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Entretien avec Boubacar Boris Diop

Par Marie BENARD, réalisé le lundi 5 mars 2001, à Dakar.

Noémie Bénard : Comment voyez-vous le regroupement d'auteurs, comment le percevez-vous ?

Boris Boubacar Diop : Chacun de nous avait à son actif plusieurs romans qu'il avait écrit dans des conditions particulières. D'abord, dans chaque cas, le texte préexistait à l'événement, au contenu. Il fallait imaginer le contenu et évidemment, on est conduit dans une espèce d'opacité. Donc, c'était un appel à l'imagination. Et ces romans étaient écrits dans une solitude totale, on ne les voyait pas venir. Dans ce cas précis, la situation était complètement renversée, le matériau était là avant même la mise en place du texte et tout cela se faisait en groupe, avec des auteurs de la même génération. C'était stimulant mais cela comportait des risques puisque l'on pouvait être influencé par les autres. Cela, c'est d'un point de vue littéraire.
D'un point de vue politique, c'est très différent. Je pense que nous avons posé là un acte de solidarité important en Afrique, au moment même où, à la faveur de l'afro-pessimisme (il n'y a rien à faire, il faut se résigner), nous avons été assez sensibles à la couleur des mots pour décider de les écouter et d'en sortir non seulement avec des livres mais aussi avec une autre vision des problèmes de l'Afrique. Donc, au-delà de l'acte d'écrire, au-delà de ces textes qui sont dérisoires quand on les compare à toutes ces souffrances accumulées, il y a vraiment un acte politique très fort qui fait que l'événement va être inscrit dans la durée. Et je crois qu'il l'est peut-être plus que chez les historiens, encore qu'il soit absurde de comparer le travail des historiens et le travail des écrivains. Mais c'est en train de déborder dans tous les sens, et de façon positive : la musique, le cinéma, le théâtre, les arts plastiques. C'est extraordinaire. (…)

N.B : Dans les interviews, la phrase qui revenait le plus souvent était " plus jamais ça… ". Mais en même temps, lorsque l'on a demandé à tous les auteurs de faire un constat sur l'Afrique et sur tous ses problèmes, cela restait accablant. Alors justement comment expliquez-vous cette notion d'afro-pessimisme ?

B.B.D : Le monde est si mal fait qu'on peut s'accommoder, à la limite même inconsciemment, d'un certain niveau de souffrance, d'injustice. Mais un génocide, c'est un point de rupture. C'est vraiment le moment où l'on s'arrête et où l'on dit qu'un continent peut basculer dans le néant, si l'on s'accommode de cela. Les deux principales leçons que j'ai retirées de cette expérience, c'est un peu notre rapport avec les autres et en particulier avec le colonisateur français, puisque j'ai lu beaucoup de textes et de commentaires dans lesquels on parlait avec un mépris incroyable de la mort. Et j'en suis arrivé au constat suivant : les pays africains (le Sénégal, le Gabon, le Rwanda) étaient des pays dominés, ça on le savait. Ce sont les dirigeants qui ont été placés ici par la volonté de Paris. C'est Paris qui contrôle les élites économiques, intellectuelles. C'était désagréable mais à la limite on pouvait détourner les yeux et faire comme si on n'avait rien vu. Or, je me suis rendu compte qu'il y a là une logique extrêmement meurtrière. Et cela peut conduire à la mort d'un million de personnes. J'ai donc eu peur pour moi-même et pour mes enfants et j'ai pris l'habitude de regarder ceux qui se mêlaient des affaires de mon pays avec beaucoup d'hostilité, je ne le cache pas, sans la moindre sympathie parce qu'il est impossible de recevoir des coups tout le temps sans dire " je ne vais jamais en donner ". Ca c'est la première leçon.
La deuxième leçon, c'est que pour le Rwanda, j'avais, comme je crois la plupart des gens aujourd'hui, tendance à analyser les événements politiques africains de façon très massive, de façon " essentialiste ". Je portais un regard " métaphysique " sur le problème. Et ce que m'a quand même appris le Rwanda, c'est que chaque cri doit faire l'objet d'une étude particulière pour qu'il ne se réitère pas Et il y a des intérêts économiques importants qu'il faut savoir rechercher. Il ne faut pas se dire : " les Africains sont comme ça. ". Personne n'est comme ça. Ni les Africains, ni les Asiatiques, ni les Européens. Il y a de la manipulation, au nom d'intérêts économiques le plus souvent très importants. Il faut chercher de ce côté. Et peut-être qu'il serait plus facile de comparer la situation au Kosovo et la situation dans le Cachemire que ce qui est arrivé au Rwanda par rapport à ce qui est arrivé en Guinée. Donc, l'espace géographique ne joue qu'un rôle mineur pour moi. L'Afrique globale, en tant que telle, fermée sur elle-même, c'est cette marmite qui bouillonne (ethnie…). Vraiment je trouve cela tout à fait absurde.
Maintenant, de façon plus globale, cela m'a permis de mieux comprendre ce qu'était en réalité l'afro-pessimisme. Je ne l'acceptais pas réellement. A la limite, sans partager les vues des afro-pessimistes, je me disais " je comprends cette réaction d'indignation, de colère, ce sont des gens qui aiment trop l'Afrique, et ils ne peuvent pas supporter de la voir tomber si bas. Et c'est pour cela qu'ils s'expriment de cette façon. ". Et bien, là, je suis sorti de cette lecture du génocide avec un sentiment totalement différent. (..) Globalement, on n'a jamais entendu parler d'euro-pessimisme ou d'américano-pessimisme. Jamais. C'est le seul continent où l'on parle de cela et il faut se demander pourquoi. Et en définitive, qu'un intellectuel critique la situation dans son pays ou sur son continent, c'est un exercice légitime et même très sain. Moi, je ne peux pas renoncer à ce pouvoir, à cette force d'autocritique. Mais qu'on en arrive à dire que l'Afrique n'a pas de destin, c'est ça que signifie l'afro-pessimisme (c'est-à-dire " l'Afrique, il faut s'en passer, ça ne mène nulle part "). Moyennant quoi, les jeunes veulent aller en Europe et y rester, se débarrassent de leur culture, font des choses que personne ne fait, le mépris des autres ajouté à notre propre mépris vis-à-vis de nous-même, mais ça crée les conditions de notre monde. Alors, on arrive ici à un niveau où , en fait, la pensée est effrayée par elle-même. De deux choses l'une : ou bien tout ce qui arrive est expliqué de manière scientifique, comme j'ai essayé de le faire, peut-être de façon très maladroite, ou bien il n'y a pas d'explication. Et cela veut dire que nous sommes au bord de l'abyme. Cela veut dire que nous sommes réellement des sauvages. Mais si l'on pense cela, il faut le dire et en tirer les conclusions. Parce que tout doit être dit. C'est intolérable de suggérer avec des formules bien enveloppées que nous sommes un ramassis de sauvages et de ne pas en tirer les conséquences. Si l'on ose penser cela, il faut le dire. Et pour moi, la question de l'afro-pessimisme c'est cela.
J'écrivais un petit texte la semaine dernière et je disais dans ce texte, je compte développer cela d'ailleurs, que l'on peut comparer la situation des Africains à celle d'un esclave enchaîné au bord d'un précipice. Le maître est parti, mais l'esclave reste enchaîné. Pour se libérer, il doit faire des gestes, et ces gestes peuvent autant le libérer que le précipiter dans le vide. Mais nous, nous choisissons de rester tranquilles. Et ce ne sont pas les alibis qui manquent pour justifier ce comportement équitable.

N.B : " Que signifie pour vous la littérature d'engagement ? Et y a t-il désormais pour vous un renouveau dans la littérature engagée, et même une nouvelle littérature engagée, grâce aux textes du regroupement d'auteurs ?

B.B.D. : Je pense que, et ça je le dis souvent, tous les écrivains se méfient du mot " engagement ". Ils le suspectent parce que ça semble signifier qu'il leur faut renoncer à leur liberté d'expression et pour nous les Africains plus que pour les autres, au fond, notre écriture se fonde sur un besoin de liberté, parce que nos livres ne rapportent pas d'argent, ne nous rapportent pas la gloire, rien. Nous sommes dans des sociétés orales où écrire amène quelque chose d'un peu pervers. Mais nous écrivons quand même pour pouvoir être libres et quand on nous dit " engagez-vous dans telle cause ", nous nous braquons. Mais, autant les écrivains suspectent la notion d'engagement, autant ils la respectent. Quelque part, il y a toujours un peu de respect et une espèce de fascination. Cette liberté qu'on veut pour soi-même, je pense qu'on la veut d'abord pour les autres.
Mais il est intéressant de comparer les textes du regroupement d'auteurs et l'évolution de chacun des auteurs. Les textes sont tous écrits avec une grande limpidité, un grand désir d'être compris. Et il est évident que nous n'allons pas sortir de cela indemnes du point de vue intellectuel. Je pense qu'après l'esclavage, la colonisation, ce génocide (le premier en tout cas identifié comme tel en Afrique, identifié comme tel selon des normes juridiques), et bien je pense que c'est vraiment un tournant. C'est d'autant plus important et je crois même que c'est une étape supérieure dans l'engagement parce qu'au fond quand on s'engage pour le Rwanda, contre le génocide, on s'engage contre le mal dans le monde entier, on s'engage pour l'Humanité entière. Je pense que c'est une étape supérieure. La lutte contre l'esclavage, la lutte contre la colonisation, c'était dans un horizon historique, oui. L'Afrique est immonde. Mais on voyait les frontières du problème. Ici, il n'y a pas de frontières parce qu'il y a une partie de l'histoire du Rwanda qui ne concerne évidemment que les Rwandais, mais le génocide c'est la part d'universalité dans l'histoire moderne du Rwanda. Il faudra vérifier, il faudra suivre cela. Je crois que, de plus en plus, les textes des auteurs africains, en particulier ceux du regroupement, vont avoir une ouverture sur le monde. C'est le cas du dernier ouvrage Rifts Routes Rails de Abdourahman A. Waberi. Et le fait, pour quelqu'un comme moi, d'écrire un roman, d'imposer aux Sénégalais de lire un roman sur le Rwanda, c'est fou. Ce qui a été fait est très important. Chacun était dans son " travau national ", les élections nationales, le père de la nation, et quand il y avait ouverture c'était très vague. Aujourd'hui, je parle du Rwanda dans la fiction, je compte continuer à le faire. Le Guinéen parle du Rwanda, le Djiboutien aussi, c'est fantastique.

N.B : Justement, vous avez parlé des lecteurs, de la limpidité des textes. Est-ce que vous avez ciblé un genre de lecteurs ou est-ce vraiment destiné à tout le monde, certains événements historiques n'étant pas toujours évidents à suivre ?

B.B.D. : (…) J'ai écrit Murambi, je ne dirais pas pour les enfants car ce serait exagéré, mais pour les jeunes, pour les tous jeunes. C'est le premier livre que j'ai écrit en pensant à un public très très jeune. Je ne me fais plus beaucoup d'illusions (j'écris pour les Africains) sur les gens de ma génération, en tout cas en Afrique, parce qu'ils sont très biens mais je pense qu'ils sont rarement capables de se remettre en cause. Ils se sont battus, ils ont construit leur vie sur des schémas intellectuels précis, ce n'est pas très facile de les faire bouger. Et moi-même, je n'ai bougé que parce que j'ai été au Rwanda. Je sais très bien que si je n'avais pas été au Rwanda, je n'aurais rien fait. Supposons que je m'appelle autrement, je n'ai pas été au Rwanda, romancier du nom de … Bon, une romancière, Véronique Tadjo, me parle : je ne bouge pas. Mais les jeunes, qu'ils soient Africains ou non d'ailleurs, je pense qu'ils sont beaucoup plus capables, parce qu'ils sont dans une période d'instabilité, ils n'ont pas fait de schémas, ils ne sont pas grippés sur des certitudes. Donc moi j'écris pour eux. C'est vrai aussi qu'il y a un décalage entre le romancier et son lecteur parce que moi-même, avant d'écrire ce roman, j'ai lu des tas d'ouvrages historiques, j'ai regardé des films, j'ai discuté, j'ai réfléchi, et quand je rends cela, je laisse des choses comme la guérilla de Mulendi, le fait que la plupart des gens du FPR venaient d'Ouganda, etc… je laisse passer cela. Mais quand même, le texte littéraire et surtout un texte comme celui-ci, requiert la participation du lecteur. Tu te souviens peut-être de ce roman d'Umberto Ecco, Le Nom de la rose dont je parle dans Les Tambours de la mémoire. Les cent première pages de ce livre sont décourageantes. C'est mal fichu, on n'a pas envie de continuer. On a demandé à Ecco de s'expliquer là-dessus. Et il a répondu que justement c'est un parcours initiatique, la preuve que l'on a mérité le reste, c'est que l'on a franchi cette étape. Je crois qu'on peut aussi dire la même chose. Bon, il faut avoir des ambitions très modestes, si mon livre aide quelques personnes dans le monde à se remettre en question, à essayer de savoir plus en profondeur, c'est bien. A d'autres, on va apporter de petites émotions et ils reprendront leur vie normale, il ne faut pas se faire d'illusions. Je cherche dans la masse des lecteurs des complices, des frères. Et il n'y a pas de complicité, de fraternité si quelqu'un, après avoir lu le roman, n'a pas envie de mieux comprendre. Ca passe par un travail personnel intense.

N.B : Et justement, ce choix de la fiction participe-t-il en un sens d'une meilleure compréhension du sujet?

B.B.D. : Absolument, parce que d'abord, je pense que la fiction est quand même un gage de liberté Si on ne choisit pas la fiction, on se retrouve sur un terrain non familier, le terrain des historiens. D'abord, ne serait-ce que d'un point de vue pratique, il faut tout lire, pratiquement tout ce qui a précédé. Il faut tout vérifier. Et je crois qu'on s'adresse à un groupe " extra ", ça n'a rien de négatif. Moi, je sais ce que je dois à Chrétien, Prunier, tous. Je leur dois énormément. Mais il fallait quand même rendre l'événement accessible à un plus grand nombre, d'une part. D'autre part, lorsque l'on fait revivre l'Histoire, on évacue en quelque sorte l'émotion, encore que, je sais qu'un homme comme Prunier dit : " moi, je suis un historien, je suis un homme de sciences, je dois rester impassible en toutes circonstances. Mais je ne peux pas. ", et il laisse éclater sa colère. Et bien, le besoin d'exprimer cette colère, je crois que la fiction y arrive mieux que les textes écrits par les historiens ou les autres spécialistes des sciences sociales (philosophes, sociologues, voire journalistes). Et que se passe-t-il ? Là, on se rend compte qu'il y a des choses qui sont tellement ténues. On ne peut pas exprimer cela. On a envie de donner un visage à la douleur. On a envie, parmi le million de morts, d'en choisir trois ou quatre que le lecteur a l'impression de connaître. On peut se dire : " Jessica, c'est ma sœur, ou j'aurais pu être amoureux de Jessica… ". Voyez, il y a des noms et c'est la réalité vécue. Et, cela, tous les documents le prouvent.
Un génocide comme celui du Rwanda a ceci de particulier que ceux qui le mettent en œuvre sont dans une émotivité exacerbée. Oui, exacerbée. C'est vraiment de la violence, de l'émotion. Et la seule façon d'en rendre compte, de faire sentir cela, c'est d'écrire des romans, parce que quand les gens tuaient au Rwanda, ils savaient et y arrivaient. Ce n'était pas vraiment cette planification bureaucratique de l'Holocauste (le gaz…), où on ne sait pas. Jusqu'au dernier moment, dans les camps, certains ne savaient pas. Les plus optimistes, les plus naïfs ne savaient pas. Ici, on tue les gens mais on le leur dit. Dans certains cas, on a dit à une personne : " je ne te tue pas. J'ai tué toute ta famille mais je ne te tue pas parce que je veux que tu meures de douleur " ce sont des choses banales et il était même charitable au Rwanda pour un tueur de s'exprimer de la sorte. Inconsciemment charitable. Et cette émotion-là, on ne peut la rendre compte que par la fiction.

N.B : Déjà, dans Le Cavalier et son ombre, vous décriviez ce jeu de la cruauté et de la mort avec des miliciens qui s'amusaient avec les gens et leur faisaient payer leur type de mort. C'était déjà une prise de conscience…

B.B.D. : Oui, cela, c'était déjà une prise de conscience. C'était une des rares informations vraies que j'avais en écrivant Le Cavalier et son ombre. J'ai appris cela grâce à quelqu'un que j'ai rencontré en Suisse, à Bern. C'est d'ailleurs de lui que je tiens les propos : " 11 minutes pour la mort d'Erton Seyna… ".

N.B : Et il était comme dans le roman, rwandais ?

B.B.D. : Il était rwandais. Ce n'était pas vraiment un ami, comme dans le roman. Nous nous sommes retrouvés dans un avion. Je n'étais pas très conscient à l'époque du problème du génocide, mais nous en avons discuté Et il a dit deux ou trois choses qui m'avaient frappé. Quand j'ai commencé à lire les documents, j'ai vu qu'aux barrières, les gens payaient ! C'est de là que viennent " les vendeurs de mort ", c'est d'un grand intérêt pour la fiction. Mais peut-être que je n'y croyais pas forcément quand j'écrivais cela dans Le Cavalier et son ombre parce que je n'avais pas vérifié. Mais c'était intéressant d'un point de vue romanesque. Quand j'ai vraiment commencé à m'occuper de la question, j'ai vu que c'était banal. On payait, on pillait et on avait le droit à une mort digne pour soi-même ou pour ses enfants !

N.B : Puisque l'on parle des morts, pourquoi avoir choisi ce titre Le livre des ossements et ces dédicaces essentiellement aux morts ? Le parcours de Cornelius n'est-il pas un parcours pour renaître ?

B.B.D. : J'ai trouvé le titre presque immédiatement. Au début, c'était simplement Le livre des ossements. Et quand je suis allé à Murambi, j'ai dit " mais c'est un endroit… " et j'y suis retourné d'ailleurs parce que j'étais trop troublé. J'ai dit : " Non. Il faut qu'il y ait Murambi dans le titre ". Bon, je suis d'accord avec toi, le titre n'épuise pas complètement le contenu. Mais le titre n'épuise jamais le contenu d'un livre et évidemment on a envie d'ouvrir une fenêtre. Ca aurait été trop étouffant d'en rester là. En fait, ce parcours, c'est surtout Siméon qui le prend en charge. Il fallait vraiment ce personnage. Il est très fort, le pauvre nègre qui n'a l'air de rien et qui a tout compris depuis très longtemps. Il fallait cela. Je suis d'accord.
Mais le titre signifie surtout que le livre a été écrit pour les morts. C'est vrai aussi. Il est écrit pour les morts, et ça on peut d'ailleurs l'ajouter à la première question parce que finalement, jusque là, nous écrivions pour les vivants. Oh, parfois pour les copains que l'on voulait épater, " je suis en train d'écrire un roman tu verras, il n'est pas mal. J'ai trouvé des images, des métaphores, des traits d'esprit, une certaine légèreté… ". Mais là, on était dans la réalité, il y avait des gens, tout ce que nous avions à imaginer était la fiction, et le livre était fait. Il fallait absolument une référence aux morts. Dire Murambi le livre des morts ne marchait pas parce que c'était une référence trop précise à quelque chose de cette ampleur.

N.B : Puisque l'on a parlé de Siméon, quelle est la part de témoignage dans le roman ? Est-ce que tous les personnages mis en scène proviennent de témoignages ou est-ce que certains sont vraiment fictifs ?

B.B.D. : C'est bizarre, Cornelius est fictif. Stan est fictif. Mais le fictif est toujours relatif dans un roman. J'ai vu quelqu'un qui avait le même trait de caractère que Stanley, quelqu'un qui s'est battu courageusement pendant la guérilla et qui maintenant pense qu'il faut tourner la page, qu'il faut oublier. Et je me suis servi de ce trait de caractère, de quelqu'un que je ne connais même pas très bien pour imaginer Stanley, étant entendu que c'est une attitude assez fréquente aujourd'hui au Rwanda. Les gens ne veulent pas qu'on leur jette tout le temps leurs morts à la figure. Je parle des personnages importants.
Cornelius, nous en avons déjà discuté, je l'ai imaginé, c'est chacun des auteurs. Mais c'est aussi tous ces Rwandais qui reviennent au pays et qui découvrent le génocide. L'un d'eux nous a dit : " j'aimais un pays que je ne connaissais pas. ". J'ai entendu cela, c'est une jeune femme qui a dit cela.
Le personnage de Siméon, c'est quelqu'un que j'ai rencontré. Son vrai nom est Apollinaire. Et c'était une rencontre absolument bénéfique pour moi. C'était vraiment une rencontre incroyable. J'étais fou parce que nous étions là, nous voyions des cadavres partout, moi j'étais en colère. Et puis je vais voir ce vieil homme. Il n'a pas du tout joué au sage africain, il s'est levé pour danser un peu partout. J'étais avec une jeune femme, une jeune Rwandaise, et il a prétendu qu'il était amoureux de cette Jessica, que Jessica l'avait trahi. On a beaucoup blagué. Moi, évidemment, je ne comprenais pas la langue, donc j'étais un peu en retrait. Et au bout du compte, il en avait assez dit dans ses charges contre les missionnaires… mais avec des anecdotes, des histoires, des silences… Il y avait le portrait de son fils, un jeune homme dans la force de l'âge, en tenue militaire, qui était mort au front avec le FPR pendant la défensive de 1990. C'était une maison tellement pauvre. On ne peut même pas imaginer une telle pauvreté. Et moi, je suis sorti de cette rencontre comme fou en fait. J'ai éclaté de joie. Il m'a vraiment donné une telle force, une telle énergie que je n'arrivais à y croire. Avant, j'avais rencontré des intellectuels, des gens qui avaient travaillé dans des organismes internationaux qui essayaient de m'expliquer. Je comprenais très bien, c'était très intéressant, mais je n'avais jamais eu ce sentiment. Evidemment, il y avait Jessica, cette jeune femme. Mais tout ce que je sais sur le Rwanda, je le dois à Siméon. Je ne pense pas ,jusqu'à présent dans ma vie, avoir rencontré une personne aussi forte. Pas forte dans le sens : " je souffre mais je l'accepte ", pas dans ce sens-là. " Forte " dans le sens une espèce de force intérieure dans le regard, un grand courage physique et une lucidité. Je n'ai jamais vu cela jusqu'à présent. Et il était évident qu'il serait au centre de mon roman. Il l'était avant Jessica.

N.B : Mais cette dernière est malgré tout très importante dans le roman, car à travers elle et à travers son histoire, on découvre l'avant-génocide, le génocide, et l'après-génocide.

B.B.D. : C'est le personnage principal. Il y a aussi cette vieille femme qui a environ soixante ans, Roza Karemera. Elle aussi, j'ai légèrement arrangé son histoire comme celle de Marina. Mais je crois que le personnage-clé, c'est Jessica. Enfin, elle aide à la compréhension du roman.

N.B : Et comment se déroulaient les témoignages ? Aviez-vous tous un lieu bien précis comme pour Marina ? Ou alliez-vous à la rencontre des gens ?

B.B.D. : Non. Dans beaucoup de cas, on allait ensemble, le gardien du cimetière était là, et expliquait comment le génocide s'était passé. On a eu des entretiens avec les journalistes, avec les ONG de femmes très importantes là-bas, avec les veuves du génocide, avec Avocats Sans Frontières qui est, elle, une ONG comme Médecins Sans Frontières, internationale. Elle est basée au Rwanda et travaille sur le génocide. On a aussi discuté avec les correspondants de presse étrangers (AFP…). Il y avait même des journalistes français qui étaient de passage à Kigali. Bref, on a eu ces rencontres formelles. Or, je dois quand même témoigner de cela, on s'imagine qu'on nous avait aménagé un voyage bien organisé, mais on nous a dit : " Vous pouvez aller où vous voulez, individuellement ". Sans cela, je ne serais pas allé tout seul sur les collines, je n'aurais pas rencontré Jessica, je n'aurais pas développé une relation de confiance avec elle, ce qui a permis qu'elle me dise des choses assez intéressantes pour moi. Par exemple, Marina nous a tous parlé. C'était dans le cadre de la rencontre avec les écrivains rwandais parce qu'elle écrit, même si elle n'a pas encore été éditée. Donc, c'était en tant qu'invitée qu'elle était venue. Mais pour Roza, j'étais seul avec quelqu'un qui, dans le roman, est sous le nom de " Bonaventure ". Pour Siméon, j'étais avec Jessica. Etc…
Tu comprends un peu comment cela s'est passé ? Et nous avions une bibliothèque et une vidéothèque à notre disposition. Je dois dire aussi que les livres que l'on avait étaient aussi bien pour que contre le génocide.

N.B : Il y a un fait réel qui revient régulièrement dans beaucoup de livres, c'est ce qui est arrivé à Théreza Mukandori. C'est une image vraiment choquante…

B.B.D. : Oui. C'est complètement fou. Ils ont fini par l'enterrer. Ce qui est arrivé à Théreza est un peu particulier. Son corps, de façon étonnante, s'était bien conservé. On arrive, il n'y a que des ossements, sur des tables dans des cryptes, sur terre un peu partout. Et puis, il y a au bout de la table une femme qui est assise les jambes un peu écartées avec un pieux enfoncé dans le vagin. Et dans la crypte, je ne dirais pas que ça saigne mais elle a fait support. Et cela ne semble pas dater de très longtemps. C'est une histoire, et tout ce qui s'est passé, quand on a vu cela, ce n'est pas possible.

N.B : C'était peut-être à cause de cette représentation poussée à l'extrême de la cruauté…

B.B.D. : Exactement. Et en vérité, le cas de Théreza Mukandori revient dans tous les romans. Au fond, cela donne le sens profond de cette démarche. Etonnement, pour chacun de nous, c'était inconscient. Quelqu'un a demandé le nom de Théreza et je me souviens quand il a demandé comment s'appelait cette jeune fille. On nous a parlé de son frère qui voulait qu'on l'ensevelisse normalement, mais le gouvernement a supplié de comprendre la nécessité de montrer tout cela. Et quand on nous a dit qu'elle s'appelait Théreza Mukandori, j'ai vu tout le monde prendre note. Au fond, cela voulait dire, et l'on s'adressait un peu aux tueurs : " vous vouliez la tuer, mais nous, nous allons la faire revivre. ". Ce qui est étrange chez certains auteurs, c'est qu'il y a beaucoup de simulation. Moi, j'ai changé beaucoup de noms, d'autres ont changé beaucoup de noms. Mais pour Théreza, personne n'a voulu changé. Personne. Parfois on met " Mukandoli " ou " Mukandori ", mais n'oublions pas qu'en kinyarwanda, le " l " et le " r " sont équivalents. Je crois que cela a été quelque chose de très frappant. Elle revient dans la totalité des romans.

N.B : Justement, puisqu'au Rwanda, les noms ont tous une signification particulière, est-ce que les noms des personnages principaux ont un sens bien précis ?

B.B.D. : Dans certains cas, j'ai pris des listes de victimes publiées par l'AFTH et je m'en suis servi pour les noms de mes personnages. C'est dans la même logique : on a voulu tuer, mais moi, je fais revivre dans ma fiction. Donc, c'est en quelque sorte des noms authentiques, comme Michel Serumundo etc… J'ai pris cela dans les ouvrages de Human Rights Watch, African Rights ou bien la Fédération Internationale des droits de l'homme (notamment les ouvrages publiés chez Karthala) premièrement. Deuxièmement, il faut connaître le kinyarwanda pour pouvoir réinventer des noms. Donc, personnellement, je ne me suis pas embarqué dedans. Cependant, dans un souci de clareté, j'ai porté mon choix sur des noms rwandais assez faciles à prononcer et à retenir pour des étrangers. Pour moi, c'était important. Je ne voulais pas que les gens se découragent en disant : " je n'arriverai jamais à retenir ce nom ". J'ai choisi des noms comme " Serumundo ", " Karekezi ", " Kamanzi ", " Uzimana ", etc… Ce n'est pas long et ce n'est pas difficile à prononcer. Dans un seul cas, mais on ne m'a pas dit lequel, il paraît que je me suis trompé parce qu'il y a des noms qui sont en quelque sorte androgynes : un homme peut les porter, une femme peut les porter. Mais il y a des noms que seule une femme peut porter et d'autres que seul un homme peut porter. Moi, j'aurais donné un mauvais nom à un homme ou à une femme. C'est une amie rwandaise qui m'a dit cela après, et elle s'est moquée de moi en refusant de me dire lequel. On blaguait, mais effectivement, c'est tellement complexe.

N.B : Oui, et il y a un nom qui m'a tout particulièrement frappée : " Aloys ".

B.B.D. : Oui, il s'appelle Aloys et il est un des principaux tueurs de Murambi. On ne sait pas ce qu'il est devenu d'ailleurs. Il a pu s'échapper et il a complètement disparu. Et c'est lui qui, dans le roman tient le rôle du colonnel Mussoni, à la fin. Mais j'ai choisi de donner son prénom à une des tueurs. C'est un petit peu un deuil à l'Histoire.

N.B : Justement, ce qui m'a vraiment impressionnée, c'est de pouvoir écrire des chapitres sur les tueurs et de pouvoir en quelque sorte se mettre à la place des tueurs pour une approche plus réelle de ce qui s'est passé.

B.B.D. : C'est-à-dire qu'on a parlé avec quelques uns de ces hommes. Mais j'ai surtout lu dans des ouvrages des témoignages fragmentaires de tueurs, d'ailleurs de diverses catégories. Par exemple, l'un, c'est Clément Gayishema, le fameux boucher de Kibuyé, Kibuyé qui est un endroit paradisiaque, très impressionnant et très beau ; ou bien alors c'est le petit tueur de base, complètement paumé. Et tous s'expliquent non seulement en ce qui concerne ce génocide, mais aussi en ce qui concerne tous les génocides depuis que cela a commencé en 59. Je pense que le reste c'est affaire de conviction, de métier (sur le plan romanesque je veux dire), mais surtout j'avais conscience qu'il manquerait quelque chose de très important à ce roman si je n'essayais pas de m'infiltrer dans la conscience des tueurs. Et il faut savoir aussi qu'au Rwanda, jamais les tueurs ne sont venus pour tuer en silence. Ils ont constamment parlé, et il est impossible d'écouter un rescapé sans qu'il raconte ce que les tueurs ont dit avant de commencer leur besogne. Donc, pour ce matériau, les témoignages des tueurs, les témoignages " dérivés " des rescapés et les documents disponibles sur l'histoire des génocides au Rwanda ont servi. Peut-être qu'il faudrait d'ailleurs tout un roman pour cela.

N.B : Cela prouve vraiment cette volonté de tuer pour tuer des Hutus extrémistes.

B.B.D. : Absolument. Il faut lire le livre de Philip Gourevitch car pour moi, c'est ce qui s'est écrit de mieux, je crois, sur le génocide. Incontestablement. Il donne lui aussi la parole aux tueurs.

N.B : Cette manière d'écrire est très importante parce qu'elle donne différents points de vue au lecteur, et cela se retrouve d'ailleurs dans Le Cavalier et son ombre.

B.B.D. : Je veux laisser au lecteur le choix. Il participe aussi à l'élaboration du texte.

N. B: Le temps est aussi très marqué dans les deux livres. Dans Le Cavalier et son ombre, le temps est beaucoup moins précis que dans Murambi. Les flash-backs sont utilisés, l'histoire se déroule sur plusieurs siècles alors que Murambi est très détaillé du point de vue temporel. Mais il y a toujours un brouillage du temps dans les deux romans. Pourquoi ?

B.B.D. : C'est parce que le temps est en nous. Je pense qu'au niveau le plus élémentaire, personne ne vit vraiment dans le présent. Et donc, lorsque l'on parle d'une histoire comme celle du Rwanda, il est important de donner des repères temporels : d'abord rappeler que c'est une civilisation très ancienne, très vieille, qu'il n'y avait pas d'anarchie politique, tribale ou ethnique avant l'arrivée des colonisateurs mais surtout indiquer que tout a vraiment commencé en 1959. L'usage du temps dans Le Cavalier et son ombre et dans Murambi, ce n'est pas tout à fait la même chose. Dans le premier, il y a des intentions esthétiques évidentes. Dans le second, il y a un peu moins d'efficacité esthétique.

N.B : Cela marque aussi une nouvelle façon d'écrire…

B.B.D. : Oui, c'est ce que je dis. Aujourd'hui, si j'écris quelque chose, soit je me lâche complètement, soit je continue dans le même souci de précision, même si ce roman devrait porter sur autre chose que sur le Rwanda. On sort de cette affaire en étant persuadé d'avoir perdu son sens, en étant persuadé que le texte ne vient pas forcément par derrière. Il est là, il est enraciné dans la réalité, et peut-être qu'il faut aller chercher la réalité le plus vite possible par les formes les plus désespérées.

N.B : Il y avait une phrase qui m'avait marquée, c'est dans une interview avec un journaliste. Vous disiez être passé de la honte à la colère entre les deux romans.

B.B.D. : ça c'est clair. Lorsqu'en 1994, il y a eu le génocide, il n'y avait pas de différence entre la Somalie, le Rwanda, la Sierra Léone. Je savais que ce n'était pas bien. Et pour moi, il n'y avait ni bourreau, ni victime au Rwanda. Nous autres Africains, nous sommes là, nous donnons au monde le spectacle désolant de notre soif de sang. Il n'y avait même pas d'effort pour comprendre ce qu'il y avait derrière. Tu zappes à la télé… Les journalistes savent très bien aujourd'hui les effets qu'ils recherchent. On te montre quelqu'un qui est en train de tuer sa femme et ses enfants. Mais c'est tout ce qu'on te montre, un homme en train de tuer sa femme et ses enfants. Et c'est un élément de trois, quatre minutes. Tu as besoin de comprendre cela, de connaître peut-être mille ans d'Histoire. Sur mille ans d'Histoire, tu as trois, quatre minutes et du sang. Et tu vas passer à autre chose. Et bien, c'était vraiment n'importe quoi : dans le même journal, tu n'as même pas le temps de réaliser, tu es tétanisé. Oui, moi, j'avais honte. C'est tout. Et puis, j'écris après cela Le Cavalier et son ombre : je me suis dit que je ne pouvais pas ne pas parler du Rwanda. Ce qui s'est passé là-bas était terrible. C'était vraiment mon devoir d'écrivain d'en parler. Et j'en parle en convoquant les clichés habituels. Dans le roman, il y a les Twis et les Mwas (les Tutsis et les Hutus en d'autres termes). C'est une haine millénaire, le roi des Dapienga etc… Je n'ai pas à être content de moi. Et puis, je ne parle pas des Français dans Le Cavalier et son ombre. J'étais loin de me douter de ce qu'ils ont fait…

N.B : Il y a quand même les forces étrangères qui interviennent un peu…

B.B.D. : Oui, mais c'était quasiment de l'ordre mythique. Les forces étrangères, cela pouvait être l'ONU, les Américains. Je ne pensais sincèrement pas aux Français. D'abord, on me dit : " c'est bien, on a un projet, on veut aller au Rwanda ". J'ai répondu : " Non. Le Rwanda aujourd'hui, c'est les victimes qui sont hutu. Qu'est-ce qu'ils sont en train de me raconter ? Les Hutus et les Tutsis se sont entretués et ça n'arrête pas depuis mille ans. Mais que veulent-ils que je dise ? ". Et d'ailleurs ma réaction a été de dire : " D'accord, mais je ne peux pas écrire. ". J'avais cette relation avec le Rwanda. Je comptais m'abriter derrière le journalisme et esquiver en esprit la nécessité d'une fiction et d'un engagement profond. Je pensais que je verrais telle personne tel jour, et que je le noterais sans commentaires. Je ne m'en cache pas. Et j'arrive sur place : au bout d'une semaine, je me rends compte que l'on m'a caché un million de cadavres (je ne sais pas comment on a réussi et cela a eu lieu en Afrique), que le monde entier s'en foutait mais que l'endroit du monde où l'on s'en foutait le plus c'était l'Afrique, que moi, écrivain, journaliste, philosophe, intellectuel en sorte, je n'avais rien compris. De voir, de découvrir la manière dont les commentateurs français crachaient sur ces vies, dont on avait armé les tueurs, à vrai dire dont tout cela a été planifié et à quel point la frontière entre les victimes et les bourreaux était maigre, tout cela m'a réveillé. J'ai eu soudain cette rage, ce sentiment de colère et je me suis dit que franchement c'était vraiment le moment d'écrire, de comprendre pourquoi nous somme tombés si bas. Cette colère me conduit à des limites parfois intolérables.
Je suis en correspondance avec une journaliste israélienne, à qui j'ai écrit la semaine dernière : " nous autres Africains, devons essayer de comprendre pourquoi, chaque fois que dans le monde quelqu'un croit devoir être raciste, il l'est aussi à l'égard des noirs ". Ca ne veut pas dire que partout les gens sont racistes mais parlons franchement : que ce soit en Europe, en Amérique, en Asie, voire dans le monde arabe, il y a des racistes. Pour moi, cela soulève des questions terribles. Or, il ne faut pas reculer devant ces questions. La deuxième remarque que je fais, c'est que si j'ai bien compris, il se peut que je me trompe, l'Afrique est peut-être le continent qui n'ait jamais été raciste. Cela ne veut pas dire que les étrangers aient toujours été accueillis à bras ouverts. Mais en gros, je ne vois pas du tout les noirs se montrer racistes, racistes au sens moderne du terme. Donc, j'arrive à ces réflexions, et je dois d'ailleurs faire un texte articulé autour de cela, la manière dont l'intelligentsia française (d'Ormesson etc…) a parlé du génocide. La colère, c'est cela. C'est le sentiment d'avoir été pris pour un déchet, la certitude que, alors que moi je ne comprenais pas, alors que mes autres camarades qui se sont battus toute leur vie ne comprenaient pas, beaucoup de gens dans les milieux de la coopération en France savaient ce qui se passait. Donc, cette colère, c'est autant contre l'autre que contre moi-même, contre l'intellectuel africain que je suis, c'est-à-dire quelqu'un qui ne sert à rien.

N.B : Et la presse dans tout cela ? Quel regard portez-vous sur la presse maintenant ?

B.B.D. : Ce qu'il y a de mieux en ce moment avec la démocratisation, le pluralisme… c'est une presse très dynamique, de plus en plus professionnelle. C'est certainement une très bonne chose, c'est un secteur très fort. Mais, il n'a pas assez de moyens parce que le lectorat est très faible, le marché publicitaire très limité d'une part, d'autre part cela conduit les journaux à ne parler que de leurs problèmes : à Bamako, on ne parle que des problèmes du Mali, à Dakar que du Sénégal… Et c'est quand même quelque chose de très regrettable. Rapporté au génocide, cela donne quelque chose d'affligeant : le problème est traité en page internationale en répercutant les dépêches de l'AFP. C'est tout. On reprend les dépêches de l'AFP et il ne faudrait quand même pas croire que l'AFP est une organisation neutre, innocente qui ne donne que des informations propres, avec un respect total de la déontologie. Moi-même, à l'époque du génocide, et cela est une expérience personnelle dont je n'ai pas souvent parlé, j'animais une émission politique sur une des plus importantes stations de radio privée de Dakar : Sud FM. J'ai fait pendant deux ans une émission hebdomadaire en direct d'une heure. Ca s'appelait " Pour ou contre ", donc une émission très conflictuelle. J'ai quand même invité deux Rwandais de Dakar à venir parler du génocide. Je ne leur ai pas demandé s'ils étaient Hutus ou Tutsis. Ils étaient Rwandais. On a fait l'émission, c'était en 1996, j'étais dans mon ignorance et j'ai appris qu'après cette émission, les milieux rwandais opposés au génocide à Dakar étaient très déçus, voire mécontents. J'ai dû faire de nombreuses erreurs avec toute ma bonne volonté. Ils sont venus, on a parlé et vraiment, mon Dieu ! il paraît que cela a été assez mal reçu.
Je vais aussi te rapporter une anecdote très intéressante. Il y a quelques mois, j'ai rencontré une Rwandaise dont toute la famille avait été tuée. Elle se trouvait à Dakar pendant le génocide. Elle m'a dit : " Quand le génocide a éclaté, nous les Rwandais de Dakar, nous avons décidé de rendre visite à tous les directeurs, surtout ceux de la presse privée parce que nous sommes conscients de l'influence de ces titres-là ". Leurs parents étaient là-bas, on était en train de les tuer et Philomène a dit ces paroles. Les gens ont été très sensibles mais personne n'a rien fait. Je crois qu'à l'époque, alors que moi j'étais dirigé par un journal, je suis sûr que s'ils étaient venus me voir, je n'aurais rien fait. J'aurais juste pensé : " Ils sont en train de s'entretuer et ils veulent que je prenne position pour eux, contre les autres ". C'était terrible. Or, quand tu étudies le génocide, tu vois de façon éclatante le mal d'un côté et les victimes de l'autre. Mes confrères qu'ils ont rencontrés ont eu le même raisonnement : on ne s'en mêle pas. On a traité ces événements dans la presse d'après les dépêches de l'AFP, comme jele dis parfois, " comme un accident d'avion dans le Caucase ", comme quelque chose de très lointain. Evidemment, ce sang dégoulinait sur les écrans de télévision mais, manque de chance pour les Rwandais, c'était à l'occasion de la coupe du monde de football.

N.B : C'est un peu ce que relate le GROUPOV dans sa pièce de théâtre.

B.B.D. : Exactement.

N.B : Et la presse française ?

B.B.D. : La presse française, je commence à la lire vraiment. Après, j'ai lu des choses et j'ai commencé à comprendre à quel point la presse française avait été aussi ignoble. Je ne sais pas si ces journalistes se rendaient bien compte. Mais quelqu'un comme Jean Hélène était quand même sur le terrain. Il ne pouvait pas dire qu'il ne voyait pas, qu'il ne savait pas. Il y a quand même de très bonnes choses comme ce qu'a écrit Patrick de Saint-Exupéry. Ce qu'il y a d'étonnant c'est que même les meilleurs journalistes au monde ont circonscrit leur engagement vis-à-vis du Rwanda dans le temps. Le génocide est fini, passons à autre chose. Alors qu'en bonne logique, quand on couvre un événement, la meilleure réaction c'est celle de Philip Gourevitch. C'est une explication en profondeur et à la limite pour une vie. C'est quand même essayer de comprendre la nature humaine et éviter de traiter cela comme une information, en somme ce n'est plus d'actualité. C'est pourtant le mal dans ce qu'il a d'éternel.

N.B : Le regroupement d'auteurs dénonce d'ailleurs les actes des médias…

B.B.D. : Oui, et heureusement car il faut être prudent. Cela les rattrape. Ce qu'il y a de bien actuellement en Afrique et dans un pays comme le Sénégal, c'est que les gens comprennent mieux la situation. Et il y a une chose importante que j'allais oublier, c'est qu'au mois de juin, les gens de Fest'Africa, ayant vraiment pris conscience de cela ont invité la presse africaine. Et la presse est venue. On ne peut pas être uniquement avec RFI, Le Monde, l'AFP, BBC… Les références aujourd'hui au Rwanda sont beaucoup plus nombreuses et très différentes de ce qu'elles étaient avant. Quand ça a commencé à chauffer en Côte d'Ivoire, les gens ont dit " attention, le Rwanda ". Avant, ils n'auraient sûrement pas écrit comme cela. (…)

N.B : Que pensez-vous du livre de Tierno Monénembo ?

B.B.D.: Je ne le juge pas. Je trouve que le titre est très beau, qu'en profondeur il y a une écriture très complexe. Je crois que le texte de Tierno déroute au début. Mais lorsqu'on se calme, on l'accepte mieux. Il déroute car ce n'est pas la perspective que l'on attendait forcément. Mais chacun parle de lui-même dans ses romans. Il fait parler un enfant. Or il est parti très jeune de Guinée. C'est dans ce type de sujet qu'il était le plus à l'aise par rapport à sa propre histoire.