Les Grecs anciens avaient une coutume digne de respect : à
ceux qui avaient brûlé, que les cratères des volcans avaient
engloutis, que la lave avait ensevelis, à ceux que les bêtes
sauvages avaient lacérés ou que les requins avaient dévorés,
à ceux que les vautours avaient déchiquetés dans le désert,
ils édifiaient dans leur patrie ce qu'on appelle des cénotaphes,
des tombeaux vides, car le corps est feu, eau ou terre, mais "l'âme
est l'alpha et l'oméga, c'est à elle qu'il faut élever un sanctuaire".
Tel est le troisième paragraphe du récit qui
fit connaître en France l'écrivain yougoslave Danilo Kis : "Un
Tombeau pour Boris Davidovitch". Ce dense récit de quarante
pages était le cinquième des "sept chapitres d'une même
histoire",
comme disait le sous-titre du livre éponyme, Un Tombeau
pour Boris Davidovitch, publié en serbocroate en 1976,
et en français en 1979 [1] . Fixé
à Belgrade après avoir vécu en Hongrie et au Monténégro, Danilo
Kis, sans jamais rompre ses attaches serbocroates, choisit
de s'installer en France à partir des années 1970, en partie
à cause de la violente cabbale orchestrée à Belgrade - et au
Kremlin - contre ce livre.
Aux deux paragraphes précédant l'éloge du cénotaphe, le récit
se donnait pour argument une simple contradiction, que j'appellerai
paradoxe des mémoires officielles : l'histoire soviétique,
dit le narrateur, a conservé la mémoire d'un héros révolutionnaire
nommé "Novski"; pourtant, ce nom est absent des "246
biographies et autobiographies autorisées des grands hommes
et des acteurs de la révolution" qui forment "L'Encyclopédie
Granat", ainsi que de son commentaire attentif par "Haupt";
on peut donc se demander, continue le narrateur, si l'histoire
a vraiment "conservé sa mémoire". Et puisque
ce Novski a perdu sa biographie mais gardé son nom dans les "chroniques
de la révolution", et ceci "de la façon la plus
suprenante et la plus inexplicable", dit le texte
en multipliant les italiques, reste à "conserver la mémoire" de
cet homme devenu "personnalité sans visage et sans voix",
à supposer qu'elle vaille un "tombeau" - ou que tout
homme mérite un enterrement. Tel est l'attendu du récit suggéré
en ses toutes premières lignes.
Il est un autre paradoxe inhérent au recueil de Kis, formel
celui-ci, et qui décida de sa réception explosive. Ces sept
temps d'une même histoire sont sept fictions. La prose de Kis
multiplie l'usage de "documents", citant à l'envi
mémoires et témoignages, mais l'ensemble de ces effets de réel
est ostensiblement truqué, et ce trucage désinvolte, qui est
une déclaration de souveraineté artistique, a un sens
politique particulier. Il s'agit de fictions destinées
à dire une vérité politique, dont l'enjeu est l'idée
même de réel en tant que poids de vie, à restituer
dans la biographie. Tout en soumettant le discours
de l'histoire à une procédure de véridiction, la fiction multiplie
des emprunts aux auteurs, textes, chroniques, témoignages et
encyclopédies, qui, indifféremment vrais ou faux, sont plus
ou moins rapportés à leurs sources. Tracer la frontière entre
réalité et fiction dans ce corpus documentaire serait une tâche
laborieuse et sans doute vaine, bien que Kis ait été forcé
de le faire lui-même en partie, pour répondre aux attaques
suscitées par son livre.
Tel n'est pas le travail visé ici, pas plus qu'une analyse
de l'ensemble du recueil, ni de sa place dans l'oeuvre. On
ne fera qu'indiquer la teneur politique des rites "funéraires" de
l'écrivain Danilo Kis, et plus particulièrement, du "tombeau
vide" construit par lui à l'individu nommé "Boris
Davidovitch Novski", homme englouti, déchiqueté et brûlé
par l'histoire soviétique, et aux nombreux héros sans visage
disparus aux bons soins de pouvoirs déchaînés. Car les phénomènes
évoqués dans le livre ne se situent pas seulement en URSS.
La "même histoire" dont ce récit forme le cinquième
chapitre est celle, sérielle, d'existences mises à nu par les
inquisitions et pouvoirs répressifs : tribunaux, camps et prisons,
de l'Espagne médiévale à la Russie soviétique, sont les décors
et matériaux de cette histoire politique en sept temps.
Ces deux paradoxes - l'oublieuse Mémoire officielle, et le "faux" témoignage
d'une vérité historique - expliquent le scandale provoqué par
le livre en Yougoslavie. Mais ce scandale ne peut être dissocié
de ce que Kis appelait sa propre "bizarrerie ethnographique" :
Juif hongrois par son père, monténégrin par sa mère, il était
né en 1935 à Subotica, entre Hongrie et Yougoslavie, et se
disait volontiers "Juif errant", c'est-à-dire, selon
lui, "chercheur d'un point de vue culturel", voué
à "jeter un pont entre les différents mondes et les différentes
religions" [2] .
Très attaché à la langue serbocroate, mais pénétré de culture
austro-hongroise, autant que de poésie russe - il traduisit
Mandelstam, Essenine, Tsvetaïeva - et française - Corneille,
Baudelaire, Lautréamont, Verlaine, Prévert, Queneau - Kis se
disait marqué à la fois par "la tradition des chants épiques" serbes
léguée par sa mère monténégrine avec "l'amère réalité
balkanique", et par "la littérature d'Europe centrale
ainsi que la poésie hongroise baroque et décadente", avec son
parfum de catholicisme [3] .
Kis savait aussi combien l'histoire collective avait décidé
de son oeuvre, et plus précisément de sa manie de construire
des tombeaux ou d'imaginer telle universelle "Encyclopédie
des morts", pour reprendre le titre d'un de ses derniers
livres [4] .
En 1942, à sept ans, Danilo Kis vit les nazis hongrois massacrer
en masse, au couteau, les Juifs et les Serbes dans la province
d'Ujvidék. La terreur éprouvée à "la mort de près",
et à la perspective de voir sa famille décimée, décidèrent
en partie de son devenir littéraire, comme il le dit, peu avant
de mourir, à l'écrivain Sandro Scabello :
La littérature qui ne se
base pas sur la réalité ne m'intéresse pas (...) Ma vocation
d'écrivain, elle est due en grande partie à mon enfance passée
dans une famille juive, à la douleur, aux amis et parents qui
ont connu la déportation. (...) L'obsession de la mort est
liée à mes propres expériences, au calvaire de ma famille,
à la terreur, aux exécutions. (...) En tant que thèmes littéraires,
la mort et la guerre sont deux points essentiels, à partir
desquels on peut le mieux analyser la personnalité dans une
situation existentielle qui atteint l'essentiel. Le rôle de
la littérature, c'est de faire réfléchir l'homme sur la conscience
de la mort [5] .
C'est en 1973 que Danilo Kis écrivit Le Tombeau de Boris
Davidovitch .Interviewé lors de sa sortie en France,
il situe ainsi le livre dans son oeuvre :
J'ai écrit, sans compter
mes livres d'essai et de polémique, des romans de deux genres.
D'abord un premier livre qui est paru en 1963 où il y avait
deux petits romans. Le premier s'appelait La
Mansarde et le deuxième Psaume 44. Le premier,
c'était l'histoire d'un jeune étudiant, il y avait évidemment
beaucoup de traits autobiographiques d'un poète, d'un fou,
etc. (...). Et Psaume 44 était l'histoire d'un
couple dans le camp de concentration à Auschwitz. Je continue
sur ces deux lignes. D'un côté, une ligne métaphysique : La
Mansarde et Jardin, cendre; d'un autre côté,
cette deuxième ligne qui fait les romans sur les camps de concentration
: Un Tombeau pour Boris Davidovitch et Psaume
44. On est obligé de continuer cette ambiguïté de penser
et de vivre la réalité [6] .
On note deux convergences dans ce diagramme
de l'ambiguïté. D'une part, la "ligne métaphysique" semble
être aussi autobiographique : la Mansarde est en partie
celle de l'étudiant qu'il fut, et Jardin, cendre fait
le portrait d'un "Edouard Sam", auteur d'un messianique Indicateur
des communications routières, maritimes, ferroviaires et aériennes,
père illuminé en débâcle, génial demi-fou qui fut en partie
celui de Kis [7] ,
lequel disparut à Auschwitz. D'autre part, la ligne des "romans
sur les "camps de concentration" - à laquelle appartient
aussi Sablier - passe par le Goulag (Un Tombeau
pour Boris Davidovitch) aussi bien que le camp nazi (Psaume
44) : le tombeau de Novski est tout aussi vide que celui
du couple brûlé à Auschwitz. On peut rapporter ce fait de composition
structurelle à quelques uns des "Conseils à un jeune écrivain",
qui indiquent la "ligne politique" de
Danilo Kis :
Cultive le doute à l'égard des idéologies régnantes et des
princes.
Tiens-toi à l'écart des princes.
Veille à ne pas souiller ton langage du parler des idéologies.
(....)
Ne crois pas les prophètes, car tu es prophète.
Ne sois pas prophète, car le doute est ton arme.
Aie la conscience tranquille : les princes n'ont rien à voir
avec toi, car tu es un prince.
(...)
Sois convaincu que ton sonnet vaut mieux que les discours des
politiciens et des princes.
Sache que ton sonnet ne peut rien face à la rhétorique des
politiciens et des princes.
(...)
Celui qui compare les camps de concentration à la Santé, tu
l'envoies promener.
Celui qui affirme que la Kolyma c'est autre chose qu'Auschwitz,
tu l'envoies au diable [8].
De même qu'Imre Kertesz dit avoir pu témoigner de son passage
à Auschwitz grâce à son expérience du régime communiste hongrois,
Danilo Kis a dit avoir été littérairement conduit à l'univers
du Goulag après avoir évoqué celui d'Auschwitz - où disparut
son père. Kis relate ainsi le travail qui s'opéra en lui de
l'un à l'autre point d'une même "ligne" :
J'ai écrit mes premiers livres, y compris le "cycle de
famille", poussé par le désir juvénile (quand même) de
trouver des réponses aux questions lyriques et métaphysiques
: d'où viens-je? qui suis-je? où vais-je? questions qui, sous
l'effet de circonstances troubles et décisives (race-milieu-moment)
restent, malgré les livres écrits, sans réponse et non élucidées,
tout en ayant perdu pour moi leur actualité et leur caractère
douloureux (...)
Pour ce qui est du livre Un Tombeau pour Boris Davidovitch,
il est né (...) comme la conséquence d'une obsession
: être le contemporain de deux systèmes d'oppression, de deux
réalités historiques sanglantes, de deux systèmes concentrationnaires
d'anéantissement de l'âme et du corps, alors que dans mes livres
seul l'un des deux (le fascisme) apparaissait, l'autre (le
stalinisme) étant ignoré selon le système de la tache aveugle
psychologique - cette idée intellectuelle obsessionnelle, ce
cauchemar moral et moraliste m'oppressait tellement les derniers
temps que j'ai dû avoir recours à cette "saignée lyrique.
(...) Ce fut une sorte d'apaisement spirituel comme seuls en
ressentent peut-être les grands pêcheurs après s'être confessés
sur leur lit de mort. [9]
Livre-cénotaphe, Un Tombeau pour Boris
Davidovitch est
donc une confession testamentaire destinée à faire renaître,
délivré de la "tache aveugle" du stalinisme devenue,
pour un héritier d'Auschwitz, "cauchemar moral et moraliste".
Cette vision des choses n'avait que peu d'adeptes dans les
années 1970, spécialement en Yougoslavie. Officiellement, Kis
était accusé d'occidentalisme littéraire et de pillage forcené
- d'auteurs aussi bien français (Butor) que russes (Babel [10]) ou
autres (Joyce). De fait, grand lecteur de Poe, Flaubert, Babel,
Nabokov, Joyce et Borgès, Kis avait systématisé, dans Un
Tombeau pour Boris Davidovitch, une "méthode documentaire" inspirée
de Borgès, consistant à multiplier des citations
tour à tour réelles, camouflées et fictives, qui fut accusée
de plagiat en des termes si primaires qu'on a du mal à les
croire possibles de la part de critiques littéraires... [11] Kis
consacra en 1978 un livre entier, à la fois drôle, violent
et laborieux, La Leçon d'anatomie [12] ,
à cette obtuse accusation.
L'attaque était organisée par le milieu belgradois des anciens
staliniens, quoiqu'à l'aide d'arguments nationalistes, volontiers
antisémites. Kis dut expliquer par le menu sa poétique du "document",
qui relevait chez lui à la fois du jeu et de l'éthique de la
forme. En réponse à ses détracteurs, il fit une satire du kitsch
culturel issu de toute pensée idéologique, aussi bien nationaliste
que communiste, et la prolongea en 1983 par une critique de
la littérature "engagée" dans son recueil Homo
poeticus, réédité à Sarajevo un an après sa mort [13] .
Les arguments littéraires de ses ennemis camouflaient mal leur
grief politique. Si Un Tombeau pour Boris Davidovitch provoqua
une telle fureur à Belgrade - et à Moscou -, c'est pour la
critique implacable qu'il faisait de l'idée collectiviste et
le refus tranchant du sacrifice des individus aux idoles politiques.
A l'étranger faussaire s'ajoutait l'individualiste traître
au communisme : attaquer le stalinisme, disait-on, c'était "égorger
un agneau déjà égorgé"[14] .
Enfin, il était scandaleux de parler, si jeune, de choses qu'on
n'avait pu connaître, qui plus est en feignant de ne pas affabuler.
Bref, Kis était à la fois trop ignorant et trop écrivain. La
connaissance de l'histoire et celle de la littérature devaient
rester séparées. Si on ne lui pardonnait pas ses petits mensonges,
c'est qu'ils disaient trop bien une certaine vérité.
La biographie fictive comme tombeau du prince
Les "documents" qui, authentiques ou non, référés
ou non, envahissent le texte de Kis, répètent que l'objet dont
on parle est le réel et lui seul, et qu'à lui seul il mérite
un tombeau. Car cette réalité est celle, hautement destructible,
de l'individu vivant. L'histoire collective restituée en toile
de fond par le biographe fait passer "Boris Davidovitch
Novski" du nihilisme terroriste à l'internationalisme
communiste; passé l'année charnière de 1917, devenu rouage
du régime, il est bientôt broyé par lui, interrogé, torturé,
condamné, déporté, plusieurs fois suicidé, et enfin oublié.
Les récits d'Un Tombeau pour Boris Davidovitch sont
des fables joueuses écrites pour enterrer
des morts perdus. "Boris Davidovitch" est une légende
ambulante gorgée de réel, dont une contre-biographie doit sauver
du néant la réalité de sa vie. Ce sauvetage est celui de l'idée
de Réalité, divinité tutélaire d'un tombeau dont le matériau
de construction est une parabole de l'individu écrasé par l'Etat.
Le jeu fictionnel prononce donc une violente exigence à l'adresse
de la réalité historique. Cette postulation politique
- il vaudrait mieux dire contre-politique - passe par un mime
littéraire : celui de l'enquête biographique avide de témoignages
probants et de faits avérés. Au cours de ce mime, l'enquête
se révèle quête du sens d'une vie disloquée, et enquête sur
une mort annoncée, vécue par le personnage comme désir forcené
de biographie. Le récit redouble et prolonge l'effort du héros
pour exister coûte que coûte et mourir d'une "belle" mort
malgré le projet d'oblitération qui l'écrase et l'enfouit.
L'issue de cette lutte étant la disparition du corps sinistré
du héros, le récit prend le relais en construisant
le tombeau - vide - de son "âme". La narration réalise
ainsi dans la mémoire ce que le personnage écrasé tente de
produire au moment de mourir : la forme finale de sa vie, son
sens conclusif, ramassé dans le refus de falsifier ou abjurer.
Ce sauvetage de la Réalité n'est donc pas celui des faits,
mais de leur vérité : tout comme son biographe narrateur, Novski
passera par tous les mensonges pour continuer de dire vrai. Ainsi,
Kis fait d'un héros de chronique haut en couleurs une tentative
d'archétype moral pour penser l'individu résistant à son anéantissement,
le souci de soi transporté dans l'univers totalitaire, c'est-à-dire
devenu insensé, mais souterrainement subversif. Le récit n'est
pourtant pas un hymne à la résistance : il relate une guerre
occulte menée contre la falsification du monde diurne par un
individu cherchant les moyens inédits, nocturnes, de lutter
contre sa défiguration publique, au nom du sens à sauver de
sa vie unique.
En inscrivant son vindicatif propos "réaliste" dans
le registre fictionnel, Kis reconstruit entièrement, par le
jeu de l'enquête sur les faits, des détails référentiels et
de leur discussion, le clivage qui constitue les prémisses,
le cadre et le sujet du récit : la controverse des sources
publiques et privées. Mémoire officielle et mémoire officieuse
rivalisent de leurs autorités respectives auprès de l'enquêteur.
L'histoire de cette vie ayant suivi les aléas de l'histoire
collective, l'accès à son intimité se fait par le détour de
la vie publique : par ce qu'elle ne dit pas. Conserver la mémoire,
c'est tomber dans les trous de l'histoire officielle, et rapiécer
un tissu politique lacunaire - celui des "encyclopédies" du
Parti - afin de reconstituer la trame d'une vie, trouée elle
aussi, mais ainsi figurable. "Par ce texte, aussi fragmentaire
et incomplet qu'il soit, dit le narrateur, j'essaierai de faire
revivre le souvenir de la personnalité prodigieuse et contradictoire
de Novski".
Ces lacunes, dit le texte, s'expliquent par le fait que les
biographies officielles furent rédigées à la fin des années
vingt, d'où "leur discrétion et leur hâte". Cette
hâte, précise sobrement le narrateur, est celle "qui annonce
la mort". L'éloge du cénotaphe fait immédiatement suite
à cette note sybilline. Etant donné ce que fut le stalinisme,
la mort ici annoncée peut être aussi bien celle des biographes
que de ceux dont ils écrivaient la biographie, puisque les
acteurs et les scribes du régime dans les années 20 furent
la plupart du temps broyés lors des années 30. Dans les récits
de Danilo Kis, la mort vient toujours en premier : le pressentiment
est l'une des structures narratives privilégiées de son univers
narratif [15] .
Ici, sur ce double fond de présage funeste et de rite funèbre,
Kis pose en sourdine le thème central de sa nouvelle : à l'envers
des chroniques de la révolution, la disparition chronique de "l'âme" des
présumés contre-révolutionnaires oblige à construire par parabole
un "tombeau vide" en racontant l'histoire d'une vie
- publique et privée, tombée dans le trou de l'histoire officielle.
A l'issue du récit, nous saurons tout d'un corps et d'une âme
ravagés : la deuxième partie du récit nous fait pénétrer
dans les effets de la torture et suit au jour le jour les méandres
encore spéculatifs que trace l'esprit du torturé pour sauver
sa fin de vie.
Naissance, vie et mort d'un nihiliste bolchévique
Héros blanc, sans visage, Novski est d'abord, comme tous les acteurs
de la révolution à la fois oubliés et fameux, annulés après avoir été célébrés,
un paradoxe vivant. La narration biographique déploie dans le temps ce paradoxe
en en construisant d'autres : celui du texte comme "tombeau vide",
du livre comme cimetière sans dépouille, de la fable comme icône du réel, du
texte littéraire comme dit du non-dit. Les cénotaphes des Grecs, disait Kis,
étaient des "sanctuaires" de "l'alpha et l'oméga", c'est-à-dire
de l'âme correspondant à un corps brûlé, évanoui ou déchiqueté - par un animal
ou une catastrophe naturelle. Dans le cénotaphe de Kis, la nature est devenue
l'histoire, et l'animal est l'homo politicus. Pour apporter sa pierre
en offrande à l'Individu, et construire la stèle de son unicité, Danilos Kis
invente une âme d'"ardent internationaliste", une vie trouée de "lacunes" parce
qu'elle fait "partie intégrante de l'histoire", et aussi un corps
: il invente un visage et une voix, au fil des traces laissées par cette vie
derrière elle, et qu'il feint de retrouver, pour commencer, dans les archives
de l'Okhrana. Où figurent au nom de Novski, dit le texte, trois dates de naissance
différentes - 1891, 1893, 1896 : preuve de la corruption des fonctionnaires,
ajoute Kis en aparté - allusion transparente au système du Goulag, où la négociation
de l'inscription des dates de naissance était un des moyens d'agir sur les
peines. La mort au Goulag est déjà là, dans le vacillement apocryphe de la
date de naissance.
Le récit de la naissance est à elle seule un pressentiment
: si à partir de 1917 Novski appartient définitivement à la
vie publique, il s'en retire potentiellement, dès sa conception,
par son nom de famille. Comme toujours chez Kis, la judéité
joue comme principe à la fois d'indétermination et de singularisation,
visible à répétition dans le recueil. Parmi les personnages
des six autres récits, le héros du suivant, "Chiens et
livres", se nomme "Baruch David Neuman" : c'est
au Tribunal de l'Inquisition toulousaine qu'en 1330 ce Juif, "grand
connaisseur de l'Ancien Testament, des lois judaïques et du "livre
du diable" - le Talmud - dut raconter comment il s'était
sauvé d'un pogrome en feignant la conversion, puis abjurer
sa foi sous la torture après l'avoir défendue comme religion
du "doute", auprès du "Monseigneur Jacques" qui
l'interrogeait. Boris Davidovitch, lui, défend sa biographie
morale tout en "avouant" la faute non commise, sous
la torture d'un instructeur inventif. Une note de bas de page
ajoutée à l'histoire de l'ancien Juif de Toulouse, dans le
récit "Chiens et livres", précise ce parallèle sous
une forme allusive : en 1320, dit le narrateur, Jean XXII ordonna
de brûler tous les exemplaires du Talmud; en 1336, "Jean
Gui", "surnommé "en fer" - ou "enfer" -
en brûla deux chargements, puis se mit à incendier d'autres
livres "et même des personnes non citées dans l'Index
officiel du pape"; mis en cause par le clergé, il "mena
au bûcher la plus grande partie de ses adversaires", et
mourut "à demi-fou dans sa cellule de moine, entouré de
livres et de chiens" [16] .
L'allusion aux grandes purges est transparente. Comme l'"enfer" est
Staline, Baruch David Neuman, à six siècles d'intervalles,
est le double de Boris Davidovitch Novski - dont le père, la
nuit de Noël, s'isola pour lire le Talmud, provoquant ainsi
la chasse à l'homme qui permit la naissance de son fils.
Aux paragraphes suivants de notre nouvelle, en effet, on apprend
que Boris Davidovitch Novski était né, à la faveur d'une fête
de Noël militaire en hiver 1885, sur la rive gauche du Dniepr,
d'un certain David Abramovitch, et de la très jeune fille de
l'instituteur du village, Salomon Mélamud, chez qui ce David
dut se réfugier pour fuir ses collègues soldats, chahuteurs
devenus tortionnaires sous l'effet de Noël, de l'ivresse et
de l'antisémitisme ordinaire. Vient ensuite le récit d'une
enfance juive, bercée par le Livre des Psaumes, et
enivrée un moment par l'Antéchrist de Soloviev, responsable
d'une fugue à treize ans. Rapidement, l'enfance juive devient
enfance pauvre, initiée au métier de révolutionnaire.
Cet apprentissage, favorisé par la faillite d'un père
nihiliste et tuberculeux, suit le rythme des petits métiers
de l'enfant grandissant : écrivain public au café Saratov à
9 ans, Novski est ensuite successivement vendeur de tabac sur
le marché, apprenti boucher, laveur de vaisselle, classeur
de munitions, docker, manoeuvre dans une fabrique d'emballages,
aide-mécanicien sur une locomotive...
Après une éclipse, le lecteur traverse en 1912 une période
faste et sulfureuse, où un jeune et trouble ingénieur nommé
Zemljanikov, orchidée à la boutonnière, séduit viennoisement
les dames à distance dans les salons de Pétrograd, tout en
semant la révolte chez les balayeurs de rue, et en pratiquant
une certaine chimie interdite; meneur de grève à l'usine de
papiers peints d'Ivanovo-Voznesensk en septembre 1913, arrêté
pour participation à un "groupe terroriste", il est
un forçat évadé en 1914. Voyageur, il passe à Paris par Constantinople,
se fait arrêter et s'évade à nouveau. "On le retrouve" -
selon le leitmotiv du récit - social-démocrate à Berlin, "virtuose
du journalisme bolchévique", selon les termes d'un certain
socialiste autrichien, "Oscar Blum", pour qui Novski
fut seul, dans l'"Europe en folie", à ne pas perdre
la tête à l'annonce de la guerre. Au fil de sa scintillante
carrière de révolutionnaire, Novski disparaît et reparaît,
tel le Vautrin de Balzac, chaque fois avec un nom différent
- Bezrabotni, Jakov Mauzer, Zémljanikov - mais pareil à lui-même
en un point qu'il pousse à la perfection : la fabrication de
bombes miniature.
Après une ellipse, le récit décrit Novski, au sanatorium de
Davos où il "soigne ses nerfs malades et ses poumons déjà
atteints", en compagnie d'un ami internationaliste gratifié
du nom tolstoïen de "Lévine", pour un coup de théâtre
en plein déjeûner : tous deux, ils apprennent soudain qu'"à
Pétersbourg il y a une révolution". Sous l'influence,
semble-t-il, d'une certaine Zinaïda Mikhaïlovna Maïsner, à
la beauté fatale, Novski devient un militant communiste, et
distribue des tracts pacifistes. Devenu commissaire, il surveille
les convois de blés de Kharkov pour Moscou, avant de devenir
franc-tireur dans l'armée Dénikine, où il laisse derrière lui,
au sens propre, une traînée de poudre, les plus "terribles
explosions" portant toujours le "sceau de Novski".
Soldat, il boute les Anglais sur un torpilleur nommé Spartak et
gagne Cronstadt, où il épouse la fameuse Zinaïda, en décembre
1919. Le récit du mariage vaut un certain détour - métaphorique,
par l'histoire. Car les noces sont célébrées sur le pont du
même Spartak... à Cronstadt. Elles cachent bruyamment,
dans le récit, la répression des marins de Cronstadt, qui,
comme on sait, fit basculer le gouvernement de Lénine dans
la terreur répressive :
Les marins gisent partout sur le pont, comme morts, sur le
verre pilé, les bouteilles vides, les confettis et dans les
flaques de champagne français gelé, rougeâtre comme le sang.
(Le lecteur, nous en sommes sûrs, reconnaît le lyrisme lourd
de Léon Mikuline, élève des imagistes).
Interdit de pathos, le récit contourne l'évocation
du massacre des insurgés par l'ironie référentielle et la vanité
du commentaire stylistique, qui le désignent en creux - le
creux du tombeau vide de corps, qui troue de sa dérision la
langue lyrique russe. Plus loin, au récit de la rupture avec
Zinaïda, l'empilement des niveaux de narration produit un effet
réflexif de nouveau
ironique, à l'adresse cette fois des hagiographies politiques
: il est dit que Zinaïda, dans son autobiographie Vague
après vague, "passe sous silence ses souvenirs intimes,
comme si elles les inscrivait sur l'eau", ne faisant apparaître
le "fouet" que "dans un contexte historique
et métaphorique, comme le knout qui fustige impitoyablement
le visage du peuple russe". La prose de la belle égérie
fait donc l'exact contraire de ce que fait Kis, qui passe sous
un silence éloquent le massacre des marins de Cronstadt, confiant
à la vie intime - la noce orgiaque des amants, décrite à la
lumière de l'aurore sur le pont du Spartak - le soin
d'annoncer le long knout soviétique à venir. Pour devenir cénotaphe,
le récit de vie "inscrit sur l'eau", vague après
vague, l'histoire de la répression soviétique, où bascule le
destin héroïque de Novski.
Loin de la très célébrée Zinaïda désormais, Novski s'éloigne - ou est
éloigné. En 1920, il se bat contre les émirs du Turkestan. Chargé de liquider
le banditisme à Tambov, il est blessé au visage. Au Congrès des Peuples d'Orient,
on l'appelle le Hamlet bolchévique. Il est successivement commissaire politique
dépêché à la flotte pour la région Caucase-Caspienne, puis membre de l'Etat-major
de la section d'artillerie de l'Armée Rouge, et diplomate en Afghanistan et
en Estonie. Son "dernier emploi" connu, dit le texte, est celui,
au Kazakhstan, de "délégué du commissariat du peuple pour les Postes et
Communications". Mais il ne fait pas bon, pour un fougueux nihiliste,
devenir commissaire des Postes : Novski s'ennuie, et reprend ses petits travaux
de chimie. Trompant ainsi sa mélancolie d'homme quitté et assis, qui dit la
bureaucratisation du régime et sa désaffection, il prépare sa mort. Boris Davidovitch
Novski est arrêté pour espionnage, le 23 décembre 1930. A quelques jours de
Noël, encore. "Ce fut, dit le texte, le premier pas vers la liquidation
de Novski".
Jusqu'ici tous ces faits, loin d'être narrés, étaient colportés
par le récit comme des vestiges et témoignages recueillis de
loin en loin, mis bout à bout et recoupés par le narrateur.
Ici, où le destin de Novski prend décidément tournure, le ton
change pour raconter cette fois, non plus les hauts faits du
fringant bolchévique, mais, jour après jour,
les péripéties d'un combat plus obscur : celui d'un individu
contre sa liquidation. C'est-à-dire, puisqu'il faut donner
corps, la lutte inégale de Novski disgrâcié avec l'instructeur
zélé "Fédioukine", expert en liquidation d'hommes.
Novski ne peut plus être Vautrin. La scène se passe désormais
en prison. Le rythme romanesque de l'intermittence, mis en
place par le dispositif de l'enquête biographique, n'a plus
lieu d'être. Au moment où Novski perd sa biographie,
le récit se met à raconter un drame en continu, pour chercher
dans le noir, cette fois, la trace d'une extraordinaire et
vaine tentative d' héroïsme.
L'homme et la pierre : naissance d'un individu
Avant cela, le récit marque un décrochage où le ton, exhibant
une froideur distanciée, augurant du pire, met en place les
nouvelles donnes du récit : métaphysiques. "Sang utile" et "pus
inutile" suintent du corps de Novski sous les coups de
matraque. Tout en subissant la torture, Novski meurt au monde
dans la "niche" de la prison de Souzdal, "dont
la valeur, dit le texte, réside en ceci que l'homme y est emmuré
vivant et perçoit ainsi son être terrestre, confronté à l'éternité
de la pierre et du temps..." Parcourant l'architecture
étroite de la niche de pierre, le récit dessine ici son repoussoir
: la niche, au contraire du cénotaphe vide de corps, est un "tombeau
vivant". C'est là, dans cet effondrement, que s'effectue
la mutation "morale" du héros, impliquant la mutation
stylistique du récit. Les "conclusions métaphysiques" que
Novski tire du contact avec sa pierre, dit le texte, ne s'arrêtent
pas à l'idée que "l'homme n'est qu'une parcelle de poussière
dans l'océan de l'infini". Si le vanitas vanitatum est
déjà une "pensée hérétique et dangereuse", l'incarcéré
en tire une autre conclusion, née d'un "(dernier) dilemme" :
au nom de cette prise de conscience, qui, précise Kis, "exclut
toute moralité et est donc absolument libre", on peut
soit "admettre le provisoire de l'existence", soit "s'abandonner
à l'étreinte du néant". L'idée semble banale, et la différence
infime. Mais c'est dans cette infime différence que choisit
de s'installer Novski, en se confiant, plutôt qu'au néant,
à l'existence provisoire, c'est-à-dire à l'exigence renouvelée
de sens. La décision est violente. Son acte, non-dit, est approché
par périphrases ironiques, mais tremblantes. Son sens est résumé
par Kis en la formule: "rien pour rien". Soit, pour
qui a tout perdu, le tout pour le tout : à partir de maintenant,
sur fond de néant universel, toute chose dans cette vie prendra
sens par sa lutte, non pour la vie, mais pour sa biographie
- c'est-à-dire pour une mort "honorable" : significative.
Or, mourir d'une mort honorable dans une prison stalinienne,
puis aux Soloviev, ne saurait relever que d'un miracle. Ou
d'un bricolage incertain et retors : l'héroïsme de l'âme livrée
au mensonge est forcément mensonger. Il pratique une refonte
des termes même de l'honneur : une révolution éthique. Celle
qu'accomplit Novski pour lui seul, jour après jour, face à
Fédioukine. Le Goulag, en faisant de la mort un événement mineur
couronnant l'essentiel - la destruction de l'homme par la pulvérisation
de toute représentation positive de lui-même - pose à l'homme
épris de sens et rivé à sa propre valeur un nouveau "dernier
dilemme" : il faut vendre son âme pour en sauver quelque
chose, non du mal, mais du rien. Novski passera aux aveux,
comme Baruch Neuman à la conversion. C'est par là que la vérité,
désormais, se fraye son chemin. Ainsi prend sens le portrait
liminaire, apparemment banal, de Novski, "homme qui donna
à ses principes politiques le sens d'une morale rigoureuse." [17] Cette
rigueur éthique, notons-le bien, a pour condition préalable
l"'exclusion de toute moralité" par l'épreuve du
non-sens radical. Le "rien pour rien" de Novski,
d'où se négocie le sens de sa mort, est l'acte de naissance
de l'individu, et la pierre angulaire du tombeau.
Cette "déduction" amorale du nihilisme donne à l'individu
sans espoir une puissance imprévue par les "architectes
de la niche". Novski devient ainsi, pour son instructeur,
une énigme scientifique", un "organisme inconnu" (p
109), et un ennemi juré. Le "rien pour rien" de Novski,
né du contact avec la pierre de son "tombeau vivant",
lui intime l'ordre de se taire. La devise de Fédioukine, elle,
dit que "la pierre même parlera si on lui casse les dents".
En quoi Fédioukine, ajoute Kis en note, est un spiritualiste
qui s'ignore : "il s'occupait donc de l'âme humaine et
de ses secrets sans le savoir", et fit d'ailleurs preuve,
dans ses souvenirs, de "dons littéraires indubitables" (p
109). Entre les deux protagonistes ainsi armés - l'un d'une
souveraine décision, l'autre de terreur et de dérision -, le
combat peut commencer. Le tournant narratif est lui aussi violent.
Au moment où le récit enterre vivant son héros, commence le
véritable travail de construction du tombeau : la fouille de
l'âme, dramatique, au rythme des péripéties par lesquelles
Novski, sous la torture, tente jusqu'au bout de sauver la "dernière
page de sa biographie" (p 110) - en refusant de parler,
d'abord, en truquant ses aveux, ensuite.
Les dents cassées de la pierre
Cette histoire infinitésimale et heurtée s'écrit au jour le
jour; pour l'accompagner, le récit se fait minutieux, implacable,
éprouvant. La première nuit, dit le texte, on ramène du cachot
un "homme qui portait toujours le nom de Novski, bien
que ce ne fût plus qu'une écorce humaine vide, un tas de viande
pourrie et ravagée". Pourtant, le "regard éteint" de
Novski émet encore un "signe de l'âme", venu de son "reste
de vie", que le narrateur traduit par cette pensée :
Il fallait donc qu'il eût
compris que cette ultime tentative n'était pas seulement la
dernière page d'une autobiographie écrite pendant les quarante
années de sa vie consciente, avec son sang et son cerveau,
mais que c'était vraiment la somme de son existence, la conclusion
sur laquelle tout repose et que tout le reste n'est (et que
tout le reste n'était) qu'un discours accessoire, une opération
dont la valeur est insignifiante en regard de la formule finale
qui donne un sens à ces calculs secondaires. [18]
La première ruse de Fédioukine est de répondre
au refus de Novski par un chantage au meurtre : celui, sous
ses yeux, d'un jeune prisonnier dont le sort dépend de lui,
et qui l'implore de le sauver en parlant. Ebranlé, Novski ne
cède pas. Les vingt-quatre heures suivantes semblent laissées
à Novski pour qu'il puisse, "dans
son linceul de pierre", "affermir son attitude morale
qui lui chuchote démoniaquement à l'oreille que sa biographie
est terminée, parachevée, sans fissure, bien polie, comme une sculpture" (p
112). Du "linceul de pierre" - métaphore par laquelle
un poète immortalisa sans le vouloir sa propre mort [19] -,
devrait donc naître, sous l'effet de ce chuchotement démoniaque
- celui-là même de l'éthique, ou besoin forcené de sens et
de valeur - une statue. Mais la statue ne prend pas. Car le
second jour, la scène se répète. Novski déchiffre avec effroi,
dans cette répétition, le "plan infernal" de Fédioukine,
et l'échec assuré de son projet autobiographique
:
chaque jour de son existence sera payé d'une vie humaine;
la perfection de sa biographie sera détruite, l'oeuvre de sa
vie (sa vie) sera défigurée par les dernières pages.
L'univers totalitaire est celui de la répétition,
et de l'indifférenciation. Regardant le deuxième jeune homme "les
yeux dans les yeux",
Novski découvre qu'"il ne reste pas le moindre espoir
à sa moralité" : aucune "pensée salvatrice" ne
peut plus lui chuchoter "que c'est impossible [20]" ,
pensée de jour en jour plus "périlleuse" et "insensée".
Fédioukine a choisi à dessein un jeune homme qui lui ressemble,
à lui, Novski. Ainsi, son "rien pour rien" né
du vanitas vanitatum, décision forcenée d'exister
par la forme de sa mort, est, en même temps que transformé
en "crime" quotidien, soumis à l'épreuve de l'interchangeabilité
des individus, forme existentielle des vanités :
cette ressemblance ne pouvait que le confronter au fait qu'il
tuait des gens semblables à lui-même, des gens dont la biographie
comportait les semences d'une future biographie, conséquente,
polie, donc pareille à la sienne, mais abrégée dès le début,
anéantie par sa propre faute, et cela pratiquement dans son
embryon (p 114).
Le deuxième jeune homme, lui, encourage Novski à résister.
Il se fait arracher le visage par une rafale de balles. Devant
son deuxième "crime", Novski demande à être conduit
chez l'instructeur. Il passe dix jours à l'hôpital de la prison,
où on le soigne, le personnel ayant pour consigne de "faire
de ces restes pitoyables un homme digne de ce nom", non
par humanité, mais par calcul psychologique. Car loin d'être
étranger aux sentiments de l'honneur, de la morale et de la
sympathie, Fédioukine spécule sur les mécanismes de leur dégradation.
Il connaît "l'affaiblissement de la volonté" qui
accompagne, chez le convalescent, le retour au "conformisme
organique"; alors que le torturé, à l'instant où toutes
les limites sont dépassées", recouvre une "force
insoupçonnable" au contact de "l'honorable question
de la mort" :
à l'heure fatale, ils essayent
de tirer de la mort le maximum de profit par une décision entêtée
qui se traduit le plus souvent, l'épuisement de l'organisme
aidant probablement, par un silence héroïque [21] .
Il convient donc, pour faire parler, de faire reculer l'heure
fatale. L'entêté alors résiste par les mots. Vient alors l'extraordinaire
histoire de Novski négociant, phrase après phrase, son acte
d'accusation. Car ces aveux seront, Novski le sait, le "seul
document, sans doute, qui resterait après sa mort". Le
texte des aveux est donc l'objet d'une lutte implacable, menée "pour
chaque mot, pour chaque formule". L'enjeu de cette sombre
joute est le maintien de la brèche invisible par laquelle Novski
veut se faire entendre à travers les mots de Fédioukine, en
montrant, par une série de contradictions et d'exagérations,
que ces aveux ont été arrachés sous la torture. Avec eux ce
sont deux visions de l'homme qui s'affrontent, pour un texte
dont chacun sait qu'il est et sera une "fiction" mensongère.
Ce mensonge, qui devient le medium de la vérité de Novski,
n'empêche pas Fédioukine d'être un homme de conviction : celle
de l'intérêt supérieur contre celui, mesquin et odieux, de
l'individu. C'est pourquoi sa lutte contre Novski lui semble,
à lui aussi, "inviolable et sacrée". La lutte forcenée
de Novski pour sauver sa biographie, et inscrire sa légende
en filigrane du mensonge dégradant de Fédioukine, inspire à
celui-ci le plus profond dégoût :
Ce qui provoquait chez lui la fureur et une haine loyale,
c'était justement cet égoïsme maladif des accusés, leur besoin
pathologique de prouver leur innocence, leur petite vérité personnelle,
cette façon de tourner maladivement en rond autour des prétendus
faits enfermés dans les méridiens de leur crâne dur, et l'incapacité
de leur vérité aveugle de se placer dans un système de valeurs
supérieur, en regard d'une justice supérieure qui exige que
l'on se sacrifie pour elle et ne peut tenir compte des faiblesses
humaines.
Un acte d'accusation est toutefois rédigé, "chargé de
ratures et bariolé de corrections" : il dit que Novski
fait partie d'un "groupe de saboteurs", mais avec
le "pathétique d'une vie et la fin conséquente (malgré
tout) d'une biographie parfaite". Or, au dernier moment,
Fédioukine remet à Novski un texte entièrement différent. Le
lisant, Novski se met à hurler : on le renvoie dans la niche,
où il tente de se fracasser le crâne contre les murs, puis
à l'hôpital avec camisole de force. Sortant de son délire,
Novski est confronté à un témoin corrompu par Fédioukine, Paressian,
qui ajoute aux charges pesant contre lui celle, insauvable,
de vénalité. Devant cette perspective, Novski s'ouvre les veines
et il est reconduit à l'hôpital, où on le nourrit artificiellement
: "deuxième pas, dit le texte, vers la liquidation finale
de Novski". A partir de ce moment-là, le sauvetage de
la biographie deviendra tentative répétée de suicide, essai
d'achever sa biographie par soi-même. Au repos, Novski se met
à collaborer paisiblement. Il parvient même, malgré ses résistances,
à charger un autre accusé, Rabinovitch, qui fut son "maître
spirituel" à l'époque de la fabrication d'explosifs :
car Fédioukine l'a menacé de réduire à rien, avec plus de précision,
son "ascèse légendaire".
"Sache que tu es mort" : tombeau pour un
individu emmuré
Le jour du procès, la parole qui surgit de l'homme délabré
qu'est Novski semble un miracle : non seulement il n'est pas
le fantôme de lui-même; il n'est, dit le texte, pas même "homme",
mais "de nouveau diable". Ayant appris que les trade-unions
faisaient courir le bruit qu'il y avait parmi les accusés des
provocateurs, Novski mobilise toutes ses forces rhétoriques
contre l'avilissant soupçon, et réclame la peine de mort avec
fougue. A son vieux maître Rabinovitch, qui s'effraye de ce
discours qui les "enterrera tous", Novski répond
par l'éloge d'un vieux rite funèbre - juif, celui-ci :
Novski lui répondit avec une étrange expression sur le visage,
qui ressemblait à l'ombre d'un sourire : "Isaac Illitch,
vous devez connaître les rites de l'enterrement juif : à l'instant
où l'on se prépare à transporter le mort de la synagogue au
cimetière, un des serviteurs de Jahvé se penche sur le défunt,
l'appelle par son nom et lui dit à voix haute : Sache que tu
es mort!'". Puis il se tut un instant et ajouta : "Excellente
coutume".
En construisant une tombe pour ceux dont les corps furent
brûlés, engloutis ou déchiquetés, disait Kis au début de son
récit, les Grecs dressaient à cette âme un sanctuaire. Les
Juifs, eux, annoncent aux défunts qu'ils sont morts avant de
les enterrer. Dans les deux cas, la mort doit être non pas "vécue" mais
dite, prononcée, protégée. "Excellente coutume",
dit le Juif Novski à son "maître" Rabinovitch. "Coutume
digne de respect", disait le narrateur au sujet du cénotaphe.
Excellement respectable, la coutume du tombeau, même vide,
sépare les morts des vivants, et les âmes des corps. Car le
mort doit savoir qu'il est mort, et l'âme qu'elle est "l'alpha
et l'oméga". Ainsi, les morts savent qu'ils sont morts
et qu'ils furent vivants. Cependant, les deux opérations communément
nécessaires au deuil - la nomination du mort
et sa désignation comme défunt - posent ici problème,
le mort étant un disparu dans un cas (le tombeau vide), et
un vivant emmuré dans un autre (le tombeau vivant). Seule la
métaphore peut résoudre ces problèmes : aider l'emmuré à se
dire déjà mort, et faire qu'un tombeau protège une âme.
Grec ou juif, le rite funèbre passe par une distorsion symbolique
qui donne à sa forme religieuse un sens éthique, c'est-à-dire
ici politique. Le rite grec (du récit) parachève le rite juif
(du héros), qui lui donne son vrai sens. Tandis que le récit-cénotaphe
dit imiter le rite grec ancien pour recueillir l'âme de son
personnage, celui-ci, par métaphore et noire plaisanterie,
donne au rite funèbre juif, appliqué aux vivants, le sens d'une
déduction éthique : nos vies n'étant pas à sauver, mais leur
sens, nous, vivants emmurés, n'avons "rien à perdre".
Sinon notre biographie. Prenant le relais du
sauvetage biographique, l'écrivain dresse un tombeau vide :
disant au mort qu'il est mort, et de sa "belle mort" enfouie
par l'histoire, il évite à l'emmuré de devenir un fantôme.
Le rite juif, comme le cénotaphe grec, est approuvé et imité
: l'un par le héros en quête de biographie (sache que tu es
déjà mort, et sauve ainsi ton âme), l'autre par son biographe
enquêteur (voici un sanctuaire pour l'âme de celui qui se savait
déjà mort). Les deux rites, comme tout rite funéraire, sont
destinées à séparer les vivants des morts : à sortir l'emmuré
de son tombeau vivant, à empêcher que meure l'âme au secret
dans la niche, et à délivrer le mort du destin de fantôme anonyme.
Le rite juif fait dire à un condamné politique qu'il se sait
mort : c'est le "rien pour rien". Le rite grec offre
à l'âme nue un "sanctuaire". Les deux prennent congé
du monde en "admettant le provisoire de l'existence".
Et en évitant le retour des fantômes.
Novski, néanmoins, vit encore. Se savoir déjà mort, puis tenter
de mourir, puis implorer sa mort, sont ses moyens d'essayer
de "bien" mourir. Et de fait, ayant entendu le discours
de Novski, le procureur général le qualifie de "vieux
révolutionnaire" passé au service d'un complot bourgeois
international lors d'un moment de faiblesse. Le dernier moyen
de liquider Novski est alors utilisé : sa peine de mort ardemment
demandée est commuée en peine d'exil. Le récit, après cette
joute titanesque, semble étrangement reprendre ainsi sur le
mode antérieur, celui de l'apparition-disparition. Mais cet
ultime effet d'intermittences est une manière de finir, à l'aide
d'une légère variante dans le procédé des sources : le récit
cite à présent les "derniers" témoins. Qui nous disent
qu'en 1934, Novski habite, sous le nom de Dolski, dans le Tourgaï
nouvellement colonisé; puis dans l'Aktioubinsk où il cultive
la betterave. Qu'en visite en décembre, sa soeur constata qu'il
portait des mâchoires artificielles, et se plaignait de douleurs
dans les reins. Puis qu'au cours du "terrible hiver" de
1937, il est à nouveau emmené dans une direction inconnue.
Le procédé de déplacement qui faisait faire le récit de noces
à Cronstadt pour rappeler le massacre des marins, est ici comme
repris en mineur : le "terrible hiver" désigne par
euphémisme la répression politique qui battit ses records de
violence en URSS en 1937. La dernière lettre de Novski censément
retrouvée indique que Novski passa ses dernières années près
des îles Soloviev - qui avaient été les tout premiers camps
soviétiques.
Un dernier "témoignage" permet de reconstituer la
scène de sa mort : déporté dans le grand nord, à Norilsk, Novski
tente un jour de s'évader, mais il est retrouvé quatre jours
plus tard dans une fonderie. Au moment de se faire rattraper,
traqué par les chiens, cet "homme courageux", dit
le texte, saute dans la masse bouillante du chaudron géant.
Mentionnant qu'il laissait derrière lui "quelques cigarettes
et une brosse à dents", le récit s'achève sur un trait
ostentatoirement gogolien : le Times de Londres,
en juin 1956, annonce que certains témoins ont reconnu Novski "à
ses dents d'acier", rôdant près de murs du Kremlin. On
se souvient qu'à la fin du Manteau, le très insignifiant
et disparu Akaki Akakievitch de Gogol réapparaissait à certains
habitants de Petersbourg, traînant dans les rues. Les hommes
sans voix ni visage, qui ne parviennent pas à exister de leur
vivant, ou qui ne peuvent rien faire savoir de leur mort, risquent,
après celle-ci, d'errer parmi les vivants. La mémoire oublieuse
est pleine de fantômes - même en 1956.
Contre-livres : le "document" selon Borgès et Chalamov
On mesure ici à quel point la "réalité" dont témoigne
le récit-cénotaphe est politique parce que métaphysique.
Et de même, Kis savait que son "homo poeticus" ne
pouvait qu'être, surtout en Europe centrale, un "homo
politicus" - ce que Kafka avait déjà dit à propos des
langues mineures et des petites nations. La figure du tombeau
vide et celle du mort-vivant, dos à dos, gardent toutes deux
le seuil qui sépare l'un et l'autre domaines, que Danilo Kis
séparait commodément pour parler de son oeuvre : autobiographie
métaphysique d'un côté, roman sur les camps de l'autre. Kis,
en fait, avait réfléchi plus avant le rapport entre métaphysique
et politique, qu'il comprit en termes de complémentarité, à
l'aide du modèle borgésien. Par son intention politique, son
écriture se savait symétriquement contraire à celle de Borgès,
mais comme la deuxième partie d'un dyptique. Dans La Leçon
d'anatomie, Kis présente Un Tombeau pour Boris Davidovitch comme
un "contre-livre par rapport à ceux de Borgès" :
la méthode borgésienne de "trucage des matériaux documentaires" -
technique qu'il dit retrouver aussi chez Babel et Poe - y est
transportée, dit-il, du domaine métaphysique au domaine politique.
Chez Borges en effet, dit Kis, l'homme est considéré "avant
tout comme un philosophème", et "l'homme dans le
monde" est perdu dans un "labyrinthe de significations
métaphysiques", où l'on recherche "l'Ame et l'Essence,
en dehors de toute historicité"; dans Un Tombeau,
les documents, tels une "arche de Noé qui rend compte
avec précision de l'inventaire", relèvent du même principe "antiromantique,
antipoétique" que chez Borgès; mais ils ont pour fonction
de "révéler cette historicité"; et dans ce labyrinthe-là,
ajoute Kis, "l'âme a été depuis longtemps livrée au diable" [22] .
Kis fit ainsi d'un apparent esthétisme emprunté une machine
de guerre contre la pensée et l'Etat totalitaires.
Le cénotaphe protège une âme livrée au diable. En allant chercher
l'âme du corps disparu dans la maison du diable, le récit dépouille
l'homme de son "philosophème" métaphysique pour le
montrer nu dans sa prison politique. Son contenu se ramasse
dans l'historicité d'un individu tracée par un dessin simple,
au trait si fortement marqué qu'il en paraît primitif. Comparant
le héros de Jardin cendre - Edouard Sam, figure
transposée de son père - et Boris Davidovitch Novski, Kis écrit,
dans un fragment intitulé "Individualité" :
il s'agit à chaque fois de
fortes individualités plongées dans le courant de l'histoire
à des moments décisifs de la réalité historique, d'individualités
emportées par le tourbillon de l'histoire, mais qui veulent
cependant conserver l'empreinte et la marque de leur individualité, "nager
à contre-courant",
en dépit de tout, s'isoler, à une époque anti-individualiste,
de la masse immense et uniforme de tous les autres, de gens,
donc, dont le doute est la boussole, si le doute peut encore
être une boussole...[23]
Lisant Kis, et plus particulièrement ce fragment
sur "l'individualité",
on songe aux grandes figures de déportés du Goulag, et en particulier
à Varlam Chalamov, autre technicien prestigieux du "document",
slave lui aussi, mais russe, spécialiste éprouvé de la "nage
à contre-courant". Son oeuvre, on le sait, est, en même
temps qu'une puissance création poétique, une méditation de
17 ans passés au Goulag, et une réflexion sur la centralité,
dans le monde issu d'Auschwitz et Kolyma, et pour la pensée,
de l'univers concentrationnaire [24] .
Kis n'en parle jamais. Une des nouvelles d'Un Tombeau pour
Boris Davidovitch, pourtant, "Le Cercle magique des
cartes", évoque les jeux des truands au Goulag d'une manière
qui rappelle fortement la ferme cruauté des Récits de Kolyma.
Mais Kis dédia cette nouvelle à un autre écrivain déporté,
Karl Steiner, qui était, lui, Yougoslave, et à qui il consacra
plus tard un chapitre d'Homo poeticus : il y raconte
comment, en juin 1956, Karlo Stajner, le "célèbre rescapé
du Goulag, l'auteur du fameux livre Sept mille jours en
Sibérie [25] ",
fut retrouvé, après vingt ans de prison et de camp, parmi les
treize communistes yougoslaves survivants du Goulag une fois
que Khroutchev et Tito eurent fait le compte des "âmes
mortes", c'est-à-dire des 113 fonctionnaires yougoslaves
relégués en URSS et oubliés de tous. Kis insiste sur le caractère "gogolien" de
la "scène" et de ce monde de "morts-vivants" où "l'ironie
se mêle à la tragédie" [26] .
Au détour d'une phrase, Kis précise que Stajner fut "un
guide précieux lorsque j'ai écrit Un tombeau pour Boris
Davidovitch" [27] .
On se rappelle que dans la nouvelle, "à la fin juin 1956",
le Times faisait état de témoignages selon lesquels
Boris Davidovitch rôdait près du Kremlin.
C'est précisément ce passage que Stajner, lors d'une rencontre
avec Kis, lui proposa de corriger : "Quiconque, dit-il,
aurait rôdé autour du Kremlin à cette époque, surtout un étranger,
ce qu'était votre héros, aurait été immédiatement arrêté".
Au dégel, les emmurés qui ne furent jamais enterrés sortent
de leur prison pour rôder dans les rues tels des spectres.
Comme Stajner, Chalamov savait quelque chose du destin spectral
des déportés. Il lui fallut mobiliser une extraordinaire énergie
poétique pour redonner poids à son existence - et construire
un innombrable tombeau vide à ceux qui n'étaient jamais revenus.
Les remarques que fait Stajner à Kis ressemblent trait pour
trait à celles que Chalamov fit à Pasternak pour la représentation
du Goulag dans Le Docteur Jivago. Et l'on pense encore
à Chalamov lorsque Kis rend hommage, chez Stajner, à son "bon
sens personnel" qui lui fit se réclamer de sa seule "expérience
biologique" - celle de la survie au camp - pour répondre
aux "consciences téléologiques idéologisées" qui
l'interrogeaient, un jour de conférence à Belgrade, en 1977,
sur ses "idéaux de jeunesse" [28] .
Derrière le paravent bariolé des références occidentales que
Kis s'amuse à déplier sous les yeux énervés de ses lecteurs
yougoslaves, se cache une lecture attentive des témoignages
concentrationnaires. On est tenté d'imaginer la lecture que
Chalamov aurait faite du livre de Kis, lui pour qui l'expérience
du camp seule pouvait autoriser à en parler, et dont la poétique
du "documentaire" confinait à une théorie de l'art
comme incarnation [29] .
Ses récits ne racontent pas, comme chez Kis, la résistance
de l'individu à son annulation, mais l'impossibilité de cette
résistance, laquelle se montre à l'oeuvre dans le seul fait
de la narration poétique : pour Chalamov, l'expérience strictement
négative du camp ne pouvait devenir un bien qu'au seul "point
de vue de l'art", sous l'effet du "talent poétique" dépouillé
de tout héritage et même de tout espoir. L'intrigue et le caractère
qui animent le récit de Danilo Kis ne sont donc pas concevables chez
Chalamov.
Pourtant, l'idée d'écriture-cénotaphe abritant les âmes mortes
fait bien signe, telle un sourcier, vers Chalamov. "Les
Récits de Kolyma, dit celui-ci, sont le destin de martyrs
qui n'ont pas été, ne sont pas, et ne seront pas, des héros";
y figurent"des gens sans biographie, sans passé, sans
avenir." [30] Le
martyr qui n'est ni ne sera un héros est un homme sans destin,
dont la vie est sans poids, la mort sans tombe, et la tombe
sans corps. A chaque homme "sans biographie", il
faut creuser une tombe pour le faire exister dans le monde
des hommes. Chaque récit de Kolyma dresse un cénotaphe pour
recueillir une âme "livrée au diable". Mais l'écrivain-témoin
ne peut que devenir le "chroniqueur de son âme",
fouillant son "être" et prêtant son "sang".
Pour faire à chaque homme disparu son tombeau, "l'auteur,
dit Chalamov, n'a recherché que le vif de la vie" [31] :
la sienne. Si chaque récit est le "document d'une âme" [32] ,
c'est de l'âme du témoin qu'il s'agit. "L'auteur des Récits
de Kolyma tend à démontrer que l'essentiel pour un écrivain
est de garder son âme vivante" (p 37). En quoi elle n'était
pas selon lui, sauvée du diable. Evoquant les "multiples
formes" du "pouvoir de corruption du camp",
Chalamov précise que "même le désir de tracer le profil
de "ceux qui ont tenu bon" est lié à ce pouvoir de
corruption" [33] ...
Chalamov pensait cependant avoir réussi à montrer "la
légèreté d'être du mort de demain", qui, disait-il, "n'existe
nulle part ailleurs en littérature." [34] Et
la densité de ses récits visait à redonner corps aux spectres,
autant qu'à "gifler" le stalinisme. A cette mort
trop légère, l'écriture de Kis tente différemment de redonner
son poids : celui du corps cent fois torturé de Novski plongeant
dans la cuve enflammée pour s'échapper quand même. Ce poids
du récit ne porte pas l'expérience personnelle du camp. Le
document-témoin chez lui n'est pas, comme chez Chalamov, incarné,
mais cité et dramatisé : Kis sait qu'il témoigne pour d'autres.
Mais il hérite du genre testimonial beaucoup plus que des fictions
documentées de Borgès, lorsqu'il postule le réel comme fondement
de toute littérature qui vaille, et vitupère contre l'art de
l'"affabulation". Inversement, les prescriptions
radicales de Chalamov contre la fiction sont contredites par
ses propres textes. Ainsi lorsqu'il raconte, dans les Récits
de Kolyma, les dernières pensées et sensations d'Ossip
Mandelstam mourant d'inanition au camp [35] .
Enfin, les "problèmes éthiques importants pour notre époque" que
Chalamov dit avoir tenté de poser dans ses Récits de Kolyma,
sont ceux-là même que trace le récit-cénotaphe de Danilo Kis
:
... lutte pour soi, au-dedans de soi,
et en dehors de soi. Dans quelle mesure est-il possible d'intervenir
dans un destin broyé entre les mâchoires de la machine étatique,
entre les mâchoires du mal? Illusion et pesanteur de l'espoir.
Possibilité de s'appuyer sur d'autres forces que celles de
l'espoir [36] .
L'intervention de l'écrivain dans le destin de l'homme broyé
ne peut être politique qu'en étant funéraire. Et la nécessité
d'édifier un tombeau aux âmes mortes, pour les faire revivre
et en prendre congé, périme toute autre entreprise édifiante.
Pour pouvoir lester le mort, l'écriture du "vif" rompt
avec les usages littéraires empêtrés d'humanisme. Dans son "Manifeste
pour une nouvelle prose", Chalamov désigne cette rupture
à travers la métaphore d'un autre ancien rite funèbre, russe
cette fois :
Sur la fosse commune fraîchement
creusée, un pieu de saule est fiché. Jetant les yeux à l'entour,
nous voyons parfois ce qui vient se loger à l'ombre de ce pieu
: tout cela, nous le récusons [37] .
Le pieu, dans la tradition chamanique, était
destiné à paralyser le pouvoir maléfique des sorcières rôdant
autour de l'âme des morts. Dorénavant, le pieu doit protéger
des âmes déjà livrées au diable, et faire revivre des personnalités
sans visage : tout romantisme noir est donc exclus du rite,
autant que tout espoir qui s'y logerait à l'ombre. Car le terrorisme
d'Etat est
né de l'humanisme. La clarté du récit doit donc protéger le
rite funèbre de toute illusion consolatrice, mais aussi de
son envers, l'exotisme infernal : l'écrivain du futur, dit
Chalamov, est "Pluton remontant des enfers, non Orphée
descendant aux enfers" [38] .
La pierre de touche des faits
On peut penser que Kis, n'ayant pas connu les camps, s'apparente
davantage à Orphée qu'à Pluton [39] .
Selon Chalamov, tout effort pour "transcender le document" ne
pouvait être que "banale histoire fumeuse" [40] .
Il n'aurait donc pas pu distinguer, comme le fait Kis constamment,
une ligne métaphysique et une ligne historique. Mais chacun
a parlé pour son oeuvre, et pour sa vie. Chalamov a passé dix-sept
ans au Goulag, Kis a perdu son père à Auschwitz. La "doctrine
du document" comme "chronique" d'une âme gorgée
du "sang" de son auteur, n'est pas fondamentalement
contredite pas la "méthode documentaire" borgésienne
de Kis - qui, on s'en souvient, parle de l'écriture du Tombeau comme
d'une "saignée lyrique". La ligne métaphysique et
la ligne politique se rejoignent, chez Kis, en leur source
autobiographique à toutes deux, même si celle-ci sourd à des
niveaux d'intériorité différents, qui lui font "témoigner" à
divers degrés de distance, par personnes et lectures interposées [41] .
A la fin de sa vie, Kis est à nouveau revenu, dans un interview,
sur les circonstances de la rédaction du Tombeau :
"J'ai conçu ce
livre en 1973, en France, parce qu'à cette époque la réalité
des camps de concentration staliniens n'était pas connue.
Dans le milieu étudiant, on ne savait pas beaucoup. Avec
mes amis, nous discutions beaucoup sur le sujet et j'avais
envie d'après les documents, les livres... de donner un témoignage
sur les faits déjà très connus. Et ce livre, c'est le destin
des intellectuels et des révolutionnaires étrangers qui sont
allés en Russie dans les années 30 et qui y ont péri. (...)
Je n'ai pas osé mettre un Yougoslave parce que ça ne me laissait
pas assez de place pour l'imagination."
Pour faire place à la réalité, il fallait laisser place à
l'imagination. Telle est la simple dialectique, éprouvée déjà
par Chalamov dans son tombeau pour Mandelstam, qui ne fut pas
pardonnée à Danilo Kis pour son Tombeau pour Boris Davidovitch.
Une grande partie de sa vie fut infestée par la malveillance
des critiques officiels belgradois, qu'il appela ses "chiens",
rappelant ceux qui avaient traqué Novski et Baruch David Neuman.
La querelle qu'on lui faisait, celle de l'emprunt immérité,
donc de l'autorité usurpée, de la fausse paternité, et de l'origine
souillée, n'était pas étrangère à l'antisémitisme et au nationalisme
en cours. Kis en avait conscience, comme le montre tel passage
de la Leçon d'anatomie :
L'établissement de la filiation
littéraire, cette tâche nécessaire et ardue de la méthode comparatiste
(....) cette recherche du groupe sanguin des parents et de
l'appartenance tribale dans le but d'établir la paternité,
et plus encore les particularités formelles (nationalité, legs
héréditaire, légalité de l'héritage, etc.) d'un être nouveau,
d'un enfant trouvé devant les portes du lazaret, toute cette
méthode génétique n'est rien d'autre qu'un palliatif, une des
formes de la pensée mythique du réductionnisme (qui met sur
le même plan génétique et phénoménologie). (...) Selon ce réductionnnisme
génétique, il n'y a pas de miracle de la création et il ne
peut y en avoir, pas de parthénogénèse, pas d'immaculée conception,
pas de sens cachés, l'écrivain doit avoir ses parents,l'écrivain
n'a pas le droit d'être ce qu'il est : "tous ses ancêtres
et quelque chose en plus (...)", donc un créateur, un
démiurge, un Dichter, unique,
irréductible, irremplaçable; l'oeuvre ne peut être ce qu'elle
est - un miracle!" [42]
Contre la pensée mythique des "sources" et des gênes,
Kis joua toute sa vie le miracle du livre comme enfant trouvé.
En son inassignable unicité, le livre est non seulement le
tombeau, mais le double de l'individu défunt, dont l'âme unique
vaut un sanctuaire. A l'opposé du poème-cénotaphe, où la fable
fait revivre un corps disparu, il y a la dissection du texte
critique comme corps malade : d'un côté le tombeau, de l'autre
la leçon d'anatomie.
Lorsque les nouveaux nationalistes se mirent à courtiser Danilo
Kis, à la veille du conflit ex-yougoslave, il ne les reconnut
pas comme ce qu'ils étaient. Kis n'eut pas le temps de reconnaître
l'idéologie nationaliste, qu'il avait tant brocardée, s'immiscer
dans le langage nouveau de "l'unité yougoslave".
Tout Juif errant qu'il voulût être, il rappela à la fin de
sa vie son attachement à "l'unité yougoslave" et
sa méfiance à l'égard des "minorités" [43] .
Il mourut avant de voir la catastrophe, et fut enterré en 1989,
à sa demande, en Serbie. Raconter l'histoire des nouveaux "chiens",
et recueillir l'âme des nouveaux disparus, fut, après sa mort,
l'affaire de son ami serbe, écrivain et dissident majeur, Vidosav
Stevanovic [44] .
Gageons que le "nettoyage ethnique" sinistrant son
pays aurait inspiré à sa propre "bizarrerie ethnographique" de
nouveaux cénotaphes. Un des chapitres de La Leçon d'anatomie s'intitule "La
pierre de touche des faits". Kis part de quelques remarques
de "socio-psychologie" sur le "comportement
paranoïde de l'homme", pour définir la tâche de l'écrivain
d'aujourd'hui :
Conscient de cela, l'écrivain,
dans sa façon d'aborder ses héros, n'a plus pour but d'interpréter
leurs agissements grâce à la clé psychologique de l'interdiction
transgressée ou du respect de la morale, mais il tente plutôt
de réunir (...) la masse des documents et des faits dont la
combinaison frénétique imprévisible donne un massacre insensé,
dans lequel entrent indifféremmment des motifs sociologiques,
ethnologiques, parapsychologiques, occultes et autres qu'il
serait plus que vain d'essayer d'analyser à la façon de jadis,
car en arrière-plan de tout cela on trouve le comportement
schizo-psychologique de l'homme, une réalité paranoïde, c'est-à-dire
fantastique : le devoir de l'écrivain est de fixer cette réalité
paranoïde, d'étuder grâce au document, à l'investigation, à
l'enquête ce dément concours de circonstances, et non de tenter,
de sa propre initiative et arbitrairement, d'établir des diagnostics
et de proposer des remèdes [45]
Le livre de toutes les vies
Qui n'a pas de remède peut construire un tombeau en racontant
une fable. Il le peut aussi lorsque se déclarent d'autres
maux sans remèdes : la disparition, sans massacre, d'une
mère ou d'un père malades, ou simplement mortels. Car toute
mort est un événement. Un jour, Kis rêva que toute mort devait
à jamais rester cet événement, et que le monde devait en
garder mémoire. Son dernier grand recueil de nouvelles s'intitule Encyclopédie
des morts, du titre d'un des récits. On y retrouve,
presque épurée, la ligne "métaphysique" dont il
parlait. Ce récit est l'histoire d'une jeune fille, qui,
venant de perdre son père, désire tout connaître de lui,
et se plonge une nuit entière dans "la fameuse Encyclopédie
des morts", découverte dans une (borgésienne) bibliothèque
de Stockholm. Ce livre mythique, nous dit-elle, est écrit
par de sages "érudits" qui, "en toute objectivité",
et selon un "programme démocratique", notent "tout
ce qu'il est possible de noter sur ceux dont le séjour terrestre
est achevé", ceci afin de "corriger l'injustice
humaine et de donner à toutes les créatures divines la même
place dans l'éternité" [46] .
Leur "secte", nous explique-t-elle encore, compte
partout dans le monde des "adeptes qui fouillent et
épluchent nécrologies et biographies"; leur style est
fait d'un "incroyable
amalgame de concision encyclopédique et d'éloquence biblique".
Dans ce livre des morts, les innombrables images de la vie
de chaque homme, de l'enfance à la mort, sont condensées
en "idéogrammes", et l'inventaire y est fait de
tous les objets qui accompagnèrent chacun. Car ces "détails
intimes", explique la jeune fille en deuil, sont "toujours
semblables et toujours différents". Tel est le "message
essentiel des auteurs de l'Encyclopédie" : "rien
ne se répète jamais dans l'histoire des hommes", et "chaque
homme est en lui-même un astre à part" (p 54). C'est
pourquoi ce fabuleux "registre" des réalités, "grandiose
monument à la différence", sera "le grand trésor
du souvenir", ainsi que "la preuve, unique en son
genre, de la résurrection".
Initiée initiant le lecteur, la jeune fille suit ainsi son
père au fil des années - y compris de guerre, puis de maladie.
Après avoir fixé son dernier regard sur le lit d'hôpital, elle
découvre, "transie et en pleurs", dans les dernières
pages consacrées à son père, une "fleur étrange",
sorte de "specimen d'une flore disparue". Le livre
lui fait comprendre qu'il s'agit là du "motif floral de
base des peintures de son père". Mais recopiant ce
motif d'une main tremblante, elle ne reconnaît pas les dessins
dont son père couvrait les murs et les objets de sa maison.
Au réveil - car la lecture du livre des morts est un rêve -
elle note tout ce qu'elle a retenu, et comprend que son père
s'était mis à peindre lorsqu'était apparu en lui le premier
sympôme du cancer - dont l'"efflorescence",
comme le lui confirme son docteur, avait l'aspect précis de
cette fleur.
En exergue à L'Encyclopédie des morts figure une phrase
de Georges Bataille : "Ma rage d'aimer donne sur la mort
comme une fenêtre sur la cour". La nouvelle du même nom,
où la jeune fille prend congé de son père en comprenant de
quelle intime fleur il mourut, porte un sous-titre : "Toute
une vie". Du Tombeau de Boris David Davidovitch à L'Encyclopédie
des morts, la main tremblante d'un enfant recopie le mal
dont il sait que souffrit son père. Que celui-ci mourût dans
un camp, ou bien d'un cancer, son héritier témoin note, pour
se souvenir, le contenu de son rêve au réveil. Tombant dans
les trous des mémoires ajourées, il construit,
ce faisant, une encyclopédie à rebours, ou un tombeau vide.
La pierre qu'il nous offre est un enfant trouvé.
juin 1999
[1]
Danilo Kis, "Tombeau pour Boris Davidovitch",
in Tombeau
pour Boris Davidovitch. Sept chapitres d'une même histoire. Traduit
du serbo-croate par Pascale Delpech, Paris, Gallimard,
1979, p 90. (Grobnica za Borsa Davidovica, Harcourt
Brace Jovanovich Inc., New York, 1976). Aux Etats-Unis,
le livre a été préfacé par Brodski.
[2]
D. Kis, "J'écris pour relier les mondes éloignés",
entretien avec S. Scabello, été 1989, publié en liminaire
du recueil Pour Danilo Kis, Est-Ouest n°3,
1992, dirigé par G. Ferenczi, p 9.
[3] Ibid.
Kis a traduit les poètes hongrois Petöfi, Ady, Radnoti,
Atilla Kozsef. Voir le chapitre héroïcomique de Jardin
cendre consacré à la lecture exaltée du "livre
de ma vie" : la Petite Bible scolaire adaptée
aux écoliers par le vicaire local, et qui fait traverser
à l'enfant, coupable d'une liaison secrète avec sa jeune
amie Julie, les épisodes de la Genèse et du Déluge, de
Moïse et des 7 plaies d'Egypte, jusqu'à la révélation de
la faute, qui devient cosmique : "Ce que j'appelle
la fin, c'est simplement ma certitude eschatologique que
ma fin est la fin de tout, car je m'attribue à présent
un dernier rôle, le rôle du premier-né (bien que ma soeur
Anne soit plus âgée que moi), du premier-né que va tuer
l'ange exterminateur, car cela me plaît exceptionnellement
de périr de la main de l'ange, de mourir en martyr de l'humanité,
en victime des victimes, d'une mort décuplée..." (Jardin,
cendre, trad. J. Descat, Gallimard,1983, p 99.) A
l'envers de cette mythomanie, l'obsession de la mortalité
de soi et des proches est l'expérience centrale de
l'enfance, comme le montrent les pages consacrées à sa
mère et à la lutte contre le sommeil (pp 18-27).
[4]
D. Kis, Enciklopedija Mrtvih, Ed. Danilo Kis et
Globus, 1983. Encyclopédie des morts. Nouvelles.
trad. P. Delpech, Gallimard, 1985.
[6]
Cf D.
Kis interviewé par J. Chancel dans Radioscopie sur
France Inter, en 1980. Publié dans le recueil Pour
Danilo Kis, in Est-Ouest op. cit, p 94.
[7] Basta,
Pepeo, Porsveta et Danilo Kis, 1965. Jardin,
cendre, trad. J. Descat, Gallimard, 1971.
[8]
D. Kis, "Conseils à un jeune écrivain", publié
dans le recueil Homo Poeticus, trad. P. Delpech,
Fayard, 1993, pp. 58-64.
[9]
D. Kis, "La pierre de touche des faits", in La
Leçon d'anatomie, trad. P. Delpech, Fayard, 1993,
p 67-68.
[10]
Le texte qui a lancé l'offensive contre Kis, "Un collier
de perles volées", parut à Zagreb dans Oko,
4-18 novembre 1976, après avoir circulé
dans le milieu littéraire. La Leçon d'anatomie revient
dans le détail, et sur le ton satirique, sur ces attaques.
[11]
Predrag Matvejevic, qui fut au début un des seuls à soutenir
Danilo Kis contre ses détracteurs, résume le type d'incrimination
par un exemple : "Dans le livre, il raconte une visite
du président français (...) en Union soviétique dans les
années 30. (...) On lui montre la cathédrale de Kiev. C'est
une guide qui la lui montre. Et, en bonnes staliniennes, les
guides apprennent toujours les citations. Ce qu'elle dit
à Rioux, ce sont les citations de l'Encyclopédie soviétique,
ouvrage d'autorité. Il va de soi que Danilo n'a pas mis
les guillemets et n'a pas annoté en bas de page. (...) "L'ennemi
ne dit pas ses sources". Voilà le plagiat. Alors,
ils ont essayé avec cela. Dieu sait si certains d'entre
eux, à cette époque, avaient pu être liés à l'ambassade
soviétique d'alors, brejnevienne". Propos prononcés
lors de l'"Hommage à Danilo Kis" du Centre Pompidou
en 1990, publié dans Pour Danilo Kis, op. cit. p
122. Le scandale, provoqué par la couleur occidentale du
procédé, appliqué au domaine soviétique, et par l'usage
littéraire sauvage de textes officiels considérés comme
des "autorités", est, comme on le voit, lié à
l'ambiguïté des communistes yougoslaves à l'égard de l'URSS.
Comme Matvejevic le rappelle, Un Tombeau pour Boris
Davidovitch a été publié grâce au soutien de Miroslav
Krleza, qui était revenu de Belgrade à Zagreb. Krleza,
grande personnalité de gauche en Yougoslavie, avait été
expulsé du parti dans les années 30 pour avoir polémiqué
autour des procès à Moscou, et y avait été réintroduit
ensuite. Devenu le "maître à penser" du dégel
yougoslave, il avait une vive admiration pour Danilo Kis,
et aida à publier le livre. Lorsque le scandale fut déclenché
par les anciens staliniens de Belgrade, "toutes les
personnes pensantes se sont défilées", puis quelques
collègues, à la suite de Matvejevic, sont intervenues pour
défendre l'honneur de l'écrivain traîné dans la boue. Il
est pathétique de voir un écrivain de la trempe de Kis
dépenser, dans La Leçon d'anatomie, une immense
énergie pour répondre à ces attaques qui, quoiqu'ineptes,
furent si violentes et confuses que traumatisantes.
[12] Cas
anatomije, éd. Danilo Kis, 1978; Zagreb, Globus,
1983. La leçon d'anatomie, trad. P. Delpech,
Paris, Fayard, 1993.
[13] Homo
poeticus, éd. Danilo Kis, 1983; Sarajevo,
Svjetlos, 1990; le recueil français intitulé Homo
poeticus reprend un choix d'essais de ce recueil
et d'un autre intitulé Zivot, Literatura, Sarajevo,
Svjetlost, 1990.
[14] La
leçon d'anatomie, op. cit., p 17.
[15]
Voir par exemple le récit "L'apatride", dans
le recueil de nouvelles posthume Le Luth et les cicatrices,
trad. P. Delpech, Fayard, 1995. (Publié dans Srpski
knj. glasnik, n°1, 1992 et repris dans Lauta I
Oziljci, Belgrade, Bigz, 1994). J'esquisse un
commentaire de ce texte, transposition romancée de la vie
d'Ödön von Horvath, dans "L'homme-sans. Poésie
de l'indéterminé, histoire des exterminés", in V.
Deshoulières éd., Poésie de l'indéterminé. Le caméléon
au propre et au figuré. Presses Universitaires de
Clermond-Ferrand, 1998.
[16]
D. Kis, "Chiens et livres", in Un Tombeau
pour Boris Davidovitch, op. cit. p 132.
[17] Un
Tombeau..., op. cit. p 89.
[19]
Le "linceul
de pierre", ajoute le texte, est la formule par laquelle
le poète "Léon Mikouline", "immortalisa
sa propre biographie", en quelque sorte, puisqu'il
mourut d'une crise cardiaque dans son cachot. Là encore,
la référence littéraire parodique, apparemment dérisoire,
aggrave la violence symbolique en la contournant.
[20]
Le "tout
est possible" est un thème qu'on trouve dans toute
la littérature concentrationnaire, et que Hannah Arendt
a développé dans Le Système totalitaire en l'empruntant
à L'Univers concentrationnaire de David Rousset.
[21] Un
Tombeau pour Boris Davidovitch, op. cit. p 115.
[22] La
leçon d'anatomie, op. cit, p 57.
[24]
Le thème des camps dans son principe, et dans une large
acception, est aujourd'hui le problème fondamental. L'anéantissement
de l'homme, orchestré par l'Etat, n'est-ce pas le problème
majeur de ce temps, sans parler de la morale qui en découle
et s'insinue dans les mentalités et dans chaque famille?
Ce problème est incontestablement crucial que celui de
la guerre". V. Chalamov, "De la prose",
notes de 1965-1970, in Tout ou rien, trad. C.
Loré, Paris, Verdier, 1993, p. 43. Ce "problème fondamental" réclame
un art en rupture, "anti-littéraire", mais où
l'expérience vécue passe entièrement dans la forme poétique
qu'elle induit, sans la sublimer ni transcender le "document" vivant
qu'est le déporté devenu écrivain. La poétique des "tons
crus" s'entend comme "gifle au stalinisme".
[25] "Le
témoin de l'accusation Karlo Stajner", Homo poeticus,
op. cit. p 38. Kis rappelle ensuite, avec la "courte
biographie" de Stajner, l'histoire de son livre :
Stajner sort du camp en 1956, son manuscrit est prêt en
1958, la même année que L'Archipel du Goulag de
Soljenitsyne, mais il disparaît de chez les éditeurs où
il est déposé à Zagreb et Belgrade et ne voit le
jour qu'en 1972, avec l'accord de Tito, et reçoit le prix
Kovacic du Livre de l'année. Le livre paraît en Allemagne
en 1976, et en France en 1982. Stajner est mort en 1992.
[26] Homo
poeticus, op. cit., p 37.
[29]
cf C. Coquio, "La "vérité" du témoin comme
schisme littéraire", in Les camps et la littérature, La
Licorne, 2000. La théorie du témoignage passe chez
Chalamov par ce qu'il appelle "la grande doctrine
fondée sur le document", portant celui-ci au rang
d'oeuvre d'art ou de "prose du futur". "Propos
sur ma prose", Tout ou rien, p 50. L'écrivain-témoin
écrit ainsi un "document-mémoire" fait "de
sang et d'âme" : un "document à part entière,
qui reste néanmoins prose émotionnelle". "Propos
sur ma prose", Ibid., p 51. Selon cette sinueuse "doctrine
du document", explicitée au fil d'explications paradoxales,
le document n'est pas une citation du réel par le texte
: il est le texte lui-même comme instrument d'une recherche
dont l'âme et le corps de l'auteur sont sujets et objets
: c'est pourquoi, selon Chalamov, celui-là seul qui a connu
en chair et en os la réalité du camp peut en témoigner.
[30] "De
la prose", Ibid. p 30.
[33]
Lettre du 16 juin 1964 à Frida Vigdorova, in V. Chalamov, Correspondance,
trad. F. Andreieff, Paris, Verdier, 1995, p 116.
[34] "Propos
sur ma prose", op. cit. p 55. Chalamov pense
plus particulièrement à son récit "La Conspiration
des juristes".
[35]
Cet extraordinaire récit, intitulé "Cherry-Brandy",
suit le flux et le reflux de la conscience du poète, d'où
surgit un moment, entre deux appels de vie morte, du sens
du mot "inspiration". Plein de réel et de fiction,
le récit de mort du poète déporté emprunte à l'expérience
du déporté revenu sa précision empirique, pour évoquer
les vagues alternantes de la sensation de faim et du langage
s'absentant, projetées dans un imaginaire empathique. Chalamov
dira de ce texte dans "De la prose", op.
cit p 33 : "Il a été écrit dès mon retour
de Kolyma en 1954, à Rechtenikova, dans la région de Kaliunine,
où je passais les nuits et les jours à écrire, m'efforçant
de consigner quelque chose de ce qui était en vérité l'essentiel,
de laisser un témoignage, planter une croix sur une tombe,
ne pas permettre que ce nom qui fut toute ma vie cher à
mon coeur demeurât caché, célébrer cette mort que l'on
ne saurait oublier, ni pardonner." "De
la prose", Tout ou rien, op. cit. p 37.
[36] "De
la prose", op. cit. p 37.
[37] "Manifeste
sur la nouvelle prose", op. cit., p 24.
[38] "De
la prose", p 35.
[39]
Et prendre pour argument que parmi les références de Kis
figure un autre écrivain russe, Babel, dont Chalamov rejette
la prose "artificielle", comme "traduite
du français", qui l'attira un temps. Cf "De la
lecture",
Ibid., p 69. Et "De la prose", p 35 : "La
prose de Babel est une prose artificielle, de la "pseudo-littérature".
Quand j'étais jeune, pour m'exercer, je recopiais les récits
de Babel et rayais d'un trait de plume tous les maniérismes
(...) . Prose fioriturée, sans aucune concision".
[40] "Propos
sur ma prose", Tout ou rien, op. cit. p 49.
[41]
Le mot "témoignage", appliqué à l'oeuvre de Kis,
couvre un spectre contrasté et s'entende en des sens
différents : il se rapporte à la fois au procédé de l'emprunt
- du côté de Borgès - et à la mise en oeuvre de l'expérience
vécue - telle qu'en parle Chalamov.
[42] La
Leçon d'anatomie, p 195-196.
[43]
D. Kis, "J'écris pour relier les mondes éloignés",
op. cit. p 7.
[44]
Auteur de la trilogie La Neige et les chiens, Christos
et les chiens, Belfond, 1993-1994.
[45] La
Leçon d'anatomie, pp 64-65.
[46] Encyclopédie
des morts, p 47.
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