Noémie Bénard : Comment
voyez-vous le regroupement d'auteurs, comment le percevez-vous
?
Boris
Boubacar Diop : Chacun de
nous avait à son actif plusieurs romans qu'il avait écrit
dans des conditions particulières. D'abord, dans
chaque cas, le texte préexistait à
l'événement, au contenu. Il fallait imaginer
le contenu et évidemment, on est conduit dans une
espèce d'opacité. Donc, c'était un appel à l'imagination.
Et ces romans étaient écrits dans une solitude
totale, on ne les voyait pas venir. Dans ce cas précis,
la situation était complètement renversée,
le matériau était là avant même
la mise en place du texte et tout cela se faisait en groupe,
avec des auteurs de la même génération.
C'était stimulant mais cela comportait des risques
puisque l'on pouvait
être influencé par les autres. Cela, c'est d'un
point de vue littéraire.
D'un point de vue politique, c'est très différent.
Je pense que nous avons posé là un acte de
solidarité
important en Afrique, au moment même où, à
la faveur de l'afro-pessimisme (il n'y a rien à faire,
il faut se résigner), nous avons été assez
sensibles à la couleur des mots pour décider
de les écouter et d'en sortir non seulement avec des
livres mais aussi avec une autre vision des problèmes
de l'Afrique. Donc, au-delà de l'acte d'écrire,
au-delà
de ces textes qui sont dérisoires quand on les compare
à toutes ces souffrances accumulées, il y a
vraiment un acte politique très fort qui fait que
l'événement va être inscrit dans la durée.
Et je crois qu'il l'est peut-être plus que chez les
historiens, encore qu'il soit absurde de comparer le travail
des historiens et le travail des écrivains. Mais c'est
en train de déborder dans tous les sens, et de façon
positive : la musique, le cinéma, le théâtre,
les arts plastiques. C'est extraordinaire. (
)
N.B : Dans
les interviews, la phrase qui revenait le plus souvent était
" plus jamais ça
". Mais en même
temps, lorsque l'on a demandé à tous les auteurs
de faire un constat sur l'Afrique et sur tous ses problèmes,
cela restait accablant. Alors justement comment expliquez-vous
cette notion d'afro-pessimisme ?
B.B.D : Le monde est si mal fait qu'on peut s'accommoder, à
la limite même inconsciemment, d'un certain niveau
de souffrance, d'injustice. Mais un génocide, c'est
un point de rupture. C'est vraiment le moment où l'on
s'arrête et où l'on dit qu'un continent peut
basculer dans le néant, si l'on s'accommode de cela.
Les deux principales leçons que j'ai retirées
de cette expérience, c'est un peu notre rapport avec
les autres et en particulier avec le colonisateur français,
puisque j'ai lu beaucoup de textes et de commentaires dans
lesquels on parlait avec un mépris incroyable de la
mort. Et j'en suis arrivé
au constat suivant : les pays africains (le Sénégal,
le Gabon, le Rwanda) étaient des pays dominés,
ça on le savait. Ce sont les dirigeants qui ont été
placés ici par la volonté de Paris. C'est Paris
qui contrôle les élites économiques,
intellectuelles. C'était désagréable
mais à la limite on pouvait détourner les yeux
et faire comme si on n'avait rien vu. Or, je me suis rendu
compte qu'il y a là une logique extrêmement
meurtrière. Et cela peut conduire
à la mort d'un million de personnes. J'ai donc eu
peur pour moi-même et pour mes enfants et j'ai pris
l'habitude de regarder ceux qui se mêlaient des affaires
de mon pays avec beaucoup d'hostilité, je ne le cache
pas, sans la moindre sympathie parce qu'il est impossible
de recevoir des coups tout le temps sans dire " je ne
vais jamais en donner
". Ca c'est la première leçon.
La deuxième leçon, c'est que pour le Rwanda,
j'avais, comme je crois la plupart des gens aujourd'hui,
tendance à
analyser les événements politiques africains
de façon très massive, de façon " essentialiste
". Je portais un regard " métaphysique "
sur le problème. Et ce que m'a quand même appris
le Rwanda, c'est que chaque cri doit faire l'objet d'une étude
particulière pour qu'il ne se réitère
pas Et il y a des intérêts économiques
importants qu'il faut savoir rechercher. Il ne faut pas se
dire : "
les Africains sont comme ça. ". Personne n'est
comme
ça. Ni les Africains, ni les Asiatiques, ni les Européens.
Il y a de la manipulation, au nom d'intérêts économiques
le plus souvent très importants. Il faut chercher
de ce côté. Et peut-être qu'il serait
plus facile de comparer la situation au Kosovo et la situation
dans le Cachemire que ce qui est arrivé au Rwanda
par rapport à
ce qui est arrivé en Guinée. Donc, l'espace
géographique ne joue qu'un rôle mineur pour
moi. L'Afrique globale, en tant que telle, fermée
sur elle-même, c'est cette marmite qui bouillonne (ethnie
).
Vraiment je trouve cela tout à fait absurde.
Maintenant, de façon plus globale, cela m'a permis
de mieux comprendre ce qu'était en réalité
l'afro-pessimisme. Je ne l'acceptais pas réellement.
A la limite, sans partager les vues des afro-pessimistes,
je me disais " je comprends cette réaction d'indignation,
de colère, ce sont des gens qui aiment trop l'Afrique,
et ils ne peuvent pas supporter de la voir tomber si bas.
Et c'est pour cela qu'ils s'expriment de cette façon. ".
Et bien, là, je suis sorti de cette lecture du génocide
avec un sentiment totalement différent. (..) Globalement,
on n'a jamais entendu parler d'euro-pessimisme ou d'américano-pessimisme.
Jamais. C'est le seul continent où l'on parle de cela
et il faut se demander pourquoi. Et en définitive,
qu'un intellectuel critique la situation dans son pays ou
sur son continent, c'est un exercice légitime et même
très sain. Moi, je ne peux pas renoncer à ce
pouvoir, à
cette force d'autocritique. Mais qu'on en arrive à dire
que l'Afrique n'a pas de destin, c'est ça que signifie
l'afro-pessimisme (c'est-à-dire " l'Afrique,
il faut s'en passer, ça ne mène nulle part ").
Moyennant quoi, les jeunes veulent aller en Europe et y rester,
se débarrassent de leur culture, font des choses que
personne ne fait, le mépris des autres ajouté
à notre propre mépris vis-à-vis de nous-même,
mais ça crée les conditions de notre monde.
Alors, on arrive ici à un niveau où , en fait,
la pensée est effrayée par elle-même.
De deux choses l'une : ou bien tout ce qui arrive est expliqué de
manière scientifique, comme j'ai essayé de
le faire, peut-être de façon très maladroite,
ou bien il n'y a pas d'explication. Et cela veut dire que
nous sommes au bord de l'abyme. Cela veut dire que nous sommes
réellement des sauvages. Mais si l'on pense cela,
il faut le dire et en tirer les conclusions. Parce que tout
doit être dit. C'est intolérable de suggérer
avec des formules bien enveloppées que nous sommes
un ramassis de sauvages et de ne pas en tirer les conséquences.
Si l'on ose penser cela, il faut le dire. Et pour moi, la
question de l'afro-pessimisme c'est cela.
J'écrivais un petit texte la semaine dernière
et je disais dans ce texte, je compte développer cela
d'ailleurs, que l'on peut comparer la situation des Africains
à celle d'un esclave enchaîné au bord
d'un précipice. Le maître est parti, mais l'esclave
reste enchaîné. Pour se libérer, il doit
faire des gestes, et ces gestes peuvent autant le libérer
que le précipiter dans le vide. Mais nous, nous choisissons
de rester tranquilles. Et ce ne sont pas les alibis qui manquent
pour justifier ce comportement équitable.
N.B
: "
Que signifie pour vous la littérature d'engagement
? Et y a t-il désormais pour vous un renouveau dans
la littérature engagée, et même une nouvelle
littérature engagée, grâce aux textes
du regroupement d'auteurs ?
B.B.D. :
Je pense que, et ça je le dis souvent, tous les écrivains
se méfient du mot " engagement
". Ils le suspectent parce que ça semble signifier
qu'il leur faut renoncer à leur liberté d'expression
et pour nous les Africains plus que pour les autres, au fond,
notre écriture se fonde sur un besoin de liberté,
parce que nos livres ne rapportent pas d'argent, ne nous
rapportent pas la gloire, rien. Nous sommes dans des sociétés
orales où écrire amène quelque chose
d'un peu pervers. Mais nous écrivons quand même
pour pouvoir être libres et quand on nous dit " engagez-vous
dans telle cause ", nous nous braquons. Mais, autant
les
écrivains suspectent la notion d'engagement, autant
ils la respectent. Quelque part, il y a toujours un peu de
respect et une espèce de fascination. Cette liberté qu'on
veut pour soi-même, je pense qu'on la veut d'abord
pour les autres.
Mais il est intéressant de comparer les textes du
regroupement d'auteurs et l'évolution de chacun des
auteurs. Les textes sont tous écrits avec une grande
limpidité, un grand désir d'être compris.
Et il est évident que nous n'allons pas sortir de
cela indemnes du point de vue intellectuel. Je pense qu'après
l'esclavage, la colonisation, ce génocide (le premier
en tout cas identifié
comme tel en Afrique, identifié comme tel selon des
normes juridiques), et bien je pense que c'est vraiment un
tournant. C'est d'autant plus important et je crois même
que c'est une étape supérieure dans l'engagement
parce qu'au fond quand on s'engage pour le Rwanda, contre
le génocide, on s'engage contre le mal dans le monde
entier, on s'engage pour l'Humanité entière.
Je pense que c'est une
étape supérieure. La lutte contre l'esclavage,
la lutte contre la colonisation, c'était dans un horizon
historique, oui. L'Afrique est immonde. Mais on voyait les
frontières du problème. Ici, il n'y a pas de
frontières parce qu'il y a une partie de l'histoire
du Rwanda qui ne concerne
évidemment que les Rwandais, mais le génocide
c'est la part d'universalité dans l'histoire moderne
du Rwanda. Il faudra vérifier, il faudra suivre cela.
Je crois que, de plus en plus, les textes des auteurs africains,
en particulier ceux du regroupement, vont avoir une ouverture
sur le monde. C'est le cas du dernier ouvrage Rifts Routes
Rails de Abdourahman A. Waberi. Et le fait, pour quelqu'un
comme moi, d'écrire un roman, d'imposer aux Sénégalais
de lire un roman sur le Rwanda, c'est fou. Ce qui a été
fait est très important. Chacun était dans
son
" travau national ", les élections nationales,
le père de la nation, et quand il y avait ouverture
c'était très vague. Aujourd'hui, je parle
du Rwanda dans la fiction, je compte continuer à le
faire. Le Guinéen parle du Rwanda, le Djiboutien
aussi, c'est fantastique.
N.B
: Justement, vous avez parlé des lecteurs,
de la limpidité
des textes. Est-ce que vous avez ciblé un genre de
lecteurs ou est-ce vraiment destiné à tout
le monde, certains
événements historiques n'étant pas toujours
évidents à suivre ?
B.B.D.
: (
) J'ai écrit Murambi, je ne dirais
pas pour les enfants car ce serait exagéré,
mais pour les jeunes, pour les tous jeunes. C'est le premier
livre que j'ai écrit en pensant à un public
très très jeune. Je ne me fais plus beaucoup
d'illusions (j'écris pour les Africains) sur les
gens de ma génération, en tout cas en Afrique,
parce qu'ils sont très biens mais je pense qu'ils
sont rarement capables de se remettre en cause. Ils se
sont battus, ils ont construit leur vie sur des schémas
intellectuels précis, ce n'est pas très facile
de les faire bouger. Et moi-même, je n'ai bougé
que parce que j'ai été au Rwanda. Je sais très
bien que si je n'avais pas été au Rwanda, je
n'aurais rien fait. Supposons que je m'appelle autrement,
je n'ai pas
été au Rwanda, romancier du nom de
Bon,
une romancière, Véronique Tadjo, me parle :
je ne bouge pas. Mais les jeunes, qu'ils soient Africains
ou non d'ailleurs, je pense qu'ils sont beaucoup plus capables,
parce qu'ils sont dans une période d'instabilité,
ils n'ont pas fait de schémas, ils ne sont pas grippés
sur des certitudes. Donc moi j'écris pour eux. C'est
vrai aussi qu'il y a un décalage entre le romancier
et son lecteur parce que moi-même, avant d'écrire
ce roman, j'ai lu des tas d'ouvrages historiques, j'ai regardé
des films, j'ai discuté, j'ai réfléchi,
et quand je rends cela, je laisse des choses comme la guérilla
de Mulendi, le fait que la plupart des gens du FPR venaient
d'Ouganda, etc
je laisse passer cela. Mais quand même,
le texte littéraire et surtout un texte comme celui-ci,
requiert la participation du lecteur. Tu te souviens peut-être
de ce roman d'Umberto Ecco, Le Nom de la rose dont je parle
dans Les Tambours de la mémoire. Les cent première
pages de ce livre sont décourageantes. C'est mal fichu,
on n'a pas envie de continuer. On a demandé à
Ecco de s'expliquer là-dessus. Et il a répondu
que justement c'est un parcours initiatique, la preuve que
l'on a mérité le reste, c'est que l'on a franchi
cette
étape. Je crois qu'on peut aussi dire la même
chose. Bon, il faut avoir des ambitions très modestes,
si mon livre aide quelques personnes dans le monde à se
remettre en question, à essayer de savoir plus en
profondeur, c'est bien. A d'autres, on va apporter de petites émotions
et ils reprendront leur vie normale, il ne faut pas se faire
d'illusions. Je cherche dans la masse des lecteurs des complices,
des frères. Et il n'y a pas de complicité,
de fraternité si quelqu'un, après avoir lu
le roman, n'a pas envie de mieux comprendre. Ca passe par
un travail personnel intense.
N.B
: Et justement, ce choix de la fiction participe-t-il
en un sens d'une meilleure compréhension du sujet?
B.B.D.
: Absolument, parce que d'abord, je pense que la
fiction est quand même un gage de liberté Si
on ne choisit pas la fiction, on se retrouve sur un terrain
non familier, le terrain des historiens. D'abord, ne serait-ce
que d'un point de vue pratique, il faut tout lire, pratiquement
tout ce qui a précédé. Il faut tout
vérifier. Et je crois qu'on s'adresse à un
groupe " extra
", ça n'a rien de négatif. Moi, je sais
ce que je dois à Chrétien, Prunier, tous. Je
leur dois énormément. Mais il fallait quand
même rendre l'événement accessible à un
plus grand nombre, d'une part. D'autre part, lorsque l'on
fait revivre l'Histoire, on évacue en quelque sorte
l'émotion, encore que, je sais qu'un homme comme Prunier
dit : " moi, je suis un historien, je suis un homme
de sciences, je dois rester impassible en toutes circonstances.
Mais je ne peux pas.
", et il laisse éclater sa colère. Et
bien, le besoin d'exprimer cette colère, je crois
que la fiction y arrive mieux que les textes écrits
par les historiens ou les autres spécialistes des
sciences sociales (philosophes, sociologues, voire journalistes).
Et que se passe-t-il ? Là, on se rend compte qu'il
y a des choses qui sont tellement ténues. On ne peut
pas exprimer cela. On a envie de donner un visage
à la douleur. On a envie, parmi le million de morts,
d'en choisir trois ou quatre que le lecteur a l'impression
de connaître. On peut se dire : " Jessica, c'est
ma sur, ou j'aurais pu être amoureux de Jessica
". Voyez, il y a des noms et c'est la réalité
vécue. Et, cela, tous les documents le prouvent.
Un génocide comme celui du Rwanda a ceci de particulier
que ceux qui le mettent en uvre sont dans une émotivité
exacerbée. Oui, exacerbée. C'est vraiment de
la violence, de l'émotion. Et la seule façon
d'en rendre compte, de faire sentir cela, c'est d'écrire
des romans, parce que quand les gens tuaient au Rwanda, ils
savaient et y arrivaient. Ce n'était pas vraiment
cette planification bureaucratique de l'Holocauste (le gaz
),
où on ne sait pas. Jusqu'au dernier moment, dans les
camps, certains ne savaient pas. Les plus optimistes, les
plus naïfs ne savaient pas. Ici, on tue les gens mais
on le leur dit. Dans certains cas, on a dit à une
personne : " je ne te tue pas. J'ai tué toute
ta famille mais je ne te tue pas parce que je veux que tu
meures de douleur " ce sont des choses banales et il était
même charitable au Rwanda pour un tueur de s'exprimer
de la sorte. Inconsciemment charitable. Et cette émotion-là,
on ne peut la rendre compte que par la fiction.
N.B
: Déjà, dans Le Cavalier et son ombre,
vous décriviez ce jeu de la cruauté et de
la mort avec des miliciens qui s'amusaient avec les gens
et leur faisaient payer leur type de mort. C'était
déjà une prise de conscience
B.B.D.
: Oui, cela, c'était déjà
une prise de conscience. C'était une des rares informations
vraies que j'avais en écrivant Le Cavalier et son
ombre. J'ai appris cela grâce à quelqu'un que
j'ai rencontré
en Suisse, à Bern. C'est d'ailleurs de lui que je
tiens les propos : " 11 minutes pour la mort d'Erton
Seyna
".
N.B
: Et il était comme dans le roman, rwandais
?
B.B.D.
: Il était rwandais. Ce n'était pas
vraiment un ami, comme dans le roman. Nous nous sommes
retrouvés dans un avion. Je n'étais pas très
conscient à l'époque du problème du
génocide, mais nous en avons discuté Et il
a dit deux ou trois choses qui m'avaient frappé.
Quand j'ai commencé à lire les documents,
j'ai vu qu'aux barrières, les gens payaient ! C'est
de là que viennent " les vendeurs de mort ",
c'est d'un grand intérêt pour la fiction.
Mais peut-être que je n'y croyais pas forcément
quand j'écrivais cela dans Le Cavalier et son ombre
parce que je n'avais pas vérifié. Mais c'était
intéressant d'un point de vue romanesque. Quand
j'ai vraiment commencé
à m'occuper de la question, j'ai vu que c'était
banal. On payait, on pillait et on avait le droit à une
mort digne pour soi-même ou pour ses enfants !
N.B
: Puisque l'on parle des morts, pourquoi avoir choisi
ce titre Le livre des ossements et ces dédicaces
essentiellement aux morts ? Le parcours de Cornelius n'est-il
pas un parcours pour renaître ?
B.B.D.
: J'ai trouvé le titre presque immédiatement.
Au début, c'était simplement Le livre des
ossements. Et quand je suis allé à Murambi,
j'ai dit "
mais c'est un endroit
" et j'y suis retourné
d'ailleurs parce que j'étais trop troublé.
J'ai dit : " Non. Il faut qu'il y ait Murambi dans le
titre
". Bon, je suis d'accord avec toi, le titre n'épuise
pas complètement le contenu. Mais le titre n'épuise
jamais le contenu d'un livre et évidemment on a envie
d'ouvrir une fenêtre. Ca aurait été trop
étouffant d'en rester là. En fait, ce parcours,
c'est surtout Siméon qui le prend en charge. Il fallait
vraiment ce personnage. Il est très fort, le pauvre
nègre qui n'a l'air de rien et qui a tout compris
depuis très longtemps. Il fallait cela. Je suis d'accord.
Mais le titre signifie surtout que le livre a été
écrit pour les morts. C'est vrai aussi. Il est écrit
pour les morts, et ça on peut d'ailleurs l'ajouter à
la première question parce que finalement, jusque
là, nous écrivions pour les vivants. Oh, parfois
pour les copains que l'on voulait épater, " je
suis en train d'écrire un roman tu verras, il n'est
pas mal. J'ai trouvé
des images, des métaphores, des traits d'esprit, une
certaine légèreté
". Mais
là, on était dans la réalité,
il y avait des gens, tout ce que nous avions à imaginer était
la fiction, et le livre était fait. Il fallait absolument
une référence aux morts. Dire Murambi le livre
des morts ne marchait pas parce que c'était une référence
trop précise à quelque chose de cette ampleur.
N.B
: Puisque l'on a parlé de Siméon,
quelle est la part de témoignage dans le roman ?
Est-ce que tous les personnages mis en scène proviennent
de témoignages ou est-ce que certains sont vraiment
fictifs ?
B.B.D.
: C'est bizarre, Cornelius est fictif. Stan est
fictif. Mais le fictif est toujours relatif dans un roman.
J'ai vu quelqu'un qui avait le même trait de caractère
que Stanley, quelqu'un qui s'est battu courageusement pendant
la guérilla et qui maintenant pense qu'il faut tourner
la page, qu'il faut oublier. Et je me suis servi de ce
trait de caractère, de quelqu'un que je ne connais
même pas très bien pour imaginer Stanley, étant
entendu que c'est une attitude assez fréquente aujourd'hui
au Rwanda. Les gens ne veulent pas qu'on leur jette tout
le temps leurs morts à la figure. Je parle des personnages
importants.
Cornelius, nous en avons déjà discuté,
je l'ai imaginé, c'est chacun des auteurs. Mais c'est
aussi tous ces Rwandais qui reviennent au pays et qui découvrent
le génocide. L'un d'eux nous a dit : " j'aimais
un pays que je ne connaissais pas. ". J'ai entendu cela,
c'est une jeune femme qui a dit cela.
Le personnage de Siméon, c'est quelqu'un que j'ai
rencontré. Son vrai nom est Apollinaire. Et c'était
une rencontre absolument bénéfique pour moi.
C'était vraiment une rencontre incroyable. J'étais
fou parce que nous étions là, nous voyions
des cadavres partout, moi j'étais en colère.
Et puis je vais voir ce vieil homme. Il n'a pas du tout joué au
sage africain, il s'est levé pour danser un peu partout.
J'étais avec une jeune femme, une jeune Rwandaise,
et il a prétendu qu'il était amoureux de cette
Jessica, que Jessica l'avait trahi. On a beaucoup blagué.
Moi, évidemment, je ne comprenais pas la langue, donc
j'étais un peu en retrait. Et au bout du compte, il
en avait assez dit dans ses charges contre les missionnaires
mais
avec des anecdotes, des histoires, des silences
Il
y avait le portrait de son fils, un jeune homme dans la force
de l'âge, en tenue militaire, qui était mort
au front avec le FPR pendant la défensive de 1990.
C'était une maison tellement pauvre. On ne peut même
pas imaginer une telle pauvreté. Et moi, je suis sorti
de cette rencontre comme fou en fait. J'ai éclaté de
joie. Il m'a vraiment donné
une telle force, une telle énergie que je n'arrivais
à y croire. Avant, j'avais rencontré des intellectuels,
des gens qui avaient travaillé dans des organismes
internationaux qui essayaient de m'expliquer. Je comprenais
très bien, c'était très intéressant,
mais je n'avais jamais eu ce sentiment. Evidemment, il y
avait Jessica, cette jeune femme. Mais tout ce que je sais
sur le Rwanda, je le dois
à Siméon. Je ne pense pas ,jusqu'à présent
dans ma vie, avoir rencontré une personne aussi forte.
Pas forte dans le sens : " je souffre mais je l'accepte
", pas dans ce sens-là. " Forte " dans
le sens une espèce de force intérieure dans
le regard, un grand courage physique et une lucidité.
Je n'ai jamais vu cela jusqu'à présent. Et
il était
évident qu'il serait au centre de mon roman. Il l'était
avant Jessica.
N.B
: Mais cette dernière est malgré tout
très importante dans le roman, car à travers
elle et à
travers son histoire, on découvre l'avant-génocide,
le génocide, et l'après-génocide.
B.B.D.
: C'est le personnage principal. Il y a aussi cette
vieille femme qui a environ soixante ans, Roza Karemera.
Elle aussi, j'ai légèrement arrangé son
histoire comme celle de Marina. Mais je crois que le personnage-clé,
c'est Jessica. Enfin, elle aide à la compréhension
du roman.
N.B : Et comment
se déroulaient les témoignages ? Aviez-vous
tous un lieu bien précis comme pour Marina ? Ou alliez-vous
à la rencontre des gens ?
B.B.D. : Non.
Dans beaucoup de cas, on allait ensemble, le gardien du cimetière
était là, et expliquait comment le génocide
s'était passé. On a eu des entretiens avec
les journalistes, avec les ONG de femmes très importantes
là-bas, avec les veuves du génocide, avec Avocats
Sans Frontières qui est, elle, une ONG comme Médecins
Sans Frontières, internationale. Elle est basée
au Rwanda et travaille sur le génocide. On a aussi
discuté
avec les correspondants de presse étrangers (AFP
).
Il y avait même des journalistes français qui étaient
de passage à Kigali. Bref, on a eu ces rencontres
formelles. Or, je dois quand même témoigner
de cela, on s'imagine qu'on nous avait aménagé un
voyage bien organisé, mais on nous a dit : " Vous
pouvez aller où vous voulez, individuellement ".
Sans cela, je ne serais pas allé tout seul sur les
collines, je n'aurais pas rencontré
Jessica, je n'aurais pas développé une relation
de confiance avec elle, ce qui a permis qu'elle me dise des
choses assez intéressantes pour moi. Par exemple,
Marina nous a tous parlé. C'était dans le cadre
de la rencontre avec les écrivains rwandais parce
qu'elle écrit, même si elle n'a pas encore été éditée.
Donc, c'était en tant qu'invitée qu'elle était
venue. Mais pour Roza, j'étais seul avec quelqu'un
qui, dans le roman, est sous le nom de " Bonaventure ".
Pour Siméon, j'étais avec Jessica. Etc
Tu comprends un peu comment cela s'est passé ? Et
nous avions une bibliothèque et une vidéothèque
à notre disposition. Je dois dire aussi que les livres
que l'on avait étaient aussi bien pour que contre
le génocide.
N.B
: Il y a un fait réel qui revient régulièrement
dans beaucoup de livres, c'est ce qui est arrivé à
Théreza Mukandori. C'est une image vraiment choquante
B.B.D.
: Oui. C'est complètement fou. Ils ont fini
par l'enterrer. Ce qui est arrivé à Théreza
est un peu particulier. Son corps, de façon étonnante,
s'était bien conservé. On arrive, il n'y
a que des ossements, sur des tables dans des cryptes, sur
terre un peu partout. Et puis, il y a au bout de la table
une femme qui est assise les jambes un peu écartées
avec un pieux enfoncé dans le vagin. Et dans la
crypte, je ne dirais pas que ça saigne mais elle
a fait support. Et cela ne semble pas dater de très
longtemps. C'est une histoire, et tout ce qui s'est passé,
quand on a vu cela, ce n'est pas possible.
N.B : C'était
peut-être à cause de cette représentation
poussée à l'extrême de la cruauté
B.B.D. : Exactement.
Et en vérité, le cas de Théreza Mukandori
revient dans tous les romans. Au fond, cela donne le sens
profond de cette démarche. Etonnement, pour chacun
de nous, c'était inconscient. Quelqu'un a demandé le
nom de Théreza et je me souviens quand il a demandé comment
s'appelait cette jeune fille. On nous a parlé de son
frère qui voulait qu'on l'ensevelisse normalement,
mais le gouvernement a supplié de comprendre la nécessité de
montrer tout cela. Et quand on nous a dit qu'elle s'appelait
Théreza Mukandori, j'ai vu tout le monde prendre note.
Au fond, cela voulait dire, et l'on s'adressait un peu aux
tueurs : " vous vouliez la tuer, mais nous, nous allons
la faire revivre. ". Ce qui est étrange chez
certains auteurs, c'est qu'il y a beaucoup de simulation.
Moi, j'ai changé
beaucoup de noms, d'autres ont changé beaucoup de
noms. Mais pour Théreza, personne n'a voulu changé.
Personne. Parfois on met " Mukandoli " ou " Mukandori
", mais n'oublions pas qu'en kinyarwanda, le " l "
et le " r " sont équivalents. Je crois que
cela a été quelque chose de très frappant.
Elle revient dans la totalité des romans.
N.B : Justement,
puisqu'au Rwanda, les noms ont tous une signification particulière,
est-ce que les noms des personnages principaux ont un sens
bien précis ?
B.B.D. : Dans
certains cas, j'ai pris des listes de victimes publiées
par l'AFTH et je m'en suis servi pour les noms de mes personnages.
C'est dans la même logique : on a voulu tuer, mais
moi, je fais revivre dans ma fiction. Donc, c'est en quelque
sorte des noms authentiques, comme Michel Serumundo etc
J'ai
pris cela dans les ouvrages de Human Rights Watch, African
Rights ou bien la Fédération Internationale
des droits de l'homme (notamment les ouvrages publiés
chez Karthala) premièrement. Deuxièmement,
il faut connaître le kinyarwanda pour pouvoir réinventer
des noms. Donc, personnellement, je ne me suis pas embarqué dedans.
Cependant, dans un souci de clareté, j'ai porté mon
choix sur des noms rwandais assez faciles à prononcer
et à
retenir pour des étrangers. Pour moi, c'était
important. Je ne voulais pas que les gens se découragent
en disant : " je n'arriverai jamais à retenir
ce nom ". J'ai choisi des noms comme " Serumundo ",
" Karekezi ", " Kamanzi ", " Uzimana
", etc
Ce n'est pas long et ce n'est pas difficile
à prononcer. Dans un seul cas, mais on ne m'a pas
dit lequel, il paraît que je me suis trompé parce
qu'il y a des noms qui sont en quelque sorte androgynes :
un homme peut les porter, une femme peut les porter. Mais
il y a des noms que seule une femme peut porter et d'autres
que seul un homme peut porter. Moi, j'aurais donné un
mauvais nom
à un homme ou à une femme. C'est une amie rwandaise
qui m'a dit cela après, et elle s'est moquée
de moi en refusant de me dire lequel. On blaguait, mais effectivement,
c'est tellement complexe.
N.B
: Oui, et il y a un nom qui m'a tout particulièrement
frappée : " Aloys ".
B.B.D.
: Oui, il s'appelle Aloys et il est un des principaux
tueurs de Murambi. On ne sait pas ce qu'il est devenu d'ailleurs.
Il a pu s'échapper et il a complètement disparu.
Et c'est lui qui, dans le roman tient le rôle du
colonnel Mussoni, à la fin. Mais j'ai choisi de
donner son prénom
à une des tueurs. C'est un petit peu un deuil à
l'Histoire.
N.B
: Justement, ce qui m'a vraiment impressionnée,
c'est de pouvoir écrire des chapitres sur les tueurs
et de pouvoir en quelque sorte se mettre à la place
des tueurs pour une approche plus réelle de ce qui
s'est passé.
B.B.D.
: C'est-à-dire qu'on a parlé avec
quelques uns de ces hommes. Mais j'ai surtout lu dans des
ouvrages des témoignages fragmentaires de tueurs,
d'ailleurs de diverses catégories. Par exemple,
l'un, c'est Clément Gayishema, le fameux boucher
de Kibuyé, Kibuyé
qui est un endroit paradisiaque, très impressionnant
et très beau ; ou bien alors c'est le petit tueur
de base, complètement paumé. Et tous s'expliquent
non seulement en ce qui concerne ce génocide, mais
aussi en ce qui concerne tous les génocides depuis
que cela a commencé en 59. Je pense que le reste c'est
affaire de conviction, de métier (sur le plan romanesque
je veux dire), mais surtout j'avais conscience qu'il manquerait
quelque chose de très important à ce roman
si je n'essayais pas de m'infiltrer dans la conscience des
tueurs. Et il faut savoir aussi qu'au Rwanda, jamais les
tueurs ne sont venus pour tuer en silence. Ils ont constamment
parlé, et il est impossible d'écouter un rescapé sans
qu'il raconte ce que les tueurs ont dit avant de commencer
leur besogne. Donc, pour ce matériau, les témoignages
des tueurs, les témoignages " dérivés " des
rescapés et les documents disponibles sur l'histoire
des génocides au Rwanda ont servi. Peut-être
qu'il faudrait d'ailleurs tout un roman pour cela.
N.B
: Cela prouve vraiment cette volonté de tuer
pour tuer des Hutus extrémistes.
B.B.D.
: Absolument. Il faut lire le livre de Philip Gourevitch
car pour moi, c'est ce qui s'est
écrit de mieux, je crois, sur le génocide.
Incontestablement. Il donne lui aussi la parole aux tueurs.
N.B
: Cette manière d'écrire est très
importante parce qu'elle donne différents points
de vue au lecteur, et cela se retrouve d'ailleurs dans
Le Cavalier et son ombre.
B.B.D.
: Je veux laisser au lecteur le choix. Il participe
aussi à l'élaboration du texte.
N. B: Le
temps est aussi très marqué dans les deux livres.
Dans Le Cavalier et son ombre, le temps est beaucoup moins
précis que dans Murambi. Les flash-backs sont utilisés,
l'histoire se déroule sur plusieurs siècles
alors que Murambi est très détaillé du
point de vue temporel. Mais il y a toujours un brouillage
du temps dans les deux romans. Pourquoi ?
B.B.D.
: C'est parce que le temps est en nous. Je pense
qu'au niveau le plus élémentaire, personne
ne vit vraiment dans le présent. Et donc, lorsque
l'on parle d'une histoire comme celle du Rwanda, il est
important de donner des repères temporels : d'abord
rappeler que c'est une civilisation très ancienne,
très vieille, qu'il n'y avait pas d'anarchie politique,
tribale ou ethnique avant l'arrivée des colonisateurs
mais surtout indiquer que tout a vraiment commencé en
1959. L'usage du temps dans Le Cavalier et son ombre et
dans Murambi, ce n'est pas tout
à fait la même chose. Dans le premier, il y
a des intentions esthétiques évidentes. Dans
le second, il y a un peu moins d'efficacité esthétique.
N.B
: Cela marque aussi une nouvelle façon d'écrire
B.B.D.
: Oui, c'est ce que je dis. Aujourd'hui, si j'écris
quelque chose, soit je me lâche complètement,
soit je continue dans le même souci de précision,
même si ce roman devrait porter sur autre chose que
sur le Rwanda. On sort de cette affaire en étant
persuadé d'avoir perdu son sens, en étant
persuadé que le texte ne vient pas forcément
par derrière. Il est là, il est enraciné dans
la réalité, et peut-être qu'il faut
aller chercher la réalité le plus vite possible
par les formes les plus désespérées.
N.B
: Il y avait une phrase qui m'avait marquée,
c'est dans une interview avec un journaliste. Vous disiez être
passé de la honte à la colère entre
les deux romans.
B.B.D.
: ça c'est clair. Lorsqu'en 1994, il y a
eu le génocide, il n'y avait pas de différence
entre la Somalie, le Rwanda, la Sierra Léone. Je
savais que ce n'était pas bien. Et pour moi, il
n'y avait ni bourreau, ni victime au Rwanda. Nous autres
Africains, nous sommes là, nous donnons au monde
le spectacle désolant de notre soif de sang. Il
n'y avait même pas d'effort pour comprendre ce qu'il
y avait derrière. Tu zappes
à la télé
Les journalistes savent
très bien aujourd'hui les effets qu'ils recherchent.
On te montre quelqu'un qui est en train de tuer sa femme
et ses enfants. Mais c'est tout ce qu'on te montre, un homme
en train de tuer sa femme et ses enfants. Et c'est un élément
de trois, quatre minutes. Tu as besoin de comprendre cela,
de connaître peut-être mille ans d'Histoire.
Sur mille ans d'Histoire, tu as trois, quatre minutes et
du sang. Et tu vas passer à autre chose. Et bien,
c'était vraiment n'importe quoi : dans le même
journal, tu n'as même pas le temps de réaliser,
tu es tétanisé. Oui, moi, j'avais honte. C'est
tout. Et puis, j'écris après cela Le Cavalier
et son ombre : je me suis dit que je ne pouvais pas ne pas
parler du Rwanda. Ce qui s'est passé là-bas était
terrible. C'était vraiment mon devoir d'écrivain
d'en parler. Et j'en parle en convoquant les clichés
habituels. Dans le roman, il y a les Twis et les Mwas (les
Tutsis et les Hutus en d'autres termes). C'est une haine
millénaire, le roi des Dapienga etc
Je n'ai
pas à être content de moi. Et puis, je ne parle
pas des Français dans Le Cavalier et son ombre. J'étais
loin de me douter de ce qu'ils ont fait
N.B
: Il y a quand même les forces étrangères
qui interviennent un peu
B.B.D.
: Oui, mais c'était quasiment de l'ordre
mythique. Les forces étrangères, cela pouvait
être l'ONU, les Américains. Je ne pensais sincèrement
pas aux Français. D'abord, on me dit : " c'est
bien, on a un projet, on veut aller au Rwanda ". J'ai
répondu : " Non. Le Rwanda aujourd'hui, c'est
les victimes qui sont hutu. Qu'est-ce qu'ils sont en train
de me raconter ? Les Hutus et les Tutsis se sont entretués
et ça n'arrête pas depuis mille ans. Mais que
veulent-ils que je dise ? ". Et d'ailleurs ma réaction
a été de dire : " D'accord, mais je ne
peux pas écrire. ". J'avais cette relation avec
le Rwanda. Je comptais m'abriter derrière le journalisme
et esquiver en esprit la nécessité
d'une fiction et d'un engagement profond. Je pensais que
je verrais telle personne tel jour, et que je le noterais
sans commentaires. Je ne m'en cache pas. Et j'arrive sur
place : au bout d'une semaine, je me rends compte que l'on
m'a caché
un million de cadavres (je ne sais pas comment on a réussi
et cela a eu lieu en Afrique), que le monde entier s'en foutait
mais que l'endroit du monde où l'on s'en foutait le
plus c'était l'Afrique, que moi, écrivain,
journaliste, philosophe, intellectuel en sorte, je n'avais
rien compris. De voir, de découvrir la manière
dont les commentateurs français crachaient sur ces
vies, dont on avait armé
les tueurs, à vrai dire dont tout cela a été
planifié et à quel point la frontière
entre les victimes et les bourreaux était maigre,
tout cela m'a réveillé. J'ai eu soudain cette
rage, ce sentiment de colère et je me suis dit que
franchement c'était vraiment le moment d'écrire,
de comprendre pourquoi nous somme tombés si bas. Cette
colère me conduit à
des limites parfois intolérables.
Je suis en correspondance avec une journaliste israélienne,
à qui j'ai écrit la semaine dernière
:
" nous autres Africains, devons essayer de comprendre
pourquoi, chaque fois que dans le monde quelqu'un croit
devoir être raciste, il l'est aussi à l'égard
des noirs ". Ca ne veut pas dire que partout les gens
sont racistes mais parlons franchement : que ce soit en
Europe, en Amérique, en Asie, voire dans le monde
arabe, il y a des racistes. Pour moi, cela soulève
des questions terribles. Or, il ne faut pas reculer devant
ces questions. La deuxième remarque que je fais,
c'est que si j'ai bien compris, il se peut que je me trompe,
l'Afrique est peut-être le continent qui n'ait jamais été raciste.
Cela ne veut pas dire que les étrangers aient toujours été accueillis
à bras ouverts. Mais en gros, je ne vois pas du tout
les noirs se montrer racistes, racistes au sens moderne du
terme. Donc, j'arrive à ces réflexions, et
je dois d'ailleurs faire un texte articulé autour
de cela, la manière dont l'intelligentsia française
(d'Ormesson etc
) a parlé du génocide.
La colère, c'est cela. C'est le sentiment d'avoir été pris
pour un déchet, la certitude que, alors que moi je
ne comprenais pas, alors que mes autres camarades qui se
sont battus toute leur vie ne comprenaient pas, beaucoup
de gens dans les milieux de la coopération en France
savaient ce qui se passait. Donc, cette colère, c'est
autant contre l'autre que contre moi-même, contre l'intellectuel
africain que je suis, c'est-à-dire quelqu'un qui ne
sert à rien.
N.B
: Et la presse dans tout cela ? Quel regard portez-vous
sur la presse maintenant ?
B.B.D.
: Ce qu'il y a de mieux en ce moment avec la démocratisation,
le pluralisme
c'est une presse très dynamique,
de plus en plus professionnelle. C'est certainement une
très bonne chose, c'est un secteur très fort.
Mais, il n'a pas assez de moyens parce que le lectorat
est très faible, le marché publicitaire très
limité d'une part, d'autre part cela conduit les
journaux à ne parler que de leurs problèmes
: à Bamako, on ne parle que des problèmes
du Mali, à Dakar que du Sénégal
Et c'est quand même quelque chose de très regrettable.
Rapporté au génocide, cela donne quelque chose
d'affligeant : le problème est traité en page
internationale en répercutant les dépêches
de l'AFP. C'est tout. On reprend les dépêches
de l'AFP et il ne faudrait quand même pas croire que
l'AFP est une organisation neutre, innocente qui ne donne
que des informations propres, avec un respect total de la
déontologie. Moi-même, à l'époque
du génocide, et cela est une expérience personnelle
dont je n'ai pas souvent parlé, j'animais une émission
politique sur une des plus importantes stations de radio
privée de Dakar : Sud FM. J'ai fait pendant deux ans
une émission hebdomadaire en direct d'une heure. Ca
s'appelait " Pour ou contre ", donc une émission
très conflictuelle. J'ai quand même invité deux
Rwandais de Dakar à
venir parler du génocide. Je ne leur ai pas demandé
s'ils étaient Hutus ou Tutsis. Ils étaient
Rwandais. On a fait l'émission, c'était en
1996, j'étais dans mon ignorance et j'ai appris qu'après
cette émission, les milieux rwandais opposés
au génocide à
Dakar étaient très déçus, voire
mécontents. J'ai dû faire de nombreuses erreurs
avec toute ma bonne volonté. Ils sont venus, on a
parlé
et vraiment, mon Dieu ! il paraît que cela a été
assez mal reçu.
Je vais aussi te rapporter une anecdote très intéressante.
Il y a quelques mois, j'ai rencontré une Rwandaise
dont toute la famille avait été tuée.
Elle se trouvait à Dakar pendant le génocide.
Elle m'a dit : " Quand le génocide a éclaté,
nous les Rwandais de Dakar, nous avons décidé
de rendre visite à tous les directeurs, surtout ceux
de la presse privée parce que nous sommes conscients
de l'influence de ces titres-là ". Leurs parents
étaient là-bas, on était en train de
les tuer et Philomène a dit ces paroles. Les gens
ont été
très sensibles mais personne n'a rien fait. Je crois
qu'à l'époque, alors que moi j'étais
dirigé
par un journal, je suis sûr que s'ils étaient
venus me voir, je n'aurais rien fait. J'aurais juste pensé
: " Ils sont en train de s'entretuer et ils veulent
que je prenne position pour eux, contre les autres ".
C'était terrible. Or, quand tu étudies le génocide,
tu vois de façon éclatante le mal d'un côté
et les victimes de l'autre. Mes confrères qu'ils ont
rencontrés ont eu le même raisonnement : on
ne s'en mêle pas. On a traité ces événements
dans la presse d'après les dépêches de
l'AFP, comme jele dis parfois, " comme un accident d'avion
dans le Caucase ", comme quelque chose de très
lointain. Evidemment, ce sang dégoulinait sur les écrans
de télévision mais, manque de chance pour les
Rwandais, c'était à l'occasion de la coupe
du monde de football.
N.B
: C'est un peu ce que relate le GROUPOV dans sa
pièce de théâtre.
B.B.D.
: Exactement.
N.B
: Et la presse française ?
B.B.D.
: La presse française, je commence à
la lire vraiment. Après, j'ai lu des choses et j'ai
commencé
à comprendre à quel point la presse française
avait été aussi ignoble. Je ne sais pas si
ces journalistes se rendaient bien compte. Mais quelqu'un
comme Jean Hélène était quand même
sur le terrain. Il ne pouvait pas dire qu'il ne voyait pas,
qu'il ne savait pas. Il y a quand même de très
bonnes choses comme ce qu'a écrit Patrick de Saint-Exupéry.
Ce qu'il y a d'étonnant c'est que même les meilleurs
journalistes au monde ont circonscrit leur engagement vis-à-vis
du Rwanda dans le temps. Le génocide est fini, passons
à autre chose. Alors qu'en bonne logique, quand on
couvre un événement, la meilleure réaction
c'est celle de Philip Gourevitch. C'est une explication en
profondeur et à la limite pour une vie. C'est quand
même essayer de comprendre la nature humaine et éviter
de traiter cela comme une information, en somme ce n'est
plus d'actualité. C'est pourtant le mal dans ce qu'il
a d'éternel.
N.B
: Le regroupement d'auteurs dénonce d'ailleurs
les actes des médias
B.B.D.
: Oui, et heureusement car il faut être prudent.
Cela les rattrape. Ce qu'il y a de bien actuellement en
Afrique et dans un pays comme le Sénégal,
c'est que les gens comprennent mieux la situation. Et il
y a une chose importante que j'allais oublier, c'est qu'au
mois de juin, les gens de Fest'Africa, ayant vraiment pris
conscience de cela ont invité la presse africaine.
Et la presse est venue. On ne peut pas être uniquement
avec RFI, Le Monde, l'AFP, BBC
Les références
aujourd'hui au Rwanda sont beaucoup plus nombreuses et
très différentes de ce qu'elles étaient
avant. Quand ça a commencé
à chauffer en Côte d'Ivoire, les gens ont dit "
attention, le Rwanda ". Avant, ils n'auraient sûrement
pas écrit comme cela. (
)
N.B
: Que pensez-vous du livre de Tierno Monénembo
?
B.B.D.: Je
ne le juge pas. Je trouve que le titre est très beau,
qu'en profondeur il y a une écriture très complexe.
Je crois que le texte de Tierno déroute au début.
Mais lorsqu'on se calme, on l'accepte mieux. Il déroute
car ce n'est pas la perspective que l'on attendait forcément.
Mais chacun parle de lui-même dans ses romans. Il fait
parler un enfant. Or il est parti très jeune de Guinée.
C'est dans ce type de sujet qu'il était le plus à l'aise
par rapport à sa propre histoire.