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Témoignage, transmission et « littérature » : Dans le nu de la vie. Une Saison de machettes.

Par Catherine Coquio, paru dans Drôle d'époque, numéro 15 : Le militantisme : figures, parcours, traces (automne 2004).

En août 1994, José Kagabo, Rwandais exilé en France, chercheur à l’EHESS, publiait aux Temps modernes un témoignage fort et particulier, peu après avoir visité son pays au lendemain immédiat du génocide : livrant son regard d’exilé sur son pays sinistré, récoltant les témoignages pour reconstituer ce qui était arrivé à ses proches, il déchiffrait de l’extérieur les signes d’une catastrophe intime, tout en tirant des conclusions, en historien anthropologue, sur l’événement dans son « autre dimension » qu’historique : « Il faut savoir comment on a tué (..) Si on ne vise pas cette description, on s’interdira de comprendre. (..) Globalement, il faut décrire finement les idéologies, le comportement des acteurs, poser la question de la prévisibilité du génocide. Mais l’horreur ? La cruauté ? Comment est-ce possible ? » Et à propos d’une fillette racontant comment sa mère fut coupée en morceaux jetés dans les latrines : « Je ne prétends pas savoir ce qui se passe dans la tête de celui qui a commis cet acte, mais je sais au moins ce que signifient les latrines pour les Rwandais. Ça veut dire jeter les morts aux vers. (…) Le symbole est le même pour lui et pour les parents de la victime.»


Quatre ans plus tard, dans un autre texte, prononcé lors du cycle Le Travail de mémoire en 1998 à La Villette, le même auteur réfléchissait sur le statut de « témoin indirect », sur les « niveaux de témoins », et sur les modes de « validation du témoignage » : validation passant par un savoir – l’histoire – et une langue - celle ici de la colonisation, ou de l’étranger. L’auteur partait de son « propre statut en tant que témoin », celui de « témoin des conséquences » du génocide, plein d’une mémoire « hébétée » et « saignante », mais aussi doté d’un « rôle d’intermédiaire entre différentes catégories d’acteurs de l’après-génocide » du fait de sa position singulière : celle de chercheur français et de Rwandais descendant et proche des victimes. Cette position lui fait voir un scandale qu’il place au centre de sa réflexion :

 

« (…) la plupart des victimes ou des parents des victimes n’ont pas accès à cette documentation que d’autres compulsent pour gérer le témoignage. Ils n’ont pas accès aux catégories qui permettent l’analyse de ces témoignages. (…) Comment peut-on transmettre l’intransmissible dans une langue à laquelle on peut difficilement accéder ? (…)  Nous n’avons pas encore les mots pour vous faire ressentir ce que nous ressentons de ce génocide-là. Le rôle du témoin est amputé.»

 

Le texte s’intitule : « Pas de langue pour l’hébétude ». Il affronte donc en termes linguistiques la question du tiers, décisive lors d’un génocide et surtout après : celui qui, d’instrument nécessaire à la transmission, peut devenir écran ou obstacle, surtout s’il provient comme ici de l’ancienne puissance coloniale, par ailleurs compromise dans le génocide. La question est posée en creux, mais de la manière la plus concrète, par l’incapacité où se trouve l’auteur, comme il le dit lui-même, de traduire en kinyarwanda ses premières « observations sur le génocide » dans sa « langue maternelle ». Il y a donc là encore une « autre dimension » de l’histoire à comprendre - celle des effets maintenus de la colonisation - non seulement pour faire la généalogie du génocide, mais pour élaborer une anthropologie de la transmission barrée.


On peut estimer que le travail de Jean Hatzfeld donne accès pour une part à la connaissance visée – « il faut savoir comment on a tué » -, et contourne pour le rescapé l’obstacle majeur, linguistique, dont parlait José Kagabo : ces deux livres fraient un chemin public, en France, à des voix intimes venues du Rwanda, parlant dans une langue à la fois orale et écrite, et, dans une certaine mesure, en même temps rwandaise et française. Un tel relais peut-il ainsi remédier à l’ « amputation » du « rôle du témoin » rwandais ? Comment le fait-il, et peut-il le faire jusqu’au bout ? Que nous apportent ces deux livres majeurs, présentant à un « public » français à la fois « ce qui se passe dans la tête » de ceux qui découpèrent et tuèrent en masse, et ce qu’éprouvent, disent et pensent les rescapés de la tuerie lorsqu’on les interroge de l’ « extérieur »? D’où vient, enfin, que ces deux livres de témoignages aient été reçus par la presse comme des livres « littéraires », voire, pour le premier, comme un texte « poétique », au risque d’un malentendu blessant pour les victimes? Comment, du reste, les Rwandais peuvent-ils recevoir ces deux livres, si décisifs pour la transmission aux tiers?

 

Le témoignage poétisé : le « nu de la vie » selon Jean Hatzfeld


Dans le nu de la vie, récits de marais rwandais forme un puissant témoignage collectif de la survivance. Ces témoignages de rescapés, isolés de toute autre forme de témoignage, et de tout propos politique, sont nés de questions posées par le journaliste français – auquel le conflit ex-yougoslave avait auparavant inspiré un témoignage personnel, L’Air de la guerre. Ces questions, laissées tues, se distinguent visiblement d’un simple appel au récit du vécu pour s’adresser à la pensée intime de chacun. Et chaque rescapé, du reste, fait l’objet d’une présentation par Hatzfeld, portrait écrit accompagné d’une photo de Raymond Depardon. Les rescapés s’interrogent sur le pourquoi du génocide et de la haine raciale en disant leur manière absente d’être au monde, leur solitude radicale, leurs bricolages de survie, leur conscience erratique, leurs visites aux ossuaires, le besoin et le tourment de se souvenir, leur existence coupée en deux, leur regard posé sur l’avenir des hommes, sur la guerre et sur l’Occident. A travers la tristesse de chacun, une profonde intelligence de la destruction génocidaire, de sa portée éthique et métaphysique, s’exprime dans ces pages, plus précieuses, sans doute, qu’aucun livre de philosophie sur le génocide.


Mais si le livre a trouvé une réelle audience en France, où jusque là dominaient négation et indifférence, c’est aussi parce que cette pensée s’exprime dans un langage inattendu, imagé, elliptique et chantant, qui charma le public parisien. Ce texte publié au Seuil dans la collection « Fiction et Cie », et récompensé en 2001 par France-Culture, a ainsi été reçu comme un texte d’auteur plus que comme un recueil de témoignages. Celui-ci a pris la forme d’une œuvre pensée et lue comme telle en France, y compris dans les milieux littéraires et en tant que littérature. Or l’ambiguïté qui préside à sa réussite provient du brouillage camouflé, mais volontaire, de trois étapes de la transmission d’ordinaire séparées : la transcription écrite de témoignages oraux (sans mention des questions), leur traduction (sans mention des traducteurs), et enfin leur poétisation (sans mention des interventions de « l’auteur »). Au terme du malentendu qui fait de Dans le nu de la vie un livre de « littérature » que Hatzfeld aurait « écrit », celui-ci, au départ journaliste, devient un « écrivain ». Or, qu’on apprécie ou non ses pages descriptives, qui plantent un cadre et portraiturent le témoin, leur style soigné mais assez convenu, enclin à un certain maniérisme, résiste mal à la lecture des propos de rescapés. Lesquels de leur côté, quelle que soit leur capacité de suggestion et leurs réelles propriétés esthétiques, n’ont aucune visée littéraire.


C’est en quoi le travail d’Hatzfeld peut susciter deux questions : celle de l’éventuelle reconduite de postures coloniales, d’une part, celle d’une esthétisation déréalisante du témoignage d’autre part. L’auteur, dans les pages qu’il signe lui-même, se montre inconscient de ce qui saute aux yeux du lettré africain, à qui le livre rappelle deux genres propres à l’ « africanisme » colonial : le récit de voyage, d’inspiration littéraire, et le recueil de contes, d’inspiration anthropologique. Mais si l’on peut discuter cette inconscience, on ne peut réduire la portée de ce livre à aucun de ces deux genres. Il est clair qu’un autre genre est ici en question, aux contours non fixés, entre témoignage réécrit et poème « naturel ».


On peut dire que le langage du Rwandais, identifié au langage de la victime, donne prise au cliché romantique d’une langue primitive naturellement artistique. Mais aucun effort critique ne permet de s’en défaire, tant le parler des Rwandais est effectivement mélodieux aux oreilles du Français de l’hexagone, et tant ce charme s’approfondit en lisant ce « parler ». Mais surtout l’émoi qui étreint le lecteur à la lecture de ces pages relève bien aussi d’un trouble poétique. Ce mélange d’extrême douceur expressive et de violence de la pensée fait percevoir ces « textes » comme l’expression d’une vérité en même temps qu’une création poétique, magiques et mêlées : unité que vient traduire l’expression, empruntée à l’un des témoins, de « nu de la vie » - qui rappelle aussi, en ce Paris des années 2000, la « vie nue » d’Agamben. Si problème il y a, il vient donc du fait qu’Hatzfeld n’a voulu exposer ni assumer ce qui relève de sa réécriture des témoignages – mais il est loin d’être le premier à procéder ainsi - ni non plus dévoiler l’identité de ceux qui ont produit cette langue esthétique : les traducteurs rwandais du kinyarwanda en français.


Cette ambiguïté a donné lieu à une évidente réussite en termes de transmission. Mais on peut se demander à quel prix lorsqu’on examine le phénomène de réception suscité par le premier livre : pour qui se soucie de la réalité, l’inconscience des formules anesthésiantes et consolatrices employées dans la presse à son propos ont frôlé parfois l’obscénité. Ce prix n’a jusqu’ici pas requis la critique, tant le contenu de ces textes, à la fois accablants et lumineux de profondeur, frappait d’abord les lecteurs. Mais leur réception sous le signe de la littérature ne peut que surprendre, sinon faire violence aux premiers concernés. Or curieusement, alors qu’il s’est volontiers produit en public pour parler de ce livre, Hatzfeld n’a jamais protesté contre cette réception; et tandis qu’il s’est si montré si bien à l’écoute des rescapés, il a évité d’être confronté aux questions des Rwandais en exil - posant ainsi, sans le dire, que ce livre était destinée aux Français. On peut donc se demander si l’inconscience de la presse n’est pas la caricature d’une autre inconscience, qui altèrerait, elle, non la réalité du génocide, mais l’idée de littérature : celle de l’auteur au moment où, fort de témoignages qu’il a su recueillir avec patience et subtilité, il fabrique un objet culturel vulnérable aux vulgarités. Le problème est donc mineur, et n’entame en rien ce qui importe davantage : l’apport essentiel de ces textes à la connaissance et la pensée de l’inhumain.


Cette confusion cultivée par l’auteur, et aggravée par les medias, montre combien sont fragiles les frontières du témoignage et du texte littéraire lorsqu’il s’agit de l’inhumain, et combien le passage à la littérature, même discutable en droit ou en fait, peut contribuer à sa transmission. Car quelles que soient les discussions suscitées par cette confusion des genres, puis par la démarche, illustrée dans le second livre, d’interroger longuement les bourreaux, ces deux livres ont clairement contribué à faire exister le génocide aux yeux d’un public qui ne s’en souciait pas jusqu’ici.

 

Une saison de machettes : de quoi témoigne un tueur ?


Il n’est pas indifférent que le premier livre, consacré aux témoignages des victimes, ait été saisi comme « littéraire » davantage que le second, consacré aux témoignages des tueurs. Plus clair sur les attendus de sa construction, mais plus inquiet sur sa légitimité, ce livre soulève de tout autres problèmes, que l’auteur affronte cette fois clairement, en même temps qu’il nous livre son embarras. Que nous dit ce livre-ci du génocide et du témoignage ? Jean Hatzfeld y fait un peu l’équivalent, pour le génocide rwandais, de ce que fit Christopher Browning pour le génocide nazi dans Des hommes ordinaires : là où celui-ci, en historien, fouillait les consciences des soldats du 101ème bataillon de la police allemande, enrôlés dans les massacres organisés sur le front de l’est, Hatzfeld, en journaliste qui n’en est plus un, interroge le « travail » d’une bande de villageois enrôlés par les miliciens Interahamwe et encadrés par les administrateurs locaux, dans les collines entourant la bourgade de Nyamata.


Une saison de machettes est d’abord un document historique d’une extraordinaire richesse. A lui seul il suffirait à établir la nature génocidaire du crime, tant les mécanismes de la décision d’exterminer, et ses modes de réalisation concrets, y sont nettement exposés de l’intérieur, par ses exécutants et certains de ses responsables. Mais il est aussi un précieux document de pensée, par le déroulement qu’il décrit d’un comportement humain entièrement inscrit dans une idéologie meurtrière transformée en labeur quotidien sans aucune rupture de conscience. Ce livre permet ainsi de répondre à une question que laissent en suspens les témoignages de rescapés : quelle expérience du non-sens peuvent avoir les tueurs ? Et de quoi peuvent-ils témoigner, dès lors qu’ils n’ont fait que « débroussailler » (p 264) la terre rwandaise? N’ayant traversé aucune « catastrophe », ont-ils même vécu un « génocide », eux qui, au contraire des victimes, comme le fait remarquer Hatzfeld, répugnent à employer ce mot? A quoi sert alors leur témoignage, qui ne fait que confirmer le non-sens de l’événement au plan des consciences, sous la forme d’une absence de pensée, faiblement démentie ça et là par quelques dégoûts tardifs?


Le tueur ne semble la plupart du temps que confirmer, avec une candeur stupéfiante, ce qu’a déjà saisi la victime : la nécessité absolue de la déshumaniser, nécessité reconduite dans son langage. C’est ainsi, au contraire du rescapé, par son inconscience qu’il témoigne du génocide en tant que crime. Ce témoignage sidère par sa capacité d’assumer l’opération sans état d’âme ou presque, même si la conscience semble s’éveiller parfois sous la forme d’une vision lancinante, d’un remords, d’une vague inquiétude ou d’une simple gêne. Même lorsqu’il dit avoir été troublé, le tueur ramène implacablement son auditeur au paradoxe de la « banalité du mal » : joie et fatigue d’un « travail » plus avantageux qu’aucun autre, facilité du premier assassinat, inutilité d’une résistance à cette force irrésistible formant un univers en soi, que nul ne saurait comprendre ni juger à bon escient s’il ne l’a vécu.


En certains passages pourtant, les choses deviennent plus compliquées : ainsi lorsque tel tueur imagine le mal de la victime avec une inconcevable empathie, expliquant ainsi son silence :

 

« Les Tutsis ne demandaient rien, parce qu’ils ne croyaient plus aux mots dans ces moments fatals. Ils ne croyaient plus aux cris ; comme des animaux effrayés par exemple qui hurlent par-delà les coups mortels pour se faire entendre. C’était une tristesse toute-puissante qui les emportait. Ils se sentaient abandonnés de tout, même de ce qu’ils pouvaient dire ».

 

Le véritable paradoxe semble donc être celui-ci : la violence sanglante dont le tueur s’est fait l’instrument peut bien être dite par lui inhumaine, inimaginable, extraordinaire, surnaturelle, ou même sacrilège – et ces mots sont de fait employés; elle est encore déclarée inévitable et même « naturelle » dans le cadre d’un projet fixé par les autorités et d’une tradition d’impunité, aggravé par des soutiens politiques étrangers. Constamment, le tueur répète que l’observateur ne peut comprendre de l’extérieur ce qui s’est passé là, mais que dedans tout était facile, normal, inévitable et au fond fatal. Cette coexistence d’un dedans et d’un dehors régis par des lois contraires instaure l’absolue permissivité de l’espace ouvert par ce clivage de la conscience. C’est cette possibilité d’ouverture atroce qui frappe le lecteur comme une mauvaise nouvelle sur l’humanité.


L’étrange levée des inhibitions de ces prisonniers en attente de verdict ou de châtiment, donne lieu à une libération de la parole qui fait du recueil, en même temps qu’un livre éprouvant, un véritable précis d’anthropologie de la violence génocidaire. Son seul précédent, avec le livre de Browning, est le film récent de Rithy Panh, S21. La Machine de mort khmer rouge. Comme le réalisateur cambodgien, Hatzfeld a conduit son enquête avec un goût du détail qu’on ne trouve pas dans Les Blessures du silence de Yolande Mukagasana, pour des raisons évidentes. Mais c’est cette parole libérée et ce goût du détail chez l’observateur extérieur qui se révèlent litigieux : Hatzfeld donne si longuement la parole aux tueurs que certains s’impatientent de cette complaisance. L’auteur, du reste, se risque à l’assumer, disant sa « curiosité », et même le goût pris à ces entretiens, évoqués à la fin comme des « moments agréables ».
Ces deux livres s’offrent à la méditation sur un mode radicalement différent : tandis que le premier suscite une mélancolie de pensée active, le second sidère, puis provoque le malaise éthique. Il y a entre eux un rapport étroit, complexe, qui met son auteur continûment mal à l’aise. Rapport de succession et de complémentarité d’abord : ce sont les questions posées sur les tueurs, après lecture du premier livre, qui l’ont poussé à interroger ceux-ci alors qu’il n’en avait pas eu l’idée ni le désir au départ. Rapport de contradiction ensuite, car cette complémentarité fait précisément problème. Il serait déplacé, répète-t-il à plusieurs reprises, de confronter les récits des tueurs et ceux des victimes. Néanmoins il le fait constamment, comparant les deux réalités vécues, et surtout leur mode d’expression, nous apprenant à chaque fois quelque chose de précieux.


Tout dans ces deux livres de « récits », le propos des témoins et leur mise en forme, laisse penser qu’il s’agit là de deux espèces de témoignages, qu’il faudrait par la lecture subordonner l’un à l’autre. Dans le nu de la vie permet de rentrer dans la pensée du génocide en tant que catastrophe humaine, Une saison de machettes fait saisir la logique du génocide en tant que crime inhumain. Si le deuxième recueil, plus volumineux et redondant que le premier, cite et commente constamment celui-ci, c’est que les témoignages des rescapés permettent d’éclairer ceux des tueurs, leur donnant un sens qu’ils ne sauraient avoir à eux seuls. Comme si les témoignages de rescapés, d’abord constitués en livre de poèmes, devenait un guide de pensée pour lire les témoignages de tueurs sans s’égarer tout à fait. Tandis que les commentaires descriptifs de l’auteur, dans le premier livre, agacent par leur superfluité décorative, les commentaires réflexifs qui émaillent le second sont toujours utiles, même lorsqu’ils sont discutables.


La réflexion contradictoire que ces témoignages suscitent est cette fois impossible à condenser en « beau livre ». Une saison de machettes a été salué par les medias, au gré cette fois d’une simple vulgarité, comme un « LIVRE CHOC». Si la consécration de l’écrivain est cette fois acquise, on ne s’épanche plus sur le charme littéraire de la langue, tant ce qui se dit là trouble et méduse le lecteur, tant s’y révèle aussi le malaise de l’auteur, qui cette fois revient constamment sur sa démarche pour en dire les mobiles et en questionner la légitimité. Il n’est pas indifférent que le livre des tueurs ne pose pas la question de la littérature comme l’avait fait le livre des survivants. La comparaison stylistique entre les deux livres est du reste parlante : si le langage des rescapés et celui des tueurs diffère profondément au plan de la pensée – Hatzfeld commente cette différence dans un chapitre précieux - les tours linguistiques imagés y sont souvent les mêmes. On saisit par là que la puissance « poétique » du premier livre ne tient pas essentiellement à la forme d’un langage mixte, mais à l’alchimie inédite d’une forme et d’un contenu de pensée, où le pire abandon s’exprime à travers une douceur imprévue.


Le malaise de l’auteur qui passe d’une espèce de « récit » à une autre en dit long sur la notion de témoignage, et sur l’opération qui consiste à en « produire». Son statut éthique diffère complètement dans un cas et dans l’autre. Si le même acte de témoigner porte sur le génocide en ses deux faces, comme catastrophe et comme crime, le statut de l’interrogateur et du collecteur, lui, change du tout au tout : devant le tueur, la subjectivité de l’enquêteur est obligée de se chercher laborieusement plutôt que de se manifester discrètement sous la forme du tiers auxiliaire et compréhensif, ami en pensée et en deuil. Car le témoignage du tueur lui renvoie en miroir la possibilité de son propre vacillement éthique, d’un possible vide intérieur qu’il est libre de faire taire ou parler. L’enquête alors devient le lieu d’un égarement ou l’instrument d’une quête : recherche d’un trouble qui dégage le sujet d’un univers moral balisé; quête réfléchie d’une limite à saisir quant à la capacité de comprendre, dont dépendrait l’existence de soi dans l’ordre de l’éthique ébranlé par ces « témoignages ».

 

Dans le nu de la vie et Une saison de machettes sont des livres de « récits ». L’objet de ces récits n’est pas le génocide comme « événement » historique, mais une expérience muée en forme de vie, inégalement génératrice d’un événement de conscience chez les tueurs et chez les rescapés. Cette inégalité saute aux yeux lorsqu’on lit, en parallèle, le tout dernier témoignage d’Une saison de machettes, que l’auteur a placé là comme en conclusion de son livre, et celui de Claudine Kayitesi, l’avant-dernier des « Récits des marais rwandais » : l’un et l’autre témoins, de part et d’autre du décret de mort, évoquent le génocide comme un emploi du temps hors du temps - celui de la survie, celui de la tuerie :

 

Claudine Kayitesi:

«Le soir, (…) on décrivait les cadavres qu’on avait vus dans la journée, comment ils avaient été coupés ; on dénombrait ceux qui n’était pas présents au bord du marais, et d’en déduire directement ceux qui avaient été attrapés dans la journée. On se demandait qui allait être tué le lendemain. Après les premières séances de tueries, on ne se demandait plus pourquoi on devait mourir. Cette question nous était devenue négligeable. Mais on pensait beaucoup au comment. On tentait d’imaginer quelle devait être la souffrance de mourir sous la machette. (…)
On attendait le lever du jour au bord du marais et les attaques qui allaient commencer. On portait le même vêtement déchiré, on ne souffrait plus d’impudeur puisqu’on se savait identiques. On collaborait les uns les autres à se retirer des kilos de poux dans les cheveux. Les moustiques n’hésitaient pas à nous piquer à l’occasion, mais, d’une certaine façon, on était un peu bardés face à la malaria par notre saleté boueuse. On a duré dans cette existence hagarde. On était oubliés du temps. Il devait continuer de passer pour d’autres, des Hutus, des étrangers, des animaux, mais il ne voulait plus passer pour nous. Le temps nous négligeait parce qu’il ne croyait plus en nous, et nous, par conséquent, on n’espérait rien de lui. Donc, on n’attendait rien."

 

Alphonse Hitiyaremye :

« C’était des jours très ressemblants comme je vous l’ai dit. On endossait les vêtements des champs. On s’échangeait des racontars au cabaret, on pariait sur nos tués, on s’envoyait des blagues sur des filles coupées, on se chamaillait devant des bagatelles de grains. On aiguisait les outils sur les pierres ponceuses. On s’échangeait des tricheries, on rigolait des « merci » des chassés ; on dénombrait et on abritait nos biens.
On multipliait toutes sortes d’occupations humaines sans anicroches, à condition de s’adonner aux tueries dans la journée, évidemment.
A la fin de cette saison des marais, on était trop déçus d’avoir raté. On était découragés de ce qu’on allait perdre, on était très apeurés de la mauvaise fortune et la vengeance qui nous tendaient les bras. Mais au fond, on n’était fatigués de rien. »

 

Le quotidien du génocide, c’est la disparition du « pourquoi » derrière le « comment » : celui d’une mort sous la machette, pour l’un; celui du maniement de la machette, pour l’autre. Car pour expulser l’autre en dehors de l’humanité, l’homme voué à la machine génocidaire l’a fait passer sous la lame de l’instrument familier : celui qui signait auparavant une existence commune, distincte de la vie des arbres et des bêtes.
Le « témoignage » du tueur et celui de la victime sont issus d’un même événement. Ils ne semblent pas issus de la même humanité. Cette humanité pourtant commune, que tente en vain de comprendre le rescapé qui « n’espérait rien », tandis qu’elle n’effleure pas la conscience du tueur « fatigué de rien », continue de présenter son énigme insoutenable aux humains.


 

(Texte publié sans son appareil de notes ; pour consulter l'article complet, nous vous renvoyons à sa version imprimée.)