Un génocide concédé...
La modernité de la communication nous a permis de
suivre, en direct, l'extermination au Rwanda, de la population
tutsie et d'opposants politiques hutus. L'événement
s'est déroulé en Avril, Mai, Juin 1994. Le
projet d'extermination a été arrêté par
la victoire militaire du Front Patriotique Rwandais. L’événement-génocide
a été reconnu comme tel. Cinquante ans après
la Déclaration de 1948 sur la répression et
la prévention du crime de génocide, le premier
déclaré coupable de crime de génocide
sera, le 2 septembre 1998, un Rwandais : M. Jean-Paul Akayesu,
maire de la petite commune de Taba pendant le génocide.
Le 4 septembre 1998, M. Jean Kambanda, chef du gouvernement
rwandais issu d'un coup d'État du 6 avril 1994, et
un des principaux responsables politiques du génocide,
sera condamné coupable de crime de génocide
par le Tribunal Pénal International qui siège,
depuis novembre 1994, à Arusha en Tanzanie.
Oui, le génocide des Tutsis et l'extermination des
Hutus opposants politiques ont bien eu lieu. Mais, très
vite, l’événement sera relativisé et
banalisé. Bien sûr, il y a, et il y aura toujours,
la négation. La négation de l'Autre, qui est
au coeur de la culture et du projet génocidaire. La
négation du génocide, pour dissimuler le Crime
et étouffer le Témoignage. La singularité du
génocide du Rwanda, c’est, aujourd'hui, son
caractère concédé. D’une part,
le génocide a été reconnu; on ne saurait
nier totalement sa réalité; d'autre part, des
pratiques signifiantes, des pratiques de langage s'attellent à déconstruire
le sens et la singularité de l'événement.
Les discours et les pratiques signifiantes sur le génocide
et l'extermination entremêlent négation et formes
de déni. L'entremêlement a lieu sur un terrain
où le politique et l'idéologue réécrivent
l'histoire. Ce terrain, où négation et déni
ont une frontière poreuse, est irrigué par
des thèmes récurrents : "guerre interethnique"; "complot
tutsi à l'origine d'une tragédie instrumentalisée
par la victime avec sa désinformation"; "complexité d'un
drame aux causes économiques..." Ce terrain est
traversé par des dérives sémantiques
qui mettent le témoignage du rescapé et de
la victime en procès. Nous allons visiter ces discours
qui circulent en France...
Les mots de l'extermination,
l'histoire trouée, les témoignage inaudibles
Le génocide a une généalogie. Avant
le génocide, il y a les mots et les actes. Le projet
de génocide commence par le déni de l'Autre,
le déni de sa citoyenneté. Entre le “Manifeste
des Bahutus”, texte publié en 1957, et “ Les
Dix commandements du Hutu”, texte publié en
décembre 1990 - deux textes certes différents
- il y a une continuité : la définition de
l’Autre, le Tutsi, par l'identité de "l'étranger",
de "l'étrangeté". Il faut, au mieux,
tolérer le Tutsi, éventuellement s'en "séparer",
c'est-à-dire le chasser du Rwanda ou l'exterminer.
Pour dissimuler le Crime, perméabiliser celui-ci dans
la population, le projet d'extermination revêtira les
oripeaux de la métaphore. Dans un fameux discours
tenu le 22 novembre 1992, Léon Mugesera, un des théoriciens
du parti de Habyarimana, parti qui a planifié le génocide,
lance ces mots en évoquant sa rencontre avec un Tutsi
qu’il mettait en garde :
"Je lui ai demandé s’il n’avait
pas entendu parler de l’Histoire des fallashas qui étaient
rentrés chez eux en Israël partant d’Éthiopie.
Il me répondit qu’il n’en savait rien.
Et moi, de répartir: votre pays c’est l’Éthiopie.
Il me répondit qu’il n’en savait rien.
Et moi de répartir: tu dois être sourd et
illettré, votre pays c’est l’Éthiopie
et nous allons vous expédier sous peu chez
vous via Nyabarongo en voyage express (1)."
Nyabarongo est une rivière dans laquelle furent jetés
les cadavres des Tutsis massacrés en 1964... pour
leur faire rejoindre le Nil, selon la composante mythique
du discours racial sur le Tutsi dit "Hamite" (2) ,
Africain d'origine blanche, donc venu d'ailleurs. La "possibilité" du
projet génocidaire est toujours mise à nu par
la violence du langage. Langage animalier du génocidaire
pour se déculpabiliser par auto-suggestion : "je
ne tue qu’un cafard, un serpent !". Langage animalier
pour anéantir et marquer la psyché de la victime.
Il s'agit de lui instiller la honte, l'humiliation, la haine
de soi : "Umututsi n'inzoka" (le Tutsi
est comme un serpent.) sont des mots que l'on pouvait dire
et entendre au Rwanda avant et pendant le génocide.
La "masse" devait comprendre : par essence, le
Tutsi est dissimulateur. Il fait mal là où on
ne l'attend pas. Pour "se protéger" il faut
l'écraser. Sur Radio-Télévision Milles
collines de Kigali, le 10 mai 1994, on peut entendre:
"prenez vos machettes, prenez vos lances, faites vous épauler
par les soldats (...) combattez les Inyenzis avec vos lances,
vos bâtons (...) transpercez-les ces Cafards. (3)"
Quatre ans avant le génocide de 1994, le 2 octobre
1990, la guerre est déclenchée par un mouvement
politico-militaire, le Front Patriotique Rwandais (FPR).
La principale revendication du FPR est le principe du droit
au retour au Rwanda pour deux générations d'exilés
chassés du Rwanda, les premiers en 1960, par différentes
vagues de persécutions. Le monde "découvre" les
plus vieux réfugiés d'Afrique. Huit ans auparavant,
en septembre 1982, une partie du monde avait "découvert" ces
exilés, principalement Tutsis, qui, pourchassés
et massacrés en Ouganda, sont bloqués à la
frontière de l'Ouganda et du Rwanda. L'État
rwandais les repousse. Certains d'entre eux se suicident.
La frontière de leur terre maternelle leur est fermée.
Le déni de citoyenneté dans leur pays aura
précédé le déni d'existence.
La négation du génocide de 1994 se construit
sur l'effacement de cette part d'ombre de l'histoire du Rwanda.
La négation du génocide en tant que projet
politique d'État doté d'une généalogie
se construit sur une "histoire trouée".
Le déni du génocide de 1994 entretient le refus
d'entendre les témoignages sur cette période.
Et pourtant, sur 1963-1964, 1967, 1973, les témoignages
existent. Le témoignage a toujours existé,
notamment depuis 1964. En France, il y a les témoignages
publiés dans France-Soir, dont l'édition
du 6 février 1964 parle d'actes de génocide
au Rwanda. On peut y lire:
"Mais, ce qui est de plus atroce pour nous, c'est
de constater que la plupart des tueurs sont des Chrétiens,
souvent même des chefs de chrétienté,
des instituteurs, parfois même des membres de l'Action
Catholique (...) que certains aient des remords nous l'espérons
! Mais il faut bien tristement constater que la plupart
trouvent cela normal (...) la haine raciale, une propagande
haineuse, ont aveuglé la conscience de ce pays:
on appelle mal ce qui est bien, et bien ce qui est mal.
Des Chrétiens hutus ont été frappés
et punis pour avoir protégé des tutsis en
danger de mort." (4)
Lors des premières persécutions de la population
tutsie et des Hutus indépendantistes, en 1960 et en
1963-1964, pour la première fois le feu est mis aux
maisons et aux propriétés. Le feu qu'évoque Élias
Canetti à propos de la rage destructrice, car il est "le
plus impressionnant moyen de destruction (...) il est visible
de loin et attire les autres (...) il détruit irrémédiablement
(...) après un incendie rien n'est plus ce qu'il était"(5) .
Le journal Le Monde publie le 17 janvier 1964 des
informations sur "les massacres de la population tutsie" au
Rwanda. Ces années-là, il y a aussi des témoignages
des Rwandais, témoignages transmis dans les chansons,
témoignages inaudibles, qui seront portés en
public notamment à partir d'octobre 1990. En effet, à la
suite du début de la guerre du 2 octobre 1990 et des
arrestations et tortures de milliers de Rwandais par le régime
du général Habyarimana, les Rwandais de l'exil
prennent la parole. Leurs témoignages seront écoutés,
ou réécoutés, et surtout entendus après
le génocide de 1994. Dans son témoignage, "Moi,
Spéciosa Mukayiranga, rescapée du génocide
de 1994, qui ai échappé à la mort depuis
la tendre enfance" (6) ,
Spéciosa Mukayiranga parle des 8000 tutsis de Byumba
tués en trois jours en 1961. Mais que reste-t-il des
premiers témoignages?
Inaudibles, les témoignages sur un Rwanda pré-génocidaire
l'ont été rendus par les voiles idéologiques
jetés sur une période de l'histoire du Rwanda
: 1960-1964. Les premiers actes de génocide des Tutsis
sont banalisés. Ils sont perçus comme des non-événements
dans "une révolution anti-féodale".
Très répandu, ce regard sur le Rwanda va se
détourner du témoignage de la victime, du témoignage
de l'exilé rwandais. Aussi bien dans les courants
politiques "de droite" que "de gauche".
Un article publié dans Tricontinentale, le
n° 21/22 de 1970/71, est très significatif. Nadine
Nyangoma, sous le titre "Burundi et Rwanda: une stratégie
impérialiste", y affirme que les premiers massacres
des Tutsis sont des "abus et des cruautés
inutiles" de la lutte de classes entre les "serfs
hutus" et les "féodaux tutsis" identifiés
collectivement à l'UNAR (Union Nationale Rwandaise).
Dans ce parti, l'UNAR, qui revendique l'indépendance,
dans une alliance régionale et panafricaine avec Julius
Nyerere de Tanzanie et Patrice Lumumba du Congo, Nadine Nyangoma
s'efforce de voir la main de la CIA et du capitalisme international
:
"La haine que la paysannerie éprouve pour l'UNAR
s'illustre par la façon violente dont les paysans
hutus ont réagi aux incursions frontalières
de l'UNAR en 1964 (...) Après le retrait des féodaux,
les paysans, aigris par l'attaque et les pertes qu'ils
venaient de subir, allèrent checher dans les collines
avoisinantes tous ceux qu'ils soupçonnaient de connivences
avec l'UNAR et les mirent à mort. Cette justice
sommaire a dû inévitablement entraîner
des abus et des cruautés inutiles, mais elle illustre
d'une part l'extrême mobilisation de la paysannerie
et, d'autre part, l'absence totale d'un parti révolutionnaire
capable d'organiser cette mobilisation, d'où son
caractère anarchique. (7)"
Dans les "conclusions et perspectives" de l'article,
Nadine Nyangoma lance un appel très significatif en
ses dérives idéologiques. Dérives lourdes
de conséquences meurtrières dans les Grands-lacs
d'aujourd'hui, notamment dans les mouvements "pro-hutu
power" où le projet démocratique se confond
avec "la loi de la majorité éthnique" et
la suprématie éthnique :
"La situation du Burundi et du Rwanda montre à quel
point une révolution ne peut aboutir qu'en liquidant
toutes les couches sociales qui sont objectivement alliées
au capitalisme international. (7b)"
L'aveuglement idéologique, les confusions entre "ethnie" et
classe, tutsi et "féodal" suffisent-ils à expliquer
silences, indifférence, complaisances face aux massacres
de milliers de Tutsis dont l'immense majorité vivent
les mêmes conditions sociales que leurs voisins hutus?
Non. Dans l'article de Nadine Nyangoma qui s'inscrit dans
la lignée de "l'anti-impérialisme",
l'aide de troupes belges, avec hélicoptères, à "la
révolution anti-féodale hutue" dans la
répression des Tutsis identifiés collectivement
comme indépendantistes, n'est pas relatée ni
analysée. La négation des premiers actes génocidaires
de "l'État hutu" est sédimentée
par une explication globale et globalisante. Ce qui permet
de survoler et occulter des faits historiques. Le thème
du "complot", celui de la "guerre
de reconquête des féodaux tutsis" et
la géopolitique sont utilisés pour brouiller
la perception de la réalité et relativiser
les premiers actes de génocide avec la fondation de
l'État rwandais de la 1ère République.
Une période qui ouvre les chemins d'un long exil exprimé dans
la pudeur et la métaphore du poète Jean-Baptiste
Mutabaruka, qui évoque aussi une Présence aux
côtés d'une Afrique en lutte pour les Indépendances...
"les voies s'élèvent grondantes dans
l'Afrique qui bouge
rythme des tams-tams, enivré
virginal, charrié de blasphèmes
gloire à la lutte, à la vie
gloire à la force qui libère
créé et féconde gloire à la
liberté reconquise
à la paix, à l'amour
gloire, ultime gloire enfin à la fraternité de
ceux qui luttent. (8)
... les drapeaux sont en berne
les voix des chantres se perdent
dans le lointain, la distance les avale. (9)"
Le Discours et les mots de la
négation
Au Rwanda, lorsqu'il ne nie pas, lorsqu'il n'efface pas l'histoire,
le génocidaire se refugie dans le silence. Ce silence
perturbe le travail de deuil du rescapé et de la victime.
Les témoignages recueillis par Yolande Mukagasana
dans son livre Les blessures du silence (10) expriment
ce besoin de "vérité" pour les rescapés,
nécessaire pour commencer le travail de deuil. La
négation et le silence du génocidaire sont
une offense pour le rescapé et la victime, une brûlure
dans la souffrance. Le combat contre la négation peut-être
une lutte pour la survie... La négation du génocide
au Rwanda commence par se présenter avec des "interrogations" sur
la qualification de "génocide". Elle propose,
ensuite, un énoncé de compensation : "il
n'y a pas eu un génocide des Tutsis, il y a eu une
guerre inter-ethnique", "une tragédie".
La réfutation de l'événement-génocide
est suivie d'une inversion de situations. Les Tutsis sont
responsables - ou corresponsables - d'une "tragédie" qu'ils "instrumentalisent".
Ce discours sédimente un négationnisme véhiculé par
des responsables ou des proches du courant politique "Hutu-power".
Dans le discours de la négation radicale, le Tutsi
subit les conséquences d’une "guerre
interethnique" qu'il a fomentée, ou d'une
guerre d’autodéfense du "peuple hutu".
Pendant le génocide au Rwanda, dans Africa International de
Juin 1994, Marie-Roger Biloa écrit :
"Qui tue qui? le front Patriotique rwandais, guérilla
armée de la minorité tutsi, mène une
campagne vertigineuse pour accabler diversement l’armée
rwandaise. (...) La presse européenne, globalement
favorable aux Tutsis, perçus comme une minorité opprimée,
fait tout de même état de carnages dans les
deux camps." (11)
Deux ans après le génocide, Africa International de
Juillet-Août 1996 réécrit l'histoire
par effacement et inversion de faits historiques. La publication
donne la parole à Théoneste Bagosora qui est
inculpé par le Tribunal Pénal International
sur le Rwanda :
"Africa international a pu rencontrer le
colonel Bagosora pour évoquer le drame que le peuple
rwandais a vécu depuis le 1er octobre 1990, lorsqu'une
bande armée a envahi le Rwanda à partir de
l'Ouganda, jusqu'au moment où plus de cinq millions
de Hutus ont été contraints de quitter leur
pays, leurs biens, pour une vie d'errance d'abord à l'intérieur,
puis en exil à l'extérieur, fuyant les massacres
sans précédents qui ont endeuillé ce
petit pays (...) La guerre a réveillé les
démons de la haine ethnique et provoqué une
bipolarisation de la population." (12)
Théoneste Bagosora réfute la matérialité des
faits. La réfutation est la deuxième étape
de la négation après le questionnement, et
avant l'invitation faite à requalifier l'événement-génocide.
Le colonel s'exprime ainsi:
"Le régime de Kigali trompe ainsi l'opinion
en faisant croire que les crânes exposés appartiennent
aux Tutsis, puisque des cérémonies d'inhumation
ont été organisées pour eux depuis
que le FPR est au pouvoir. Les Tutsis respectent religieusement
leurs morts pour oser les exposer au public. Ils l'ont
prouvé en demandant au Tribunal International Pénal
pour le Rwanda qu'il arrête les exhumations pour
les besoins de l'enquête. Ce respect des morts risque
ainsi de conduire à la condamnation des Hutus sur
base d'enquêtes incomplètes et tronquées
alors qu'en même temps on manipule l'opinon publique." (13)
Le négationnisme radical du génocide au Rwanda
n'est pas enclavé dans la région des Grands-Lacs
africains. Il est soutenu par des mouvances idéologiques
telles que l’Institut Schiller-Parti ouvrier européen.
Cette mouvance, fondée aux États-Unis dans
les années cinquantes, travaille beaucoup avec des
mouvements politiques revendiqués pro-"Hutu-power".
En 1997, dans un "Appel au premier ministre Lionel Jospin",
l'Institut Schiller écrit :
"Un terrible génocide, le pire depuis celui
du Cambodge en 1975-1979, a été déclenché en
1990 dans la région des Grands-Lacs en Afrique par
les milieux financiers anglo-américains, utilisant
les forces de Museveni de l'Ouganda, de Kagamé du
Rwanda, de Buyoya du Burundi et de Kabila de la république
démocratique du Congo." (14)
Pour l’Institut Schiller, le génocide des Tutsis
du Rwanda n'existe pas. Le génocide, c’est celui
des Hutus commis par des "armées Tutsis" qui
veulent créer un empire "Hima-Tutsi".
Ces armées sont en Afrique centrale le bras d’un
complot pour la destruction des nations. Ce complot sert
une stratégie des Américains, Anglais, Belges.
La stratégie serait pilotée par des intérêts
financiers de la City de Londres. Sont cités notamment
les noms de Warburg, Goldman, Sachs... Avec son discours
de la négation qui est focalisé sur le "complot
de la finance internationale", l'Institut Schiller laisse
libre cours à des tonalités déja entendues:
celles du discours antisémite.
Négation et déni : l'entremêlement
La négation du génocide au Rwanda est entremêlée
avec des formes de déni. Dans ces formes de déni,
le génocide n'est pas nié. Il est tout simplement absent.
Absent de discours construits sur une analyse des grands
mouvements historiques, avec "la guerre interethnique" et
les "conflits de cultures" comme déterminants
explicatifs. Dans ces discours, le génocide est dilué dans
des recompositions géopolitiques présentées
comme événements centraux. Un ancien ministre
français de la coopération, Robert Galley,
a fait, le 13 mai 1998, une déposition devant la Mission
d'information parlementaire sur les événements
du Rwanda en 1994. Pour l'ancien président du groupe
d'amitié France-Rwanda, le régime du président
Habyarimana était "extrêmement tolérant".
L'ancien ministre, qui ne prononce pas le mot génocide,
parle du "machiavélisme" des Tutsis
qui ont utilisé leur diaspora pour fomenter une guerre
de reconquête afin de s'assurer une domination sur
les Hutus.
Une forme de déni est également très
présente dans l'analyse d'Alexandre Adler sur l'Afrique
et sa région des Grands-lacs. Le mot génocide
n'y est jamais utilisé. Le statut et la qualification
de l'événement sont relativisés par
une sémantique allusive et ironique. Une analyse globalisante
se focalise sur les enjeux géopolitiques d'un conflit
entre Hutus et Tutsis, un terrain où les Tutsis représenteraient "les
royaumes combattants chrétiens du haut Nil":
"L'opinion bien-pensante, après avoir fait
des meurtriers hutus du Rwanda l'équivalent des
Himmler et de ses séides, va-t-elle à présent
transformer en nouveaux "génocideurs" les
Tutsis vainqueurs au Kivu de ces mêmes hutus devenus
entre-temps réfugiés? Ni la première
attitude, ni la seconde ne dénotent pourtant d'une
grande intelligence de la situation (...) Aussi faut-il
s'en tenir au déroulement des faits géopolitiques
tels qu'ils se déroulent en ce moment, à la
jointure de deux Afriques en construction - celle qui se
regroupe autour de l'Afrique du sud et celle qui se dessine
peu à peu autour de sa façade atlantique,
du Sénégal à l'Angola (...). De toutes
les menaces qui pèsent sur l'Afrique, cette remise
en question géopolitique n'est-elle pas la plus
grave? La France peut-elle se permettre d'empêcher
la naissance d'une grande communauté dont l'Afrique
du Sud sera le centre, et les royaumes combattants chrétiens
du haut Nil le bras armé ?" (15)
Génocide et "génocide(s) ",
déni et politique
Certaines formes de déni de génocide permettent
- sans nier l'événement-génocide - de
le relativiser. Il devient un événement dans
une histoire faite de violences extrêmes. Cette dilution
de l'événement-génocide prépare
une invitation à requalifier le statut et le sens
d'un génocide. Dans "Génocide, le mot
et les morts", article paru dans Libération du 6
mars 1997, et écrit par Stephen Smith, l'armée
et le pouvoir rwandais sont accusés "d'opprimer" et
de "pourchasser", dans l'Est du Congo,
les "Hutus collectivements identifiés".
Le contexte de guerre sur un territoire où s'était
réfugiée une armée des forces ayant
pour projet politique la poursuite du génocide est
rappelé. Le génocide des Tutsis est posée
comme "une vérité intagible". Maisauparavant, à propos
d'un génocide qui "est la clé de voûte
de tout raisonnement dans la région", le
journaliste lance une invitation pour que
"l'Occident cesse de se mirer dans ce bain de sang
qui lui renvoie l'image de "son" génocide,
l'extermination des juifs auxquels la pensée coloniale
a si efficacement assimilé les Tutsis, "Nilotiques
errants" dans l'Afrique des Grands-lacs." (16)
Après l'invitation à la prudence lancée à l'Occident
dans son rapport à un génocide africain métaphorisé par "un
bain de sang", Stephen Smith pose la question :
"comment pouvons-nous sanctuariser le mot génocide
et, en même temps, abandonner à leur sort
des Hutus qui, parce que réfractaires à l'assujetissement
en tant que tels, sont massacrés? Bien que parcellaires,
les témoignages dont nous disposons ne laissent
plus de place au doute : l'épuration au Rwanda et
dans l'Est du Zaïre est érigée en politique,
entreprise et poursuivie comme telle." (17)
Avec cette accusation, et après la mise en garde
de la conscience occidentale sur l'"effet de miroir",
le génocide des Tutsis devient un événement
qui doit être mis en relation avec "l'extermination
des Hutus" dans l'Est du Zaïre, et analysé à travers
le prisme de la violence atavique et de la démographie
:
"et c'est d'ailleurs par l'analyse politique, sans
sensiblerie ni effet de miroir de nos propres hantises,
que l'on peut comprendre pourquoi. En ces terres fertiles
mais exiguës de l'Afrique des Grands-lacs, sous une
pression démographique exceptionnelle et sous le
poids des hécatombes antérieures dans la
région, une logique assassine est devenue une force
collective rationalisée - dans tous les sens du
terme - par des intellectuels des deux camps, mise au service
de la rivalité entre élites hutues et tutsies
pour le contrôle d'un État." (18)
C'est ainsi que le génocide des Tutsi est concédé...
D'une part, il n'est pas nié, il est l'objet d'une
certaine reconnaissance, d'autre part, sa signification,
son senssont invités à être
resitués, relativisés, "normalisés" (19) ...
Cette invitation résonne ainsi : "est -ce que,
finalement, le génocide ne serait pas à inscrire
dans une histoire locale, spécifique, composée
de conflits et de guerres ethniques ?"
Relativiser le génocide en l'expliquant par un atavisme
de violences sociales et de guerres ethniques dénie
au génocide sa radicale singularité. Une singularité qui
n'apparaît pas dans "l'approche comparée" des
morts ou des souffrances, mais qui réside dans son
caractère de projet politique d'État. Un projet
d'État qui a une généalogie idéologique
et historique, et poursuit l'intention d'exterminer un groupe
humain figé dans une "identité",
définie par le génocidaire. Les Tutsis ont été exterminés
parce que Tutsis. D'où l'acharnement sur les enfants
et sur les cadavres. Les Hutus ont été tués
parce qu'opposés au génocide, du fait de leur
courage, de leurs actes, de leurs idées... Face à la
négation, aux différentes formes de déni
et aux résistances à dire la réalité,
le détour pour refonder le sens du mot génocide
se fera par un rappel des mots simples du génocidaire.
Entre métaphores et langage meurtrier, il est explicite
sur une chose : ne pas épargner les enfants, c’est-à-dire éradiquer,
arracher jusqu’aux racines de la vie... Que dit Léon
Mugesera, dans son fameux discours cité du 22 novembre
1992? Il exhorte les militants du parti de Habyarimana à ne
pas commettre l’erreur des persécutions anti-tutsis
de 1959-1960 qui ont épargné les enfants...
Entre le témoignage de la victime, la négation
et les formes de déni, le combat sera sans fin. Après
la négation, facilement disqualifiable, viendra la
relativisation du génocide; car il y aurait eu un "deuxième
génocide": celui des Hutus. C'est la "théorie
du double génocide" ou des "génocides
mutuels".
Biarritz, le 8 novembre 1994. Sommet Franco-africain. Le
jour même du vote à New-York, par le Conseil
de sécurité, de la Résolution de création
du Tribunal Pénal International sur le Rwanda, le
Président François mitterrand donne une autre
version d'un génocide africain :
"Après les négociations d’Arusha,
(...) les conditions de la mort du président Habyarimana,
la guerre civile et les génocides qui s’en
sont suivis ont interrompu un processus de rétablissement
de la paix qui était approuvée par l’ensemble
des partis (...) En vérité, vous le savez,
aucune police d’assurance internationale ne peut
empêcher un peuple de s’autodétruire,
et on ne peut pas demander non plus l’impossible à la
communauté internationale, encore moins à la
France tant elle est seule, lorsque les chefs locaux décident
délibérément de conduire une aventure à la
pointe des baïonnettes ou de régler des comptes à coup
de machettes." (20)
Avec cette invitation à tirer le rideau sur un génocide,
le politique réécrit l’histoire. Quitte à se
laisser tenter par les liaisons dangereuses avec le négationnisme.
Le déni du génocide sera activé et entretenu
par l'analyse historisante de la politique africaine comme éternel
retour de "violences et conflits ethniques". Cette
vision participe, en partie, d'un certain rapport à l'Histoire.
Pour Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères,
le président François Mitterrand
"pouvait avoir une façon historiciste d’invoquer
les décennies, les siècles, voire les millénaires
passés, qui semblaient ne laisser que le choix de
repasser indéfiniment par les mêmes chemins
et de se soumettre une fois pour toutes aux précédentes." (21)
Mais quand la réécriture politique de l'histoire
est de plus en plus appuyée, le rapport à l'Histoire
suffit-il à l'explication? Avant le discours du Président
François mitterrand à Biarritz, quatre mois
après la fin du génocide, au moment où le
Rwanda se relève d'une guerre et d'un génocide,
le Service de presse de l’Élysée envoie
aux journalistes un argumentaire daté du 28 octobre
1994 sur la situation au Rwanda :
"La démocratie qu’on nous annonçait
ne règne toujours pas à Kigali. Un rapport
d’Amnesty International dénonce la justice
expéditive des nouveaux maîtres. Il n’y
aura pas de bons et de méchants, les massacreurs
et les libérateurs, cette vision manichéenne
au nom de laquelle on a indignement caricaturé la
France, l’action de la France. Les donneurs de leçons
sont étrangement muets." (22)
Les fautes politiques, et les compromissions passées,
rendent lourde de conséquences la reconnaissance d'un
génocide. Dès lors vont s'élaborer des
stratégies qui proposent une "lecture" brouillée
d'un événement où il n'y a ni responsables,
ni victimes. Ces stratégies sont au coeur de discours
de certains opposants politiques à l'actuel pouvoir
de Kigali. Dans ces stratégies, l'Histoire et la "Mémoire" du
génocide deviennent des terrains privilégiés
d'investissement politique. Le pouvoir politique de Kigali
fondant sa légitimité sur un Acte historique,
avoir gagné la guerre et arrêté un génocide,
des opposants se choisissent comme terrain prioritaire la
déconstruction de cette légitimité historique
par la négation ou des formes de déni de génocide.
Eugène Ndahayo, ancien opposant politique à Habyarimana,
et actuellement opposant au régime de Kigali, a écrit
un livre, Rwanda le dessous des cartes 24, où s'expriment
tout le poids du déni d'un génocide, toute
la stratégie d'effacement de l'histoire. Un effacement
qui autorise à ne pas penser le génocide comme "possibilité" au
regard de l'histoire de l'État rwandais depuis 1960.
Dans son Livre, Eugène Ndahayo reconnaît que
:" (...) effectivement les soldats du FPR ont fait des
raids spectaculaires pour sauver plusieurs milliers de personnes
menacées, dont moi-même" (23) .
Mais auparavant, il évoque
"(...) un génocide des hutus amorcé depuis
1990, et qui continue à l'heure actuelle à faire
des victimes." (24)
Pour sa démonstration, Eugène Ndahayo efface
la généalogie du génocide. Il réfute
les massacres des Tutsis en 1963/1964 en citant des Rapports
de Missions de l'ONU... S'agissant de l'extermination d'un
million de Rwandais en 1994, la grande explication est aussi
dans l'économie :
"Dans ce Rwanda qui souffre d'une raréfaction
des ressources naturelles suite à une croissance
démographique des plus explosives (...) il y a une
relation étroite entre la distribution inégale
des richesses et la rapidité de réaction
des plus démunis lorsqu'il s'agit de se débarrasser
de l'autre pour s'approprier ses biens." (25)
La lutte pour les ressources rares dans un environnement
surpeuplé, donnée comme une des "explications" d'un
génocide, a trouvé un écho dans une
culture développementaliste teintée de malthusianisme.
S'exprimant dans la revue World watch Magazine de
Septembre/octobre 2002, James Gasana propose une analyse
de l'enchaînement de faits qui ont rendu possible le
génocide. Il met en lumière, comme éléments
déterminants de la violence qu'a connue le Rwanda,
le poids de la croissance démographique et l'extrême
dégradation de l'environnement :
"Les incidents violents eurent lieu dans 18 communes
où la production agricole assurait moins de 1600
calories par jour, mais aucun conflit n'apparut là où la
population avait plus de 1600 calories par jour (26)."
Pour l'éditeur de la publication, les Editions Ayres, "les
données précises de Gasana concernant la propriété foncière,
la fertilité du sol et la famine nous donnent une
compréhension interne stupéfiante des causes
profondes du tragique effondrement du Rwanda. (27)
La grille de lecture économiciste, qui ne "pense" pas
le génocide comme "possibilité historique" portée
par un projet politique d'État, se retrouve sur des
versants idéologiques différents. Sur son versant "malthusianiste
et tiers-mondiste", la lecture économiciste insiste
sur la démographie galopante et la lutte pour les
ressources rares comme éléments déterminants
pour analyser et "expliquer" un génocide;
sur son versant de "Gauche", cette lecture insiste
sur l'ordre économique mondial et des politiques économiques
imposées par les Institutions internationales. Ces
deux versants ouvrent la voie aux "révisions":
Rwanda-94 n'est-il pas la conséquence d'une situation
qui "dépasse" et les victimes, et les génocidaires?
S'il en est ainsi, s'agit-il réellement d'un génocide
ou d'une tragédie parmi tant d'autres : celles de
la faim, de la misère? "L'aveuglement idéologique" ou
les mécanismes psychologiques de résistance à reconnaître
un génocide, dans un pays qui fut béni par
beaucoup d'O.N.G, n'expliquent pas tout. James Gasana qui
met en lumière les responsabilités de la malnutrition
et de la dégradation de l'environnement dans l'extermination
d'un million d'humains fut ministre de la Défense
entre 1992 et 1993, années cruciales de la préparation
du génocide...
Le "paradigme" de
l'Avion du Président
Le déni procède également par la substitution
au génocide d'un fait historique présenté comme
central car "déclencheur" et "détonateur" du
génocide. Aujourd'hui, cette stratégie a recours
au "paradigme" de l'Avion du président qui
peut être résumé ainsi: le responsable
de l'attentat contre l’avion de Habyarimana abattu
le 6 avril 1994, événement "détonateur" ou événement
qui "déclenche" le génocide,
selon la terminologie du "paradigme", est co-responsable
du génocide. Le Front Patriotique Rwandais et son
Commandement militaire sont les accusés des tenants
de cette thèse portée par certaines mouvances
politiques ouvertement négationnistes. Dès
lors, les conséquences à tirer sont insinuées
et instillées ainsi: ne faut-il pas reconsidérer "toutes" les
responsabilités de cette "tragédie" ?
Les jugements contre les génocidaires, au Rwanda,
au Tribunal Pénal International, en Belgique..., ne
relèvent-ils pas de la "justice des vainqueurs"?
Les principaux dirigeants de l'actuel État rwandais
n'ont-ils pas des responsabilités partagées
avec les concepteurs, planificateurs et exécutants
du génocide ? Dans un article de Stephen Smith
paru dans Libération du 11/12 mars 2000,
l'enjeu de ce "paradigme" est dévoilé par
le titre:
"Révélations sur l'attentat contre
le président Habyarimana, la piste enterrée
de l'ONU: un rapport confidentiel des Nations unies,
dévoilé par un journal canadien, accuse l'actuel
homme fort de Kigali (28)."
À partir de l'article commenté du journal
canadien, National post du 1er mars 2000, le journaliste
de Libération souligne:
"Gravissime à double titre, cette accusation
impute au régime rwandais sorti des fosses communes
la responsabilité de l'événement détonateur
du génocide au Rwanda, sur lequel les Nations unies
se refuseraient à chercher la vérité en
tout impartialité (29)."
La stratégie du "paradigme" de l'Avion
du président use du principe d'inversion, qui est
récurrent dans les discours de la négation
: la victime a une responsabilité dans son extermination
pour avoir fomenté un "complot" et déclenché une "guerre" qui "expliquent" l'extermination.
Cette stratégie refuse de se confronter au sens.
En voulant orienter les projecteurs sur le seul fait historique
qui garde son mystère dans un génocide, lequel
ne peut être nié en tant que tel, les adeptes
du "paradigme" veulent rendre non-visibles le génocide
et la généalogie du Crime. Cette démarche
investit dans une ère médiatique où l'événement
qui doit faire sens, la planification et l'organisation
de l'extermination de 1 million de personnes, peut être
recouvert par l'événement-"sensationnel": "révéler
qui a abattu l'Avion du Président, c'est désigner
un des responsables de l'extermination de 1 million de personnes!".
Cet investissement mise, surtout, sur la banalisation d'un
génocide, un génocide africain... Mais, cette
stratégie mise, également, sur le caractère
inaudible du témoignage. Devant la Mission d’Information
Parlementaire sur le Rwanda, Michel Cuingnet, ancien chef
de la Mission de coopération française est
précis :
"Au Rwanda, nous avons agi par ignorance et suffisance
(...) si le président Habyarimana n’avait
pas été tué, il y aurait quand
même eu de gigantesque massacres, car tout était
prêt pour que le pouvoir reste à l’Akazu
(le cercle d’extrémistes hutus proches de
la présidence) dont on a évacué les
responsables par le premier avion. (...) En septembre 1993
(...) l’armée française avait un rôle
d’armée d’occupation." (30)
Fin 1994, le Tribunal de Grande Instance de Paris condamne
les Éditions dictionnaires Robert à payer un
franc symbolique au FPR pour avoir écrit dans sa présentation
du Rwanda: "le FPR abattit J. Habyarimana à bord
de son avion et lança de vastes offensives marquées
par des massacres..." (31)
Le "paradigme" de l'Avion du Président
a pour fonction de disqualifier le procès des génocidaires
et du génocide. Le 8 avril 2002, au Palais de justice
de Paris, soutenu par des Rwandais ouvertement négationnistes, à la
sortie d'un procès en diffamation avec l'État
rwandais, le journaliste Charles Onana, un des tenants du "paradigme",
tenait à une journaliste des propos sur le caractère "arbitraire" des
procès du Tribunal Pénal International sur
le Rwanda... Ce "paradigme" a également
pour fonction de délégitimer la victime et
son représentant, dont le témoignage sera perçu
comme une dénonciation de la politique de François
mitterrand qui fut très active au Rwanda; avant, pendant
et après le génocide. Dans un article paru
dans Le Vrai Papier Journal d'octobre 2000, Pierre
Péan avait déjà soutenu ce "paradigme" de
l'Avion du Président. Selon le journaliste d'investigation, "les
vrais assassins" sont les dirigeants du Front Patriotique
Rwandais, puiqu'ils auraient, d'après des "révélations
obtenues", abattu l'avion du président,
et provoqué la reprise de la guerre, tout en sachant
que la population tutsie serait exterminée. D'après
l'auteur de Une jeunesse française, une biographie
de François mitterrand, les "révélations" autour
de l'attentat du 6 avril 1994 contre l'avion du président
Habyarimana permettent de réhabiliter François
mitterrand et sa politique au Rwanda...
Le refus d'entendre le témoignage
Le déni est un regard détourné. L'illustration
en est parfaite chez une figure intellectuelle comme Jean
Daniel. Dans son livre Avec le temps, carnets 1970-1998,
son déni d'une réalité qui interpelle
la politique rwandaise du Président François
mitterrand est constant. L'agacement jaillit quand est évoqué le
Rwanda :
"Chacun a sa tâche prioritaire: il faut se
les répartir. Je crois avoir montré que Sarajevo
ne m’était pas indifférent. Et le Rwanda
nous écrase. Mais quoi ? Est-ce une raison pour
oublier l’enfer algérien? Les malheurs ne
seraient que diversion pour en oublier d’autres ?" (32)
Le déni, c'est aussi le refus d'entendre les voix
qui amplifient le témoignage. André Glucksmann
a été de ces intellectuels en France qui ont
amplifié le témoignage sur le génocide
des Tutsis. En attendant les témoignages d'André Glucksmann
sur la politique de François mitterrand en Afrique
et au Rwanda, Jean Daniel réagit fortement, caricaturant
le témoignage pour le disqualifier :
"Je lis les outrances de Glucksmann (...) ceux qui
se référent à Julien Benda n’ont
pas le droit de se soucier si peu de vérité.
Or ces clercs veulent s’engager non pas pour défendre
l’Universel mais pour pourfendre un prétendu
responsable (...) Il sont simplement sots (bêtes,
imbéciles comme ils disent) lorsqu’ils transforment
mitterrand en Caligula." (33)
En éloignant son regard d'un génocide au Rwanda,
dans un éditorial intitulé: "Un dimanche
de lumière", Jean Daniel donne une dimension
mystique et esthétique à une réflexion
qui dilue un génocide dans les "horreurs" que
nous présente l'actualité, avec, au Rwanda,
une frontière effacée entre victimes et bourreaux
dont les rôles sont réversibles :
"(...) sur fond de Rwanda, les victimes n'ayant pas
mis longtemps à redevenir des bourreaux et les génocidaires
des suicidés (...) Maintenant, avec l’infini
raffinement des horreurs, on ne peut même plus se
dire que le Christ a souffert beaucoup plus que tous les
autres. Notre époque est celle des crucifiés.
Au Rwanda, tous des Christs..." (34)
Le témoignage et la victime
en procès
Le Conseil de sécurité de l'ONU a voté le
8 novembre 1994 la Résolution 955 qui crée
le Tribunal Pénal International sur le Rwanda. Les
mots "génocide des Tutsis" ne figurent pas
dans la Résolution, comme s'il y avait une retenue
pour ne pas nommer le Crime et la victime dans leurs singularités...
La Résolution précise les compétences
du Tribunal : “Juger les personnes présumées
responsables d’actes de génocide ou d’autres
violations graves du droit international humanitaire” (35) .
L'État rwandais de l'après-génocide
ne vote pas la Résolution de création d’un
Tribunal qui siègera hors du Rwanda, et dont la compétence
est étendue sur la période du 1er Janvier 1994
au 31 Décembre 1994. Soit avant et après le
génocide. Cette temporalité,
ainsi que la compétence du Tribunal, autorisent celui-ci à juger "d'éventuels
crimes de guerre" dont seraient accusés
le Front Patriotique Rwandais qui a arrêté le
génocide, ainsi que l'Armée Patriotique Rwandaise
en première ligne face aux forces génocidaires
regroupées au Congo voisin depuis juin 1994... En
effet, à partir de cette "mise en balance" possible,
des voix s'élèveront pour demander le jugement
des génocidaires et de ceux qui ont arrêté le
génocide... Si le Crime et la victime ne sont pas
nommés, si le sens n'est pas la référence
absolue pour juger un crime contre le principe humain, comment
faire le procès du génocide : sa généalogie,
sa conception, sa planification, son organisation, son exécution?
Mais après la banalisation du mot génocide,
la dévaluation du mot par son inflation - "génocide
de la faim"; "double génocide"... -,
après l'intrusion des politiques dans la réécriture
de l'histoire, après l'instauration d'un Tribunal
Pénal International sur le Rwanda rétif à nommer
le Crime et la victime, est venu le temps de la violence
des mots contre le témoignage et la victime, qui peuvent
se voire reprochés de "culpabiliser" ou
de développer une "stratégie victimaire".
Cette violence qui étouffe le témoignage de
la victime va s'exprimer sur fond de controverses ou critiques
violentes sur la politique de l'État rwandais. Cette
dérive pourra emporter, avec l'ère du désenchantement
politique, ceux-là même qui ont dénoncé et
dénoncent le génocide et le négationnisme.
Ces pratiques de langage contre le témoignage qui "agace",
vont figer le rescapé, la victime et
son témoignage dans une identité et une figure
mortifères. Un exemple: le gouvernement rwandais est ”le
gouvernement sorti des fosses communes” (36) .
Autre exemple: la revue Esprit a réalisé un
dossier sur Les historiens et le travail de mémoire dans
lenuméro d'Août-Septembre 2000. Une contribution à ce
numéro est intitulée: "Politique de terreur
et privilège d'impunité au Rwanda". Dans
cet article, Rony Brauman, Stephen Smith et Claudine Vidal,
après un très long développement critique
sur le pouvoir et la situation sociale et politique au Rwanda,
abordent le thème de "La mémoire brûlante".
Les cérémonies de commémoration du génocide
sont perçues par l'humanitaire, le journaliste et
l'universitaire comme une "liturgie progressivement
vidée de sens" (37) , des "souffrances
du passé, inlassablement reprises dans un morbide
ressassement collectif" (38) .
Or pour les Rwandais, dont beaucoup ne pourront faire le
deuil faute d'offrir une sépulture à leurs
parents exterminés, les cérémonies de
commémoration du génocide ont des expressions
plurielles : une profonde expression culturelle du besoin
d'un moment de proximité avec "nos" morts,
au-delà du "morbide"; un désir
de crier au monde une vérité harcelée
par la négation et des formes de déni. Face
aux pratiques de langage qui disqualifient le témoignage
du rescapé et de la victime, ainsi que les expressions
du souvenir, que restera-t-il de la capacité et du
désir de témoigner, de dire sa souffrance?
Que signifie ce retour de violence contre le témoignage
de la victime d'un génocide? Que signifie ce déni
qui s'entremêle, parfois, avec la négation?
Continuer à témoigner
malgré tout...
Un génocide rendu possible, la banalisation d'un génocide,
la perméabilité de nos démocraties à cette
banalisation, l'assaut de mots assassins contre le témoignage
de la victime d'un génocide africain... seraient-ce
les marques de cette post-modernité, esquissée
par Gilles Lipovetsky, "où règne l'indifférence
de masse (...) où toutes les options, tous les niveaux
peuvent cohabiter sans contradiction ni relégation" (39) ,période
de "l'indifférence pure" où "l'apathie
répond à la pléthore d'informations, à leur
vitesse de rotation (...) sitôt enregistré,
l'événement est oublié, chassé par
d'autres encore plus spéctaculaires" (40) .
Regarder en face le génocide de 1994 au Rwanda est
douloureux et perilleux. Un génocide rendu possible,
dans un pays où la politique française et l'armée
française furent actives (41) ,
est une réalité difficile à affronter.
A défaut de nier cette réalité, pourquoi
ne pas se rassurer en la contournant, en la déplaçant,
en la relativisant? Mais persisteront une culpabilité et
une "mauvaise conscience" d'où jaillira
la violence des mots de la négation et du déni
pour faire taire le témoignage rwandais qui agace
tant... C'est aussi cela, la singularité du témoignage
d'un génocide concédé.
Un génocide rendu possible a été arrêté par
une armée rebelle en Afrique "francophone".
Les très jeunes combattants de l'Armée du Front
Patriotique ont gagné la guerre et une course
poursuite pour arrêter le génocide. Pour enterrer
des milliers de cadavres. Pour s'occuper des rescapés,
des orphelins. Dire cette vérité, ce n'est
pas réécrire une Geste. C'est résister
aux enjeux et controverses politiques d'aujourd'hui qui prennent
en otage le travail sur l'Histoire. C'est s'écarter
de "l'histoire trouée", pour écouter
et entendre le témoignage rwandais, témoignage
qui ne sera pas uniquement le long Récit de l'anéantissement.
Au Rwanda, les victimes d'un génocide ont résisté et
le projet du génocidaire a été arrêté.
C'est pourquoi le témoin peut délivrer son
témoignage. Il ne peut être étouffé par
la négation et le déni...
NOTES
(1) Discours
de Léon Mugesera, traduction française, inédit.
(2) cf
J.P. Chrétien, "Les deux visages de Cham. Points
de vue français du XXeme siècle sur les races
africaines d'après l'exemple de l'Afrique orientale",
in P. Guiral et E. Temime, L'Idée de race dans
la pensée politique française contemporaine,
CNRS, 1977, pp 171-199; et "Hutu et Tutsi au Rwanda
et au Burundi", in J.L. Amselle et E. M'Bokolo éd., Au
cœur de l'ethnie. Ethnie, tribalisme et Etat en Afrique,
La Découverte 1985-1999; Dominique Franche, Rwanda.
Généalogie d'un génocide. Mille
et une nuits, 1997; Catherine Coquio, "Rwanda 1894-1994
: un exotisme colonial aux sources d'une idéologie
génocidaire : le mythe hamitique", in G. Ducrey
et J.M. Marc Moura éd., Crise fin-de-siècle
et tentation de l'exotisme, Ed. du Conseil Scientifique
de l'Université de Lille III, UL3, 2002, pp 207-240.
(3) Danielle
Helbig, Jacqueline Martin, Michel Majoros, Rwanda,
documents sur le génocide, Bruxelles. Éd.
Luc Pire, 1997, p. 41.
(4) France-Soir,
Paris, 6 février 1964.
(5) Élias
Canetti , Masse et Puissance, Paris, Éd.
Gallimard, 1966, p. 17.
(6) Spéciosa
Mukayiranga, "Moi Spéciosa Mukayiranga
rescapée du génocide de 1994, qui ai échappé à la
mort depuis la tendre enfance", inédit,
témoignage lu à "Écrire un génocide
africain", initiative Fest-africa-Parc de La Villette-Aircrige,
Paris, 18 novembre 2000. A paraître en 2003 dans
le numéro de la revue francoallemande Lendemains,
textes réunis par Catherine Coquio.
(7) Nadine
Nyangoma, "Burundi et Rwanda, une stratégie
impérialiste", in Tricontinental,
1970, La Havane, p.64
(8) Jean-Baptiste
Mutabaruka, "Tam-tam", in Anthologie Négro
africaine, Lilian Kesteloot, Paris, Éd. Marabout,
p. 337
(9) "Au
reveil", Ibid., p. 338.
(10) Yolande
Mukagasana, Les blessures du silence, Arles, Éd.
Actes Sud, 2001.
(11) Marie-Roger
Biloa, "Questions autour d'un massacre", in Africa
International, Paris, juin 1994.
(12) "Bagosora
s'explique", interview in Africa international,
n° 296, juillet-Août 1996.
(14) "Appel
au Pemier ministre Lionel Jospin", Pétition.
Inédit. Paris, Institut Schiller, 1997.
(15) "Les
blocs-notes d'Alexandre Adler", Courrier
International, Paris, n° 314, du 7 au 13 novembre
1996.
(16) Stephen
Smith, "Génocide, le mot et les morts",
in Libération, Paris, Jeudi 6mars 1997.
(19) Selon
l'expression utilisée par Jean-Pierre Chrétien
lors de son exposé à l'ENS-Ulm, dans le cadre
du séminaire d'Aircrige "Les Formes du déni" : "Rwanda
: un génocide normalisé", 28 mars 2001.
(20) "Discours
d'ouverture du Président François Mitterrand,
Biarritz, 8 novembre 1994", in L'année
politique économique et sociale 1994, Paris Éd. Évènements
et Tendances, 1995.
(21) Hubert
Védrine, Les Mondes de François Mitterrand,
Paris, Éd. Fayard, 1996, p. 749.
(22) Jacques
Amalric, "Les errements de Paris", Paris, Libération,
16 novembre 1994.
(23) Eugène
Ndahayo, Rwanda le dessous des cartes, Paris, Éd.
L'Harmattan 2000, p. 113.
(26) "Rwanda
: population growth, environmental destruction, and genocide",
30 septembre 2002, www. irinnews.org.
(28) Stephen
Smith, "La piste enterrée par l'ONU", Libération,
Paris, 11 et 12 mars 2000.
(30) Le
Monde, 30 avril 1998.
(31) "Le
Petit Robert condamné", Libération,
Paris, 27 avril 1995.
(32) Jean
Daniel, Avec le temps, carnets 1970-1998, Paris,
Grasset, p. 660.
(34) Jean
Daniel, "Un dimanche de lumière", Le
Nouvel Observateur, 13-19 mars 1997.
(35) Résolution
955, www.un.org/french/docs/sc/1994.
(36) Stephen
Smith, "La piste enterrée par l'ONU", Libération,
11 et 12 mars 2000.
(37) Rony
Brauman, Stephen Smith, Claudine Vidal, "Politique
de terreur et privilège d'impunité au Rwanda",
in Esprit, Août-Septembre 2000, Paris p.
159.
(39) Gilles
Lipovetsky, L'Ere du vide, essais sur l'individualisme
contemporain, Paris, Gallimard 1983, p.18.
(41) Voir
sur ces questions François-Xavier Vershave, Complicité de
génocide? La politique de la France au Rwanda,
La Découverte, 1994; Jean-Paul Gouteux, La Nuit
rwandaise. Dagorno, 2002; et le témoignage
de Vénuste Kayimahe, Rwanda. Les Coulisses d'un
génocide. Dagorno, 2002.