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Les Blessures du silence de Yolande Mukagasana

Par Boubacar Boris DIOP. Ce texte, initialement rédigé par Boubacar Boris Diop pour la préface de Les Blessures du silence, à la demande de l'auteur, a été refusé par l'éditeur. Nous l'avons fait circuler lors du colloque de janvier 2002, et nous remercions Boris Diop de nous avoir autorisés à le reprendre ici. Boris Diop s'exprime sur sa propre collaboration d'écrivain à l'intiative de Fest'Africa dans "Ecrire dans l'odeur de la mort: des auteurs africains au Rwanda", in Rwanda -2004 : témoignages et littérature. Textes réunis par Catherine Coquio avec la collaboration d'Aurélia Kalisky, revue Lendemains, mars 2004.

Rwanda 94, la pièce de Jacques Delcuvellerie, s'ouvre sur une jeune femme assise dans la pénombre. Elle raconte d'une voix étonnamment sereine ce que fut pour elle le mois d'avril 1994. Elle se nomme Yolande Mukagasana et elle ne joue pas. Elle se contente de parler à un public pétrifié de la mort à petit feu de son époux Joseph Murekezi et de leurs trois enfants. Elle dit comment sa petite Nadine a été jetée vivante à 13 ans dans une fosse commune. Elle dit comment Sandrine et Christian ont été sauvagement découpés à coups de machettes. Dans quels charniers leurs restes ont-ils été éparpillés avec des cris de haine, parmi des dizaines de milliers de corps? Elle ne le sait même pas. Son témoignage, direct, précis et détaillé, n'en est que plus émouvant.

Devenue célèbre dès la publication en 1997 de La Mort ne veut pas de moi, Yolande Mukagasana est, comme Venuste Kayimahe, Ntaribi Kamanzi et Benjamin Sehene, de ces Rwandais qui refusent de passer par pertes et profits le million de morts du génocide. Après avoir échappé de justesse à la mort, Yolande Mukagasana s'est inventé plusieurs vies, toutes tendues vers un seul but : faire éclater toute la vérité sur les Cent Jours d'horreur du Rwanda.
Cette lutte, elle ne la mène pas seulement au théâtre. Elle promène aussi une exposition à travers le monde et publie un livre à peu près tous les deux ans. Le second, N'aie pas peur de savoir, est un remarquable appel à la lucidité et au courage. Partout où se tient un débat sur le sujet, on est presque assuré de l'entendre expliquer, chiffres et faits à l'appui, la voix souvent rageuse, comment un Etat moderne a entrepris d'exterminer méthodiquement toute une partie de sa population.

Ce n'est sûrement pas à cette rescapée que l'on fera croire que les grandes douleurs sont muettes. Elle est un peu la folle qui arrête des inconnus dans la rue pour leur répéter inlassablement : 'Moi, Yolande Mukagasana, j'ai perdu les miens dans des conditions abominables pendant le génocide, je sais que vous n'êtes pas au courant mais quoi que vous en pensiez, cela vous regarde, vous aussi'. La démarche est certes insolite. Elle aurait pourtant dû paraître naturelle à une époque où tant de bonnes âmes se prétendent soucieuses du respect des droits humains. Mais il faut bien croire que ces droits ne sont pas les mêmes pour tous les hommes. Le récit des malheurs de Yolande Mukagasana ne réussit que très rarement à tirer les uns et les autres de leur agréable torpeur. Si sa croisade contre l'oubli lui a valu quelques attaques haineuses, il lui a fallu bien plus souvent soutenir des regards discrètement ironiques ou agacés. Sans doute le combat de Yolande Mukagasana paraît-il douteux à beaucoup. Cette mère de famille a perdu ses enfants? La belle affaire! On s'étonne qu'elle en fasse toute une histoire dans une Afrique où des milliers de gens meurent chaque jour pour toutes sortes de déraisons.

La France et le génocide des Tutsi du Rwanda

C'est qu'ils sont encore nombreux, ceux pour qui l'assassinat de plus d'un million de Rwandais ne mérite pas tant d'embarras. Dira-t-on que ce sont des négationnistes? Même pas. Ils ne nient rien. Ils pensent à des choses plus sérieuses, c'est tout. Ils auraient du reste été bien en peine de contester des crimes si clairement établis. L'Américain Philip Gourevitch n'est pas le seul à avoir été frappé par le total manque d'ambiguïté du génocide rwandais. Agissant au grand jour et soutenus par une radio et par tous les moyens civils et militaires de l'Etat, les génocidaires n'ont jamais fait mystère de leurs intentions. D'autant plus assurés du résultat qu'ils savaient pouvoir compter sur un allié aussi important que François Mitterrand et sur la passivité de la communauté internationale, ils n'ont à aucun moment jugé utile de brouiller les pistes. C'est pourquoi aucun intellectuel sérieux n'a jamais osé mettre en doute l'ampleur et l'atrocité des massacres. Le génocide rwandais n'en a pas moins donné naissance à un négationnisme que l'on peut dire de principe. Celui-ci se fonde davantage sur des préjugés franchement racistes que sur la prise en compte de faits réels et récents, un impératif dont on s'estime dispensé dès qu'il s'agit de l'Afrique. Personne ne l'exprime mieux que Charles Pasqua qui en fin juin 1994, au plus fort des tueries, n'a pas hésité à déclarer au Journal télévisé de France 2 : 'Vous savez, il faut bien comprendre que pour ces gens-là, le caractère horrible de ce qui s'est passé n'a pas du tout la même valeur que pour nous'.

L'idée qu'au Rwanda chacun a tué à un moment ou à un autre, ramassée en des formules lapidaires par quelques intellectuels et hommes politiques connus, n'est d'ailleurs pas moins répandue parmi les Africains que dans le reste du monde. Elle procède d'une logique récusant à l'avance toute tentative de tracer une ligne de séparation entre des coupables et des innocents. L'image de l'Afrique étant celle d'un continent en proie aux guerres tribales, aux épidémies et aux famines, nier le génocide c'est suggérer que la norme historique ait pu être un accident. En revanche, en souligner la sanglante pagaille revient à faire un constat d'évidence : l'Afrique reste malheureusement égale à elle-même. Il n'y a dès lors aucun risque à en rajouter : on ne dit pas que le génocide n'a pas eu lieu, mais au contraire qu'il a eu lieu deux fois et que chacun y a été tour à tour dans le rôle du bourreau et dans celui de la victime. Le génocide rwandais est sans doute le seul que l'on nie en le dédoublant. Interrogé par exemple après le sommet franco-africain de Biarritz, François Mitterrand n'a pas hésité à retourner sa question à un journaliste en lui lançant : 'Le génocide ou les génocides ? Je ne sais plus ce qu'il faut dire! ' Il ne le savait que trop. Dans sa position et compte tenu des relations étroites entre son gouvernement et les organisateurs du génocide, il était l'une des quatre ou cinq personnalités de la planète les mieux informées sur la situation au Rwanda. Il est surtout étonnant que le président Mitterrand ait trouvé la force de feindre la candeur et de s'amuser avec les mots dans une affaire aussi grave. De même, un ancien Secrétaire général de l'Onu - qui s'en est, il est vrai, excusé plus tard - y est allé de son petit soupir désabusé : 'au Rwanda, disait-il, les Hutu tuent les Tutsi et les Tutsi tuent les Hutu'. Ce n'est pas tout. Tel ancien ministre français, de la Coopération bien évidemment, annonce fièrement, dans un ouvrage truffé de grossières inexactitudes et d'une niaiserie presque touchante, son intention de raconter enfin 'la vraie histoire des génocides rwandais'. Toutes ces déclarations sont l'expression d'un racisme si tranquille qu'il n'arrive même plus à être conscient de lui-même. Elles ne s'expliquent que par le peu de cas que l'on fait, consciemment ou non, de la vie humaine dans un pays africain pauvre et dominé.

Dans le cas du génocide rwandais, tout se passe comme si la compassion pour les victimes ne saurait jamais aller jusqu'à admettre leur innocence. Dans cette logique, ceux qui sont morts au Rwanda n'ont juste pas eu le temps de frapper les premiers au cours de ces éternels 'massacres interethniques' devenus lassants pour tout le monde. On a ainsi entendu des visiteurs se demander, au terme d'un bref passage à Nyamata, si les corps exposés dans l'église n'avaient pas été transportés là par les nouvelles autorités de Kigali, après le génocide, pour mystifier les étrangers comme eux… Dans d'autres circonstances, pareilles obscénités auraient définitivement jeté le discrédit sur leurs auteurs. Essayer de comprendre l'enchaînement des faits ayant conduit au génocide rwandais est un devoir pour tout homme de notre temps. Nulle part la misère ne peut faire dégénérer des êtres humains en bêtes cruelles et irresponsables. Cela veut dire qu'une limite a bel et bien été franchie au Rwanda en 1994. Ne pas l'admettre, c'est laisser entendre que dans certaines parties du monde il n'y a aucune différence entre la vie et la mort. Chaque Africain doit s'interroger : pourquoi des pères et des mères de famille tout à fait normaux, prêts à verser des larmes pour leurs chiens, s'autorisent-ils une telle désinvolture en face de cadavres d'enfants rwandais?
On voit bien, en tout cas, ce qui séparera à tout jamais Yolande Mukagasana et Venuste Kayimahe de certains commentateurs. Ces morts sur lesquels les racistes crachent avec tant de mépris sont tout simplement la chair de leur chair.

Il ne faut certes pas généraliser. En Afrique même, les intellectuels, mal informés ou de plus en plus enclins à l'autodénigrement, ont réagi au génocide par un silence gêné ou par de l'indifférence. Même si on ne peut compter pour rien l'indignation de Nelson Mandela et les rapports du professeur René Degni-Ségui ou de l'Oua, le drame rwandais n'a pas eu sur le continent un impact à la mesure de son incroyable démesure. Rwanda, un génocide français de Mehdi Bâ, reste à notre connaissance une heureuse exception dans l'espace africain francophone. En dehors des Rwandais eux-mêmes, la réflexion sur le génocide s'est surtout menée en Europe et en Amérique, grâce, entre autres, aux livres de Jean-Pierre Chrétien, Gérard Prunier, François-Xavier Verschave ou Colette Braeckmann. Le fait que le photographe belge Alain Kazinierakis soit co-auteur de ce troisième livre de Yolande Mukagasana montre bien que le caractère universel du génocide rwandais n'a pas échappé à tout le monde. Dans de nombreuses autres publications, des intellectuels de tous horizons, des journalistes, des universitaires et des organisations de défense des droits de l'homme donnent la parole aux rescapés. Les récits de ces derniers sont à la fois dépouillés et insoutenables. Les vécus individuels du génocide s'y déploient à partir du même schéma narratif : l'avion du président Habyarimana a été abattu dans la soirée du 6 avril 1994, les premières barrières ont été installées trente minutes plus tard, les leaders politiques hutu modérés ont été liquidés à partir de listes établies à l'avance puis on a commencé à tuer tous les Tutsi, sans exception. Death, despair, defiance publié à Londres dès mai 1994 par African Rights et Aucun témoin ne doit survivre, ouvrage de la Ligue internationale des Droits de l'Homme coordonné par Alison des Forges, sont des modèles du genre. Les survivants y racontent comment ils ont vu mourir les leurs et on devine aisément qu'au moment où ils parlent ils sont encore sous le choc de violentes émotions, puisque la plupart de ces témoignages ont été recueillis quelques semaines ou même quelques jours après les derniers massacres. Il est facile d'imaginer l'incrédulité et l'indignation de ceux qui ont dû faire ces enquêtes de terrain. Leur statut d'étranger les exposait de surcroît aux risques de distorsion, de malentendus, voire de manipulations inhérents au simple passage d'une langue à une autre. On peut aussi penser que certains survivants se seraient bien passés de rouvrir leurs plaies. Encore marqués par la souffrance, sans doute avaient-ils surtout envie d'oublier ce proche passé pour se tourner tant bien que mal vers l'avenir.

Les travaux des intellectuels rwandais ont surtout été, de manière significative, un effort de rationalisation. José Kagabo, Benjamin Sehene, Jean-Marie Rurangwa, Josias Semunjanga et beaucoup d'autres ont revisité le génocide, chacun selon sa méthode, pour nous aider, par des analyses fondées sur leurs expériences personnelles, à en saisir tous les contours. Mais en comparaison de l'ampleur de la tragédie, les témoignages directs, recueillis par des Rwandais et destinés à l'opinion internationale restent finalement peu nombreux.

Les Blessures du silence : un essai de "dialogue" avec des tueurs

Le nouveau livre de Yolande Mukagasana est une des rares tentatives destinées à combler cette lacune. Chaque témoignage y est soutenu par la photographie du rescapé ou du prisonnier dont les propos sont rapportés. Les photos de Alain Kazineriakis, qui s'est rendu avec Yolande Mukagasana sur les collines et dans les prisons du Rwanda, donnent à l'ouvrage une dimension particulière. Ses clichés saisissants révèlent les blessures des inconnus qui nous parlent et font de chacun d'eux un être humain à part entière. Ils réveillent, malgré nous, notre instinct de voyeur. Pour conjurer le malaise que provoquent ces récits, le lecteur sera en effet souvent tenté de scruter avec perplexité chaque trait de chaque visage. Il s'arrêtera sans doute plus longuement sur ceux des assassins tant peut être grande l'envie - ou l'espoir - de surprendre l'homme dans le regard du génocidaire.

Même s'il y a dans Les blessures du silence beaucoup de récits de rescapés, on s'aperçoit très rapidement que sa vraie originalité réside dans la prise de parole des tueurs. Les laborieuses justifications des bourreaux s'y croisent, en un fascinant dialogue à distance, avec les souvenirs de leurs victimes.

Parmi ces dernières, Yolande Mukagasana elle-même…

Elle est allée trouver dans leur prison des génocidaires dont la plupart ont décidé de plaider coupables. Le fait qu'elle soit elle-même une rescapée change du tout au tout sa relation avec eux. Le langage qu'elle leur tient est très simple : 'Vous devez admettre que vous êtes une partie du problème et que si vous ne dites pas pourquoi vous avez agi ainsi, personne ne comprendra jamais ce qui est arrivé'. C'est sa façon de les rappeler à leurs devoirs vis-à-vis de l'humanité et de leur dire qu'ils en font encore partie en dépit de leurs crimes.

Les meurtriers et elle se connaissent très bien. Ils se tutoient et Yolande Mukagasana les engueule à l'occasion. Petit à petit, on s'aperçoit que c'est sa propre histoire qui continue. Rien ne l'indique clairement mais il est possible et même probable que parmi les monstres qu'elle a choisi d'affronter certains aient porté la main sur Joseph ou sur ses enfants. Qu'on en juge par son entretien avec un certain Enos N.

- 'Vous connaissez Ngenzi Déo ?' lui demande Yolande Mukagasana
- Le sculpteur ? Oui, je le connaissais très bien, répond l'autre.
Yolande Mukagasana lui dit alors paisiblement : 'C'était mon père'. Et son interlocuteur de s'écrier, presque épouvanté :
- Votre père ? Mais alors Musoni est votre frère ?
- Oui, fait Yolande.

Après un bref silence, l'assassin s'affole et déclare avec une gravité comique : " Je vous le jure solennellement, Madame, je n'ai tué personne de votre famille ".

Au-delà de son humour insupportable, cet échange donne une idée de ce que peut être un pays où la question de savoir qui a tué qui pèse si fortement sur les relations humaines les plus banales. On dit souvent que bourreaux et victimes continuent à se croiser en silence sur les collines du Rwanda. Jusqu'ici on pouvait les imaginer en train de se jeter des regards lourds de sens avant de s'en aller chacun de son côté. Dans ce livre tout à fait hors du commun, la rencontre se déroule pour la première fois sous nos yeux et, au lieu de fuir la réalité du génocide, des Rwandais choisissent d'en parler sans haine mais aussi avec une franchise parfois brutale.

Le dialogue que Yolande Mukagasana a réussi à imposer aux génocidaires est vrai et d'une grande profondeur humaine. Il consacre aussi, d'une certaine façon, la revanche des faibles. Pendant le génocide, les tueurs débarquaient chez eux, les abreuvaient de grossièretés et ils suppliaient, en vain, qu'on leur laisse la vie sauve. Comment se parler en effet lorsque, comme dit le dramaturge tchadien Koulsy Lamko, 'chantent les machettes'? Dans Les blessures du silence, la relation est totalement inversée. Ce sont à présent les bourreaux qui protestent de leur innocence. Certains d'entre eux s'égarent dans d'absurdes mensonges et de lâches reniements mais la plupart de ces repentis sont d'une émouvante sincérité.

La force de Yolande Mukagasana, c'est qu'elle ne joue à aucun moment la comédie de la neutralité scientifique. Comment l'aurait-elle pu, d'ailleurs ? Le Rwanda est son pays et chaque témoignage la renvoie à sa propre douleur. Elle sait ce que cela signifie d'être caché quelque part et d'entendre la mort rôder autour de soi. Elle n'est pas une journaliste arrivée d'un pays lointain et que l'on peut abuser. Yolande Mukagasana ne se contente pas d'écouter, elle n'est pas venue pour prendre des notes à mettre plus tard en forme. Il s'agit moins pour elle d'écrire des phrases bien balancées que de crier des vérités dérangeantes.

Et puisqu'elle en sait autant sur leurs forfaits que les tueurs eux-mêmes, elle n'hésite jamais à les confondre. A Gaspard B… devenu soudain amnésique, elle rappelle, implacable : " C'est toi qui a fait sortir mes enfants de leur cachette ". Et à un certain Marc elle crache avec colère en mettant fin à leur entretien : " Je n'ai plus la patience d'écouter tes mensonges. Tu m'as menti du début à la fin et cela m'est insupportable'.

La proximité de Yolande Mukagasana avec tous ses interlocuteurs fait de l'ouvrage un grand moment de vérité sur le génocide rwandais. Ils lui font totalement confiance et des choses sont dites dans ce livre qui ne l'ont encore été nulle part. Il ne faut pas oublier que Yolande Mukagasana est une sage-femme de métier. Il est vrai qu'elle exerçait cette profession dans une autre vie, dans la vie d'avant. Pourtant, assez patiente pour attendre que l'aveu vienne à son heure, elle sait encore l'art de faire accoucher. Ainsi un génocidaire du nom de Sylvestre lui déclare-t-il tout penaud, au cours de leur deuxième rencontre : " Je t'ai menti la fois passée ". Cet aveu fait, un obstacle psychologique est franchi et la relation devient plus saine. Ses interlocuteurs, rescapés ou prisonniers, appartiennent à toutes les couches de la société rwandaise. Des détenus aussi célèbres que Valérie Bameriki, de la sinistre RTLM, côtoient dans ce livre des Rwandais de tous âges et de toutes conditions. Les plus humbles sont d'ailleurs presque toujours les plus enclins à regretter leurs crimes et à demander pardon à leurs victimes. Parmi eux, un gamin de dix ans qui a tué d'autres enfants et qui sait que sa mère est devenue folle ; ou Ancilla, qui a fait boire 'par amour' de l'insecticide à ses quatre enfants tutsi et qui dit à Yolande : 'ils sont tous morts et aujourd'hui je les envie' ; Faustin M. plaide coupable lui aussi mais ne semble guère torturé par le remords : 'J'en ai tué dix dont quatre ont payé cinq mille francs pour avoir l'autorisation de se suicider. Cet argent, je ne sais même plus à quoi il a servi' ; Sylvestre - oujours lui - écrit en prison des poèmes pour savoir comment 'même les bons sont devenus mauvais' tandis que tel autre divague sur l'au-delà, le crâne de sa victime à la main. A un assassin devenu presque fou, Yolande avoue avoir offert du lait et deux bananes…

C'est que, contrairement à ce qu'on pourrait croire, Yolande Mukagasana n'est pas allée narguer les génocidaires dans leur prison. Il y a dans sa démarche le besoin de renouer les fils brisés de sa propre vie et comme un étrange amour envers ces victimes d'un autre genre, pitoyables rescapés du piège de la haine. Cela donne lieu à des dialogues assez peu banals sur l'avenir de l'humanité, sur la religion et sur la vie (' De toute façon, moi aussi je suis mort' lui confie Evariste, un jeune prisonnier que des adultes avaient forcé à tuer ses compagnons de jeux). Le ton devient quasi biblique quand Yolande Mukagasana, essayant de réconforter un génocidaire repenti et au bord du désespoir, lui lance, toute émue : 'Et moi, Mathieu, je vous dis que vous êtes vivant, car maintenant vous savez où est le mal, vous demandez pardon et vous cherchez à ouvrer pour la paix entre Rwandais'.

Quant aux témoignages des rescapés, ils sont tous absolument insupportables. Même ceux qui croyaient tout savoir sur le délire de cruauté des tueurs auront du mal à tenir le coup en lisant Les blessures du silence. Les voix qu'on y entend, fortes et nues, ne sont pas des voix de papier. C'est Victoire violée par des dizaines d'inconnus 'qui, note-t-elle, sentaient la saleté, la forêt et le sang' et dont le bébé, attaché à un arbre, est dévoré vivant par un chien sous le regard amusé de son tortionnaire ; c'est Clémence, violée elle aussi des jours durant, 'dans une maison infestée de rats et de puces'. Diane, la fillette qui en est née, est, selon une Yolande Mukagasana soudain folle de rage 'le produit de l'humiliation, le croisement de la haine et de la souffrance' ; Eugénie N., 32 ans, lâche des paroles presque surgies des profondeurs du tombeau :' J'étais couverte d'asticots, j'en ai même mangé parce qu'ils étaient dans ma bouche'. Le long et formidable témoignage de Frère Damascène - docteur en psychologie qui a survécu à tous les massacres depuis 1959 - montre bien que le génocide de 1994 ne fut pas un coup de tonnerre dans un ciel serein ni le brusque réveil d'une soif de sang atavique mais le résultat de plusieurs décennies de préparation méthodique. Un simple témoignage peut en dire beaucoup plus que de savants ouvrages sur la logique d'extermination radicale du génocide. Ainsi une jeune femme du nom de Francine M. rapporte que le bourgmestre Akayezu distribuait les machettes en disant 'qu'il fallait que les enfants qui naîtraient à l'avenir soient obligés de demander à leurs parents à quoi ressemblaient les Tutsi et que toute femme tutsi devait être déshabillée afin que l'on sache comment étaient le sexe et la cuisse d'une Tutsi quand il n'y en aurait plus sur terre'. Il suffit aussi de quelques phrases pour prouver que, malgré ses laborieuses dénégations, le gouvernement français fut dans le même camp que ce bourgmestre Akayezu qui présidait aux viols collectifs suivis d'assassinats en grondant avec drôlerie ses administrés, le petit doigt en l'air : 'Mes enfants, ne venez plus me demander comment est le sexe d'une Tutsi'. Cette vieille 'fraternité d'armes' franco-rwandaise est mise en lumière par l'ancien bourgmestre de Giti, le seul endroit du Rwanda ayant échappé aux massacres : " La France, dit-il dans son entretien avec Yolande Mukagasana, s'est investie dans la guerre du Rwanda avant le génocide. Ce sont des militaires français qui vérifiaient les cartes d'identité et ils étaient sur les champs de bataille ". Des dizaines d'autres témoignages, parfois de tout jeunes enfants, en disent long sur ce que fut réellement l'Opération Turquoise. Toutes ces vérités seront sans doute redites un jour. A la suite d'autres auteurs, Jean-Paul Gouteux vient d'élargir la brèche où s'engouffrera peut-être bientôt quelque émule du Général Aussaresses.
Yolande Mukagasana, elle, attaque le monstre par une autre de ses faces. En donnant la parole aux victimes et aux bourreaux repentis, tous profondément mutilés par le génocide, elle cherche avant tout à guérir ses compatriotes de leur traumatisme.

Il est fait quelque part l'aveu dans Les blessures du silence que les génocidaires ne s'attendaient pas à devoir rendre compte un jour de leurs actes, pour la raison bien simple qu'il ne resterait plus parmi les vivants un seul Tutsi pour les en accuser. Ce livre signe l'échec d'un projet aussi insensé.

Les blessures du silence n'est pas seulement un document historique exceptionnel. Il a surtout beaucoup à voir avec la gaccaca, cette palabre forcément douloureuse par quoi un pays meurtri entend déjouer les pièges d'une histoire truquée par les conquérants.