En août 1994, José Kagabo, Rwandais exilé en
France, chercheur à l’EHESS, publiait aux Temps
modernes un témoignage fort et particulier, peu après
avoir visité son pays au lendemain immédiat
du génocide : livrant son regard d’exilé sur
son pays sinistré, récoltant les témoignages
pour reconstituer ce qui était arrivé à ses
proches, il déchiffrait de l’extérieur
les signes d’une catastrophe intime, tout en tirant
des conclusions, en historien anthropologue, sur l’événement
dans son « autre dimension » qu’historique
: « Il faut savoir comment on a tué (..)
Si on ne vise pas cette description, on s’interdira
de comprendre. (..) Globalement, il faut décrire finement
les idéologies, le comportement des acteurs, poser
la question de la prévisibilité du génocide.
Mais l’horreur ? La cruauté ? Comment
est-ce possible ? » Et à propos d’une
fillette racontant comment sa mère fut coupée
en morceaux jetés dans les latrines : « Je
ne prétends pas savoir ce qui se passe dans la tête
de celui qui a commis cet acte, mais je sais au moins ce
que signifient les latrines pour les Rwandais. Ça
veut dire jeter les morts aux vers. (…) Le symbole
est le même pour lui et pour les parents de la victime.»
Quatre ans plus tard, dans un autre texte, prononcé lors
du cycle Le Travail de mémoire en 1998 à La
Villette, le même auteur réfléchissait
sur le statut de « témoin indirect »,
sur les « niveaux de témoins »,
et sur les modes de « validation du témoignage » :
validation passant par un savoir – l’histoire – et
une langue - celle ici de la colonisation, ou de l’étranger.
L’auteur partait de son « propre statut
en tant que témoin », celui de « témoin
des conséquences » du génocide,
plein d’une mémoire « hébétée » et « saignante »,
mais aussi doté d’un « rôle d’intermédiaire
entre différentes catégories d’acteurs
de l’après-génocide » du
fait de sa position singulière : celle de chercheur
français et de Rwandais descendant et proche des victimes.
Cette position lui fait voir un scandale qu’il place
au centre de sa réflexion :
« (…) la plupart des victimes ou des parents
des victimes n’ont pas accès à cette
documentation que d’autres compulsent pour gérer
le témoignage. Ils n’ont pas accès aux
catégories qui permettent l’analyse de ces témoignages.
(…) Comment peut-on transmettre l’intransmissible
dans une langue à laquelle on peut difficilement accéder ?
(…) Nous n’avons pas encore les mots pour
vous faire ressentir ce que nous ressentons de ce génocide-là.
Le rôle du témoin est amputé.»
Le texte s’intitule : « Pas de langue
pour l’hébétude ». Il affronte
donc en termes linguistiques la question du tiers, décisive
lors d’un génocide et surtout après :
celui qui, d’instrument nécessaire à la
transmission, peut devenir écran ou obstacle, surtout
s’il provient comme ici de l’ancienne puissance
coloniale, par ailleurs compromise dans le génocide.
La question est posée en creux, mais de la manière
la plus concrète, par l’incapacité où se
trouve l’auteur, comme il le dit lui-même, de
traduire en kinyarwanda ses premières « observations sur
le génocide » dans sa « langue
maternelle ». Il y a donc là encore une « autre
dimension » de l’histoire à comprendre
- celle des effets maintenus de la colonisation - non seulement
pour faire la généalogie du génocide,
mais pour élaborer une anthropologie de la transmission
barrée.
On peut estimer que le travail de Jean Hatzfeld donne accès
pour une part à la connaissance visée – « il
faut savoir comment on a tué » -, et
contourne pour le rescapé l’obstacle majeur,
linguistique, dont parlait José Kagabo : ces
deux livres fraient un chemin public, en France, à des
voix intimes venues du Rwanda, parlant dans une langue à la
fois orale et écrite, et, dans une certaine mesure,
en même temps rwandaise et française. Un tel
relais peut-il ainsi remédier à l’ « amputation » du « rôle
du témoin » rwandais ? Comment le
fait-il, et peut-il le faire jusqu’au bout ? Que
nous apportent ces deux livres majeurs, présentant à un « public » français à la
fois « ce qui se passe dans la tête » de
ceux qui découpèrent et tuèrent en masse,
et ce qu’éprouvent, disent et pensent les rescapés
de la tuerie lorsqu’on les interroge de l’ « extérieur »?
D’où vient, enfin, que ces deux livres de témoignages
aient été reçus par la presse comme
des livres « littéraires »,
voire, pour le premier, comme un texte « poétique »,
au risque d’un malentendu blessant pour les victimes?
Comment, du reste, les Rwandais peuvent-ils recevoir
ces deux livres, si décisifs pour la transmission
aux tiers?
Le témoignage poétisé : le « nu
de la vie » selon Jean Hatzfeld
Dans le nu de la vie, récits de marais rwandais forme
un puissant témoignage collectif de la survivance.
Ces témoignages de rescapés, isolés
de toute autre forme de témoignage, et de tout propos
politique, sont nés de questions posées par
le journaliste français – auquel le conflit
ex-yougoslave avait auparavant inspiré un témoignage
personnel, L’Air de la guerre. Ces questions, laissées
tues, se distinguent visiblement d’un simple appel
au récit du vécu pour s’adresser à la
pensée intime de chacun. Et chaque rescapé,
du reste, fait l’objet d’une présentation
par Hatzfeld, portrait écrit accompagné d’une
photo de Raymond Depardon. Les rescapés s’interrogent
sur le pourquoi du génocide et de la haine raciale
en disant leur manière absente d’être
au monde, leur solitude radicale, leurs bricolages de survie,
leur conscience erratique, leurs visites aux ossuaires, le
besoin et le tourment de se souvenir, leur existence coupée
en deux, leur regard posé sur l’avenir des hommes,
sur la guerre et sur l’Occident. A travers la tristesse
de chacun, une profonde intelligence de la destruction génocidaire,
de sa portée éthique et métaphysique,
s’exprime dans ces pages, plus précieuses, sans
doute, qu’aucun livre de philosophie sur le génocide.
Mais si le livre a trouvé une réelle audience
en France, où jusque là dominaient négation
et indifférence, c’est aussi parce que cette
pensée s’exprime dans un langage inattendu,
imagé, elliptique et chantant, qui charma le public
parisien. Ce texte publié au Seuil dans la collection « Fiction
et Cie », et récompensé en 2001
par France-Culture, a ainsi été reçu
comme un texte d’auteur plus que comme un recueil de
témoignages. Celui-ci a pris la forme d’une œuvre
pensée et lue comme telle en France, y compris dans
les milieux littéraires et en tant que littérature.
Or l’ambiguïté qui préside à sa
réussite provient du brouillage camouflé, mais
volontaire, de trois étapes de la transmission
d’ordinaire séparées : la transcription écrite
de témoignages oraux (sans mention des questions),
leur traduction (sans mention des traducteurs), et enfin
leur poétisation (sans mention des interventions de « l’auteur »).
Au terme du malentendu qui fait de Dans
le nu de la vie un
livre de « littérature » que
Hatzfeld aurait « écrit », celui-ci,
au départ journaliste, devient un « écrivain ».
Or, qu’on apprécie ou non ses pages descriptives,
qui plantent un cadre et portraiturent le témoin,
leur style soigné mais assez convenu, enclin à un
certain maniérisme, résiste mal à la
lecture des propos de rescapés. Lesquels de leur côté,
quelle que soit leur capacité de suggestion et leurs
réelles propriétés esthétiques,
n’ont aucune visée littéraire.
C’est en quoi le travail d’Hatzfeld peut susciter
deux questions : celle de l’éventuelle
reconduite de postures coloniales, d’une part, celle
d’une esthétisation déréalisante
du témoignage d’autre part. L’auteur,
dans les pages qu’il signe lui-même, se montre
inconscient de ce qui saute aux yeux du lettré africain, à qui
le livre rappelle deux genres propres à l’ « africanisme » colonial :
le récit de voyage, d’inspiration littéraire,
et le recueil de contes, d’inspiration anthropologique.
Mais si l’on peut discuter cette inconscience, on ne
peut réduire la portée de ce livre à aucun
de ces deux genres. Il est clair qu’un autre genre
est ici en question, aux contours non fixés, entre
témoignage réécrit et poème « naturel ».
On peut dire que le langage du Rwandais, identifié au
langage de la victime, donne prise au cliché romantique
d’une langue primitive naturellement artistique. Mais
aucun effort critique ne permet de s’en défaire,
tant le parler des Rwandais est effectivement mélodieux
aux oreilles du Français de l’hexagone, et tant
ce charme s’approfondit en lisant ce « parler ».
Mais surtout l’émoi qui étreint le lecteur à la
lecture de ces pages relève bien aussi d’un
trouble poétique. Ce mélange d’extrême
douceur expressive et de violence de la pensée fait
percevoir ces « textes » comme l’expression
d’une vérité en même temps qu’une
création poétique, magiques et mêlées :
unité que vient traduire l’expression, empruntée à l’un
des témoins, de « nu de la vie » -
qui rappelle aussi, en ce Paris des années 2000, la « vie
nue » d’Agamben. Si problème il y
a, il vient donc du fait qu’Hatzfeld n’a voulu
exposer ni assumer ce qui relève de sa réécriture
des témoignages – mais il est loin d’être
le premier à procéder ainsi - ni non plus dévoiler
l’identité de ceux qui ont produit cette langue
esthétique : les traducteurs rwandais du kinyarwanda
en français.
Cette ambiguïté a donné lieu à une évidente
réussite en termes de transmission. Mais on peut se
demander à quel prix lorsqu’on examine le phénomène
de réception suscité par le premier livre :
pour qui se soucie de la réalité, l’inconscience
des formules anesthésiantes et consolatrices employées
dans la presse à son propos ont frôlé parfois
l’obscénité. Ce prix n’a jusqu’ici
pas requis la critique, tant le contenu de ces textes, à la
fois accablants et lumineux de profondeur, frappait d’abord
les lecteurs. Mais leur réception sous le signe de
la littérature ne peut que surprendre, sinon faire
violence aux premiers concernés. Or curieusement,
alors qu’il s’est volontiers produit en public
pour parler de ce livre, Hatzfeld n’a jamais protesté contre
cette réception; et tandis qu’il s’est
si montré si bien à l’écoute des
rescapés, il a évité d’être
confronté aux questions des Rwandais en exil - posant
ainsi, sans le dire, que ce livre était destinée
aux Français. On peut donc se demander si l’inconscience
de la presse n’est pas la caricature d’une autre
inconscience, qui altèrerait, elle, non la réalité du
génocide, mais l’idée de littérature :
celle de l’auteur au moment où, fort de témoignages
qu’il a su recueillir avec patience et subtilité,
il fabrique un objet culturel vulnérable aux vulgarités.
Le problème est donc mineur, et n’entame en
rien ce qui importe davantage : l’apport essentiel
de ces textes à la connaissance et la pensée
de l’inhumain.
Cette confusion cultivée par l’auteur, et aggravée
par les medias, montre combien sont fragiles les frontières
du témoignage et du texte littéraire lorsqu’il
s’agit de l’inhumain, et combien le passage à la
littérature, même discutable en droit ou en
fait, peut contribuer à sa transmission. Car quelles
que soient les discussions suscitées par cette confusion
des genres, puis par la démarche, illustrée
dans le second livre, d’interroger longuement les bourreaux,
ces deux livres ont clairement contribué à faire
exister le génocide aux yeux d’un public qui
ne s’en souciait pas jusqu’ici.
Une saison de machettes : de quoi témoigne
un tueur ?
Il n’est pas indifférent que le premier livre,
consacré aux témoignages des victimes, ait été saisi
comme « littéraire » davantage
que le second, consacré aux témoignages des
tueurs. Plus clair sur les attendus de sa construction, mais
plus inquiet sur sa légitimité, ce livre soulève
de tout autres problèmes, que l’auteur affronte
cette fois clairement, en même temps qu’il nous
livre son embarras. Que nous dit ce livre-ci du génocide
et du témoignage ? Jean Hatzfeld y fait un peu
l’équivalent, pour le génocide rwandais,
de ce que fit Christopher Browning pour le génocide
nazi dans Des hommes ordinaires : là où celui-ci,
en historien, fouillait les consciences des soldats du 101ème
bataillon de la police allemande, enrôlés dans
les massacres organisés sur le front de l’est,
Hatzfeld, en journaliste qui n’en est plus un, interroge
le « travail » d’une bande
de villageois enrôlés par les miliciens Interahamwe
et encadrés par les administrateurs locaux, dans les
collines entourant la bourgade de Nyamata.
Une saison de machettes est d’abord un document
historique d’une extraordinaire richesse. A lui seul
il suffirait à établir
la nature génocidaire du crime, tant les mécanismes
de la décision d’exterminer, et ses modes de
réalisation concrets, y sont nettement exposés
de l’intérieur, par ses exécutants et
certains de ses responsables. Mais il est aussi un précieux
document de pensée, par le déroulement qu’il
décrit d’un comportement humain entièrement
inscrit dans une idéologie meurtrière transformée
en labeur quotidien sans aucune rupture de conscience. Ce
livre permet ainsi de répondre à une question
que laissent en suspens les témoignages de rescapés
: quelle expérience du non-sens peuvent avoir les
tueurs ? Et de quoi peuvent-ils témoigner, dès
lors qu’ils n’ont fait que « débroussailler » (p
264) la terre rwandaise? N’ayant traversé aucune « catastrophe »,
ont-ils même vécu un « génocide »,
eux qui, au contraire des victimes, comme le fait remarquer
Hatzfeld, répugnent à employer ce mot? A quoi
sert alors leur témoignage, qui ne fait que confirmer
le non-sens de l’événement au plan des
consciences, sous la forme d’une absence de pensée,
faiblement démentie ça et là par quelques
dégoûts tardifs?
Le tueur ne semble la plupart du temps que confirmer, avec
une candeur stupéfiante, ce qu’a déjà saisi
la victime : la nécessité absolue de la déshumaniser,
nécessité reconduite dans son langage. C’est
ainsi, au contraire du rescapé, par son inconscience
qu’il témoigne du génocide en tant
que crime. Ce témoignage sidère par sa capacité d’assumer
l’opération sans état d’âme
ou presque, même si la conscience semble s’éveiller
parfois sous la forme d’une vision lancinante, d’un
remords, d’une vague inquiétude ou d’une
simple gêne. Même lorsqu’il dit avoir été troublé,
le tueur ramène implacablement son auditeur au paradoxe
de la « banalité du mal » :
joie et fatigue d’un « travail » plus
avantageux qu’aucun autre, facilité du premier
assassinat, inutilité d’une résistance à cette
force irrésistible formant un univers en soi, que
nul ne saurait comprendre ni juger à bon escient
s’il ne l’a vécu.
En certains passages pourtant, les choses deviennent plus
compliquées : ainsi lorsque tel tueur imagine
le mal de la victime avec une inconcevable empathie, expliquant
ainsi son silence :
« Les Tutsis ne demandaient rien, parce qu’ils
ne croyaient plus aux mots dans ces moments fatals. Ils ne
croyaient plus aux cris ; comme des animaux effrayés
par exemple qui hurlent par-delà les coups mortels
pour se faire entendre. C’était une tristesse
toute-puissante qui les emportait. Ils se sentaient abandonnés
de tout, même de ce qu’ils pouvaient dire ».
Le véritable paradoxe semble donc être celui-ci :
la violence sanglante dont le tueur s’est fait l’instrument
peut bien être dite par lui inhumaine, inimaginable,
extraordinaire, surnaturelle, ou même sacrilège – et
ces mots sont de fait employés; elle est encore déclarée
inévitable et même « naturelle » dans
le cadre d’un projet fixé par les autorités
et d’une tradition d’impunité, aggravé par
des soutiens politiques étrangers. Constamment, le
tueur répète que l’observateur ne peut
comprendre de l’extérieur ce qui s’est
passé là, mais que dedans tout était
facile, normal, inévitable et au fond fatal. Cette
coexistence d’un dedans et d’un dehors régis
par des lois contraires instaure l’absolue permissivité de
l’espace ouvert par ce clivage de la conscience. C’est
cette possibilité d’ouverture atroce qui frappe
le lecteur comme une mauvaise nouvelle sur l’humanité.
L’étrange levée des inhibitions de ces
prisonniers en attente de verdict ou de châtiment,
donne lieu à une libération de la parole qui
fait du recueil, en même temps qu’un livre éprouvant,
un véritable précis d’anthropologie de
la violence génocidaire. Son seul précédent,
avec le livre de Browning, est le film récent de Rithy
Panh, S21. La Machine de mort khmer
rouge. Comme le réalisateur
cambodgien, Hatzfeld a conduit son enquête avec un
goût du détail qu’on ne trouve pas dans
Les Blessures du silence de Yolande Mukagasana, pour des
raisons évidentes. Mais c’est cette parole libérée
et ce goût du détail chez l’observateur
extérieur qui se révèlent litigieux :
Hatzfeld donne si longuement la parole aux tueurs que certains
s’impatientent de cette complaisance. L’auteur,
du reste, se risque à l’assumer, disant sa « curiosité »,
et même le goût pris à ces entretiens, évoqués à la
fin comme des « moments agréables ».
Ces deux livres s’offrent à la méditation
sur un mode radicalement différent : tandis que
le premier suscite une mélancolie de pensée
active, le second sidère, puis provoque le malaise éthique.
Il y a entre eux un rapport étroit, complexe, qui
met son auteur continûment mal à l’aise.
Rapport de succession et de complémentarité d’abord :
ce sont les questions posées sur les tueurs, après
lecture du premier livre, qui l’ont poussé à interroger
ceux-ci alors qu’il n’en avait pas eu l’idée
ni le désir au départ. Rapport de contradiction
ensuite, car cette complémentarité fait précisément
problème. Il serait déplacé, répète-t-il à plusieurs
reprises, de confronter les récits des tueurs et ceux
des victimes. Néanmoins il le fait constamment, comparant
les deux réalités vécues, et surtout
leur mode d’expression, nous apprenant à chaque
fois quelque chose de précieux.
Tout dans ces deux livres de « récits »,
le propos des témoins et leur mise en forme, laisse
penser qu’il s’agit là de deux espèces
de témoignages, qu’il faudrait par la lecture
subordonner l’un à l’autre. Dans le nu
de la vie permet de rentrer dans la pensée du génocide
en tant que catastrophe humaine, Une saison de machettes
fait saisir la logique du génocide en tant que crime
inhumain. Si le deuxième recueil, plus volumineux
et redondant que le premier, cite et commente constamment
celui-ci, c’est que les témoignages des rescapés
permettent d’éclairer ceux des tueurs, leur
donnant un sens qu’ils ne sauraient avoir à eux
seuls. Comme si les témoignages de rescapés,
d’abord constitués en livre de poèmes,
devenait un guide de pensée pour lire les témoignages
de tueurs sans s’égarer tout à fait.
Tandis que les commentaires descriptifs de l’auteur,
dans le premier livre, agacent par leur superfluité décorative,
les commentaires réflexifs qui émaillent le
second sont toujours utiles, même lorsqu’ils
sont discutables.
La réflexion contradictoire que ces témoignages
suscitent est cette fois impossible à condenser en « beau
livre ». Une saison de machettes a été salué par
les medias, au gré cette fois d’une simple vulgarité,
comme un « LIVRE CHOC». Si la consécration
de l’écrivain est cette fois acquise, on ne
s’épanche plus sur le charme littéraire
de la langue, tant ce qui se dit là trouble et méduse
le lecteur, tant s’y révèle aussi le
malaise de l’auteur, qui cette fois revient constamment
sur sa démarche pour en dire les mobiles et en questionner
la légitimité. Il n’est pas indifférent
que le livre des tueurs ne pose pas la question de la littérature
comme l’avait fait le livre des survivants. La comparaison
stylistique entre les deux livres est du reste parlante :
si le langage des rescapés et celui des tueurs diffère
profondément au plan de la pensée – Hatzfeld
commente cette différence dans un chapitre précieux
- les tours linguistiques imagés y sont souvent les
mêmes. On saisit par là que la puissance « poétique » du
premier livre ne tient pas essentiellement à la forme
d’un langage mixte, mais à l’alchimie
inédite d’une forme et d’un contenu de
pensée, où le pire abandon s’exprime à travers
une douceur imprévue.
Le malaise de l’auteur qui passe d’une espèce
de « récit » à une autre
en dit long sur la notion de témoignage, et sur l’opération
qui consiste à en « produire». Son
statut éthique diffère complètement
dans un cas et dans l’autre. Si le même acte
de témoigner porte sur le génocide en ses deux
faces, comme catastrophe et comme crime, le statut de l’interrogateur
et du collecteur, lui, change du tout au tout : devant
le tueur, la subjectivité de l’enquêteur
est obligée de se chercher laborieusement plutôt
que de se manifester discrètement sous la forme du
tiers auxiliaire et compréhensif, ami en pensée
et en deuil. Car le témoignage du tueur lui renvoie
en miroir la possibilité de son propre vacillement éthique,
d’un possible vide intérieur qu’il est
libre de faire taire ou parler. L’enquête alors
devient le lieu d’un égarement ou l’instrument
d’une quête : recherche d’un trouble
qui dégage le sujet d’un univers moral balisé;
quête réfléchie d’une limite à saisir
quant à la capacité de comprendre, dont dépendrait
l’existence de soi dans l’ordre de l’éthique ébranlé par
ces « témoignages ».
Dans le nu de la vie et Une saison de machettes sont des
livres de « récits ». L’objet
de ces récits n’est pas le génocide comme « événement » historique,
mais une expérience muée en forme de vie, inégalement
génératrice d’un événement
de conscience chez les tueurs et chez les rescapés.
Cette inégalité saute aux yeux lorsqu’on
lit, en parallèle, le tout dernier témoignage
d’Une saison de machettes, que l’auteur a placé là comme
en conclusion de son livre, et celui de Claudine Kayitesi,
l’avant-dernier des « Récits des
marais rwandais » : l’un et l’autre
témoins, de part et d’autre du décret
de mort, évoquent le génocide comme un emploi
du temps hors du temps - celui de la survie, celui de
la tuerie :
Claudine Kayitesi:
«Le soir, (…) on décrivait les cadavres
qu’on avait vus dans la journée, comment ils
avaient été coupés ; on dénombrait
ceux qui n’était pas présents au bord
du marais, et d’en déduire directement ceux
qui avaient été attrapés dans la journée.
On se demandait qui allait être tué le lendemain.
Après les premières séances de tueries,
on ne se demandait plus pourquoi on devait mourir. Cette
question nous était devenue négligeable. Mais
on pensait beaucoup au comment. On tentait d’imaginer
quelle devait être la souffrance de mourir sous la
machette. (…)
On attendait le lever du jour au bord du marais et les attaques
qui allaient commencer. On portait le même vêtement
déchiré, on ne souffrait plus d’impudeur
puisqu’on se savait identiques. On collaborait les
uns les autres à se retirer des kilos de poux dans
les cheveux. Les moustiques n’hésitaient pas à nous
piquer à l’occasion, mais, d’une certaine
façon, on était un peu bardés face à la
malaria par notre saleté boueuse. On a duré dans
cette existence hagarde. On était oubliés du
temps. Il devait continuer de passer pour d’autres,
des Hutus, des étrangers, des animaux, mais il ne
voulait plus passer pour nous. Le temps nous négligeait
parce qu’il ne croyait plus en nous, et nous, par conséquent,
on n’espérait rien de lui. Donc, on n’attendait
rien."
Alphonse Hitiyaremye :
« C’était des jours très
ressemblants comme je vous l’ai dit. On endossait les
vêtements des champs. On s’échangeait
des racontars au cabaret, on pariait sur nos tués,
on s’envoyait des blagues sur des filles coupées,
on se chamaillait devant des bagatelles de grains. On aiguisait
les outils sur les pierres ponceuses. On s’échangeait
des tricheries, on rigolait des « merci » des
chassés ; on dénombrait et on abritait
nos biens.
On multipliait toutes sortes d’occupations humaines
sans anicroches, à condition de s’adonner aux
tueries dans la journée, évidemment.
A la fin de cette saison des marais, on était trop
déçus d’avoir raté. On était
découragés de ce qu’on allait perdre,
on était très apeurés de la mauvaise
fortune et la vengeance qui nous tendaient les bras. Mais
au fond, on n’était fatigués de rien. »
Le quotidien du génocide, c’est la disparition
du « pourquoi » derrière le « comment » :
celui d’une mort sous la machette, pour l’un;
celui du maniement de la machette, pour l’autre. Car
pour expulser l’autre en dehors de l’humanité,
l’homme voué à la machine génocidaire
l’a fait passer sous la lame de l’instrument
familier : celui qui signait auparavant une existence
commune, distincte de la vie des arbres et des bêtes.
Le « témoignage » du tueur et
celui de la victime sont issus d’un même événement.
Ils ne semblent pas issus de la même humanité.
Cette humanité pourtant commune, que tente en vain
de comprendre le rescapé qui « n’espérait
rien », tandis qu’elle n’effleure
pas la conscience du tueur « fatigué de
rien », continue de présenter son énigme
insoutenable aux humains.
(Texte publié sans son appareil de notes ; pour
consulter l'article complet, nous vous renvoyons à sa
version imprimée.)