Rwanda 94, la pièce de Jacques
Delcuvellerie, s'ouvre sur une jeune femme assise dans la
pénombre. Elle raconte d'une voix étonnamment
sereine ce que fut pour elle le mois d'avril 1994. Elle se
nomme Yolande Mukagasana et elle ne joue pas. Elle se contente
de parler à un public pétrifié de la
mort à petit feu de son époux Joseph Murekezi
et de leurs trois enfants. Elle dit comment sa petite Nadine
a été jetée vivante à 13 ans
dans une fosse commune. Elle dit comment Sandrine et Christian
ont été sauvagement découpés
à coups de machettes. Dans quels charniers leurs restes
ont-ils été éparpillés avec des
cris de haine, parmi des dizaines de milliers de corps? Elle
ne le sait même pas. Son témoignage, direct,
précis et détaillé, n'en est que plus émouvant.
Devenue célèbre dès la publication en
1997 de La Mort ne veut pas de moi, Yolande Mukagasana
est, comme Venuste Kayimahe, Ntaribi Kamanzi et Benjamin
Sehene, de ces Rwandais qui refusent de passer par pertes
et profits le million de morts du génocide. Après
avoir échappé
de justesse à la mort, Yolande Mukagasana s'est inventé
plusieurs vies, toutes tendues vers un seul but : faire éclater
toute la vérité sur les Cent Jours d'horreur
du Rwanda.
Cette lutte, elle ne la mène pas seulement au théâtre.
Elle promène aussi une exposition à travers
le monde et publie un livre à peu près tous
les deux ans. Le second, N'aie pas peur de savoir,
est un remarquable appel à la lucidité et au
courage. Partout où
se tient un débat sur le sujet, on est presque assuré
de l'entendre expliquer, chiffres et faits à l'appui,
la voix souvent rageuse, comment un Etat moderne a entrepris
d'exterminer méthodiquement toute une partie de sa
population.
Ce n'est sûrement pas à cette rescapée
que l'on fera croire que les grandes douleurs sont muettes.
Elle est un peu la folle qui arrête des inconnus dans
la rue pour leur répéter inlassablement : 'Moi,
Yolande Mukagasana, j'ai perdu les miens dans des conditions
abominables pendant le génocide, je sais que vous
n'êtes pas au courant mais quoi que vous en pensiez,
cela vous regarde, vous aussi'. La démarche est certes
insolite. Elle aurait pourtant dû paraître naturelle à une époque
où tant de bonnes âmes se prétendent
soucieuses du respect des droits humains. Mais il faut bien
croire que ces droits ne sont pas les mêmes pour tous
les hommes. Le récit des malheurs de Yolande Mukagasana
ne réussit que très rarement à tirer
les uns et les autres de leur agréable torpeur. Si
sa croisade contre l'oubli lui a valu quelques attaques haineuses,
il lui a fallu bien plus souvent soutenir des regards discrètement
ironiques ou agacés. Sans doute le combat de Yolande
Mukagasana paraît-il douteux à beaucoup. Cette
mère de famille a perdu ses enfants? La belle affaire!
On s'étonne qu'elle en fasse toute une histoire dans
une Afrique où
des milliers de gens meurent chaque jour pour toutes sortes
de déraisons.
La France et le génocide
des Tutsi du Rwanda
C'est qu'ils sont encore nombreux, ceux
pour qui l'assassinat de plus d'un million de Rwandais ne
mérite pas tant d'embarras. Dira-t-on que ce sont
des négationnistes? Même pas. Ils ne nient rien.
Ils pensent à des choses plus sérieuses, c'est
tout. Ils auraient du reste
été bien en peine de contester des crimes si
clairement
établis. L'Américain Philip Gourevitch n'est
pas le seul à avoir été frappé par
le total manque d'ambiguïté du génocide
rwandais. Agissant au grand jour et soutenus par une radio
et par tous les moyens civils et militaires de l'Etat, les
génocidaires n'ont jamais fait mystère de leurs
intentions. D'autant plus assurés du résultat
qu'ils savaient pouvoir compter sur un allié aussi
important que François Mitterrand et sur la passivité de
la communauté
internationale, ils n'ont à aucun moment jugé
utile de brouiller les pistes. C'est pourquoi aucun intellectuel
sérieux n'a jamais osé mettre en doute l'ampleur
et l'atrocité des massacres. Le génocide rwandais
n'en a pas moins donné naissance à un négationnisme
que l'on peut dire de principe. Celui-ci se fonde davantage
sur des préjugés franchement racistes que sur
la prise en compte de faits réels et récents,
un impératif dont on s'estime dispensé dès
qu'il s'agit de l'Afrique. Personne ne l'exprime mieux que
Charles Pasqua qui en fin juin 1994, au plus fort des tueries,
n'a pas hésité à déclarer au
Journal télévisé
de France 2 : 'Vous savez, il faut bien comprendre que pour
ces gens-là, le caractère horrible de ce qui
s'est passé n'a pas du tout la même valeur que
pour nous'.
L'idée qu'au Rwanda chacun a tué à un
moment ou à un autre, ramassée en des formules
lapidaires par quelques intellectuels et hommes politiques
connus, n'est d'ailleurs pas moins répandue parmi
les Africains que dans le reste du monde. Elle procède
d'une logique récusant
à l'avance toute tentative de tracer une ligne de
séparation entre des coupables et des innocents. L'image
de l'Afrique étant celle d'un continent en proie aux
guerres tribales, aux épidémies et aux famines,
nier le génocide c'est suggérer que la norme
historique ait pu être un accident. En revanche, en
souligner la sanglante pagaille revient à faire un
constat d'évidence : l'Afrique reste malheureusement
égale à elle-même. Il n'y a dès
lors aucun risque à en rajouter : on ne dit pas que
le génocide n'a pas eu lieu, mais au contraire qu'il
a eu lieu deux fois et que chacun y a été tour à tour
dans le rôle du bourreau et dans celui de la victime.
Le génocide rwandais est sans doute le seul que l'on
nie en le dédoublant. Interrogé par exemple
après le sommet franco-africain de Biarritz, François
Mitterrand n'a pas hésité
à retourner sa question à un journaliste en
lui lançant : 'Le génocide ou les génocides
? Je ne sais plus ce qu'il faut dire! ' Il ne le savait que
trop. Dans sa position et compte tenu des relations étroites
entre son gouvernement et les organisateurs du génocide,
il était l'une des quatre ou cinq personnalités
de la planète les mieux informées sur la situation
au Rwanda. Il est surtout étonnant que le président
Mitterrand ait trouvé la force de feindre la candeur
et de s'amuser avec les mots dans une affaire aussi grave.
De même, un ancien Secrétaire général
de l'Onu - qui s'en est, il est vrai, excusé plus
tard - y est allé de son petit soupir désabusé
: 'au Rwanda, disait-il, les Hutu tuent les Tutsi et les
Tutsi tuent les Hutu'. Ce n'est pas tout. Tel ancien ministre
français, de la Coopération bien évidemment,
annonce fièrement, dans un ouvrage truffé de
grossières inexactitudes et d'une niaiserie presque
touchante, son intention de raconter enfin 'la vraie histoire
des génocides rwandais'. Toutes ces déclarations
sont l'expression d'un racisme si tranquille qu'il n'arrive
même plus à être conscient de lui-même.
Elles ne s'expliquent que par le peu de cas que l'on fait,
consciemment ou non, de la vie humaine dans un pays africain
pauvre et dominé.
Dans le cas du génocide rwandais, tout se passe comme
si la compassion pour les victimes ne saurait jamais aller
jusqu'à
admettre leur innocence. Dans cette logique, ceux qui sont
morts au Rwanda n'ont juste pas eu le temps de frapper les
premiers au cours de ces éternels 'massacres interethniques'
devenus lassants pour tout le monde. On a ainsi entendu des
visiteurs se demander, au terme d'un bref passage à Nyamata,
si les corps exposés dans l'église n'avaient
pas
été transportés là par les nouvelles
autorités de Kigali, après le génocide,
pour mystifier les étrangers comme eux
Dans
d'autres circonstances, pareilles obscénités
auraient définitivement jeté le discrédit
sur leurs auteurs. Essayer de comprendre l'enchaînement
des faits ayant conduit au génocide rwandais est un
devoir pour tout homme de notre temps. Nulle part la misère
ne peut faire dégénérer des êtres
humains en bêtes cruelles et irresponsables. Cela veut
dire qu'une limite a bel et bien été
franchie au Rwanda en 1994. Ne pas l'admettre, c'est laisser
entendre que dans certaines parties du monde il n'y a aucune
différence entre la vie et la mort. Chaque Africain
doit s'interroger : pourquoi des pères et des mères
de famille tout à fait normaux, prêts à
verser des larmes pour leurs chiens, s'autorisent-ils une
telle désinvolture en face de cadavres d'enfants rwandais?
On voit bien, en tout cas, ce qui séparera à tout
jamais Yolande Mukagasana et Venuste Kayimahe de certains
commentateurs. Ces morts sur lesquels les racistes crachent
avec tant de mépris sont tout simplement la chair
de leur chair.
Il ne faut certes pas généraliser.
En Afrique même, les intellectuels, mal informés
ou de plus en plus enclins à l'autodénigrement,
ont réagi au génocide par un silence gêné
ou par de l'indifférence. Même si on ne peut
compter pour rien l'indignation de Nelson Mandela et les
rapports du professeur René Degni-Ségui ou
de l'Oua, le drame rwandais n'a pas eu sur le continent un
impact à la mesure de son incroyable démesure.
Rwanda, un génocide français de Mehdi Bâ,
reste à notre connaissance une heureuse exception
dans l'espace africain francophone. En dehors des Rwandais
eux-mêmes, la réflexion sur le génocide
s'est surtout menée en Europe et en Amérique,
grâce, entre autres, aux livres de Jean-Pierre Chrétien,
Gérard Prunier, François-Xavier Verschave ou
Colette Braeckmann. Le fait que le photographe belge Alain
Kazinierakis soit co-auteur de ce troisième livre
de Yolande Mukagasana montre bien que le caractère
universel du génocide rwandais n'a pas échappé
à tout le monde. Dans de nombreuses autres publications,
des intellectuels de tous horizons, des journalistes, des
universitaires et des organisations de défense des
droits de l'homme donnent la parole aux rescapés.
Les récits de ces derniers sont à la fois dépouillés
et insoutenables. Les vécus individuels du génocide
s'y déploient à partir du même schéma
narratif : l'avion du président Habyarimana a été
abattu dans la soirée du 6 avril 1994, les premières
barrières ont été installées
trente minutes plus tard, les leaders politiques hutu modérés
ont été liquidés à partir de
listes
établies à l'avance puis on a commencé
à tuer tous les Tutsi, sans exception. Death, despair,
defiance publié à Londres dès mai 1994
par African Rights et Aucun témoin ne doit survivre,
ouvrage de la Ligue internationale des Droits de l'Homme
coordonné
par Alison des Forges, sont des modèles du genre.
Les survivants y racontent comment ils ont vu mourir les
leurs et on devine aisément qu'au moment où ils
parlent ils sont encore sous le choc de violentes émotions,
puisque la plupart de ces témoignages ont été recueillis
quelques semaines ou même quelques jours après
les derniers massacres. Il est facile d'imaginer l'incrédulité
et l'indignation de ceux qui ont dû faire ces enquêtes
de terrain. Leur statut d'étranger les exposait de
surcroît aux risques de distorsion, de malentendus,
voire de manipulations inhérents au simple passage
d'une langue à une autre. On peut aussi penser que
certains survivants se seraient bien passés de rouvrir
leurs plaies. Encore marqués par la souffrance, sans
doute avaient-ils surtout envie d'oublier ce proche passé pour
se tourner tant bien que mal vers l'avenir.
Les travaux des intellectuels rwandais ont surtout été,
de manière significative, un effort de rationalisation.
José Kagabo, Benjamin Sehene, Jean-Marie Rurangwa,
Josias Semunjanga et beaucoup d'autres ont revisité le
génocide, chacun selon sa méthode, pour nous
aider, par des analyses fondées sur leurs expériences
personnelles, à
en saisir tous les contours. Mais en comparaison de l'ampleur
de la tragédie, les témoignages directs, recueillis
par des Rwandais et destinés à l'opinion internationale
restent finalement peu nombreux.
Les Blessures du
silence : un essai de "dialogue" avec des
tueurs
Le nouveau livre de Yolande Mukagasana est
une des rares tentatives destinées à combler
cette lacune. Chaque témoignage y est soutenu par
la photographie du rescapé ou du prisonnier dont les
propos sont rapportés. Les photos de Alain Kazineriakis,
qui s'est rendu avec Yolande Mukagasana sur les collines
et dans les prisons du Rwanda, donnent
à l'ouvrage une dimension particulière. Ses
clichés saisissants révèlent les blessures
des inconnus qui nous parlent et font de chacun d'eux un être
humain
à part entière. Ils réveillent, malgré
nous, notre instinct de voyeur. Pour conjurer le malaise
que provoquent ces récits, le lecteur sera en effet
souvent tenté de scruter avec perplexité chaque
trait de chaque visage. Il s'arrêtera sans doute plus
longuement sur ceux des assassins tant peut être grande
l'envie - ou l'espoir - de surprendre l'homme dans le regard
du génocidaire.
Même s'il y a dans Les blessures du silence beaucoup
de récits de rescapés, on s'aperçoit
très rapidement que sa vraie originalité réside
dans la prise de parole des tueurs. Les laborieuses justifications
des bourreaux s'y croisent, en un fascinant dialogue à
distance, avec les souvenirs de leurs victimes.
Parmi ces dernières, Yolande Mukagasana elle-même
Elle est allée trouver dans leur prison des génocidaires
dont la plupart ont décidé de plaider coupables.
Le fait qu'elle soit elle-même une rescapée
change du tout au tout sa relation avec eux. Le langage qu'elle
leur tient est très simple : 'Vous devez admettre
que vous
êtes une partie du problème et que si vous ne
dites pas pourquoi vous avez agi ainsi, personne ne comprendra
jamais ce qui est arrivé'. C'est sa façon de
les rappeler
à leurs devoirs vis-à-vis de l'humanité
et de leur dire qu'ils en font encore partie en dépit
de leurs crimes.
Les meurtriers et elle se connaissent très bien. Ils
se tutoient et Yolande Mukagasana les engueule à l'occasion.
Petit à petit, on s'aperçoit que c'est sa propre
histoire qui continue. Rien ne l'indique clairement mais
il est possible et même probable que parmi les monstres
qu'elle a choisi d'affronter certains aient porté la
main sur Joseph ou sur ses enfants. Qu'on en juge par son
entretien avec un certain Enos N.
- 'Vous connaissez Ngenzi Déo ?' lui demande Yolande
Mukagasana
- Le sculpteur ? Oui, je le connaissais très bien,
répond l'autre.
Yolande Mukagasana lui dit alors paisiblement : 'C'était
mon père'. Et son interlocuteur de s'écrier,
presque
épouvanté :
- Votre père ? Mais alors Musoni est votre frère
?
- Oui, fait Yolande.
Après un bref silence, l'assassin s'affole et déclare
avec une gravité comique : " Je vous le jure
solennellement, Madame, je n'ai tué personne de votre
famille ".
Au-delà de son humour insupportable, cet échange
donne une idée de ce que peut être un pays où
la question de savoir qui a tué qui pèse si
fortement sur les relations humaines les plus banales. On
dit souvent que bourreaux et victimes continuent à se
croiser en silence sur les collines du Rwanda. Jusqu'ici
on pouvait les imaginer en train de se jeter des regards
lourds de sens avant de s'en aller chacun de son côté.
Dans ce livre tout à fait hors du commun, la rencontre
se déroule pour la première fois sous nos yeux
et, au lieu de fuir la réalité du génocide,
des Rwandais choisissent d'en parler sans haine mais aussi
avec une franchise parfois brutale.
Le dialogue que Yolande Mukagasana a réussi à
imposer aux génocidaires est vrai et d'une grande
profondeur humaine. Il consacre aussi, d'une certaine façon,
la revanche des faibles. Pendant le génocide, les
tueurs débarquaient chez eux, les abreuvaient de grossièretés
et ils suppliaient, en vain, qu'on leur laisse la vie sauve.
Comment se parler en effet lorsque, comme dit le dramaturge
tchadien Koulsy Lamko, 'chantent les machettes'? Dans Les
blessures du silence, la relation est totalement inversée.
Ce sont
à présent les bourreaux qui protestent de leur
innocence. Certains d'entre eux s'égarent dans d'absurdes
mensonges et de lâches reniements mais la plupart de
ces repentis sont d'une émouvante sincérité.
La force de Yolande Mukagasana, c'est qu'elle ne joue à
aucun moment la comédie de la neutralité scientifique.
Comment l'aurait-elle pu, d'ailleurs ? Le Rwanda est son
pays et chaque témoignage la renvoie à sa propre
douleur. Elle sait ce que cela signifie d'être caché quelque
part et d'entendre la mort rôder autour de soi. Elle
n'est pas une journaliste arrivée d'un pays lointain
et que l'on peut abuser. Yolande Mukagasana ne se contente
pas d'écouter, elle n'est pas venue pour prendre des
notes à mettre plus tard en forme. Il s'agit moins
pour elle d'écrire des phrases bien balancées
que de crier des vérités dérangeantes.
Et puisqu'elle en sait autant sur leurs forfaits que les
tueurs eux-mêmes, elle n'hésite jamais à les
confondre. A Gaspard B
devenu soudain amnésique,
elle rappelle, implacable : " C'est toi qui a fait sortir
mes enfants de leur cachette ". Et à un certain
Marc elle crache avec colère en mettant fin à leur
entretien :
" Je n'ai plus la patience d'écouter tes mensonges.
Tu m'as menti du début à la fin et cela m'est
insupportable'.
La proximité de Yolande Mukagasana avec tous ses interlocuteurs
fait de l'ouvrage un grand moment de vérité sur
le génocide rwandais. Ils lui font totalement confiance
et des choses sont dites dans ce livre qui ne l'ont encore été
nulle part. Il ne faut pas oublier que Yolande Mukagasana
est une sage-femme de métier. Il est vrai qu'elle
exerçait cette profession dans une autre vie, dans
la vie d'avant. Pourtant, assez patiente pour attendre que
l'aveu vienne à son heure, elle sait encore l'art
de faire accoucher. Ainsi un génocidaire du nom de
Sylvestre lui déclare-t-il tout penaud, au cours de
leur deuxième rencontre : " Je t'ai menti la
fois passée ". Cet aveu fait, un obstacle psychologique
est franchi et la relation devient plus saine. Ses interlocuteurs,
rescapés ou prisonniers, appartiennent à toutes
les couches de la société rwandaise. Des détenus
aussi célèbres que Valérie Bameriki,
de la sinistre RTLM, côtoient dans ce livre des Rwandais
de tous âges et de toutes conditions. Les plus humbles
sont d'ailleurs presque toujours les plus enclins à regretter
leurs crimes et à demander pardon à leurs victimes.
Parmi eux, un gamin de dix ans qui a tué d'autres
enfants et qui sait que sa mère est devenue folle
; ou Ancilla, qui a fait boire 'par amour' de l'insecticide à ses
quatre enfants tutsi et qui dit à Yolande : 'ils sont
tous morts et aujourd'hui je les envie' ; Faustin M. plaide
coupable lui aussi mais ne semble guère torturé par
le remords : 'J'en ai tué dix dont quatre ont payé cinq
mille francs pour avoir l'autorisation de se suicider. Cet
argent, je ne sais même plus à quoi il a servi'
; Sylvestre - oujours lui - écrit en prison des poèmes
pour savoir comment 'même les bons sont devenus mauvais'
tandis que tel autre divague sur l'au-delà, le crâne
de sa victime à la main. A un assassin devenu presque
fou, Yolande avoue avoir offert du lait et deux bananes
C'est que, contrairement à ce qu'on pourrait croire,
Yolande Mukagasana n'est pas allée narguer les génocidaires
dans leur prison. Il y a dans sa démarche le besoin
de renouer les fils brisés de sa propre vie et comme
un
étrange amour envers ces victimes d'un autre genre,
pitoyables rescapés du piège de la haine. Cela
donne lieu
à des dialogues assez peu banals sur l'avenir de l'humanité,
sur la religion et sur la vie (' De toute façon, moi
aussi je suis mort' lui confie Evariste, un jeune prisonnier
que des adultes avaient forcé à tuer ses compagnons
de jeux). Le ton devient quasi biblique quand Yolande Mukagasana,
essayant de réconforter un génocidaire repenti
et au bord du désespoir, lui lance, toute émue
: 'Et moi, Mathieu, je vous dis que vous êtes vivant,
car maintenant vous savez où est le mal, vous demandez
pardon et vous cherchez à ouvrer pour la paix entre
Rwandais'.
Quant aux témoignages des rescapés,
ils sont tous absolument insupportables. Même ceux
qui croyaient tout savoir sur le délire de cruauté
des tueurs auront du mal à tenir le coup en lisant
Les blessures du silence. Les voix qu'on y entend, fortes
et nues, ne sont pas des voix de papier. C'est Victoire violée
par des dizaines d'inconnus 'qui, note-t-elle, sentaient
la saleté, la forêt et le sang' et dont le bébé,
attaché à un arbre, est dévoré vivant
par un chien sous le regard amusé de son tortionnaire
; c'est Clémence, violée elle aussi des jours
durant, 'dans une maison infestée de rats et de puces'.
Diane, la fillette qui en est née, est, selon une
Yolande Mukagasana soudain folle de rage 'le produit de l'humiliation,
le croisement de la haine et de la souffrance' ; Eugénie
N., 32 ans, lâche des paroles presque surgies des profondeurs
du tombeau :' J'étais couverte d'asticots, j'en ai
même mangé parce qu'ils étaient dans
ma bouche'. Le long et formidable témoignage de Frère
Damascène - docteur en psychologie qui a survécu à tous
les massacres depuis 1959 - montre bien que le génocide
de 1994 ne fut pas un coup de tonnerre dans un ciel serein
ni le brusque réveil d'une soif de sang atavique mais
le résultat de plusieurs décennies de préparation
méthodique. Un simple témoignage peut en dire
beaucoup plus que de savants ouvrages sur la logique d'extermination
radicale du génocide. Ainsi une jeune femme du nom
de Francine M. rapporte que le bourgmestre Akayezu distribuait
les machettes en disant 'qu'il fallait que les enfants qui
naîtraient
à l'avenir soient obligés de demander à
leurs parents à quoi ressemblaient les Tutsi et que
toute femme tutsi devait être déshabillée
afin que l'on sache comment étaient le sexe et la
cuisse d'une Tutsi quand il n'y en aurait plus sur terre'.
Il suffit aussi de quelques phrases pour prouver que, malgré ses
laborieuses dénégations, le gouvernement français
fut dans le même camp que ce bourgmestre Akayezu qui
présidait aux viols collectifs suivis d'assassinats
en grondant avec drôlerie ses administrés, le
petit doigt en l'air : 'Mes enfants, ne venez plus me demander
comment est le sexe d'une Tutsi'. Cette vieille 'fraternité d'armes'
franco-rwandaise est mise en lumière par l'ancien
bourgmestre de Giti, le seul endroit du Rwanda ayant échappé aux
massacres : " La France, dit-il dans son entretien avec
Yolande Mukagasana, s'est investie dans la guerre du Rwanda
avant le génocide. Ce sont des militaires français
qui vérifiaient les cartes d'identité et ils étaient
sur les champs de bataille ". Des dizaines d'autres
témoignages, parfois de tout jeunes enfants, en disent
long sur ce que fut réellement l'Opération
Turquoise. Toutes ces vérités seront sans doute
redites un jour. A la suite d'autres auteurs, Jean-Paul Gouteux
vient d'élargir la brèche où
s'engouffrera peut-être bientôt quelque émule
du Général Aussaresses.
Yolande Mukagasana, elle, attaque le monstre par une autre
de ses faces. En donnant la parole aux victimes et aux bourreaux
repentis, tous profondément mutilés par le
génocide, elle cherche avant tout à guérir
ses compatriotes de leur traumatisme.
Il est fait quelque part l'aveu dans Les blessures du silence
que les génocidaires ne s'attendaient pas à devoir
rendre compte un jour de leurs actes, pour la raison bien
simple qu'il ne resterait plus parmi les vivants un seul
Tutsi pour les en accuser. Ce livre signe l'échec
d'un projet aussi insensé.
Les blessures du silence n'est pas seulement un document
historique exceptionnel. Il a surtout beaucoup à voir
avec la gaccaca, cette palabre forcément douloureuse
par quoi un pays meurtri entend déjouer les pièges
d'une histoire truquée par les conquérants.