Livre-cénotaphe, Un Tombeau pour Boris Davidovitch est donc une confession testamentaire destinée à faire renaître, délivré de la "tache aveugle" du stalinisme devenue, pour un héritier d'Auschwitz, "cauchemar moral et moraliste". Cette vision des choses n'avait que peu d'adeptes dans les années 1970, spécialement en Yougoslavie. Officiellement, Kis était accusé d'occidentalisme littéraire et de pillage forcené - d'auteurs aussi bien français (Butor) que russes (Babel [10]) ou autres (Joyce). De fait, grand lecteur de Poe, Flaubert, Babel, Nabokov, Joyce et Borgès, Kis avait systématisé, dans Un Tombeau pour Boris Davidovitch, une "méthode documentaire" inspirée de Borgès, consistant à multiplier des citations tour à tour réelles, camouflées et fictives, qui fut accusée de plagiat en des termes si primaires qu'on a du mal à les croire possibles de la part de critiques littéraires... [11] Kis consacra en 1978 un livre entier, à la fois drôle, violent et laborieux, La Leçon d'anatomie [12] , à cette obtuse accusation.

L'attaque était organisée par le milieu belgradois des anciens staliniens, quoiqu'à l'aide d'arguments nationalistes, volontiers antisémites. Kis dut expliquer par le menu sa poétique du "document", qui relevait chez lui à la fois du jeu et de l'éthique de la forme. En réponse à ses détracteurs, il fit une satire du kitsch culturel issu de toute pensée idéologique, aussi bien nationaliste que communiste, et la prolongea en 1983 par une critique de la littérature "engagée" dans son recueil Homo poeticus, réédité à Sarajevo un an après sa mort [13] . Les arguments littéraires de ses ennemis camouflaient mal leur grief politique. Si Un Tombeau pour Boris Davidovitch provoqua une telle fureur à Belgrade - et à Moscou -, c'est pour la critique implacable qu'il faisait de l'idée collectiviste et le refus tranchant du sacrifice des individus aux idoles politiques. A l'étranger faussaire s'ajoutait l'individualiste traître au communisme : attaquer le stalinisme, disait-on, c'était "égorger un agneau déjà égorgé"[14] . Enfin, il était scandaleux de parler, si jeune, de choses qu'on n'avait pu connaître, qui plus est en feignant de ne pas affabuler. Bref, Kis était à la fois trop ignorant et trop écrivain. La connaissance de l'histoire et celle de la littérature devaient rester séparées. Si on ne lui pardonnait pas ses petits mensonges, c'est qu'ils disaient trop bien une certaine vérité.


La biographie fictive comme tombeau du prince

Les "documents" qui, authentiques ou non, référés ou non, envahissent le texte de Kis, répètent que l'objet dont on parle est le réel et lui seul, et qu'à lui seul il mérite un tombeau. Car cette réalité est celle, hautement destructible, de l'individu vivant. L'histoire collective restituée en toile de fond par le biographe fait passer "Boris Davidovitch Novski" du nihilisme terroriste à l'internationalisme communiste; passé l'année charnière de 1917, devenu rouage du régime, il est bientôt broyé par lui, interrogé, torturé, condamné, déporté, plusieurs fois suicidé, et enfin oublié. Les récits d'Un Tombeau pour Boris Davidovitch  sont des fables joueuses écrites pour enterrer des morts perdus. "Boris Davidovitch" est une légende ambulante gorgée de réel, dont une contre-biographie doit sauver du néant la réalité de sa vie. Ce sauvetage est celui de l'idée de Réalité, divinité tutélaire d'un tombeau dont le matériau de construction est une parabole de l'individu écrasé par l'Etat. Le jeu fictionnel prononce donc une violente exigence à l'adresse de la réalité historique. Cette postulation politique - il vaudrait mieux dire contre-politique - passe par un mime littéraire : celui de l'enquête biographique avide de témoignages probants et de faits avérés. Au cours de ce mime, l'enquête se révèle quête du sens d'une vie disloquée, et enquête sur une mort annoncée, vécue par le personnage comme désir forcené de biographie. Le récit redouble et prolonge l'effort du héros pour exister coûte que coûte et mourir d'une "belle" mort malgré le projet d'oblitération qui l'écrase et l'enfouit.

L'issue de cette lutte étant la disparition du corps sinistré du héros, le récit prend le relais en construisant le tombeau - vide - de son "âme". La narration réalise ainsi dans la mémoire ce que le personnage écrasé tente de produire au moment de mourir : la forme finale de sa vie, son sens conclusif, ramassé dans le refus de falsifier ou abjurer. Ce sauvetage de la Réalité n'est donc pas celui des faits, mais de leur vérité : tout comme son biographe narrateur, Novski passera par tous les mensonges pour continuer de dire vrai.  Ainsi, Kis fait d'un héros de chronique haut en couleurs une tentative d'archétype moral pour penser l'individu résistant à son anéantissement, le souci de soi transporté dans l'univers totalitaire, c'est-à-dire devenu insensé, mais souterrainement subversif. Le récit n'est pourtant pas un hymne à la résistance : il relate une guerre occulte menée contre la falsification du monde diurne par un individu cherchant les moyens inédits, nocturnes, de lutter contre sa défiguration publique, au nom du sens à sauver de sa vie unique.

En inscrivant son vindicatif propos "réaliste" dans le registre fictionnel, Kis reconstruit entièrement, par le jeu de l'enquête sur les faits, des détails référentiels et de leur discussion, le clivage qui constitue les prémisses, le cadre et le sujet du récit : la controverse des sources publiques et privées. Mémoire officielle et mémoire officieuse rivalisent de leurs autorités respectives auprès de l'enquêteur. L'histoire de cette vie ayant suivi les aléas de l'histoire collective, l'accès à son intimité se fait par le détour de la vie publique : par ce qu'elle ne dit pas. Conserver la mémoire, c'est tomber dans les trous de l'histoire officielle, et rapiécer un tissu politique lacunaire - celui des "encyclopédies" du Parti - afin de reconstituer la trame d'une vie, trouée elle aussi, mais ainsi figurable. "Par ce texte, aussi fragmentaire et incomplet qu'il soit, dit le narrateur, j'essaierai de faire revivre le souvenir de la personnalité prodigieuse et contradictoire de Novski".

Ces lacunes, dit le texte, s'expliquent par le fait que les biographies officielles furent rédigées à la fin des années vingt, d'où "leur discrétion et leur hâte". Cette hâte, précise sobrement le narrateur, est celle "qui annonce la mort". L'éloge du cénotaphe fait immédiatement suite à cette note sybilline. Etant donné ce que fut le stalinisme, la mort ici annoncée peut être aussi bien celle des biographes que de ceux dont ils écrivaient la biographie, puisque les acteurs et les scribes du régime dans les années 20 furent la plupart du temps broyés lors des années 30. Dans les récits de Danilo Kis, la mort vient toujours en premier : le pressentiment est l'une des structures narratives privilégiées de son univers narratif [15] . Ici, sur ce double fond de présage funeste et de rite funèbre, Kis pose en sourdine le thème central de sa nouvelle : à l'envers des chroniques de la révolution, la disparition chronique de "l'âme" des présumés contre-révolutionnaires oblige à construire par parabole un "tombeau vide" en racontant l'histoire d'une vie - publique et privée, tombée dans le trou de l'histoire officielle. A l'issue du récit, nous saurons tout d'un corps et d'une âme ravagés  : la deuxième partie du récit nous fait pénétrer dans les effets de la torture et suit au jour le jour les méandres encore spéculatifs que trace l'esprit du torturé pour sauver sa fin de vie.


Naissance, vie et mort d'un nihiliste bolchévique

 Héros blanc, sans visage, Novski est d'abord, comme tous les acteurs de la révolution à la fois oubliés et fameux, annulés après avoir été célébrés, un paradoxe vivant. La narration biographique déploie dans le temps ce paradoxe en en construisant d'autres : celui du texte comme "tombeau vide", du livre comme cimetière sans dépouille, de la fable comme icône du réel, du texte littéraire comme dit du non-dit. Les cénotaphes des Grecs, disait Kis, étaient des "sanctuaires" de "l'alpha et l'oméga", c'est-à-dire de l'âme correspondant à un corps brûlé, évanoui ou déchiqueté - par un animal ou une catastrophe naturelle. Dans le cénotaphe de Kis, la nature est devenue l'histoire, et l'animal est l'homo politicus. Pour apporter sa pierre en offrande à l'Individu, et construire la stèle de son unicité, Danilos Kis invente une âme d'"ardent internationaliste", une vie trouée de "lacunes" parce qu'elle fait "partie intégrante de l'histoire", et aussi un corps : il invente un visage et une voix, au fil des traces laissées par cette vie derrière elle, et qu'il feint de retrouver, pour commencer, dans les archives de l'Okhrana. Où figurent au nom de Novski, dit le texte, trois dates de naissance différentes - 1891, 1893, 1896 : preuve de la corruption des fonctionnaires, ajoute Kis en aparté - allusion transparente au système du Goulag, où la négociation de l'inscription des dates de naissance était un des moyens d'agir sur les peines. La mort au Goulag est déjà là, dans le vacillement apocryphe de la date de naissance.

Le récit de la naissance est à elle seule un pressentiment : si à partir de 1917 Novski appartient définitivement à la vie publique, il s'en retire potentiellement, dès sa conception, par son nom de famille. Comme toujours chez Kis, la judéité joue comme principe à la fois d'indétermination et de singularisation, visible à répétition dans le recueil. Parmi les personnages des six autres récits, le héros du suivant, "Chiens et livres", se nomme "Baruch David Neuman" : c'est au Tribunal de l'Inquisition toulousaine qu'en 1330 ce Juif, "grand connaisseur de l'Ancien Testament, des lois judaïques et du "livre du diable" - le Talmud - dut raconter comment il s'était sauvé d'un pogrome en feignant la conversion, puis abjurer sa foi sous la torture après l'avoir défendue comme religion du "doute", auprès du "Monseigneur Jacques" qui l'interrogeait. Boris Davidovitch, lui, défend sa biographie morale tout en "avouant" la faute non commise, sous la torture d'un instructeur inventif. Une note de bas de page ajoutée à l'histoire de l'ancien Juif de Toulouse, dans le récit "Chiens et livres", précise ce parallèle sous une forme allusive : en 1320, dit le narrateur, Jean XXII ordonna de brûler tous les exemplaires du Talmud; en 1336, "Jean Gui", "surnommé "en fer" - ou "enfer" - en brûla deux chargements, puis se mit à incendier d'autres livres "et même des personnes non citées dans l'Index officiel du pape"; mis en cause par le clergé, il "mena au bûcher la plus grande partie de ses adversaires", et mourut "à demi-fou dans sa cellule de moine, entouré de livres et de chiens" [16] . L'allusion aux grandes purges est transparente. Comme l'"enfer" est Staline, Baruch David Neuman, à six siècles d'intervalles, est le double de Boris Davidovitch Novski - dont le père, la nuit de Noël, s'isola pour lire le Talmud, provoquant ainsi la chasse à l'homme qui permit la naissance de son fils.

Aux paragraphes suivants de notre nouvelle, en effet, on apprend que Boris Davidovitch Novski était né, à la faveur d'une fête de Noël militaire en hiver 1885, sur la rive gauche du Dniepr, d'un certain David Abramovitch, et de la très jeune fille de l'instituteur du village, Salomon Mélamud, chez qui ce David dut se réfugier pour fuir ses collègues soldats, chahuteurs devenus tortionnaires sous l'effet de Noël, de l'ivresse et de l'antisémitisme ordinaire. Vient ensuite le récit d'une enfance juive, bercée par le Livre des Psaumes, et enivrée un moment par l'Antéchrist de Soloviev, responsable d'une fugue à treize ans. Rapidement, l'enfance juive devient enfance pauvre, initiée au métier de révolutionnaire. Cet apprentissage, favorisé par la faillite d'un père nihiliste et tuberculeux, suit le rythme des petits métiers de l'enfant grandissant : écrivain public au café Saratov à 9 ans, Novski est ensuite successivement vendeur de tabac sur le marché, apprenti boucher, laveur de vaisselle, classeur de munitions, docker, manoeuvre dans une fabrique d'emballages, aide-mécanicien sur une locomotive...

Après une éclipse, le lecteur traverse en 1912 une période faste et sulfureuse, où un jeune et trouble ingénieur nommé Zemljanikov, orchidée à la boutonnière, séduit viennoisement les dames à distance dans les salons de Pétrograd, tout en semant la révolte chez les balayeurs de rue, et en pratiquant une certaine chimie interdite; meneur de grève à l'usine de papiers peints d'Ivanovo-Voznesensk en septembre 1913, arrêté pour participation à un "groupe terroriste", il est un forçat évadé en 1914. Voyageur, il passe à Paris par Constantinople, se fait arrêter et s'évade à nouveau. "On le retrouve" - selon le leitmotiv du récit - social-démocrate à Berlin, "virtuose du journalisme bolchévique", selon les termes d'un certain socialiste autrichien, "Oscar Blum", pour qui Novski fut seul, dans l'"Europe en folie", à ne pas perdre la tête à l'annonce de la guerre. Au fil de sa scintillante carrière de révolutionnaire, Novski disparaît et reparaît, tel le Vautrin de Balzac, chaque fois avec un nom différent - Bezrabotni, Jakov Mauzer, Zémljanikov - mais pareil à lui-même en un point qu'il pousse à la perfection : la fabrication de bombes miniature.

Après une ellipse, le récit décrit Novski, au sanatorium de Davos où il "soigne ses nerfs malades et ses poumons déjà atteints", en compagnie d'un ami internationaliste gratifié du nom tolstoïen de "Lévine", pour un coup de théâtre en plein déjeûner : tous deux, ils apprennent soudain qu'"à Pétersbourg il y a une révolution". Sous l'influence, semble-t-il, d'une certaine Zinaïda Mikhaïlovna Maïsner, à la beauté fatale, Novski devient un militant communiste, et distribue des tracts pacifistes. Devenu commissaire, il surveille les convois de blés de Kharkov pour Moscou, avant de devenir franc-tireur dans l'armée Dénikine, où il laisse derrière lui, au sens propre, une traînée de poudre, les plus "terribles explosions" portant toujours le "sceau de Novski". Soldat, il boute les Anglais sur un torpilleur nommé Spartak  et gagne Cronstadt, où il épouse la fameuse Zinaïda, en décembre 1919. Le récit du mariage vaut un certain détour -  métaphorique, par l'histoire. Car les noces sont célébrées sur le pont du même Spartak... à Cronstadt. Elles cachent bruyamment, dans le récit, la répression des marins de Cronstadt, qui, comme on sait, fit basculer le gouvernement de Lénine dans la terreur répressive :

Les marins gisent partout sur le pont, comme morts, sur le verre pilé, les bouteilles vides, les confettis et dans les flaques de champagne français gelé, rougeâtre comme le sang. (Le lecteur, nous en sommes sûrs, reconnaît le lyrisme lourd de Léon Mikuline, élève des imagistes).

Interdit de pathos, le récit contourne l'évocation du massacre des insurgés par l'ironie référentielle et la vanité du commentaire stylistique, qui le désignent en creux - le creux du tombeau vide de corps, qui troue de sa dérision la langue lyrique russe. Plus loin, au récit de la rupture avec Zinaïda, l'empilement des niveaux de narration produit un effet réflexif de nouveau ironique, à l'adresse cette fois des hagiographies politiques : il est dit que Zinaïda, dans son autobiographie Vague après vague, "passe sous silence ses souvenirs intimes, comme si elles les inscrivait sur l'eau", ne faisant apparaître le "fouet" que "dans un contexte historique et métaphorique, comme le knout qui fustige impitoyablement le visage du peuple russe". La prose de la belle égérie fait donc l'exact contraire de ce que fait Kis, qui passe sous un silence éloquent le massacre des marins de Cronstadt, confiant à la vie intime - la noce orgiaque des amants, décrite à la lumière de l'aurore sur le pont du Spartak - le soin d'annoncer le long knout soviétique à venir. Pour devenir cénotaphe, le récit de vie "inscrit sur l'eau", vague après vague, l'histoire de la répression soviétique, où bascule le destin héroïque de Novski.

 Loin de la très célébrée Zinaïda désormais, Novski s'éloigne - ou est éloigné. En 1920, il se bat contre les émirs du Turkestan. Chargé de liquider le banditisme à Tambov, il est blessé au visage. Au Congrès des Peuples d'Orient, on l'appelle le Hamlet bolchévique. Il est successivement commissaire politique dépêché à la flotte pour la région Caucase-Caspienne, puis membre de l'Etat-major de la section d'artillerie de l'Armée Rouge, et diplomate en Afghanistan et en Estonie. Son "dernier emploi" connu, dit le texte, est celui, au Kazakhstan, de "délégué du commissariat du peuple pour les Postes et Communications". Mais il ne fait pas bon, pour un fougueux nihiliste, devenir commissaire des Postes : Novski s'ennuie, et reprend ses petits travaux de chimie. Trompant ainsi sa mélancolie d'homme quitté et assis, qui dit la bureaucratisation du régime et sa désaffection, il prépare sa mort. Boris Davidovitch Novski est arrêté pour espionnage, le 23 décembre 1930. A quelques jours de Noël, encore. "Ce fut, dit le texte, le premier pas vers la liquidation de Novski".

Jusqu'ici tous ces faits, loin d'être narrés, étaient colportés par le récit comme des vestiges et témoignages recueillis de loin en loin, mis bout à bout et recoupés par le narrateur. Ici, où le destin de Novski prend décidément tournure, le ton change pour raconter cette fois, non plus les hauts faits du fringant bolchévique, mais, jour après jour, les péripéties d'un combat plus obscur : celui d'un individu contre sa liquidation. C'est-à-dire, puisqu'il faut donner corps, la lutte inégale de Novski disgrâcié avec l'instructeur zélé "Fédioukine", expert en liquidation d'hommes. Novski ne peut plus être Vautrin. La scène se passe désormais en prison. Le rythme romanesque de l'intermittence, mis en place par le dispositif de l'enquête biographique, n'a plus lieu d'être. Au moment où  Novski perd sa biographie, le récit se met à raconter un drame en continu, pour chercher dans le noir, cette fois, la trace d'une extraordinaire et vaine tentative d' héroïsme.


L'homme et la pierre : naissance d'un individu

Avant cela, le récit marque un décrochage où le ton, exhibant une froideur distanciée, augurant du pire, met en place les nouvelles donnes du récit : métaphysiques. "Sang utile" et "pus inutile" suintent du corps de Novski sous les coups de matraque. Tout en subissant la torture, Novski meurt au monde dans la "niche" de la prison de Souzdal, "dont la valeur, dit le texte, réside en ceci que l'homme y est emmuré vivant et perçoit ainsi son être terrestre, confronté à l'éternité de la pierre et du temps..." Parcourant l'architecture étroite de la niche de pierre, le récit dessine ici son repoussoir : la niche, au contraire du cénotaphe vide de corps, est un "tombeau vivant". C'est là, dans cet effondrement, que s'effectue la mutation "morale" du héros, impliquant la mutation stylistique du récit. Les "conclusions métaphysiques" que Novski tire du contact avec sa pierre, dit le texte, ne s'arrêtent pas à l'idée que "l'homme n'est qu'une parcelle de poussière dans l'océan de l'infini". Si le vanitas vanitatum  est déjà une "pensée hérétique et dangereuse", l'incarcéré en tire une autre conclusion, née d'un "(dernier) dilemme" : au nom de cette prise de conscience, qui, précise Kis, "exclut toute moralité et est donc absolument libre", on peut soit "admettre le provisoire de l'existence", soit "s'abandonner à l'étreinte du néant". L'idée semble banale, et la différence infime. Mais c'est dans cette infime différence que choisit de s'installer Novski, en se confiant, plutôt qu'au néant, à l'existence provisoire, c'est-à-dire à l'exigence renouvelée de sens. La décision est violente. Son acte, non-dit, est approché par périphrases ironiques, mais tremblantes. Son sens est résumé par Kis en la formule: "rien pour rien". Soit, pour qui a tout perdu, le tout pour le tout : à partir de maintenant, sur fond de néant universel, toute chose dans cette vie prendra sens par sa lutte, non pour la vie, mais pour sa biographie - c'est-à-dire pour une mort "honorable" : significative.

Or, mourir d'une mort honorable dans une prison stalinienne, puis aux Soloviev, ne saurait relever que d'un miracle. Ou d'un bricolage incertain et retors : l'héroïsme de l'âme livrée au mensonge est forcément mensonger. Il pratique une refonte des termes même de l'honneur : une révolution éthique. Celle qu'accomplit Novski pour lui seul, jour après jour, face à Fédioukine. Le Goulag, en faisant de la mort un événement mineur couronnant l'essentiel - la destruction de l'homme par la pulvérisation de toute représentation positive de lui-même - pose à l'homme épris de sens et rivé à sa propre valeur un nouveau "dernier dilemme" : il faut vendre son âme pour en sauver quelque chose, non du mal, mais du rien. Novski passera aux aveux, comme Baruch Neuman à la conversion. C'est par là que la vérité, désormais, se fraye son chemin. Ainsi prend sens le portrait liminaire, apparemment banal, de Novski, "homme qui donna à ses principes politiques le sens d'une morale rigoureuse." [17] Cette rigueur éthique, notons-le bien, a pour condition préalable l"'exclusion de toute moralité" par l'épreuve du non-sens radical. Le "rien pour rien" de Novski, d'où se négocie le sens de sa mort, est l'acte de naissance de l'individu, et la pierre angulaire du tombeau.

Cette "déduction" amorale du nihilisme donne à l'individu sans espoir une puissance imprévue par les "architectes de la niche". Novski devient ainsi, pour son instructeur, une énigme scientifique", un "organisme inconnu" (p 109), et un ennemi juré. Le "rien pour rien" de Novski, né du contact avec la pierre de son "tombeau vivant", lui intime l'ordre de se taire. La devise de Fédioukine, elle, dit que "la pierre même parlera si on lui casse les dents". En quoi Fédioukine, ajoute Kis en note, est un spiritualiste qui s'ignore : "il s'occupait donc de l'âme humaine et de ses secrets sans le savoir", et fit d'ailleurs preuve, dans ses souvenirs, de "dons littéraires indubitables" (p 109). Entre les deux protagonistes ainsi armés - l'un d'une souveraine décision, l'autre de terreur et de dérision -, le combat peut commencer. Le tournant narratif est lui aussi violent. Au moment où le récit enterre vivant son héros, commence le véritable travail de construction du tombeau : la fouille de l'âme, dramatique, au rythme des péripéties par lesquelles Novski, sous la torture, tente jusqu'au bout de sauver la "dernière page de sa biographie" (p 110) - en refusant de parler, d'abord, en truquant ses aveux, ensuite.


Les dents cassées de la pierre

Cette histoire infinitésimale et heurtée s'écrit au jour le jour; pour l'accompagner, le récit se fait minutieux, implacable, éprouvant. La première nuit, dit le texte, on ramène du cachot un "homme qui portait toujours le nom de Novski, bien que ce ne fût plus qu'une écorce humaine vide, un tas de viande pourrie et ravagée". Pourtant, le "regard éteint" de Novski émet encore un "signe de l'âme", venu de son "reste de vie", que le narrateur traduit par cette pensée :

Il fallait donc qu'il eût compris que cette ultime tentative n'était pas seulement la dernière page d'une autobiographie écrite pendant les quarante années de sa vie consciente, avec son sang et son cerveau, mais que c'était vraiment la somme de son existence, la conclusion sur laquelle tout repose et que tout le reste n'est (et que tout le reste n'était) qu'un discours accessoire, une opération dont la valeur est insignifiante en regard de la formule finale qui donne un sens à ces calculs secondaires. [18]

La première ruse de Fédioukine est de répondre au refus de Novski par un chantage au meurtre : celui, sous ses yeux, d'un jeune prisonnier dont le sort dépend de lui, et qui l'implore de le sauver en parlant. Ebranlé, Novski ne cède pas. Les vingt-quatre heures suivantes semblent laissées à Novski pour qu'il puisse, "dans son linceul de pierre", "affermir son attitude morale qui lui chuchote démoniaquement à l'oreille que sa biographie est terminée, parachevée, sans fissure, bien polie, comme une sculpture" (p 112). Du "linceul de pierre" - métaphore par laquelle un poète immortalisa sans le vouloir sa propre mort [19] -, devrait donc naître, sous l'effet de ce chuchotement démoniaque - celui-là même de l'éthique, ou besoin forcené de sens et de valeur - une statue. Mais la statue ne prend pas. Car le second jour, la scène se répète. Novski déchiffre avec effroi, dans cette répétition, le "plan infernal" de Fédioukine, et l'échec assuré de son projet autobiographique :

chaque jour de son existence sera payé d'une vie humaine; la perfection de sa biographie sera détruite, l'oeuvre de sa vie (sa vie) sera défigurée par les dernières pages.

L'univers totalitaire est celui de la répétition, et de l'indifférenciation. Regardant le deuxième jeune homme "les yeux dans les yeux", Novski découvre qu'"il ne reste pas le moindre espoir à sa moralité" : aucune "pensée salvatrice" ne peut plus lui chuchoter "que c'est impossible [20]" , pensée de jour en jour plus "périlleuse" et "insensée". Fédioukine a choisi à dessein un jeune homme qui lui ressemble, à lui, Novski.  Ainsi, son "rien pour rien" né du vanitas vanitatum, décision forcenée d'exister par la forme de sa mort, est, en même temps que transformé en "crime" quotidien, soumis à l'épreuve de l'interchangeabilité des individus, forme existentielle des vanités :

cette ressemblance ne pouvait que le confronter au fait qu'il tuait des gens semblables à lui-même, des gens dont la biographie comportait les semences d'une future biographie, conséquente, polie, donc pareille à la sienne, mais abrégée dès le début, anéantie par sa propre faute, et cela pratiquement dans son embryon (p 114).

Le deuxième jeune homme, lui, encourage Novski à résister. Il se fait arracher le visage par une rafale de balles. Devant son deuxième "crime", Novski demande à être conduit chez l'instructeur. Il passe dix jours à l'hôpital de la prison, où on le soigne, le personnel ayant pour consigne de "faire de ces restes pitoyables un homme digne de ce nom", non par humanité, mais par calcul psychologique. Car loin d'être étranger aux sentiments de l'honneur, de la morale et de la sympathie, Fédioukine spécule sur les mécanismes de leur dégradation. Il connaît "l'affaiblissement de la volonté" qui accompagne, chez le convalescent, le retour au "conformisme organique"; alors que le torturé, à l'instant où toutes les limites sont dépassées", recouvre une "force insoupçonnable" au contact de "l'honorable question de la mort" :

à l'heure fatale, ils essayent de tirer de la mort le maximum de profit par une décision entêtée qui se traduit le plus souvent, l'épuisement de l'organisme aidant probablement, par un silence héroïque [21] .

Il convient donc, pour faire parler, de faire reculer l'heure fatale. L'entêté alors résiste par les mots. Vient alors l'extraordinaire histoire de Novski négociant, phrase après phrase, son acte d'accusation. Car ces aveux seront, Novski le sait, le "seul document, sans doute, qui resterait après sa mort". Le texte des aveux est donc l'objet d'une lutte implacable, menée "pour chaque mot, pour chaque formule". L'enjeu de cette sombre joute est le maintien de la brèche invisible par laquelle Novski veut se faire entendre à travers les mots de Fédioukine, en montrant, par une série de contradictions et d'exagérations, que ces aveux ont été arrachés sous la torture. Avec eux ce sont deux visions de l'homme qui s'affrontent, pour un texte dont chacun sait qu'il est et sera une "fiction" mensongère. Ce mensonge, qui devient le medium de la vérité de Novski, n'empêche pas Fédioukine d'être un homme de conviction : celle de l'intérêt supérieur contre celui, mesquin et odieux, de l'individu. C'est pourquoi sa lutte contre Novski lui semble, à lui aussi, "inviolable et sacrée". La lutte forcenée de Novski pour sauver sa biographie, et inscrire sa légende en filigrane du mensonge dégradant de Fédioukine, inspire à celui-ci le plus profond dégoût  :

Ce qui provoquait chez lui la fureur et une haine loyale, c'était justement cet égoïsme maladif des accusés, leur besoin pathologique de prouver leur innocence, leur petite vérité personnelle, cette façon de tourner maladivement en rond autour des prétendus faits enfermés dans les méridiens de leur crâne dur, et l'incapacité de leur vérité aveugle de se placer dans un système de valeurs supérieur, en regard d'une justice supérieure qui exige que l'on se sacrifie pour elle et ne peut tenir compte des faiblesses humaines.

Un acte d'accusation est toutefois rédigé, "chargé de ratures et bariolé de corrections" : il dit que Novski fait partie d'un "groupe de saboteurs", mais avec le "pathétique d'une vie et la fin conséquente (malgré tout) d'une biographie parfaite". Or, au dernier moment, Fédioukine remet à Novski un texte entièrement différent. Le lisant, Novski se met à hurler : on le renvoie dans la niche, où il tente de se fracasser le crâne contre les murs, puis à l'hôpital avec camisole de force. Sortant de son délire, Novski est confronté à un témoin corrompu par Fédioukine, Paressian, qui ajoute aux charges pesant contre lui celle, insauvable, de vénalité. Devant cette perspective, Novski s'ouvre les veines et il est reconduit à l'hôpital, où on le nourrit artificiellement : "deuxième pas, dit le texte, vers la liquidation finale de Novski". A partir de ce moment-là, le sauvetage de la biographie deviendra tentative répétée de suicide, essai d'achever sa biographie par soi-même. Au repos, Novski se met à collaborer paisiblement. Il parvient même, malgré ses résistances, à charger un autre accusé, Rabinovitch, qui fut son "maître spirituel" à l'époque de la fabrication d'explosifs : car Fédioukine l'a menacé de réduire à rien, avec plus de précision, son "ascèse légendaire".


"Sache que tu es mort" : tombeau pour un individu emmuré

Le jour du procès, la parole qui surgit de l'homme délabré qu'est Novski semble un miracle : non seulement il n'est pas le fantôme de lui-même; il n'est, dit le texte, pas même "homme", mais "de nouveau diable". Ayant appris que les trade-unions faisaient courir le bruit qu'il y avait parmi les accusés des provocateurs, Novski mobilise toutes ses forces rhétoriques contre l'avilissant soupçon, et réclame la peine de mort avec fougue. A son vieux maître Rabinovitch, qui s'effraye de ce discours qui les "enterrera tous", Novski répond par l'éloge d'un vieux rite funèbre - juif, celui-ci :

Novski lui répondit avec une étrange expression sur le visage, qui ressemblait à l'ombre d'un sourire : "Isaac Illitch, vous devez connaître les rites de l'enterrement juif : à l'instant où l'on se prépare à transporter le mort de la synagogue au cimetière, un des serviteurs de Jahvé se penche sur le défunt, l'appelle par son nom et lui dit à voix haute : Sache que tu es mort!'". Puis il se tut un instant et ajouta : "Excellente coutume".

En construisant une tombe pour ceux dont les corps furent brûlés, engloutis ou déchiquetés, disait Kis au début de son récit, les Grecs dressaient à cette âme un sanctuaire. Les Juifs, eux, annoncent aux défunts qu'ils sont morts avant de les enterrer. Dans les deux cas, la mort doit être non pas "vécue" mais dite, prononcée, protégée. "Excellente coutume", dit le Juif Novski à son "maître" Rabinovitch. "Coutume digne de respect", disait le narrateur au sujet du cénotaphe. Excellement respectable, la coutume du tombeau, même vide, sépare les morts des vivants, et les âmes des corps. Car le mort doit savoir qu'il est mort, et l'âme qu'elle est "l'alpha et l'oméga". Ainsi, les morts savent qu'ils sont morts et qu'ils furent vivants. Cependant, les deux opérations communément nécessaires au deuil - la nomination  du mort et sa désignation comme défunt - posent ici problème, le mort étant un disparu dans un cas (le tombeau vide), et un vivant emmuré dans un autre (le tombeau vivant). Seule la métaphore peut résoudre ces problèmes : aider l'emmuré à se dire déjà mort, et faire qu'un tombeau protège une âme.

Grec ou juif, le rite funèbre passe par une distorsion symbolique qui donne à sa forme religieuse un sens éthique, c'est-à-dire ici politique. Le rite grec (du récit) parachève le rite juif (du héros), qui lui donne son vrai sens. Tandis que le récit-cénotaphe dit imiter le rite grec ancien pour recueillir l'âme de son personnage, celui-ci, par métaphore et noire plaisanterie, donne au rite funèbre juif, appliqué aux vivants, le sens d'une déduction éthique : nos vies n'étant pas à sauver, mais leur sens, nous, vivants emmurés, n'avons "rien à perdre". Sinon notre biographie. Prenant le relais du sauvetage biographique, l'écrivain dresse un tombeau vide : disant au mort qu'il est mort, et de sa "belle mort" enfouie par l'histoire, il évite à l'emmuré de devenir un fantôme. Le rite juif, comme le cénotaphe grec, est approuvé et imité : l'un par le héros en quête de biographie (sache que tu es déjà mort, et sauve ainsi ton âme), l'autre par son biographe enquêteur (voici un sanctuaire pour l'âme de celui qui se savait déjà mort). Les deux rites, comme tout rite funéraire, sont destinées à séparer les vivants des morts : à sortir l'emmuré de son tombeau vivant, à empêcher que meure l'âme au secret dans la niche, et à délivrer le mort du destin de fantôme anonyme. Le rite juif fait dire à un condamné politique qu'il se sait mort : c'est le "rien pour rien". Le rite grec offre à l'âme nue un "sanctuaire". Les deux prennent congé du monde en "admettant le provisoire de l'existence". Et en évitant le retour des fantômes.

Novski, néanmoins, vit encore. Se savoir déjà mort, puis tenter de mourir, puis implorer sa mort, sont ses moyens d'essayer de "bien" mourir. Et de fait, ayant entendu le discours de Novski, le procureur général le qualifie de "vieux révolutionnaire" passé au service d'un complot bourgeois international lors d'un moment de faiblesse. Le dernier moyen de liquider Novski est alors utilisé : sa peine de mort ardemment demandée est commuée en peine d'exil. Le récit, après cette joute titanesque, semble étrangement reprendre ainsi sur le mode antérieur, celui de l'apparition-disparition. Mais cet ultime effet d'intermittences est une manière de finir, à l'aide d'une légère variante dans le procédé des sources : le récit cite à présent les "derniers" témoins. Qui nous disent qu'en 1934, Novski habite, sous le nom de Dolski, dans le Tourgaï nouvellement colonisé; puis dans l'Aktioubinsk où il cultive la betterave. Qu'en visite en décembre, sa soeur constata qu'il portait des mâchoires artificielles, et se plaignait de douleurs dans les reins. Puis qu'au cours du "terrible hiver" de 1937, il est à nouveau emmené dans une direction inconnue. Le procédé de déplacement qui faisait faire le récit de noces à Cronstadt pour rappeler le massacre des marins, est ici comme repris en mineur : le "terrible hiver" désigne par euphémisme la répression politique qui battit ses records de violence en URSS en 1937. La dernière lettre de Novski censément retrouvée indique que Novski passa ses dernières années près des îles Soloviev - qui avaient été les tout premiers camps soviétiques.

Un dernier "témoignage" permet de reconstituer la scène de sa mort : déporté dans le grand nord, à Norilsk, Novski tente un jour de s'évader, mais il est retrouvé quatre jours plus tard dans une fonderie. Au moment de se faire rattraper, traqué par les chiens, cet "homme courageux", dit le texte, saute dans la masse bouillante du chaudron géant. Mentionnant qu'il laissait derrière lui "quelques cigarettes et une brosse à dents", le récit s'achève sur un trait ostentatoirement gogolien : le Times  de Londres, en juin 1956, annonce que certains témoins ont reconnu Novski "à ses dents d'acier", rôdant près de murs du Kremlin. On se souvient qu'à la fin du Manteau, le très insignifiant et disparu Akaki Akakievitch de Gogol réapparaissait à certains habitants de Petersbourg, traînant dans les rues. Les hommes sans voix ni visage, qui ne parviennent pas à exister de leur vivant, ou qui ne peuvent rien faire savoir de leur mort, risquent, après celle-ci, d'errer parmi les vivants. La mémoire oublieuse est pleine de fantômes - même en 1956.


Contre-livres : le "document" selon Borgès et Chalamov

On mesure ici à quel point la "réalité" dont témoigne le récit-cénotaphe est politique parce que métaphysique. Et de même, Kis savait que son "homo poeticus" ne pouvait qu'être, surtout en Europe centrale, un "homo politicus" - ce que Kafka avait déjà dit à propos des langues mineures et des petites nations. La figure du tombeau vide et celle du mort-vivant, dos à dos, gardent toutes deux le seuil qui sépare l'un et l'autre domaines, que Danilo Kis séparait commodément pour parler de son oeuvre : autobiographie métaphysique d'un côté, roman sur les camps de l'autre. Kis, en fait, avait réfléchi plus avant le rapport entre métaphysique et politique, qu'il comprit en termes de complémentarité, à l'aide du modèle borgésien. Par son intention politique, son écriture se savait symétriquement contraire à celle de Borgès, mais comme la deuxième partie d'un dyptique. Dans La Leçon d'anatomie, Kis présente Un Tombeau pour Boris Davidovitch comme un "contre-livre par rapport à ceux de Borgès" : la méthode borgésienne de "trucage des matériaux documentaires" - technique qu'il dit retrouver aussi chez Babel et Poe - y est transportée, dit-il, du domaine métaphysique au domaine politique. Chez Borges en effet, dit Kis, l'homme est considéré "avant tout comme un philosophème", et "l'homme dans le monde" est perdu dans un "labyrinthe de significations métaphysiques", où l'on recherche "l'Ame et l'Essence, en dehors de toute historicité"; dans Un Tombeau, les documents, tels une "arche de Noé qui rend compte avec précision de l'inventaire", relèvent du même principe "antiromantique, antipoétique" que chez Borgès; mais ils ont pour fonction de "révéler cette historicité"; et dans ce labyrinthe-là, ajoute Kis, "l'âme a été depuis longtemps livrée au diable" [22] . Kis fit ainsi d'un apparent esthétisme emprunté une machine de guerre contre la pensée et l'Etat totalitaires.

Le cénotaphe protège une âme livrée au diable. En allant chercher l'âme du corps disparu dans la maison du diable, le récit dépouille l'homme de son "philosophème" métaphysique pour le montrer nu dans sa prison politique. Son contenu se ramasse dans l'historicité d'un individu tracée par un dessin simple, au trait si fortement marqué qu'il en paraît primitif. Comparant le héros de Jardin cendre  - Edouard Sam, figure transposée de son père - et Boris Davidovitch Novski, Kis écrit, dans un fragment intitulé "Individualité" :

il s'agit à chaque fois de fortes individualités plongées dans le courant de l'histoire à des moments décisifs de la réalité historique, d'individualités emportées par le tourbillon de l'histoire, mais qui veulent cependant conserver l'empreinte et la marque de leur individualité, "nager à contre-courant", en dépit de tout, s'isoler, à une époque anti-individualiste, de la masse immense et uniforme de tous les autres, de gens, donc, dont le doute est la boussole, si le doute peut encore être une boussole...[23]

Lisant Kis, et plus particulièrement ce fragment sur "l'individualité", on songe aux grandes figures de déportés du Goulag, et en particulier à Varlam Chalamov, autre technicien prestigieux du "document", slave lui aussi, mais russe, spécialiste éprouvé de la "nage à contre-courant". Son oeuvre, on le sait, est, en même temps qu'une puissance création poétique, une méditation de 17 ans passés au Goulag, et une réflexion sur la centralité, dans le monde issu d'Auschwitz et Kolyma, et pour la pensée, de l'univers concentrationnaire [24] . Kis n'en parle jamais. Une des nouvelles d'Un Tombeau pour Boris Davidovitch, pourtant, "Le Cercle magique des cartes", évoque les jeux des truands au Goulag d'une manière qui rappelle fortement la ferme cruauté des Récits de Kolyma. Mais Kis dédia cette nouvelle à un autre écrivain déporté, Karl Steiner, qui était, lui, Yougoslave, et à qui il consacra plus tard un chapitre d'Homo poeticus : il y raconte comment, en juin 1956, Karlo Stajner, le "célèbre rescapé du Goulag, l'auteur du fameux livre Sept mille jours en Sibérie [25] ", fut retrouvé, après vingt ans de prison et de camp, parmi les treize communistes yougoslaves survivants du Goulag une fois que Khroutchev et Tito eurent fait le compte des "âmes mortes", c'est-à-dire des 113 fonctionnaires yougoslaves relégués en URSS et oubliés de tous. Kis insiste sur le caractère "gogolien" de la "scène" et de ce monde de "morts-vivants" où "l'ironie se mêle à la tragédie" [26] . Au détour d'une phrase, Kis précise que Stajner fut "un guide précieux lorsque j'ai écrit Un tombeau pour Boris Davidovitch" [27] . On se rappelle que dans la nouvelle, "à la fin juin 1956", le Times faisait état de témoignages selon lesquels Boris Davidovitch rôdait près du Kremlin.

C'est précisément ce passage que Stajner, lors d'une rencontre avec Kis, lui proposa de corriger : "Quiconque, dit-il, aurait rôdé autour du Kremlin à cette époque, surtout un étranger, ce qu'était votre héros, aurait été immédiatement arrêté". Au dégel, les emmurés qui ne furent jamais enterrés sortent de leur prison pour rôder dans les rues tels des spectres. Comme Stajner, Chalamov savait quelque chose du destin spectral des déportés. Il lui fallut mobiliser une extraordinaire énergie poétique pour redonner poids à son existence - et construire un innombrable tombeau vide à ceux qui n'étaient jamais revenus. Les remarques que fait Stajner à Kis ressemblent trait pour trait à celles que Chalamov fit à Pasternak pour la représentation du Goulag dans Le Docteur Jivago. Et l'on pense encore à Chalamov lorsque Kis rend hommage, chez Stajner, à son "bon sens personnel" qui lui fit se réclamer de sa seule "expérience biologique" - celle de la survie au camp - pour répondre aux "consciences téléologiques idéologisées" qui l'interrogeaient, un jour de conférence à Belgrade, en 1977, sur ses "idéaux de jeunesse" [28] .

Derrière le paravent bariolé des références occidentales que Kis s'amuse à déplier sous les yeux énervés de ses lecteurs yougoslaves, se cache une lecture attentive des témoignages concentrationnaires. On est tenté d'imaginer la lecture que Chalamov aurait faite du livre de Kis, lui pour qui l'expérience du camp seule pouvait autoriser à en parler, et dont la poétique du "documentaire" confinait à une théorie de l'art comme incarnation [29] . Ses récits ne racontent pas, comme chez Kis, la résistance de l'individu à son annulation, mais l'impossibilité de cette résistance, laquelle se montre à l'oeuvre dans le seul fait de la narration poétique : pour Chalamov, l'expérience strictement négative du camp ne pouvait devenir un bien qu'au seul "point de vue de l'art", sous l'effet du "talent poétique" dépouillé de tout héritage et même de tout espoir. L'intrigue et le caractère qui animent le récit de Danilo Kis ne sont donc pas concevables chez Chalamov.

Pourtant, l'idée d'écriture-cénotaphe abritant les âmes mortes fait bien signe, telle un sourcier, vers Chalamov. "Les Récits de Kolyma, dit celui-ci, sont le destin de martyrs qui n'ont pas été, ne sont pas, et ne seront pas, des héros"; y figurent"des gens sans biographie, sans passé, sans avenir." [30] Le martyr qui n'est ni ne sera un héros est un homme sans destin, dont la vie est sans poids, la mort sans tombe, et la tombe sans corps. A chaque homme "sans biographie", il faut creuser une tombe pour le faire exister dans le monde des hommes. Chaque récit de Kolyma dresse un cénotaphe pour recueillir une âme "livrée au diable". Mais l'écrivain-témoin ne peut que devenir le "chroniqueur de son âme", fouillant son "être" et prêtant son "sang". Pour faire à chaque homme disparu son tombeau, "l'auteur, dit Chalamov, n'a recherché que le vif de la vie" [31] : la sienne. Si chaque récit est le "document d'une âme" [32] , c'est de l'âme du témoin qu'il s'agit. "L'auteur des Récits de Kolyma tend à démontrer que l'essentiel pour un écrivain est de garder son âme vivante" (p 37). En quoi elle n'était pas selon lui, sauvée du diable. Evoquant les "multiples formes" du "pouvoir de corruption du camp", Chalamov précise que "même le désir de tracer le profil de "ceux qui ont tenu bon" est lié à ce pouvoir de corruption" [33] ...

Chalamov pensait cependant avoir réussi à montrer "la légèreté d'être du mort de demain", qui, disait-il, "n'existe nulle part ailleurs en littérature." [34] Et la densité de ses récits visait à redonner corps aux spectres, autant qu'à "gifler" le stalinisme. A cette mort trop légère, l'écriture de Kis tente différemment de redonner son poids : celui du corps cent fois torturé de Novski plongeant dans la cuve enflammée pour s'échapper quand même. Ce poids du récit ne porte pas l'expérience personnelle du camp. Le document-témoin chez lui n'est pas, comme chez Chalamov, incarné, mais cité et dramatisé : Kis sait qu'il témoigne pour d'autres. Mais il hérite du genre testimonial beaucoup plus que des fictions documentées de Borgès, lorsqu'il postule le réel comme fondement de toute littérature qui vaille, et vitupère contre l'art de l'"affabulation". Inversement, les prescriptions radicales de Chalamov contre la fiction sont contredites par ses propres textes. Ainsi lorsqu'il raconte, dans les Récits de Kolyma, les dernières pensées et sensations d'Ossip Mandelstam mourant d'inanition au camp [35] . Enfin, les "problèmes éthiques importants pour notre époque" que Chalamov dit avoir tenté de poser dans ses Récits de Kolyma, sont ceux-là même que trace le récit-cénotaphe de Danilo Kis :
 
... lutte pour soi, au-dedans de soi, et en dehors de soi. Dans quelle mesure est-il possible d'intervenir dans un destin broyé entre les mâchoires de la machine étatique, entre les mâchoires du mal? Illusion et pesanteur de l'espoir. Possibilité de s'appuyer sur d'autres forces que celles de l'espoir [36] .

L'intervention de l'écrivain dans le destin de l'homme broyé ne peut être politique qu'en étant funéraire. Et la nécessité d'édifier un tombeau aux âmes mortes, pour les faire revivre et en prendre congé, périme toute autre entreprise édifiante. Pour pouvoir lester le mort, l'écriture du "vif" rompt avec les usages littéraires empêtrés d'humanisme. Dans son "Manifeste pour une nouvelle prose", Chalamov désigne cette rupture à travers la métaphore d'un autre ancien rite funèbre, russe cette fois :

Sur la fosse commune fraîchement creusée, un pieu de saule est fiché. Jetant les yeux à l'entour, nous voyons parfois ce qui vient se loger à l'ombre de ce pieu : tout cela, nous le récusons [37] .

Le pieu, dans la tradition chamanique, était destiné à paralyser le pouvoir maléfique des sorcières rôdant autour de l'âme des morts. Dorénavant, le pieu doit protéger des âmes déjà livrées au diable, et faire revivre des personnalités sans visage : tout romantisme noir est donc exclus du rite, autant que tout espoir qui s'y logerait à l'ombre. Car le terrorisme d'Etat est né de l'humanisme. La clarté du récit doit donc protéger le rite funèbre de toute illusion consolatrice, mais aussi de son envers, l'exotisme infernal : l'écrivain du futur, dit Chalamov, est "Pluton remontant des enfers, non Orphée descendant aux enfers" [38] .


La pierre de touche des faits

On peut penser que Kis, n'ayant pas connu les camps, s'apparente davantage à Orphée qu'à Pluton [39] . Selon Chalamov, tout effort pour "transcender le document" ne pouvait être que "banale histoire fumeuse" [40] . Il n'aurait donc pas pu distinguer, comme le fait Kis constamment, une ligne métaphysique et une ligne historique. Mais chacun a parlé pour son oeuvre, et pour sa vie. Chalamov a passé dix-sept ans au Goulag, Kis a perdu son père à Auschwitz. La "doctrine du document" comme "chronique" d'une âme gorgée du "sang" de son auteur, n'est pas fondamentalement contredite pas la "méthode documentaire" borgésienne de Kis - qui, on s'en souvient, parle de l'écriture du Tombeau  comme d'une "saignée lyrique". La ligne métaphysique et la ligne politique se rejoignent, chez Kis, en leur source autobiographique à toutes deux, même si celle-ci sourd à des niveaux d'intériorité différents, qui lui font "témoigner" à divers degrés de distance, par personnes et lectures interposées [41] . A la fin de sa vie, Kis est à nouveau revenu, dans un interview, sur les circonstances de la rédaction du Tombeau :

 "J'ai conçu ce livre en 1973, en France, parce qu'à cette époque la réalité des camps de concentration staliniens n'était pas connue. Dans le milieu étudiant, on ne savait pas beaucoup. Avec mes amis, nous discutions beaucoup sur le sujet et j'avais envie d'après les documents, les livres... de donner un témoignage sur les faits déjà très connus. Et ce livre, c'est le destin des intellectuels et des révolutionnaires étrangers qui sont allés en Russie dans les années 30 et qui y ont péri. (...) Je n'ai pas osé mettre un Yougoslave parce que ça ne me laissait pas assez de place pour l'imagination."

Pour faire place à la réalité, il fallait laisser place à l'imagination. Telle est la simple dialectique, éprouvée déjà par Chalamov dans son tombeau pour Mandelstam, qui ne fut pas pardonnée à Danilo Kis pour son Tombeau pour Boris Davidovitch. Une grande partie de sa vie fut infestée par la malveillance des critiques officiels belgradois, qu'il appela ses "chiens", rappelant ceux qui avaient traqué Novski et Baruch David Neuman. La querelle qu'on lui faisait, celle de l'emprunt immérité, donc de l'autorité usurpée, de la fausse paternité, et de l'origine souillée, n'était pas étrangère à l'antisémitisme et au nationalisme en cours. Kis en avait conscience, comme le montre tel passage de la Leçon d'anatomie :

L'établissement de la filiation littéraire, cette tâche nécessaire et ardue de la méthode comparatiste (....) cette recherche du groupe sanguin des parents et de l'appartenance tribale dans le but d'établir la paternité, et plus encore les particularités formelles (nationalité, legs héréditaire, légalité de l'héritage, etc.) d'un être nouveau, d'un enfant trouvé devant les portes du lazaret, toute cette méthode génétique n'est rien d'autre qu'un palliatif, une des formes de la pensée mythique du réductionnisme (qui met sur le même plan génétique et phénoménologie). (...) Selon ce réductionnnisme génétique, il n'y a pas de miracle de la création et il ne peut y en avoir, pas de parthénogénèse, pas d'immaculée conception, pas de sens cachés, l'écrivain doit avoir ses parents,l'écrivain n'a pas le droit d'être ce qu'il est : "tous ses ancêtres et quelque chose en plus (...)", donc un créateur, un démiurge, un Dichter, unique, irréductible, irremplaçable; l'oeuvre ne peut être ce qu'elle est - un miracle!" [42]

Contre la pensée mythique des "sources" et des gênes, Kis joua toute sa vie le miracle du livre comme enfant trouvé. En son inassignable unicité, le livre est non seulement le tombeau, mais le double de l'individu défunt, dont l'âme unique vaut un sanctuaire. A l'opposé du poème-cénotaphe, où la fable fait revivre un corps disparu, il y a la dissection du texte critique comme corps malade : d'un côté le tombeau, de l'autre la leçon d'anatomie.

Lorsque les nouveaux nationalistes se mirent à courtiser Danilo Kis, à la veille du conflit ex-yougoslave, il ne les reconnut pas comme ce qu'ils étaient. Kis n'eut pas le temps de reconnaître l'idéologie nationaliste, qu'il avait tant brocardée, s'immiscer dans le langage nouveau de "l'unité yougoslave". Tout Juif errant qu'il voulût être, il rappela à la fin de sa vie son attachement à "l'unité yougoslave" et sa méfiance à l'égard des "minorités" [43] . Il mourut avant de voir la catastrophe, et fut enterré en 1989, à sa demande, en Serbie. Raconter l'histoire des nouveaux "chiens", et recueillir l'âme des nouveaux disparus, fut, après sa mort, l'affaire de son ami serbe, écrivain et dissident majeur, Vidosav Stevanovic [44] . Gageons que le "nettoyage ethnique" sinistrant son pays aurait inspiré à sa propre "bizarrerie ethnographique" de nouveaux cénotaphes. Un des chapitres de La Leçon d'anatomie  s'intitule "La pierre de touche des faits". Kis part de quelques remarques de "socio-psychologie" sur le "comportement paranoïde de l'homme", pour définir la tâche de l'écrivain d'aujourd'hui :

Conscient de cela, l'écrivain, dans sa façon d'aborder ses héros, n'a plus pour but d'interpréter leurs agissements grâce à la clé psychologique de l'interdiction transgressée ou du respect de la morale, mais il tente plutôt de réunir (...) la masse des documents et des faits dont la combinaison frénétique imprévisible donne un massacre insensé, dans lequel entrent indifféremmment des motifs sociologiques, ethnologiques, parapsychologiques, occultes et autres qu'il serait plus que vain d'essayer d'analyser à la façon de jadis, car en arrière-plan de tout cela on trouve le comportement schizo-psychologique de l'homme, une réalité paranoïde, c'est-à-dire fantastique : le devoir de l'écrivain est de fixer cette réalité paranoïde, d'étuder grâce au document, à l'investigation, à l'enquête ce dément concours de circonstances, et non de tenter, de sa propre initiative et arbitrairement, d'établir des diagnostics et de proposer des remèdes [45]

Le livre de toutes les vies

Qui n'a pas de remède peut construire un tombeau en racontant une fable. Il le peut aussi lorsque se déclarent d'autres maux sans remèdes : la disparition, sans massacre, d'une mère ou d'un père malades, ou simplement mortels. Car toute mort est un événement. Un jour, Kis rêva que toute mort devait à jamais rester cet événement, et que le monde devait en garder mémoire. Son dernier grand recueil de nouvelles s'intitule Encyclopédie des morts, du titre d'un des récits. On y retrouve, presque épurée, la ligne "métaphysique" dont il parlait. Ce récit est l'histoire d'une jeune fille, qui, venant de perdre son père, désire tout connaître de lui, et se plonge une nuit entière dans "la fameuse Encyclopédie des morts", découverte dans une (borgésienne) bibliothèque de Stockholm. Ce livre mythique, nous dit-elle, est écrit par de sages "érudits" qui, "en toute objectivité", et selon un "programme démocratique", notent "tout ce qu'il est possible de noter sur ceux dont le séjour terrestre est achevé", ceci afin de "corriger l'injustice humaine et de donner à toutes les créatures divines la même place dans l'éternité" [46] . Leur "secte", nous explique-t-elle encore, compte partout dans le monde des "adeptes qui fouillent et épluchent nécrologies et biographies"; leur style est fait d'un "incroyable amalgame de concision encyclopédique et d'éloquence biblique". Dans ce livre des morts, les innombrables images de la vie de chaque homme, de l'enfance à la mort, sont condensées en "idéogrammes", et l'inventaire y est fait de tous les objets qui accompagnèrent chacun. Car ces "détails intimes", explique la jeune fille en deuil, sont "toujours semblables et toujours différents". Tel est le "message essentiel des auteurs de l'Encyclopédie" : "rien ne se répète jamais dans l'histoire des hommes", et "chaque homme est en lui-même un astre à part" (p 54).  C'est pourquoi ce fabuleux "registre" des réalités, "grandiose monument à la différence", sera "le grand trésor du souvenir", ainsi que "la preuve, unique en son genre, de la résurrection".

Initiée initiant le lecteur, la jeune fille suit ainsi son père au fil des années - y compris de guerre, puis de maladie. Après avoir fixé son dernier regard sur le lit d'hôpital, elle découvre, "transie et en pleurs", dans les dernières pages consacrées à son père, une "fleur étrange", sorte de "specimen d'une flore disparue". Le livre lui fait comprendre qu'il s'agit là du "motif floral de base des peintures de son père". Mais recopiant ce motif d'une main tremblante, elle ne reconnaît pas les dessins dont son père couvrait les murs et les objets de sa maison. Au réveil - car la lecture du livre des morts est un rêve - elle note tout ce qu'elle a retenu, et comprend que son père s'était mis à peindre lorsqu'était apparu en lui le premier sympôme du cancer - dont l'"efflorescence", comme le lui confirme son docteur, avait l'aspect précis de cette fleur.

En exergue à L'Encyclopédie des morts figure une phrase de Georges Bataille : "Ma rage d'aimer donne sur la mort comme une fenêtre sur la cour". La nouvelle du même nom, où la jeune fille prend congé de son père en comprenant de quelle intime fleur il mourut, porte un sous-titre : "Toute une vie". Du Tombeau de Boris David Davidovitch à L'Encyclopédie des morts, la main tremblante d'un enfant recopie le mal dont il sait que souffrit son père. Que celui-ci mourût dans un camp, ou bien d'un cancer, son héritier témoin note, pour se souvenir, le contenu de son rêve au réveil. Tombant dans les trous des mémoires ajourées, il construit, ce faisant, une encyclopédie à rebours, ou un tombeau vide. La pierre qu'il nous offre est un enfant trouvé.
                                                                                                                  
                                                                                                                     juin 1999

[1] Danilo Kis, "Tombeau pour Boris Davidovitch", in Tombeau pour Boris Davidovitch. Sept chapitres d'une même histoire. Traduit du serbo-croate par Pascale Delpech, Paris, Gallimard, 1979, p 90. (Grobnica za Borsa Davidovica, Harcourt Brace Jovanovich Inc., New York, 1976). Aux Etats-Unis, le livre a été préfacé par Brodski.

[2] D. Kis, "J'écris pour relier les mondes éloignés", entretien avec S. Scabello, été 1989, publié en liminaire du recueil Pour Danilo Kis, Est-Ouest  n°3, 1992, dirigé par G. Ferenczi, p 9.

[3] Ibid. Kis a traduit les poètes hongrois Petöfi, Ady, Radnoti, Atilla Kozsef. Voir le chapitre héroïcomique de Jardin cendre consacré à la lecture exaltée du "livre de ma vie" : la Petite Bible scolaire adaptée aux écoliers par le vicaire local, et qui fait traverser à l'enfant, coupable d'une liaison secrète avec sa jeune amie Julie, les épisodes de la Genèse et du Déluge, de Moïse et des 7 plaies d'Egypte, jusqu'à la révélation de la faute, qui devient cosmique : "Ce que j'appelle la fin, c'est simplement ma certitude eschatologique que ma fin est la fin de tout, car je m'attribue à présent un dernier rôle, le rôle du premier-né (bien que ma soeur Anne soit plus âgée que moi), du premier-né que va tuer l'ange exterminateur, car cela me plaît exceptionnellement de périr de la main de l'ange, de mourir en martyr de l'humanité, en victime des victimes, d'une mort décuplée..." (Jardin, cendre, trad. J. Descat, Gallimard,1983, p 99.) A l'envers de cette mythomanie, l'obsession de la mortalité de soi et des proches est l'expérience  centrale de l'enfance, comme le montrent les pages consacrées à sa mère et à la lutte contre le sommeil (pp 18-27).

[4] D. Kis, Enciklopedija Mrtvih, Ed. Danilo Kis et Globus, 1983. Encyclopédie des morts. Nouvelles. trad. P. Delpech, Gallimard, 1985.

[5] Ibid. pp 7-8.

[6] Cf  D. Kis interviewé par J. Chancel dans Radioscopie sur France Inter, en 1980. Publié dans le recueil Pour Danilo Kis, in Est-Ouest op. cit, p 94.

[7] Basta, Pepeo, Porsveta et Danilo Kis, 1965. Jardin, cendre, trad. J. Descat, Gallimard, 1971.

[8] D. Kis, "Conseils à un jeune écrivain", publié dans le recueil Homo Poeticus, trad. P. Delpech, Fayard, 1993, pp. 58-64.

[9] D. Kis, "La pierre de touche des faits", in La Leçon d'anatomie, trad. P. Delpech, Fayard, 1993, p 67-68.

[10] Le texte qui a lancé l'offensive contre Kis, "Un collier de perles volées", parut à Zagreb dans Oko, 4-18 novembre 1976, après avoir circulé dans le milieu littéraire. La Leçon d'anatomie revient dans le détail, et sur le ton satirique, sur ces attaques.

[11] Predrag Matvejevic, qui fut au début un des seuls à soutenir Danilo Kis contre ses détracteurs, résume le type d'incrimination par un exemple : "Dans le livre, il raconte une visite du président français (...) en Union soviétique dans les années 30. (...) On lui montre la cathédrale de Kiev. C'est une guide qui la lui montre. Et, en bonnes staliniennes, les guides apprennent toujours les citations. Ce qu'elle dit à Rioux, ce sont les citations de l'Encyclopédie soviétique, ouvrage d'autorité. Il va de soi que Danilo n'a pas mis les guillemets et n'a pas annoté en bas de page. (...) "L'ennemi ne dit pas ses sources". Voilà le plagiat. Alors, ils ont essayé avec cela. Dieu sait si certains d'entre eux, à cette époque, avaient pu être liés à l'ambassade soviétique d'alors, brejnevienne". Propos prononcés lors de l'"Hommage à Danilo Kis" du Centre Pompidou en 1990, publié dans Pour Danilo Kis, op. cit. p 122. Le scandale, provoqué par la couleur occidentale du procédé, appliqué au domaine soviétique, et par l'usage littéraire sauvage de textes officiels considérés comme des "autorités", est, comme on le voit, lié à l'ambiguïté des communistes yougoslaves à l'égard de l'URSS. Comme Matvejevic le rappelle, Un Tombeau pour Boris Davidovitch a été publié grâce au soutien de Miroslav Krleza, qui était revenu de Belgrade à Zagreb. Krleza, grande personnalité de gauche en Yougoslavie, avait été expulsé du parti dans les années 30 pour avoir polémiqué autour des procès à Moscou, et y avait été réintroduit ensuite. Devenu le "maître à penser" du dégel yougoslave, il avait une vive admiration pour Danilo Kis, et aida à publier le livre. Lorsque le scandale fut déclenché par les anciens staliniens de Belgrade, "toutes les personnes pensantes se sont défilées", puis quelques collègues, à la suite de Matvejevic, sont intervenues pour défendre l'honneur de l'écrivain traîné dans la boue. Il est pathétique de voir un écrivain de la trempe de Kis dépenser, dans La Leçon d'anatomie, une immense énergie pour répondre à ces attaques qui, quoiqu'ineptes, furent si violentes et confuses que  traumatisantes.

[12] Cas anatomije, éd. Danilo Kis, 1978; Zagreb, Globus, 1983.  La leçon d'anatomie, trad. P. Delpech, Paris, Fayard, 1993.

[13] Homo poeticus,  éd. Danilo Kis, 1983; Sarajevo, Svjetlos, 1990; le recueil français intitulé Homo poeticus reprend un choix d'essais de ce recueil et d'un autre intitulé Zivot, Literatura, Sarajevo, Svjetlost, 1990.

[14] La leçon d'anatomie, op. cit., p 17.

[15] Voir par exemple le récit "L'apatride", dans le recueil de nouvelles posthume Le Luth et les cicatrices, trad. P. Delpech, Fayard, 1995. (Publié dans Srpski knj. glasnik, n°1, 1992 et repris dans Lauta I Oziljci, Belgrade, Bigz,  1994). J'esquisse un commentaire de ce texte, transposition romancée de la vie d'Ödön von Horvath, dans  "L'homme-sans. Poésie de l'indéterminé, histoire des exterminés", in V. Deshoulières éd., Poésie de l'indéterminé. Le caméléon au propre et au figuré. Presses Universitaires de Clermond-Ferrand, 1998.

[16] D. Kis, "Chiens et livres", in Un Tombeau pour Boris Davidovitch, op. cit. p 132.

[17] Un Tombeau..., op. cit. p 89.

[18] Ibid., p 110.

[19] Le "linceul de pierre", ajoute le texte, est la formule par laquelle le poète "Léon Mikouline", "immortalisa sa propre biographie", en quelque sorte, puisqu'il mourut d'une crise cardiaque dans son cachot. Là encore, la référence littéraire parodique, apparemment dérisoire, aggrave la  violence symbolique en la contournant.

[20] Le "tout est possible" est un thème qu'on trouve dans toute la littérature concentrationnaire, et que Hannah Arendt a développé dans Le Système totalitaire en l'empruntant à L'Univers concentrationnaire de David Rousset.

[21] Un Tombeau pour Boris Davidovitch, op. cit. p 115.

[22] La leçon d'anatomie, op. cit,  p 57.

[23] Ibid.

[24] Le thème des camps dans son principe, et dans une large acception, est aujourd'hui le problème fondamental. L'anéantissement de l'homme, orchestré par l'Etat, n'est-ce pas le problème majeur de ce temps, sans parler de la morale qui en découle et s'insinue dans les mentalités et dans chaque famille? Ce problème est incontestablement crucial que celui de la guerre". V. Chalamov, "De la prose", notes de 1965-1970, in Tout ou rien, trad. C. Loré, Paris, Verdier, 1993, p. 43. Ce "problème fondamental" réclame un art en rupture, "anti-littéraire", mais où l'expérience vécue passe entièrement dans la forme poétique qu'elle induit, sans la sublimer ni  transcender le "document" vivant qu'est le déporté devenu écrivain. La poétique des "tons crus" s'entend comme "gifle au stalinisme".

[25] "Le témoin de l'accusation Karlo Stajner", Homo poeticus, op. cit. p 38. Kis rappelle ensuite, avec la "courte biographie" de Stajner, l'histoire de son livre : Stajner sort du camp en 1956, son manuscrit est prêt en 1958, la même année que L'Archipel du Goulag de Soljenitsyne, mais il disparaît de chez les éditeurs où il est déposé à Zagreb et Belgrade et ne voit  le jour qu'en 1972, avec l'accord de Tito, et reçoit le prix Kovacic du Livre de l'année. Le livre paraît en Allemagne en 1976, et en France en 1982. Stajner est mort en 1992.

[26] Homo poeticus, op. cit., p 37.

[27] Ibid p 38.

[28] Ibid p 46.

[29] cf C. Coquio, "La "vérité" du témoin comme schisme littéraire", in Les camps et la littérature, La Licorne, 2000. La théorie du témoignage passe chez Chalamov par ce qu'il appelle "la grande doctrine fondée sur le document", portant celui-ci au rang d'oeuvre d'art ou de "prose du futur". "Propos sur ma prose", Tout ou rien, p 50.  L'écrivain-témoin écrit ainsi un "document-mémoire" fait "de sang et d'âme" : un "document à part entière, qui reste néanmoins prose émotionnelle". "Propos sur ma prose", Ibid., p 51. Selon cette sinueuse "doctrine du document", explicitée au fil d'explications paradoxales, le document n'est pas une citation du réel par le texte : il est le texte lui-même comme instrument d'une recherche dont l'âme et le corps de l'auteur sont sujets et objets : c'est pourquoi, selon Chalamov, celui-là seul qui a connu en chair et en os la réalité du camp peut en témoigner.

[30] "De la prose", Ibid. p 30.

[31] Ibid. p 32.

[32] Ibid. p 35.

[33] Lettre du 16 juin 1964 à Frida Vigdorova, in V. Chalamov, Correspondance, trad. F. Andreieff, Paris, Verdier, 1995,  p 116.

[34] "Propos sur ma prose", op. cit. p 55. Chalamov pense plus particulièrement à son récit "La Conspiration des juristes".

[35] Cet extraordinaire récit, intitulé "Cherry-Brandy", suit le flux et le reflux de la conscience du poète, d'où surgit un moment, entre deux appels de vie morte, du sens du mot "inspiration". Plein de réel et de fiction, le récit de mort du poète déporté emprunte à l'expérience du déporté revenu sa précision empirique, pour évoquer les vagues alternantes de la sensation de faim et du langage s'absentant, projetées dans un imaginaire empathique. Chalamov dira de ce texte dans "De la prose", op. cit p 33 :  "Il a été écrit dès mon retour de Kolyma en 1954, à Rechtenikova, dans la région de Kaliunine, où je passais les nuits et les jours à écrire, m'efforçant de consigner quelque chose de ce qui était en vérité l'essentiel, de laisser un témoignage, planter une croix sur une tombe, ne pas permettre que ce nom qui fut toute ma vie cher à mon coeur demeurât caché, célébrer cette mort que l'on ne saurait oublier, ni pardonner."  "De la prose", Tout ou rien, op. cit. p 37.

[36] "De la prose", op. cit. p 37.

[37] "Manifeste sur la nouvelle prose", op. cit., p 24.

[38] "De la prose", p 35.

[39] Et prendre pour argument que parmi les références de Kis figure un autre écrivain russe, Babel, dont Chalamov rejette la prose "artificielle", comme "traduite du français", qui l'attira un temps. Cf "De la lecture", Ibid., p 69. Et "De la prose", p 35 : "La prose de Babel est une prose artificielle, de la "pseudo-littérature". Quand j'étais jeune, pour m'exercer, je recopiais les récits de Babel et rayais d'un trait de plume tous les maniérismes (...) . Prose fioriturée, sans aucune concision".

[40] "Propos sur ma prose", Tout ou rien, op. cit. p 49.

[41] Le mot "témoignage", appliqué à l'oeuvre de Kis, couvre un  spectre contrasté et s'entende en des sens différents : il se rapporte à la fois au procédé de l'emprunt - du côté de Borgès - et à la mise en oeuvre de l'expérience vécue - telle qu'en parle Chalamov.

[42] La Leçon d'anatomie, p 195-196.

[43] D. Kis, "J'écris pour relier les mondes éloignés", op. cit. p 7.

[44] Auteur de la trilogie La Neige et les chiens, Christos et les chiens, Belfond, 1993-1994.

[45] La Leçon d'anatomie, pp 64-65.

[46] Encyclopédie des morts, p 47.