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D'un génocide à l'autre : références à la Shoah dans les approches scientifiques du génocide des Tutsi (1)

Par Aurélia Kalisky, in Revue d'Histoire de la Shoah n°181, juillet-décembre 2004, pp. 411-438.

Je pense d'ailleurs que personne n'écrira jamais toutes les vérités ordonnées de cette tragédie mystérieuse ; ni les professeurs de Kigali et d'Europe, ni les cercles d'intellectuels et de politiciens. Toute explication sur ce qui s'est passé faillira d'un côté ou d'un autre, pareille à une table bancale. Un génocide n'est pas une mauvaise broussaille qui s'élève sur deux ou trois racines ; mais sur un nœud de racines qui ont moisi sous terre sans personne pour le remarquer. (2)

J'ai lu qu'après chaque génocide les historiens expliquent que ce sera le dernier. Parce que plus personne ne pourra plus accepter une pareille infamie. Voilà une blague étonnante.(3)

Reconnaître un génocide en temps réel, c'est se rappeler une histoire passée pour en déchiffrer une présente, et, par un regard de devant-derrière, puiser dans la mémoire d'un génocide reconnu pour saisir comme événement mémorable une trame factuelle inédite. Ce qui suppose d'avoir compris et de comprendre à nouveau : que cette trame de faits constitue un événement catastrophique, que celui-ci fut non seulement réel mais possible, l'est encore, et qu'en cette possibilité il en va aujourd'hui comme hier de l'humanité et de son sens pour nous. (4)

 

 

La comparaison, entre rhétorique, idéologie et politique

Alors que l'année 2004 marque un sombre anniversaire, celui des dix ans écoulés depuis le génocide des Tutsi, il est frappant de voir à quel point le discours sur le génocide de 1994 est traversé de références aux génocides précédents, et en particulier à la Shoah. En soi, ce constat n’a rien d’étonnant : la comparaison s’impose à travers la nature même du crime. Et la multiplication de ce type singulier de violence qu'est un "génocide" semble perçue comme répétition du même, ou du moins comme "variation" à partir d'un "précédent". Et ce même lorsque le génocide "comparé" à la Shoah la précède, comme celui des Arméniens. L’humanité semble donc incapable de prendre acte de l'existence de crimes de ce type indépendamment de la référence à la Shoah, tout en s’étant donné des lois censées les définir. Rappelons qu'au plan juridique, c'est le génocide des Juifs qui, après la reconnaissance biaisée du génocide des Arméniens en tant que "crime contre les lois de l’humanité" en 1919, a donné lieu à l’élaboration de la notion juridique de "crime contre l’humanité" et de "génocide" (5) . La convention pour la prévention et la répression du crime de génocide en 1948 consacre dans la sphère du droit l’apparition d’une forme de violence inédite, celle qui, directement planifiée par l’institution politique, décide d’éradiquer une partie de sa population. Depuis lors, et y compris au plan juridique, la Shoah est devenue et semble appelée à rester un paradigme, et bien souvent les discours à l’œuvre sur les génocides et la violence politique instituent une hiérarchie des crimes dans laquelle la Shoah représente un "sans précédent" (6), et, partant de là, un "sans équivalent".


Durant la dernière décennie, l’"épuration ethnique" des Musulmans bosniaques planifiée par l’Etat serbe sur fond de guerre en ex-Yougoslavie, et le génocide des Tutsi du Rwanda ont montré que la violence génocidaire(7)  pouvait non seulement surgir aux portes de l’Europe, mais s’"exporter" ailleurs. Ils ont illustré ce qu'un discours du "devoir de mémoire" ne cessait de marteler comme une mise en garde dérisoire en reprenant les mots de Primo Levi : "C'est arrivé, cela peut arriver de nouveau" (8). En matière de droit, l'élaboration des statuts du TPIY et du TPIR ont amorcé une prise de distance par rapport au modèle du génocide des Juifs. Si la référence à la Shoah reste omniprésente dans la plupart des discours concernant les génocides, de manière explicite ou latente, l'humanité est contrainte de prendre acte de la répétition de ce type de crime, et de se confronter à la nécessité de le repenser à travers chaque génocide singulier.

En ce qui concerne le génocide des Tutsi, avec la reconnaissance de la nature du crime aujourd'hui acquise au plan politique et au niveau international, le discours jusqu'ici majoritairement occidental sur la violence génocidaire entre véritablement en contact avec la réalité historique et politique africaine. Au passage, l'immense responsabilité des pays occidentaux et le rôle de la colonisation se dévoilent dans la dérive génocidaire de l'"ethnisme" au Rwanda. Dans le même temps apparaît, peut-être pour la première fois de manière aussi "consensuelle" depuis 1945, un crime dont la nature génocidaire est évidente : il y a pour les Occidentaux "l'évidence d'un mal absolu" (9). Cette "évidence" est ce qui rassemble le génocide des Juifs et celui des Tutsi dans nombre d'analyses, et ce qui détermine un usage courant de la référence à la Shoah lorsqu'il est question du génocide au Rwanda. Les différentes modalités de cette mise en relation entre la Shoah et le génocide des Tutsi définissent plusieurs types de comparaisons, par conséquent plusieurs sens possibles du geste comparatif.

Pour saisir ces sens et leurs enjeux, et se demander dans quelle mesure la construction même de l'événement aux plans historique et mémoriel procède d'une opération comparatiste, il faudrait examiner l'ensemble des discours le concernant. Nous avons tenté de montrer ailleurs comment non seulement les discours, mais aussi certaines pratiques et politiques mémorielles au Rwanda, étaient traversés de références au génocide des Juifs (10).

Or les risques d'instrumentalisation de la comparaison sont importants, constat qui ne peut qu'inciter à la prudence et à la reconnaissance du caractère superficiel de l'usage de la comparaison à des fins rhétoriques et idéologiques. Mais les parallèles entre les crimes, lorsqu'ils ne sont pas producteurs de déni ou de négation, et pour contestables qu'ils restent sur le plan scientifique (11), n'en répondent pas moins souvent à un réel souci d'efficacité politique (12). Ce qui a pu faire dire à Gérard Bensussan, un an après le génocide au Rwanda, que "désormais, le problème de l'unicité de la Shoah se pose moins comme un problème historique (rapport comparatif rigoureusement établi avec des antécédents)", que comme "une question éthico-politique" (13).

Si le rapprochement avec la Shoah peut revêtir des aspects rhétoriques et politiques dont il faut démêler la part d'instrumentalisation, il est porteur d'une possible valeur heuristique dans le domaine scientifique. C'est cet autre type de mise en relation des deux événements que nous nous proposons de questionner. (Nous avons tenté d'interroger la valeur heuristique des références à la mémoire de la Shoah dans l'écriture littéraire du génocide des Tutsi : "D'une mémoire à l'autre, le 'passage de témoin' : des références à la Shoah dans la transmission culturelle du génocide des Tutsi du Rwanda", colloque international "Les langages de la mémoire : littérature, médias et génocide au Rwanda", organisé à l'Université de Metz par le Centre Michel Baude - Littérature et spiritualité & Centre de Recherche sur les Médias (CREM), 6-8 novembre 2003, Actes à paraître.) Car devant la répétition des crimes de génocide, il importe aujourd'hui de mettre en pratique ce que nombre de penseurs, de chercheurs, mais aussi de rescapés de précédentes catastrophes génocidaires appellent de leurs vœux : une comparaison qui serait mise en relation, nous permettant de penser les événements dans leur(s) singularité(s) (14). Ce qui suppose de s'interroger au préalable sur les mises en relation déjà effectuées dans les discours sur le génocide des Tutsi du Rwanda, et qui existent du fait même du fonctionnement de la Shoah comme paradigme.

Une réflexion sur le sens de la comparaison est d'autant plus nécessaire que le fonctionnement paradigmatique de la Shoah pourrait laisser craindre un plaquage d'une analyse exogène sur l'histoire rwandaise qui reconduirait une démarche scientifique "européocentrée". Nous voudrions au contraire tenter de montrer la façon dont la comparaison et l'usage réfléchi de l'analogie ont permis de se distancer de l'approche culturaliste de l'espace socio-politique africain. Ce "décentrement" du regard, qui consiste à "se rappeler une histoire passée pour en déchiffrer une présente" (15), est cependant contesté et reste contestable sous certains aspects. Ainsi la sociologue et historienne africaniste Claudine Vidal se montre-t-elle critique à l'égard d'une formule comme celle de "nazisme tropical" (16), en soulignant le fait que si elle vise un effet de persuasion, elle n’induit en rien à "penser les génocides dans leurs contextes historiques singuliers" (17).

Pour répondre à cette objection, deux logiques hétérogènes s’offrent ici à la réflexion. L’une se situerait en amont même du crime, et s’intéresserait précisément à ce qui détermine sa nature et la manière dont il peut entrer en relation avec d’autres crimes qui le précèdent non plus seulement sur le mode indirect d’une possible comparaison, mais sur celui d’une éventuelle filiation, ou d’une origine commune. La seconde logique concerne l’aval du crime, l’écriture de son histoire, la constitution de sa mémoire, son inscription enfin dans le droit et les relations internationales interétatiques. L’examen de ces deux logiques, en amont comme en aval du crime, nous permettra de réfléchir aux conditions d'une approche transversale et comparatiste des formes de violence génocidaire.

 

Sortir du culturalisme

Mais revenons tout d'abord sur la distinction effectuée entre valeur rhétorique à visée politique, et valeur proprement "heuristique", elle scientifiquement fondée. Distinguer différents sens de la comparaison ne doit pas revenir à cloisonner les discours, entre le "politique", le "médiatique", le "scientifique" et le "culturel" : toute démarche scientifique est indissociable d'un certain engagement. L'exigence d'objectivité propre à l'historien, par exemple, n'est qu'artificiellement dissociable d'une certaine forme de parti pris éthique, et ce d'autant plus lorsqu'il s'agit de faire l'"histoire du temps présent". Dans le cas qui nous occupe, la mise en relation des deux événements répond à une logique scientifique certes, mais aussi politique.

Dans le champ des recherches "africanistes" ces deux dimensions sont en fait étroitement liées : reconnaître une valeur heuristique à la comparaison, c'est se déprendre d'un regard sur la vie politique africaine jusque là toujours empreint d'une vulgate ethnologisante. Selon cette dernière, le génocide de 1994 risquait d'être réduit à une "guerre" d'origine "ethnique" . Les préjugés sur l'Afrique, dans un champ de recherches historiques largement "européocentré" , ont encore de l'avenir entre une approche culturaliste  et un "messianisme" tiers-mondiste tout aussi éloigné des réalités africaines. L'"emprise du regard ethnographique" , c'est-à-dire de la thèse culturaliste de "l'immuabilité supposée des sociétés africaines sous la rubrique du 'traditionnel'" , et où le changement historique ne serait intervenu qu'avec l'arrivée des Européens, entraîne un refus de penser la modernité africaine. Ce refus amène à occulter la manière dont les sociétés africaines ont adapté, réinterprété, et inventé des formes d'existence socio-politiques complexes dont l'analyse suppose la déconstruction préalable (18). Or l'enjeu scientifique est ici clairement lié à une forme d'engagement, l'"africaniste" ayant souvent à assumer une fonction politique. Sommé de jouer le rôle d'expert scientifique dans des crises contemporaines, l'africaniste peut cautionner une vision aux conséquences politiques concrètes, et c'est à ce propos que Dominique Franche parle de "faillite des intellectuels spécifiques" (19).

Ainsi la lecture "tribaliste" et ethnicisante des conflits de la société rwandaise, répercutée par la presse internationale de l'époque, a laissé la voie libre aux politiques de non intervention, de soutien - voire de complicité - au régime génocidaire rwandais par certains pays occidentaux. Pour les chercheurs, remettre en cause la véritable reconstruction raciale de l'histoire du Rwanda par la critique scientifique revenait à combattre une idéologie. Confortable pour les Occidentaux, et bien réappropriée depuis des décennies par la plupart des Rwandais, cette idéologie, qui puisait ses racines dans le processus de la colonisation(20) , fondait l'histoire récente du pays depuis l'indépendance jusqu'au génocide. Les implications politiques que suppose la démarche scientifique dans un tel contexte idéologique deviennent d'autant plus visibles que les thèses sont caricaturales : ainsi, encore de nos jours, des lectures dites "géopolitiques" mènent à des dérives relativistes, voire franchement négationnistes, au nom d'une "analyse géopolitique distante des passions du moment" (21).

Dès le mois d'avril 1994, Jean-Pierre Chrétien, historien spécialiste de la région des Grands lacs, titrait un article dans Libération "Nazisme tropical" (26/04/1994). En mars 1993 il avait déjà dénoncé, dans la revue Esprit, "la série de pogromes menés depuis deux ans" au Rwanda ("Le Rwanda et la France : la démocratie et les ethnies", in Esprit, mars 1993.). Censés alerter l'opinion, les termes "chocs" de "pogrome" et de "nazisme", ces fameux "gros mots" dont parle François-Xavier Verschave (22), étaient ici employés en toute connaissance de cause. Non seulement JP. Chrétien savait qu'il touchait là un point sensible de la mémoire et de l'imaginaire politique européens, mais son analyse était fondée sur une enquête scientifique rigoureuse, une observation au long cours de la vie politique rwandaise, qui autorisait et légitimait la comparaison et un usage réfléchi de l'analogie.

Ainsi l'enjeu d'une comparaison avec la Shoah est primordial : ayant une indéniable "vertu pédagogique", elle permet d'affirmer que l'Afrique n'est pas en dehors d'une réflexion proprement historique, alors même que ce continent a longtemps été présenté comme "le continent sans" : "Sans monuments, sans écriture, donc sans histoire" (Voir encore D. Franche, "Différence et indifférence : L'Afrique et la passivité des intellectuels). Elle permet de changer le regard, de déporter le point de vue en l'extrayant du contexte africain, et de privilégier l'analyse sociale et politique, celle des discours et des pratiques : "le rapprochement avec le projet nazi extrayait radicalement le lecteur de la tentation ethnographique et pointait du doigt les responsabilités politiques, il désignait un courant idéologique et un choix politique extrême, qui n'étaient pas les seuls possibles dans la situation donnée" (JP. Chrétien, "L'historien face aux crises du temps présent en Afrique : le génocide du Rwanda", art. cité). Le recours à la comparaison s'avère ensuite capable "d'éclairer une orientation" (ibid.) pouvant fonder une véritable démarche, débouchant sur une analyse transversale des formes de violence politique extrême. C'est ainsi que, frappé par le recours à une propagande construite autour d'un fantasme moderne de pureté raciale, et par l'organisation bureaucratique de pogromes périodiques dans les années 90, JP. Chrétien voit dans le côté bureaucratique des tueries la confirmation de ce qu'il avait déjà perçu depuis la fin des années 80. La "tentation de l'exotisme", typique du culturalisme, ne doit donc pas aveugler le chercheur "face à l'exemplarité des situations" (23). Il s'agit non de plaquer une référence à un crime "occidental" sur une réalité africaine, mais de "puiser dans la mémoire d'un génocide reconnu pour saisir comme événement mémorable une trame factuelle inédite" (voir C. Coquio, "Parler au camp, parler des camps. Hurbinek à Babel", art. cité, p.610).

En amont du génocide de 1994, JP. Chrétien a très tôt perçu les parallèles possibles entre l'antisémitisme nazi et l'idéologie anti-tutsie, qui puise ses références dans un antihamitisme hérité de la période coloniale. Nettement influencé par la lecture ethnographique des colons et missionnaires occidentaux, le discours "anti-hamitique" présente des similitudes avec le discours antisémite, ce que JP. Chrétien a mis en évidence dès 1995, dans un ouvrage de référence sur l'idéologie génocidaire et son usage des médias, coécrit avec Marcel Kabanda, Gérard Dupaquier et Joseph Ngarambe (In Rwanda, Les Médias du génocide, Karthala, 1995. L'analogie, assumée au plan scientifique, avec le nazisme, est lisible dans certains titres : un sous-chapitre du chapitre 3 ("Un racisme antihamitique", p.141) est significativement intitulé "Bréviaire de la haine" (titre du célèbre ouvrage de Léon Poliakov, Bréviaire de la haine : le Troisième Reich et les Juifs, Calmann-Lévy, 1951).

Or non seulement il est légitime de fonder une analogie entre les processus génocidaires, mais on peut même lire une éventuelle corrélation entre antihamitisme et antisémitisme. Ces deux idéologies, produits des théories raciales d'inspiration gobinienne combinées à l'antijudaïsme religieux, entretiennent une relation de filiation indirecte qui va au-delà de l'analogie. Et cette filiation originelle est aujourd'hui renforcée et prolongée : la comparaison entre les deux événements (les crimes comme leurs mémoires) a donné prise à un amalgame racial entre Juifs et Tutsi qui a pu mener à de véritables fantasmes identitaires.

 

Antisém/hamitisme

Pour l'approche culturaliste, qui persiste à lire l'histoire politique rwandaise en termes d'ethnies sans soumettre cette notion à la critique scientifique, une relation de causalité unit culture rwandaise et génocide. Des haines ethniques et "tribales" ancestrales expliqueraient l'idéologie antitutsie. A l'opposé de ce type d'approche, la sociologue et historienne Claudine Vidal a tenté de retracer l'évolution qui a mené à ce qu'elle décrit comme une intériorisation de l'"ethnie existentielle" (Voir son approche sociologique de la notion d'ethnie dans Sociologie des passions. Rwanda, Côte d'Ivoire, Karthala, 1991). A la suite de Georges Balandier (voir Sociologie actuelle de l'Afrique noire, PUF, 1963.), elle défend une sociologie "dynamiste" pour laquelle les faits sont le résultat d'une production continue de relations et de représentations sociales, davantage que le produit de permanences et de mécanismes de reproduction. Lors de la colonisation, on a donc assisté à la construction d’une nouvelle mémoire identitaire, qui bouleversait profondément l’ancienne et simplifiait considérablement la réalité sociale rwandaise. L'approche ethnographique occidentale, puissamment simplificatrice, est devenue ensuite un redoutable instrument de division politique entre les mains du pouvoir colonial, qui a peu à peu cristallisé les ensembles tutsi et hutu en classes sociales et "ethniques". Les acteurs sociaux, nettement différenciés au départ par les colons eux-mêmes, se sont créés des lieux de reconnaissance et des identités nouvelles à partir des discours externes sur la réalité rwandaise.

L'ethnie, par les effets conjoints de la manipulation historique de mythes concernant les catégories Hutu et Tutsi, et de l'instrumentalisation politique de clivages sociaux existant dans la société pré-coloniale, désigne donc un ensemble composite d'éléments contradictoires. L'ethnique, le social et le racial constituent autant de référents concurrentiels d'une idéologie aux origines multiples devant dès lors faire l'objet d'un travail de déconstruction.
Du point de vue thématique il existe de troublantes similitudes entre la stigmatisation du Juif et du Tutsi. Sur ce point, précisons que l’analogie entre tous les crimes de nature génocidaire est évidente : chacun d’entre eux fut précédé par la constitution d’une idéologie où se trouve défini un "groupe" qualifié de "race" (les Juifs), de "peuple" (le "peuple nouveau" khmer), d'"ethnie" (les Tutsi), ou de groupe "ethno-religieux" (les Musulmans bosniaques, les Arméniens définis aussi en tant que chrétiens), cette définition reposant en partie sur des éléments objectifs, mais essentiellement sur des facteurs identificatoires arbitraires et irrationnels dont les référents mêlent presque toujours le religieux, l'"ethnique", le social et le "racial" (24). Les modalités de ces discours sont souvent comparables, le phénomène le plus marquant étant la déshumanisation de la victime engendrée par son animalisation ou son assimilation à un élément exogène (virus, microbe) ou malade (cancer) souillant la race ou le peuple en tant qu'ensemble organique "sain" à purifier. Antisémitisme et antihamitisme ont par conséquent des traits internes communs, et mènent tous deux à une logique génocidaire, visant à réduire le niveau du "seuil d'acceptabilité" (25) de l'exclusion, puis à l'extermination du Juif ou du Tutsi par le reste de la population ou une de ses parties.

Mais au-delà de l’évidente analogie qui existe entre les discours précédant le crime (26), il n'y n'aurait rien d'étonnant dans le fait que chaque projet génocidaire s'inspire et se réfère de manière plus ou moins implicite à ceux qui l'auraient précédé dans l'histoire. L'historien arménien Vahakn Dadrian a émis l'hypothèse selon laquelle Hitler aurait certainement eu la "réussite" du génocide des Arméniens à l'esprit en envisageant l'extermination des Juifs. Le crime précédent lui démontrait l'inertie prévisible de la communauté internationale, c'est-à-dire l'assurance de l'impunité pour les coupables (27). L'écrivain Sven Lindqvist a tenté de démontrer de son côté l'existence d'une continuité idéologique entre l'impérialisme colonial et l'idée de génocide en Europe. A travers la généalogie des discours pseudoscientifiques du racisme eugéniste, notamment la genèse du concept de Lebensraum, Lindqvist rappelle qu'Hitler, alors qu'il rédigeait Mein Kampf, a eu connaissance des écrits de l'un des premiers théoriciens de la domination des "races supérieures", Friedrich Ratzel, un représentant de l'anthropologie (coloniale) allemande (28). Ainsi, s'il faut se souvenir que "chaque génocide possède ses caractéristiques propres et uniques", il faut aussi garder à l'esprit qu'"il n'est pas besoin que deux événements soient identiques pour que l'un d'eux ne favorise l'autre" (voir Sven Lindqvist, op. cit., p. 12).

En ce qui concerne le cas rwandais, il semble également exister entre le génocide des Juifs et celui des Tutsi une relation de filiation. On trouve parfois - ce qui indiquerait un degré supplémentaire dans la corrélation possible entre antihamitisme et antisémitisme - des références explicites aux Juifs lorsqu'il est question des Tutsi, et des mentions de la Shoah, de la Seconde guerre mondiale et des références au nazisme lorsque se trouve envisagée la "Solution finale" au Rwanda.

Les références antisémites du discours antitutsi, souvent héritées du catholicisme ou inspirées du “mythe hamitique”, paraissent évidentes. Les hypothèses ethno-bibliques des missionnaires, combinées à la raciologie africaniste gobinienne, font des Tutsi un peuple envahisseur, lointain descendant de Cham (29). La question est de savoir comment la lecture ethno-raciale d'inspiration gobinienne en son aspect raciste d'une part, et d'inspiration religieuse d'autre part, a engendré une logique d'identification contradictoire, où l'on assimile tantôt les Tutsi aux Juifs, tantôt aux nazis. D'abord valorisés par les missionnaires et les colons pour leurs origines "caucasiennes" et sémitiques, les Tutsi sont désignés comme les "Juifs de l’Afrique", race élue destinée à gouverner les "nègres bantous". En tant que Hamites, les Tutsi sont valorisés comme “noirs d’exception”, comme “délivrés de la négritude” (Voir C. Coquio, Rwanda : le réel et les récits, op. cit., à propos de “La malédiction de Cham et l’exception hamitique”) car originaires du foyer des races “civilisatrices” selon Gobineau (Voir à ce sujet la précieuse anthologie critique de Claude Liauzu – uniquement consacrée la culture française, Race et civilisation. L’Autre dans la culture occidentale, Syros, 1992). Avec l'émergence du discours anti-tutsi précédant la "révolution sociale" de 1959, dans lequel la question sociale est présentée comme découlant directement de la différenciation raciale hamite-tutsi/bantou-hutu, la logique d’élection s'inverse en logique d’exclusion, et l'on voit surgir les thématiques typiques du discours antisémite européen des années 30 : censés exceller dans l'administration et les positions de commandement (auxquelles ils n'ont pourtant plus qu'un accès fort limité depuis 1959), les Tutsi "monopolisent" les secteurs synonymes d'argent et de pouvoir. Doués pour le commerce, "avides" et "rusés", ils pillent les richesses du pays pour les investir à l'étranger, avec l'aide du puissant "réseau" que la diaspora rwandaise tutsie est supposée entretenir. Comme le fait remarquer JP. Chrétien, "Tout se passe comme si les images de l’antisémitisme du début du XXe siècle avaient été projetées sur un groupe est-africain supposé d’origine orientale et identifié comme ‘hamito-sémitique’" (voir JP. Chrétien, "Le génocide au Rwanda", art. cité, p.16).

Mais l’assimilation des Tutsi à des Juifs, stigmatisés à la fois comme race et groupe social nuisible, semble répondre en réalité à une logique plus sinueuse, comme le montrent les discours autour du “plan d’expansion territoriale des Tutsi en Afrique centrale”. Censé avoir été "découvert" en 1962 et publié en 1981 dans une revue extrémiste, le "plan de colonisation du Kivu" rappelle fortement les "Protocoles des Sages de Sion" et apparaît comme le document fondateur du fantasme de l'empire Hima-Tutsi. Il cristallise un délire identificatoire qui associe tour à tour les Tutsi au peuple élu de Dieu, à l'image des Juifs dont ils sont les lointains cousins, et aux nazis qui se représentent comme race aryenne élue et destinée à dominer le monde. Les "Hima-Tutsi" sont qualifiés d'"ethnie qui se croit supérieure, à l'instar de la race aryenne, et qui a le symbole de la croix gammée de Hitler", et ils sont suspectés de vouloir conquérir et réinstaurer le royaume Hima-Tutsi dans la région des Grands Lacs (Rwanda, Burundi, Zaïre, Tanzanie, Ouganda). Le premier "versant" de cette identification contradictoire (qui identifie les Tutsi à des Juifs) pourrait nous autoriser à émettre l'hypothèse d'une inspiration - au moins indirecte - du projet génocidaire du Hutu Power (notons que l’idéologie en son aspect génocidaire était indubitablement déjà présente dans les discours du parti Parmehutu, et dont le mouvement Hutu Power émane en 1993)  à partir de la solution finale conçue par les nazis, comme le laisserait penser la trouvaille d'un film sur Mein Kampf chez le Président Habyarimana (30). Plus globalement, ces références révèlent clairement une inspiration puisée dans le référentiel de la Seconde guerre mondiale. Claudine Vidal rappelle à ce sujet que "La liaison de l'ethnisme (…) et de la solution finale a été conçue par des intellectuels, des cadres politiques et militaires" qui ont accompli des études supérieures "occidentales, le plus souvent d'ailleurs à l'extérieur du pays" ("Les politiques de la haine", in Les Temps Modernes n°583, "Les politiques de la haine. Rwanda, Burundi, 1994-1995", juillet-août 1995, p.25). "Radicalement étrangère à la culture traditionnelle" (Ibid.) , la conception de la pureté raciale que sous-tend l'idéologie née de cette rencontre avec les références occidentales suppose une forme d'inspiration à partir du modèle raciste européen. Mais l'analyse du discours immédiatement en amont du génocide démontre avant tout une nette filiation avec le discours de la révolution sociale des années 1950-60, ce qui nous amène à nuancer considérablement l’hypothèse d’une inspiration “directe” : les producteurs de ce discours n’étaient pas des intellectuels sortis des universités occidentales, seul le personnel écclésiastique (rwandais et missionnaire), représentant la tranche la plus hautement formée de la société, avait été formé “à l’occidentale”, et aurait seul été susceptible de s'inspirer de la Shoah.

Les manipulations idéologiques de la mémoire de la Shoah en amont du génocide, en assimilant les Tutsi aux nazis et non plus à des descendants “sémitiques” des Hamites, visent à inverser les rôles victime/bourreau à travers un discours dont les idéologues du Hutu Power (et déjà avant eux ceux du Parmehutu) n’étaient pas sans ignorer les résonances qu’il trouverait dans la conscience occidentale. Le conflit hutu-tutsi a ainsi pu être relayé par la presse occidentale en même temps qu'exporté en direction du Burundi et de l'Ouganda, en s'inscrivant à la fois dans le schéma racial ethnologisant opposant "Bantous" et "Hamites" et en faisant jouer l'imaginaire racial gobinien sur "juifs" et "aryens". Cela n'a d'ailleurs rien d'étonnant si le "plan de colonisation du Kivu" a été complaisamment commenté par la presse française dans les années 1980-90, et que le fantasme du royaume Hima-Tutsi a fait qualifier les Tutsi de "Khmers noirs" (31). La stratégie d’inversion des rôles victime/bourreau précède le crime (et le prolonge par le négationnisme), et donne lieu à une véritable propagande “en miroir”. Selon cette perspective affabulatrice, ce sont les Tutsi qui aurait planifié un génocide à l’encontre des Hutu, l’exemple du Burundi, où les Tutsi sont au pouvoir, étant censé le démontrer. Dès les années 50-60, on trouve donc parmi les thèmes privilégiés de la “révolution sociale” hutue les traces de l’assimilation des Hutu à des Juifs opprimés et réduits en esclavage. C'est dans cette logique que pendant le génocide de 1994, les idéologues du Hutu Power n'hésitent pas à puiser dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale une aberrante caution historique pour étayer leur discours : les combattants du FPR, assimilés au nazis, massacrent des interahamwe comparés aux "résistants" de la France occupée (Ainsi, un rescapé se souvient de deux enfants tutsis auxquels ses tortionnaires avaient dessiné une croix gammée sur le bras en les appelant "les Nazis" (Yolande Mukagasana, Les Blessures du silence, Actes Sud MSF, 2001, p. 87).

Le génocide est assimilé à une guerre qui opposerait des armées ennemies, les Hutu représentant la défense de valeurs démocratiques et républicaines de la "révolution sociale", les Tutsi une élite aristocratique et pastorale, dominant la majorité roturière et paysanne. Les idéologues du génocide semblent reprendre ici une bonne vieille tradition de l’historiographie post-coloniale, qui voyait déjà dans la "révolution sociale" de 1959 le scénario de la Révolution française, une revanche des Gaulois hutus sur les Francs tutsis (Sur ce point, voir D. Franche, Rwanda. Généalogie d'un génocide, op. cit. et "Généalogie du génocide rwandais. Hutu et Tutsi : Gaulois et Francs ?", Les Temps Modernes n°582, mai-juin 1995).

L’antihamitisme apparaît donc comme héritier de l’antisémitisme à double titre. Sur un plan idéologique et "fonctionnel" d’abord : les deux discours procèdent de la même logique visant à créer les conditions préalables à l’acceptation par l’ensemble d’une population de l’extermination d’une de ses parties (définie comme "souillure" d’une pureté à restaurer), en puisant leurs origines dans les théories raciales de la fin du XIXe siècle ; sur un plan strictement idéologique ensuite, l’antihamitisme fait directement référence à l’antisémitisme - et non plus seulement écho - en assimilant les Tutsi aux "Juifs de l’Afrique". Il a peut-être même assumé le caractère "exemplaire" de la politique antisémite et génocidaire nazie. L’utilisation rhétorique à des fins de propagande du discours victimaire, identifiant les Hutu à des résistants combattant l’expansionnisme Hima-Tutsi, lui-même assimilé au nazisme, n’apparaît dès lors que comme un avatar de la logique d’inversion bourreau/victime. Il resterait à examiner de manière approfondie les cas de discours des années 50-60 d’inspiration à la fois catholique  et “révolutionnaire” assimilant les Hutu au peuple juif réduit en esclavage. Il faudrait également vérifier s’il existe des occurrences de références directes à la Shoah pour parler de l’oppression des Hutu au Burundi. Mais c’est là un examen qui dépasse le cadre forcément réduit de cette étude. Contentons-nous de constater que si les logiques d’identification aux Juifs et/ou aux nazis peuvent sembler symétriquement réversibles, il n’en est rien : l’extrême radicalité de la dérive génocidaire observée depuis les années 1990 et le “passage à l’acte” massif de 1994 interdisent toute confusion des rôles là où règne celle des discours.


L'Arche perdue ou l'identité retrouvée

Le fond résiduel des discours coloniaux et post-coloniaux dans le discours extrémiste hutu ne doit cependant pas masquer ce qui peut apparaître comme son envers. L'extrême nocivité du "mythe hamitique" est visible en ce qu'il a produit des logiques identificatoires inverses, qui constitueraient le double-fond délirant des théories ethno-raciales et religieuses. Ainsi, le discours colonial et missionnaire a très tôt été relayé par une petite élite tutsie instruite, notamment à travers le groupe scolaire Astrida (Ancien nom de la ville actuelle de Butare avant l’indépendance), pour lequel les Tutsi font partie des "peuples hamitiques" qui n'ont "rien de commun avec les nègres", étant de "race caucasique comme les Sémites et les Indo-européens". En continuité avec cette lecture racio-ethniciste, certaines organisations diasporiques extrémistes comme le mouvement de Guihon (Felege Guihon International, FGI) ou l'institut Havila, proclament leur identité juive (32). L'identification au peuple juif en exil réduit à l’esclavage a dépassé la simple allégorie, ou le parallèle historique, pour donner lieu à un discours resté marginal, mais encore actuel : retraçant leur descendance à partir du roi David, de Salomon et de la reine de Saba, en passant par le Negus Menelik II, les Fallashah ethiopiens et enfin les Tutsi-hima, les "Hébreux d'Afrique" sont censés être une des mythiques "tribus perdues d'Israël" évoquées dans la Bible (33), et détenant le secret de l'Arche d'Alliance perdue et les Tambours sacrés de Salomon. Cette identification fantaisiste, qui reprend à rebours les fantasmes occidentaux sur l'origine des "Hamites" (en particulier les écrits d'Aristote, de Hérodote et de Néron sur les sources du Nil. Pour un généalogie précise, voir C. Coquio, Rwanda : le réel et les récits, op. cit.), engendre une lecture historique à la fois calquée sur l’histoire du judaïsme diasporique et en continuité avec elle : la conversion forcée de ces "Hébreux" Tutsi pendant la période coloniale est assimilée à l'Inquisition, tandis que les pogromes et les opérations d'extermination organisés au Rwanda à partir de 1959 sont décrits comme étant en continuité avec la persécution des Juifs depuis l'exode, et bien sûr la destruction des Juifs d'Europe, la Shoah. Et c'est "A la lumière de la Shoah (que) plusieurs phénomènes vont revenir à la conscience des peuples hébraïques de Havila, gardiens de l'Ancienne Alliance" (Prof. J. Bwejeri (Président de Havila), Le Manifeste de Havila, op. cit.) et chargés de veiller sur les sources du Nil.

On croit lire ici une caricature absurde de l'internationalisation de la mémoire de la Shoah : devenue miroir déformant, la mémoire du génocide révèle une incapacité à le penser en termes politiques autres qu'identitaires, religieux ou raciaux, c'est-à-dire en dehors des catégories définies par l'idéologie raciale elle-même. Ce discours extrémiste des "Hébreux d'Afrique" nourrit bien évidemment en retour celui des extrémistes du négationnisme hutu, qui fait ses choux gras de revendications territoriales délirantes étayant la thèse d'une conspiration régionale, voire d'un complot international pro-FPR. Il continue également d'alimenter les formes modernes d'un syndrome de Fachoda à la française qui voit d'un mauvais œil l'influence croissante de la diplomatie israélienne - censée camoufler une influence en fait américaine - dans la région : l’amalgame racial est ainsi relayé au-delà des extrémismes et nourrit indirectement l’antisémitisme qui continue parfois de fonctionner de concert avec l’antihamitisme sur fond d'antisionisme et d'antiaméricanisme.

Si cette variante du discours extrémiste tutsi, encore vivace aujourd’hui, hérite directement du discours des Occidentaux, l’on trouve également une autre modalité d’identification aux Juifs dans la diaspora Tutsi d'avant 1994 : nombre de discours cette fois non extrémistes dénotent une identification aux Juifs, de nature religieuse ou fondée sur un parallèle historique et politique (34). On peut lire ici un usage de la comparaison et, en l'occurrence, de l'identification, censé mener à une prise de conscience politique. A la conférence sur les réfugiés à Washington en 1988 se construit véritablement la solidarité de la diaspora des Rwandais en exil, majoritairement tutsie (mais comptant également un certain nombre de Hutu opposants au régime d'Habyarimana dans ses rangs). Emerge alors le thème du "droit au retour" (Voir à ce sujet Théo Karabayinga et José Kagabo, "Les réfugiés, de l'exil au retour armé", Les Temps Modernes n°583,juillet-août 1995, op. cit.), qui là encore soulève une étonnante contradiction propres aux logiques identificatoires, puisque certaines associations de réfugiés rwandais développent un discours qui les assimile aux Juifs contraints à l'exil, tandis que d'autres associent leur lutte à la cause palestinienne, se référant au "droit au retour" revendiqué par les Palestiniens.

Cette même identification aux Palestiniens est aujourd’hui reprise par les Hutu en exil qui accusent l’Etat rwandais de manipuler la mémoire du génocide, tandis que les discours héritant de la “révolution sociale”, assimilant les Hutu à des Juifs opprimés et les Tutsi à des nazis, trouvent également encore un écho parmi la population rwandaise ou les exilés hutus. Si bien que le fait qui semble aujourd’hui le plus frappant, au-delà du “mimétisme” ou d’une “filiation” dans les crimes et les mémoires, semble plutôt être l’espèce de “distorsion permanente interne” (cette expression m'a été suggérée par Marcel Kabanda)  où bourreaux et victimes ont tour à tour le statut du Juif, du nazi ou du Palestinien.

On voit donc bien que si en amont comme en aval du crime, les liens étroits entre les deux idéologies et les ressemblances entre les processus génocidaires fondent la légitimité d'une démarche comparatiste, il s'agit de rester fort prudent puisque la comparaison entre les génocides comme entre leurs mémoires risque de faire le jeu d'une manipulation idéologique. Antisionisme et antiFPRisme risquent de basculer vers antisémitisme et antihamitisme, en continuant de donner prise à l'amalgame racial Tutsi/Juif. Et sur un plan scientifique cette fois, le rapprochement entre les deux idéologies ne doit pas masquer les singularités des événements.

 

Tendances historiographiques et anthropologie comparée

Pour JP. Chrétien, "La pertinence de la référence à la 'Solution finale' " tient pourtant aussi bien "à la forme prise par les tueries" qu'"au contenu de la propagande qui les a préparées et accompagnées et d'abord à la nature de l'idéologie qui a marqué cette région d'Afrique depuis un siècle" ("Le génocide au Rwanda", art. cit., p 17). Pour Cl. Vidal en revanche, la "forme prise par les tueries" n'a pas été suffisamment étudiée. D'une part, les chercheurs ne se seraient précisément intéressés qu'à l'amont du crime, à la formation de l'idéologie génocidaire. D'autre part, leurs thèses sur les déterminations du génocide, construites trop près de l’événement, résulteraient d'un recours à des "schèmes explicatifs" exogènes inspirés de l'historiographie de la Shoah ("Le génocide des Rwandais et l’usage public de l’histoire", art. cit., p. 653).

Soulignons tout d'abord le fait que ce type d'analyse peut amener à considérer un degré supplémentaire dans les différentes "strates" du geste comparatiste. Sur le plan des "faits", en premier lieu, il s'agit de comparer les processus génocidaires. C'est-à-dire de mettre en regard des mécanismes qui, en amont du génocide, permettent de dégager certains phénomènes communs (pénétration progressive des propagandes antisém/hamitiques, prédominance au sein de l'appareil étatique d'une élite acquise à l'idée exterminationniste, mise en place d'un appareil bureaucratique meurtrier obéissant à l'idéologie raciale/ethnique), mais aussi de dégager des similitudes ou des différences dans le déroulement des faits eux-mêmes (comparaisons des modalités du meurtre, les acteurs sociaux qui y prennent part, les formes de la cruauté exercée à l'encontre du groupe visé). Puis, en considérant l'aval du crime, il est légitime de comparer les événements génocidaires (si par événement on entend la constitution de la mémoire du génocide et sa réception "interne" et "externe", puis l'écriture de son histoire (35)), plus largement ensuite les interprétations scientifiques auxquelles il donne lieu. Comme le constatait le chercheur belge Jean-Philippe Schreiber dès 1995, le crime aussi bien que sa mémoire en cours d'élaboration offrent "de frappants parallèles avec ses antécédents historiques" ("Le génocide, la mémoire et l'histoire", in Rwanda. Un génocide du XXe siècle, R. Verdier, E. Decaux, JP. Chrétien ed., L'Harmattan, 1995, p.165). Ainsi  Gaulthier de Villiers a pu analyser l'ensemble de la production historiographique sur le génocide des Tutsi (en 1995) à la lumière de l'évolution de l'historiographie de la Shoah - ce qui revient à maintenir la démarche comparatiste sur un plan méthodologique et métahistorique - tout en réfutant la pertinence du parallélisme entre les processus génocidaires (36).

Si l’on peut constater d'éventuels phénomènes de "mimétisme", où l'historiographie et la mémoire du génocide au Rwanda puisent parfois leurs formes dans celles de la Shoah, reste à savoir si elles relèvent d'une démarche heuristique ou d'un "plaquage" qui impliquerait des présupposés épistémologiques, voire des "fonctions" idéologiques ou politiques (Claudine Vidal, "Le génocide des Rwandais et l’usage public de l’histoire", art. cité, p.654-655). Pour Cl. Vidal, une tendance scientifique "militante" (37) a privilégié la recherche d’une "intelligibilité d’ordre génétique" du génocide. Ceci en relisant l'histoire de la société rwandaise, et en faisant une généalogie de la question ethnique englobant passé pré-colonial et colonisation. Cette analyse a eu le mérite de permettre une vision globale de la conjonction entre l'organisation étatique et la propagande raciste propagée par les élites, mais s'est faite, selon la sociologue, au prix de toute nuance. En traçant d'emblée un "schéma généralisant"  des massacres et en analysant le processus selon le modèle fourni par l'exemple nazi, les historiens ont gommé des traits spécifiques parmi lesquels le plus important serait la participation directe des civils au génocide, impossible en Allemagne, et même interdite par le régime nazi. Cl.Vidal rappelle ainsi plusieurs traits singuliers du génocide des Tutsi : l’ordre de tuer publiquement donné ; une pénétration somme toute relative de l'idéologie ethniciste (dont il faut éviter de faire une explication monocausale) ; la participation aux massacres d'habitants appartenant à toutes les catégories sociales ; une organisation non uniforme de l'appareil bureaucratique, et un encadrement administratif variable ; enfin une chronologie différenciée des massacres selon les régions. Cl. Vidal n'hésite donc pas à affirmer en tant qu'historienne que l'"historiographie des relations ethniques et des régimes politiques, écrite avant le génocide", n’apporterait aucune "bonne" réponse à la question du "pourquoi" du "passage à l'acte"  massif de la population. La question insuffisamment explorée aujourd'hui resterait avant tout celle de "savoir comment on a tué". A ces "dérives" ou manquements de l'historiographie du génocide des Tutsi, Cl. Vidal oppose les évolutions de celle de la Shoah, qui lui semble avoir répondu à un fonctionnement exactement inverse : les mises en perspective de l'événement n’ont été développées qu’une fois solidement établies les réponses au "comment".

Or il faut rappeler à nouveau que les chercheurs "africanistes" ont insisté sur la modernité de l'idéologie raciale parmehutue et les composantes exogènes de la logique ethniste avant de se plonger dans la micro-histoire du génocide pour plusieurs raisons. Confrontés à la permanence de lectures culturalistes, il s'agissait de faire prendre conscience aux Occidentaux (l'opinion publique, les politiques et les médias autant que les chercheurs) de la "modernité" du génocide au Rwanda et de son intrication dans les enjeux politiques internationaux contemporains. Claudine Vidal est d'ailleurs la première à établir un parallèle avec la Shoah lorsqu'il s'agit justement de répondre au "pourquoi" de l'usage de la cruauté. Dans un article consacré aux formes de "cruauté délibérée" pendant des massacres, elle tente de démontrer, a partir des témoignages recueillis et d'une approche socio-historique au long cours, comment deux thèses culturalistes classiques s'avèrent inefficientes : celles de la cruauté instituée et de l'idéal guerrier (38). La convocation d'un texte de Primo Levi s'interrogeant sur "la violence inutile" (Titre d'un chapitre de Les Naufragés et les rescapés) exercée par les bourreaux nazis montre alors combien une approche transversale et comparatiste peut s'avérer féconde pour répondre aux thèses culturalistes.

En second lieu, les chercheurs sont confrontés à un réel problème de sources. Il est évident que l'analyse historique, l'enquête sociologique et l'approche anthropologique mettent déjà, et ne cesseront de mettre en évidence nombre de singularités du génocide des Tutsi. Mais se plonger dans l'écriture du processus génocidaire suppose des enquêtes de terrains et l'usage de sources au statut parfois problématique. Aucune étude scientifique d'ensemble n'a été menée pour l'instant sur les modalités des tueries, la possibilité de le faire reposant sur la collecte des témoignages des victimes comme ceux des bourreaux, et gageons que l'histoire précise du génocide s'écrira au moins partiellement à partir des sources judiciaires du TPIR. Ce qui ne va pas sans soulever nombre de problème, les logiques des discours juridique, historique et testimonial restant profondément hétérogènes (39). Les problèmes liés aux sources de l'écriture de l'histoire se posent au Rwanda avec au moins autant d'acuité qu'en ce qui concerne la Shoah, redoublées par les difficultés d'ordre épistémologique découlant de la collecte de sources orales. Comme se le demandait l'historien José Kagabo au lendemain du génocide : "Il y a des témoignages, vus, appris, transmis, mais qui va valider l'authenticité, la qualité du témoignage?" (in "Pas de langue pour l'hébétude", in Travail de mémoire, op. cit., p.76.)

Claudine Vidal s'est essayée à une étude consacrée aux dynamiques locales du génocide au Rwanda et à une approche anthropologique des formes de la violence génocidaire, notamment dans un article consacré au "Questions sur le rôle des paysans durant le génocide des Rwandais tutsi" (voir Cahiers d’études africaines n°150-151). Comme elle le fait remarquer elle-même : "Les conditions du génocide forment un engrenage extrêmement complexe de causalités dont l'élucidation nécessitera des recherches et des analyses dont on imagine la difficulté ; mais l'une de ses dimensions spécifiques, le surgissement du voisin-bourreau, demeure actuellement et demeurera sans doute l'une de ses composantes les plus obscures tant il est difficile de saisir une telle perversion du lien social" . Pourra-t-on réellement répondre au "comment" et au "pourquoi" de cette violence-là (40)?

 

(Re)penser le génocide

Claudine Vidal a raison de dire que l'historiographie de la Shoah s'est d'abord intéressée au "comment", notamment avec l'étude pionnière de Raul Hilberg (41). Un historien comme Yehuda Bauer, globalement réservé par rapport aux approches fonctionnalistes, a précisément reproché à Raul Hilberg de ne répondre qu'au "comment" (en analysant le rôle central et moteur de la bureaucratie dans le processus génocidaire) sans se préoccuper du "pourquoi" des agissements des Allemands ordinaires. Dans Repenser l'Holocauste, Y. Bauer rappelle que les historiens ont privilégié des approches "globales" de l'organisation de l'extermination des Juifs jusque dans les années 70, pour se tourner seulement par la suite vers les spécificités propres des pays, des populations ou organisations locales. La focalisation des débats concernant la Solution finale sur "l'enjeu historiographique" en tant que tel date environs des années 80 lorsque, face à un bilan historiographique considérable, les historiens se sont lancés dans une démarche réflexive ayant pour objet les interprétations successives de l'événement (42). Mais c'est seulement récemment que des études précises et véritablement différenciées du "comment" ont vu le jour, en particulier depuis l'ouverture des archives de l'est. Or le débat ayant opposé "intentionnalistes" et "fonctionnalistes", virulent jusque dans les années 90, a aujourd'hui perdu de son intensité dans un champ de recherche se trouvant à une nouvelle "période charnière" (43). Selon Christian Ingrao, on peut actuellement parler d'un véritable "changement de paradigme" impliquant un "recentrement sur les acteurs du génocide, un élargissement des perspectives d'appréhension de la répression nazie (…) et, enfin, la publication de travaux extrêmement précis sur les logiques locales menant aux décisions génocidaires" (44).

Dans les recherches depuis la fin des années 80, nombre d'études se sont penchées sur les exécutants, et à la suite de l'historien Christopher Browning (45) et du scandale suscité par la parution du livre contesté de Daniel J. Goldhagen, on s'intéresse désormais de façon précise au "passage à l'acte". Or l'histoire de la Shoah dans les territoires occupés à l'est (Pologne, Roumanie, Hongrie, Lituanie…), ainsi que les massacres dus aux populations locales, permettront sans aucun doute bien plus de rapprochements qu'on ne le pense entre les formes de violences propres à la Shoah et celles du "génocide de proximité" des Tutsi (ou "génocide 'rural'") et la figure du "voisin bourreau" qui fait une de ses spécificités. Une approche transversale des formes de la violence exercée lors d'un génocide met en évidence, au fur et à mesure que progressent les recherches, une palette très étendue menant du sommet de la pyramide décisionnelle, de l'idéologue à l'origine de la décision génocidaire, au "voisin-bourreau", le bas de l'échelle, en passant par l'exécutant "ordinaire" et le bureaucrate accomplissant "banalement" son travail.

Le génocide des Tutsi montre la façon dont l'extension du crime à toute une population suppose des usages inédits de la cruauté, et implique une violence faite aux liens familiaux, affectifs et sexuels d'une manière à la fois réfléchie (préparée) et incontrôlable. Mais toute approche rationnelle se heurte ici à des limites, et c'est à ce constat qu'aboutit l'historien José Kagabo dans ses "Notes de voyage" (46) : "Les grands coupables – si on reste dans la logique des analyses occidentales, de la rationalité - , sont ceux qui ont pensé le génocide, qui l'ont organisé, etc. Mais quand on examine la manière dont les petits coupables l'ont exécuté, alors là, il n'y a plus de théorie de la grande et de la petite culpabilité qui tienne. Quand je pense à Claver qu'on a traîné des jours dans la rue, en le rouant de coups…, je me dis bien que dans les mots d'ordre donnés par les penseurs du génocide, il n'y avait pas le mode d'emploi". Kagabo touche ici au cœur du problème de l'interprétation de la violence génocidaire, qui doit penser ensemble les deux extrémités de la chaîne de criminalité qu'elle implique, le "grand coupable" et le "petit", et accule alors la pensée dans ce qui semble une impasse : "Ou bien on considère le génocide simplement dans ses aspects théoriques, on privilégie des catégories de pensée de ceux qui l'ont planifié, ou bien on le considère comme un acte accompli concrètement, impliquant donc non seulement les acteurs, mais les modalités de son accomplissement. Si l'on veut pousser plus loin la compréhension, il faut peut-être aussi y ajouter la dimension personnelle", c'est-à-dire de tenter de saisir comment un individu se révèle tout à coup d'une cruauté inimaginable en dehors d’un contexte où l’ordre de tuer a été publiquement donné et l’impunité garantie au criminel. J. Kagabo suggère que pour tenter d'amorcer une forme de compréhension des formes de cruauté spécifiques exercées lors d'un génocide, la psychanalyse serait alors la seule forme de rationalité qui tienne. Pourtant elle aussi révèle rapidement ses limites dans l'approche de la violence exercée par les bourreaux, la violence génocidaire impliquant un usage politique  de la cruauté qui ne prend son sens qu'en dehors d'une logique psychanalytique centrée sur le sujet (47). En revanche, l’approche psychanalytique s’avère incontestablement féconde lorsqu’il s’agit de saisir le trauma généré au plan individuel par la violence d’Etat (48), en particulier lorsqu’elle fonde une démarche comparatiste. Ainsi, des études récentes montrent bien comment l’écoute et la tentative de compréhension des victimes de violences prenant forme “collective” et politique (violences guerrière et/ou génocidaire, torture) s’enrichit à travers les mises en parallèle, les lectures croisées, les comparaisons, et en particulier entre la Shoah et le génocide des Tutsi(49) .

Les pistes éventuelles dans la recherche des réponses au "comment" et au "pourquoi" ne pourraient se trouver que dans une étude comparative sur les bourreaux : les victimes expriment en effet de manière quasi unanime une forme de “renonciation” volontaire dans la recherche du “pourquoi” probablement nécessaire à leur survie psychique, sans pour autant que cette renonciation implique une abdication de l’activité de pensée. Mais cette tâche qui consiste à tenter de “comprendre” et d’”expliquer” peut alors devenir celle du tiers, qu’il soit historien  ou journaliste. Si l’historien Christopher Browning n'a pu travailler qu'à partir de sources judiciaires, ce qui oriente d'emblée son investigation et limite son enquête (il n'a pas pu interroger lui-même les bourreaux), Jean Hatzfeld en revanche, journaliste déjà auteur d'un recueil de témoignages de rescapés publié en 2000, a tenté de questionner un groupe de bourreaux rwandais "ordinaires" dans Une Saison de machettes (50). Cet ouvrage n'a, selon son auteur, aucune prétention scientifique, même s'il tente une démarche réflexive sur les formes de violence génocidaire, notamment en établissant un parallèle constant entre le génocide des Tutsi et la Shoah. La lecture de ce livre permet de saisir comment a eu lieu une criminalisation massive de la population, ce qui suppose à la fois de comprendre comment fonctionne la "culpabilité organisée" (Arendt) et comment elle peut induire un passage à l'acte d'"hommes ordinaires", (Christopher Browning, auquel se réfère Hatzfeld sans son livre p.257).

Mais elle permet aussi et surtout de se confronter, selon la belle expression de Frédérique Leichter-Flack, à la question des "causalités inopérantes" de tout génocide lorsque l'on se met à l'écoute des rescapés et de leurs bourreaux (F. Leichter-Flack, art. cité, p.183). Comme le rappelle Y. Bauer en parlant de l'historiographie de la Shoah, la "difficulté principale" consiste à écrire simultanément depuis "le haut" (l'idéologie) et "le bas" (l'exécution du crime ; Repenser l'Holocauste, op. cit., p.127), pour aboutir à une "description", mais aussi à une "explication". Or une telle tentative d'approche globale du génocide et de son idéologie, qui tiendrait à la fois tous les “fils” d’une “explication” pose la même vertigineuse question du "pourquoi", et donc des "causalités inopérantes". Saul Friedländer rappelait encore il y a dix ans combien les obstacles pour la "compréhension" restaient immenses (51). Les études portant sur la Shoah aussi bien que sur le génocide des Tutsi montrent que l'approche du phénomène génocidaire est à nuancer à l'infini, la question de savoir "pourquoi" restant finalement toujours sans réponse (Yehuda Bauer, Repenser l'holocauste, op. cit., p.41-43). Comme l'écrit Y. Bauer, la Shoah, et tout génocide, est sans cesse à repenser.

 

L'ère de la comparaison

L’essor de démarches comparatistes durant les dernières décennies et l’ouverture interdisciplinaire caractéristique des discours contemporains sur la violence politique, ont engendré une réflexion transversale sur la violence étatique, notamment à travers la notion de totalitarisme, impliquant la confrontation entre le nazisme et le stalinisme et l’étude des fascismes européens. Plus largement, les tentatives de saisir la structure juridicopolitique de l’Etat criminel et de cerner les modes d’accomplissement et les "mobiles" de crimes de masse, y compris à travers les comportements des différents acteurs sociaux, constituent aujourd'hui l'objet des "genocide studies". Le génocide des Tutsi au Rwanda fait désormais l'objet de recherches comparatistes et transdisciplinaires, comme c'est déjà le cas dans nombre de centres de recherches en Europe et aux Etats-Unis (52). Ce phénomène d’ouverture - qui a pu engendrer des dérives (53) - est perceptible sur les plans tant culturel que scientifique et politique, et a partie liée avec la répétition des crimes à caractère génocidaire, la visibilité accrue de la criminalité politique des Etats, et l’émergence d’une justice pénale internationale. Si la démarche comparatiste peut générer des querelles, alimentant le "malentendu" constitutif de discours mémoriels devenus cacophoniques (54), tandis que la reconnaissance d'autres génocides rencontre encore nombre d'obstacles, elle semble dans le cas du Rwanda générer aujourd'hui un consensus en ce qui concerne la qualification du crime et l'analyse du processus génocidaire.

Si bien que la reconnaissance du génocide des Tutsi en tant que tel pose, en retour, la question d’une "sortie" de la thèse de l’unicité de la Shoah. A suivre Jean-Pierre Chrétien, qui parle d'une "normalisation" du génocide (55), ou Louis Bagilishya, pour qui la reconnaissance du génocide des Tutsi relève de la "concession" (56), ce consensus cache une stratégie de relativisation, certains politiques, médias, ou même certains prétendus "chercheurs" continuant par exemple de parler de "contre génocide" perpétré par l'APR au Zaïre (57).

Mais force est de constater que ce consensus consacre peut-être réellement l'entrée de la recherche sur la Shoah dans une ère de la comparaison, tout comme il existe indéniablement un "effet retour" sur la mémoire juive (58). On peut se demander alors comment le Rwanda fera "penser" l’Occident, et interroger la manière dont il va faire évoluer les discours de "l’unique unicité", ou "unicité excluante" , pour reprendre l’expression de Bertrand Ogilvie, à une "unicité englobante ou exemplaire", soit une simple singularité, situant cependant la Shoah comme origine ou référence.

Certaines tentatives pour penser la violence génocidaire de manière transversale existent. Mais il semble que la réflexion comparatiste débouche finalement souvent sur une hiérarchisation plus ou moins assumée. Les analyses sociopolitiques transversales comme celles de Helen Fein, Frank Chalk, Kurt Jonassohn ou Roger Smith centrent leur approche du phénomène sur la notion d'"intention", et partant de là de "mobile" du crime (59). Vu comme un "moyen" utilisé par l'Etat (60), le génocide reste abordé en termes explicatifs relevant d'une causalité à établir par le sociologue et l'historien.

De telles approches ont l'immense mérite d'appliquer un "paradigme du caractère similaire" plutôt qu'un "paradigme du caractère distinctif" selon l'expression de Steven T. Katz , mais elles établissent une typologie des génocides où la plupart des crimes ont une origine "pragmatique" . La Shoah échappe dans la plupart des cas à ce modèle, étant communément définie comme un génocide "sans raison" : le caractère irrationnel et "non pragmatique" de l'extermination des Juifs est alors parfois défini comme un des critères de son unicité. Or à suivre les interrogations de Claudine Vidal, José Kagabo, ou des témoins de la Shoah et des rescapés du génocide des Tutsi, du génocide khmer comme celui des Arméniens, il est impossible de répondre à la question du "pourquoi" de l'idéologie génocidaire, et de lire l'événement en terme de causalité "pragmatique", tout comme il reste impossible de comprendre le "pourquoi" et le "comment" du passage à l'acte d'un voisin ou d'un "homme ordinaire", et ce quel que soit le génocide en question.

Une des conditions premières pour véritablement repenser le génocide serait de mener une réflexion philosophique sur la violence génocidaire d'une part, et sur l'approche scientifique de ce type de violence d'autre part, en particulier l'approche historiographique. La pensée doit, ce faisant, se prémunir de deux écueils : celui de faire du génocide un impensable, et la tentation du causalisme absolu, qui risque toujours de basculer vers le révisionnisme, et qui rate la spécificité de la destruction génocidaire. Jacques Rancière, dans "Les énoncés de la fin et du rien", a montré comment la rationalité historienne s'édifie "dans le déni d'une raison de l'événement", c'est-à-dire dans le refus de considérer que "l'événement en tant qu'il se produit se moqu(e) de savoir si l'ensemble des conditions de son effectuation est réalisé", refus finalement du "réel qui ne se soucie pas de se faire précéder, justifier, fonder par sa possibilité" . La pensée doit affronter le génocide en tant que toujours possible sans pouvoir pour autant l'attribuer à une raison. Elle ne peut que connaître la logique qui a mené à cet événement, en en démêlant les différents fils, et non la comprendre. Selon P. Bouchereau, elle doit admettre que le génocide, tout génocide, car c'est là son essence même, est "sans raison utilitaire", autrement dit qu'il a une "cause" (et toujours une multitude de causes, un "nœud de racines" selon l'expression si juste de Claudine Kayitesi), mais qu'il est sans "raison", et partant de là qu'il n'a pas de "sens" . Ce qui implique d'ajouter, à la distinction classique entre savoir et connaître et connaître et penser, une distinction supplémentaire à l’intérieur même de la pensée entre penser et comprendre. Ainsi la logique génocidaire est accessible à la pensée, et on peut la connaître. En revanche, elle n'a pas de sens, on ne peut comprendre l'intention génocidaire qui impliquerait de lui donner une raison, et donc une justification. Il est vain par conséquent de chercher une rationalité fonctionnelle dans le génocide, comme la plupart des approches, en particulier l'approche historienne, tentent de le faire.

Confronté à ce nouveau génocide, la rationalité scientifique doit donc à nouveau affronter la question du "comment" du passage à l'acte massif d'une population, et la question du "pourquoi" du génocide. Ce faisant, elle a recours à la comparaison, et fait ainsi usage d'un geste à caractère réflexif, dans lequel la référence à la Shoah, assumée, prend valeur heuristique. Mais cet usage légitime de la comparaison doit, à terme, mener à penser véritablement la spécificité du génocide en lui-même et pour lui-même de façon transversale : la pure intention d'exterminer un groupe en tant que tel, mais sans raison. Cette démarche peut s'originer dans ce que Philippe Bouchereau indique comme seul point de départ pour tenter de comprendre non l'intention génocidaire mais la survivance du rescapé :  une approche croisée des témoignages issus de ces événements.

 

 

NOTES

(1) Je tiens à remercier Marcel Kabanda pour sa lecture attentive de ce texte et pour ses précieux conseils.
(2) Témoignage de Claudine Kayitesi, recueilli dans le livre de Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Seuil, 2000, p.198.
(3) Témoignage d'Innocent Rwililiza, id., p.105.
(4) Catherine Coquio, "Parler au camp, parler des camps. Hurbinek à Babel", in Parler des camps, penser les génocides, textes réunis par C. Coquio, Albin Michel, 1999, p.610.
(5) Voir à ce sujet les travaux de Sévane Garibian, qui prépare un doctorat sur la notion juridique de crime contre l’humanité, en particulier son article “Génocide arménien et conceptualisation du crime contre l’humanité. De l’intervention pour cause d’humanité à l’intervention pour violation des lois de l’humanité”, in Ailleurs, hier, autrement : connaissance et reconnaissance du génocide des Arméniens, RHS n° 177-178, janvier-août 2003.
(6) Voir par exemple Yehuda Bauer, Repenser l'Holocauste, Autrement, "Frontières", 2002, en particulier le ch.3 : "Comparaisons avec d'autres génocides", p.57 (Rethinking the Holocaust, Yale University Press 2001).
(7) Rappelons ici que la notion d’”épuration ethnique” n’a pas de statut juridique, et qu’elle a été pratiquée diversement de part et d’autre du conflit en ex-Yougoslavie. Mais côté serbe, elle a été pratiquée à l’encontre de la population musulmane en Bosnie sur un mode qui a valu à certains responsables (dont Milosevic) le titre d’inculpation pour crime de génocide au TPIY.
(8)  "C'est arrivé, cela peut arriver de nouveau : tel est le noyau de ce que nous avons à dire", écrit Primo Levi dans Les Naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, (1986) Arcades, Gallimard, 1989, trad. de l'italien par A. Maugé, "Conclusion" p.196.
(9) Rony Brauman utilise cette expression dans Devant le Mal. Un génocide en direct (Arléa, 1994), un livre écrit en partie pendant le génocide. Pour son auteur, l'événement est d'autant plus révoltant qu'il a lieu pendant les préparatifs de la commémoration du débarquement : "En cette année 1994 où l’on célébrait le cinquantième anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale et l’écrasement de la barbarie nazie, une partie de l’humanité a été massacrée, au vu et au su de tous." L'auteur est représentatif d'un discours intellectuel militant, qui n'hésite pas à avoir recours à des formules choc pour alerter l'opinion, parlant de "SS tropicaux" à propos des Interahamwe, et se scandalisant sur l'inertie de l'ONU au Rwanda, mais aussi concernant la Bosnie. Ironisant sur le terme de "crise humanitaire" retenu dans la résolution 929 des Nations Unies : "comme si on disait 'crise vitrière' sur la Nuit de Cristal, ou 'crise gynécologique' sur la stratégie des viols en Bosnie" (p.17).
(10) Je renvoie ici à mon article consacré aux discours mémoriels, notamment ceux à l'œuvre dans la "politique mémorielle" au Rwanda : "Mémoires croisées - Des références à la Shoah dans le travail de deuil et de mémoire du génocide des Tutsi", revue Humanitaire n°10, printemps/été 2004.
(11) En particulier lorsque, au-delà d'une démarche comparative parfois contestable, l'un des termes de la comparaison est erroné. Dans L'Inavouable, Patrick de Saint-Exupéry a récemment décrit la liesse de la population rwandaise et des miliciens génocidaires à l'arrivée des militaires français de l'opération Turquoise "Comme si les troupes américaines avaient été accueillies en fanfare par les gardiens de Treblinka, en 1945" (éd. Les arènes, 2004, p.25). Non seulement Treblinka n'a jamais été libéré par les Américains, mais ce camp a été fermé par les nazis en 1943. Quand bien même la comparaison ne serait qu'à visée rhétorique, elle semble pour le moins incongrue.
(12) Voir par exemple François-Xavier Verschave qui, dans Complicité de génocide ? (La Découverte, 1994) établit un parallèle explicite avec la Shoah. Rappelant les difficultés d'un Raul Hilberg pour publier ses recherches sur les mécanismes du génocide des Juifs et les réseaux de responsabilités politiques qu'ils supposaient, il parle d'un soutien de la France à un régime rwandais "en pleine dérive nazie". Voir aussi l'article de Bernard-Henri Lévy ("Le 6 avril, une date sombre de cette fin de XXe siècle", Libération 6/4/1995, p.5) où l'on peut lire : "on ne peut pas élire un président de la République française que le massacre rwandais, la tragédie bosniaque, ou le calvaire des femmes algériennes laisseraient indifférent (…); ce serait comme une élection, en 1938, où l'on n'aurait pas dit un mot d'Hitler (…) ni de l'Anschluss". Voir également l'article de Jacques Amalric annonçant la création de la commission d'enquête parlementaire sur le Rwanda en 1998, en faisant explicitement le lien entre l'affaire Papon, alors récemment jugé, et la responsabilité de l'Etat français dans le génocide au Rwanda et même en Bosnie : "De la Bosnie au Rwanda, un devoir de vigilance", Libération, 3/4/1998, p.7.
(13) Libération, 12/10/1995, "Les génocides de l'après Shoah".
(14) Voir Bertrand Ogilvie, "Comparer l'incomparable" in“Hors-champs”, revue Multitudes n°7, décembre 2001.
(15) C. Coquio, "Parler au camp, parler des camps. Hurbinek à Babel", art. cité, p.610.
(16) Formule employée par l'historien Jean-Pierre Chrétien en plein génocide des Tutsi : Libération du 26/04/1994.
(17) "Le génocide des Rwandais et l’usage public de l’histoire", in "Disciplines et déchirures. Les formes de la violence", Cahiers d’études africaines n°150-151, XXXVIII (2-4), 1998, p.653.

(18) Pour une approche historique et critique de la notion d'ethnie sur le continent africain, voir Au cœur de l'ethnie : ethnie, tribalisme et Etat en Afrique, Jean-Loup Amselle et Elikia M'Bokolo dir, La Découverte, 1999. Voir aussi Dominique Franche, "Différence et indifférence : L'Afrique et la passivité des intellectuels", in Vacarme n°16 été 2001 ; critique de l'approche culturaliste menée par Jean-François Bayart dans L'Illusion identitaire, Fayard, 1996 ; Jean-Pierre Chrétien, "L'historien face aux crises du temps présent en Afrique : le génocide du Rwanda", conférence à la sixième édition des "Rendez-vous de l'histoire de Blois", 19/10/2003.
(19) Dominique Franche pourfend dans son article les "africanistes" aussi bien que les chercheurs et universitaires d'autres domaines, dont la "culture du déni" masque souvent "un racisme rampant". ("Différence et indifférence : L'Afrique et la passivité des intellectuels", art. cité).
(20) A propos de la longue tradition de lecture ethnicisante de l’espace politique africain, et d'une lecture mythifiante de l’histoire rwandaise héritière de la période coloniale, voir les ouvrages et articles suivants de J.P. Chrétien : L'Afrique des grands lacs, Aubier, 2000 ; "Les deux visages de Cham : points de vue français du XIXe siècle sur les races africaines d'après l'exemple de l'Afrique Orientale", in P. Guirale & E. Temime, L'Idée de race dans la pensée politique française contemporaine, Ed. du CNRS, 1977, pp 171-199 ; "Les Bantous, de la philologie allemande à l'authenticité africaine. Un mythe racial contemporain", in Vingtième siècle, oct.-déc. 1985, pp.43-66.
(21) Voir la récente contribution de Roland Pourtier, dans "L'Afrique centrale dans la tourmente", revue Hérodote n°111, La Découverte, 4e trimestre 2003, (p.12). Dans ce numéro consacré aux "Tragédies africaines", le directeur Yves Lacoste signe une introduction sur la "Géopolitique des tragédies africaines", mentionnant avec dédain une "certaine attitude" (assimilée à la gauche et l'"altermondialisme") de "la plupart des hommes politiques africains" et "nombre d'africanistes européens, chercheurs en sciences sociales", "très attachés à défendre l'image de l'Afrique", et qui "récusent cette idée de 'conflits ethniques' " au profit d'une lecture plus "politique" (p.6). Roland Pourtier dont le "pari" est d'atteindre une "objectivité" - dont il nous apprend par ailleurs qu'elle est "comme le point de fuite sur l'horizon" - qualifie le génocide de simple "moment d'une tragédie qui refuse obstinément de quitter la scène"(p.11-12).

(22) Pour François-Xavier Verschave, la presse a peur des "gros mots" aussi longtemps que le pouvoir n'a pas officialisé la qualification du crime. En 1993-1994, écrit-il avec ironie, "On n'a pas parlé de 'nazisme', parce que c'est un 'gros mot'. Les diplomates n'aiment pas les gros mots. Les chefs d'Etat non plus (…) Les hommes d'affaires pas davantage (…) Beaucoup d'experts et de scientifiques considèrent qu'il en va de leur réputation. L'opinion publique, enfin, redoute qu'on l'empêche de dormir.", Complicité de génocide ? op. cit., p.72.
(23) JP. Chrétien, "Le génocide au Rwanda", in Revue du Monde juif , été 1996, p.16. Dans "Un nazisme tropical au Rwanda ? Image ou logique d'un génocide", article publié dans Vingtième Siècle, (octobre 1995), Chrétien ajoute que cette analogie est "nécessaire pour faire pièce aux analyses culturalistes ou naturalistes".
(24) C'est bien cette contradiction, celle de la définition même de l'idéologie génocidaire, que l'on retrouve dans les difficultés liées à la qualification juridique du crime : comment définir de manière "objective" un "groupe" dont les critères d'appartenance ont été défini pas une idéologie radicalement "déréalisante" ? C'est d'ailleurs pourquoi la notion juridique de "génocide" en tant qu'intention d'exterminer "un groupe en tant que tel" "entérine la race comme fiction efficiente" (Coquio), objectivant l'existence du "groupe" visé, qui parfois n'a pas même d'existence sociale, par la définition même du crime. (Coquio, "Parler au camp, parler des camps", art. cit., p.610 et 627). Dans un article intitulé "Le génocide est sans raison" (revue L'Intranquille n°6-7, Paris, 2001, pp. 279-297), le philosophe Philippe Bouchereau a tenté de mettre en évidence les contradictions internes à la raison juridique. Car le droit définit l'idéologie génocidaire comme intention d'exterminer un groupe "en tant que tel", c'est-à-dire qu'elle suppose in fine que le groupe a une existence objective, et partant de là que l'appartenance de la victime à ce groupe constitue une raison à son extermination. Or comme le montre l'évolution même de l'idéologie de la race aryenne, qui, au-delà de l'extermination de la "race juive", reste à purifier sans fin, la définition même de la "race" ne repose sur aucun critère rationnel ni "objectif". C'est pourquoi, à cette définition juridique du génocide, Bouchereau oppose une définition philosophique. Il propose d'appeler "génocide-humanicide" la pure intention d'exterminer un groupe en tant que tel, mais sans raison. Le groupe indéfinissable d'une "race" qui n'existe pas n'est pas génocidé pour ce qu'il est, mais pour ce qu'il n'est pas : une race mentale. Le Juif comme "race mentale", selon une expression d'Adolf Hitler lui-même, ne correspond à aucune réalité qui pourrait être substantialisée : il est pure altérité déréalisée.
(25) Le terme est emprunté à Marc Angenot (qui l’emploie au sujet de l’antisémitisme dans Ce que l’on dit des Juifs en 1889. Antisémitisme et discours social, PUF, 1989) par le chercheur rwando-canadien Josias Semujanga dans Les Récits fondateurs du drame rwandais. Discours social, idéologies et stéréotypes, (L’Harmattan, collection "Etudes africaines", 1998,p. 14). Dans ce livre, l’auteur analyse l’ensemble des récits traversant le discours social au Rwanda depuis la colonisation, et tente précisément de comprendre comment le hamitisme, en tant que pure invention coloniale, a pu se transformer “en un antihamitisme comparable, dans ses stratégies idéologiques, au nazisme” (p.17).
(26) J. Semujanga rappelle à ce sujet que “tout discours sur le génocide est traversé par ses relations avec des meurtres semblables tant sur le plan formel que thématique”, “aussi convient-il de donner la primauté à la comparaison entre différents génocides”. J. Semujanga, op. cit., p.20.
(27) Voir ici V. Dadrian, Histoire du génocide arménien (Stock, 1996 pour la traduction française), en particulier la partie consacrée aux "Considérations sur le génocide arménien comme un précédent et un précurseur de l'Holocauste" (dans l'annexe de la septième partie "Une perspective comparatiste", pp.627-638) : "La célèbre déclaration de Hitler sur l'annihilation des Arméniens" (p.629), et "Le cas spécial du Dr Erwin von Scheubner-Richter" (p.653). Voir aussi Yves Ternon, “Comparer les génocides”, in Ailleurs, hier, autrement : connaissance et reconnaissance du génocide des Arméniens, op. cit., p.40-41.
(28) Exterminez toutes ces brutes (1992), Le Serpent à plumes, 1998. Voir la quatrième partie : "La naissance du racisme" et "Lebensraum, Todesraum". Sur Ratzel, voir pp.187-211. Sur l’héritage politique mortifère des théories raciales gobiniennes, voir Catherine Coquio, Rwanda : le réel et les récits, (à paraître, Belin, 2004), en particulier dans la première partie consacrée à “La Fable du Hamite, 1894-1994”, les sous parties “Des ‘Hébreux d’Afrique’ à la ‘Shoah’ rwandaise” et “La beauté hamitique : l’Ange noir de Gobineau”.

(29) Cham, frère de Sem et fils de Noé, est maudit par son père à travers sa descendance pour l'avoir surpris endormi et s’être moqué de sa nudité. Ainsi Chanaan, fils de Cham, est condamné à devenir l'esclave de Japhet et de Sem (Genèse, IX). Catherine Coquio a récemment montré comment le mythe hamitique, dont elle retrace finement la généalogie, s’adapte de manière ambivalente à la réalité rwandaise à partir des récits coloniaux et des théories pseudo-scientifiques, après que le mythe de la “malédiction” de Cham, bientôt identifié à un noir, ait traversé le judaïsme, le chritianisme et l’Islam (Rwanda : le réel et les récits, op. cit., en particulier “La malédiction de Cham et l’exception hamitique”). Voir aussi D. Franche Rwanda, généalogie d'un génocide, Mille et une nuits, "Les petits libres" n°12, 1997. Voir aussiJ.P. Chrétien, “ Les deux visages de Cham ”, in P. Guiral et E. Temine dir., L’Idée de race dans la pensée politique française contemporaine, Ed. du CNRS, 1977.
(30) Rwanda, les Médias du génocide, op. cit. p.256. Rappelons également qu’il a été souvent rapporté qu’un dirigeant extrémiste rwandais aurait fait traduire Mein Kampf en kinyarwanda pendant les années 1990.
(31) Voir FX  Verschave, Complicité de génocide ?, op. cit., chap. 6 : "Fachoda et les Khmers noirs", p.62. Ce fantasme resurgira à l'occasion de l'affaire du rapport Gersony après le génocide. Fortement médiatisé, ce rapport faisait état des exactions commises par le FPR dans les camps de réfugiés au Zaïre. Au journal Libération, on refuse de nuancer ses conclusions (aussitôt instrumentalisées par les extrémistes encore actifs et les négationnistes, et menant peu ou prou à la thèse du double génocide); Alain Frilet rapporte à ce propos : "Les réserves que certains pouvaient émettre sur la fiabilité de ces conclusions se voyaient renvoyer à la figure l'exemple cambodgien. On s'est fait avoir par les Khmers rouges, on va pas se faire avoir une deuxième fois, nous rétorquait-on en substance" (Alain Frilet, "Reportages en situation de guerre et de génocide" in Les Temps Modernes n°583, juillet-août 1995, op. cit, p.155).
(32) En 1997, des organisations extrémistes tutsies de ce type sont représentées au congrès mondial de Philadelphie des organisations juives "King David Foundation" et "Sephardic Jewish Federation", tandis que le journal israélien Jerusalem Post donne une audience publique à leur revendication (23 novembre 1998).

(33) Les autres Tribus étant "les 15 millions de Marranos du Brésil, les Keren de Birmanie, les Talibans d'Afghanistan", sans oublier "les 300 millions de Beni Ephraïm et Manassé", soit "un tiers de la population du sous-continent indien"(Prof. J. Bwejeri (Président de Havila), Le Manifeste de Havila, Bruxelles, août 1999, p.13). Selon ces théories, une majeure partie de l'humanité serait juive… mais sans le savoir.
(34) Nous ne citerons ici qu'un exemple significatif, celui du journal mensuel Impuruza, dirigé par l'universitaire américain Alexandre Kimenyi (Université de Sacramento). Dans le n° 7 de juin 1986, un article d'Eugène Muligange, intitulé "Une leçon de l'histoire", invite à méditer l'histoire du peuple juif depuis l'an 40 de notre ère jusqu'à la création de l'Etat d'Israël après-guerre. En suivant le modèle d'Israël, la diaspora tutsie est incitée à se rassembler, à surmonter une attitude de passivité qui la met en danger et la laisse se faire impunément massacrer et expulser (l'auteur se réfère en particulier à l'expulsion des Tutsi d'Ouganda en 1982) : "Nous sommes arrivés, écrit-il, au stade où l'oppression est acceptée comme faisant partie de notre destin. En d'autres termes, nous sommes au stade où étaient les Juifs avant Hitler. Peut-être attendons-nous Hitler pour réagir!".
(35) C'est-à-dire, selon la définition qu'en donne Jacques Rancière, "la conjonction d'un ensemble de faits et d'une interprétation qui désigne cet ensemble de faits comme événement singulier" ("Les énoncés de la fin et du rien", in Traversées du nihilisme, Osiris, 1994, p.78).
(36) Dans un article consacré à "L’africanisme belge face aux problèmes d’interprétation de la tragédie rwandaise" (publié dans Politique africaine n°59, 1995), G. de Villers tente d’établir une "typologie des interprétations" (à partir des ouvrages publiés à cette époque, ceux de Omer Marchal, Philip Reyntjens, Stefaan Marysse et Jef Maton, Colette Braeckman, JP. Chrétien, Luc de Heusch et Jean-Claude Willame) en faisant un parallèle entre les deux courants principaux de l’historiographie du nazisme et ceux qu’il croit déjà distinguer concernant le génocide des Tutsi, à savoir les courants "essentialiste" et "fonctionnaliste". Or ce parallélisme est réfuté sur le plan du contenu puisque selon lui, la pertinence de la comparaison entre les systèmes politiques nazis et rwandais est limitée.
(37)
Voir "Le génocide des Rwandais tutsis : les rhétoriques négationnistes", in Travail de mémoire 1914-1998. Une nécessité dans un siècle de violence, Autrement n°54, 1999. Dans cet article, Cl. Vidal exprime à juste titre une méfiance envers une trop grande collusion entre la dénonciation politique et la démarche scientifique. Mais que certains chercheurs tentent de comprendre les logiques politiques à l'œuvre dans l'organisation du génocide, en révélant notamment les appuis dont le régime génocidaire a pu bénéficier, n'implique pas que l'"histoire militante" (comme elle l'appelle) puisse être suspectée de s'en tenir à une recherche de "coupables" en obéissant à une "logique de procès" (p.134). Aucun ouvrage sur le sujet n'a prétendu apporter de réponse définitive, et des enquêtes historiques pourront nuancer ou réfuter certaines conclusions, parfois écrites dans l'urgence pour obtenir une réaction des pouvoirs publics. Rappelons en outre que la collusion entre le scientifique, le politique et l'engagement éthique, parfois inévitable, n'empêche en rien le sérieux méthodologique, comme l'a montré le premier travail historiographique, désormais incontournable, sur le génocide : Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda dirigé par Alison Desforges (FIDH et Human Rights Watch, Karthala, 1999), qui a été mené à partir des premières enquêtes détaillées de terrains par des ONG (dont le recueil de témoignages issu d’une initiative humanitaire africaine de Rakiya Omaar et Alex de Waal Rwanda : Death, Despair and Defiance, African Rights, Londres, septembre 1994).
(38) "Le génocide des Rwandais tutsi: cruauté délibérée et logiques de haine", in De la violence, séminaire de Françoise Héritier, Odile Jacob, coll. Opus, 1996. p.332
(39) Voir à ce sujet la réflexion de Yan Thomas à propos des récents procès Touvier et Papon (dans "La vérité, le temps, le juge et l’historien", in Le Débat n°102, nov-déc. 1998) ainsi que la réflexion théorique de C. Coquio sur le statut épistémologique du discours testimonial dans son article "Génocide, une vérité sans autorité?" (texte prononcé à l'Université de Sienne au colloque "Soria, Verita, giustizia. I crimini del XX secol", 16-20 mars 2000. Actes publiés par Marcello Flores, Paravia Bruno Mondadori Editori, 2001).
(40) "Le génocide des Rwandais tutsi: cruauté délibérée et logiques de haine", in De la violence, séminaire de Françoise Héritier, Odile Jacob, coll. Opus, 1996. p. 331.
(41) Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d'Europe (1962), Fayard, 1988.
(42)
L'épisode le plus connu et le plus médiatisé de ce premier bilan historiographique restant la "querelle des historiens", (Historikerstreit éd. Piper, Münich, 1987 ; Devant l'Histoire. Les documents de la controverse sur la singularité de l'extermination des Juifs par le régime nazi, éd. du Cerf, 1988).
(43) Christian Ingrao, "La Shoah", in Annales HSS, mars-avril 2003, p.417.
(44) Id., p.418. Voir à ce sujet les articles de Christopher Browning "Beyond 'Intentionalism' and 'Fonctionnalism'. The Decision of the Final Solution Reconsidered", in The Path to Genocid, Cambridge, University Press, 1992 et "Die Debatte über die Täter des Holocausts", in U. Herbert (éd), Nationalsozialistische Vernichtungspolitik, 1939-1945. Neue Forschungen und Kontroversen, Francfort, Fischer, 1998.  Les chercheurs rassemblés depuis quelques années autour d'Ulrich Ebert à l'Université de Freiburg montrent, en s'intéressant aux dynamiques locales, comment les logiques "intentionnaliste" et "fonctionnaliste" s'avèrent inextricablement liées. Voir ici, entre autres, les bilans critiques de Ian Kershaw (Qu'est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d'interprétation, Gallimard, "Folio", 1992 - 1989 pour la première édition, augmentée par la suite), de Michael R. Marrus (L'Holocauste dans l'histoire (1990)) et de Dan Diner (Beyond the Conceivable : studies on Germany, Nazism and the Holocaust, Berkeley, University of California Press, 1994). Pour des approches plus récentes, voir : Yehuda Bauer (op. cit) ; Bruchlinien. Tendenzen der Holocaust Forschung, Gertrud Koch (ed), Köln, Böhlau, 1999.
(45) C. Browning, Des hommes ordinaires, Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, (Ordinary Men, 1992), Les Belles Lettres, 10/18, 1994.
(46)"Après le génocide. Notes de voyage" in Les Temps Modernes n°583, "Les politiques de la haine. Rwanda, Burundi, 1994-1995", juillet-août 1995.
(47)  Pour une approche pluridisciplinaire (et une réflexion sur les croisements entre différentes théories de la violence, philosophique, historique, anthropologique, psychanalytique, religieuse), voir : les actes du séminaire tenu de 1995 à 1997 par Françoise Héritier, alors qu'elle dirigeait, au Collège de France, le laboratoire d'anthropologie sociale (De la violence, 2 vol., Odile Jacob, coll. "Opus", 1996 et 1997) ; les actes du colloque de Cerisy (1994) Violence et politique (Lignes n°25, mai 1995).
(48) Voir ici, pour une approche psychanalytique, le collectif Violence d’État et psychanalyse (J. Puget, R. Kaës dir., Dunod, coll. "Inconscient et culture", 1989) qui tente de cerner la spécificité du trauma relevant de la violence politique exercée sur les individus dans le cadre de la dictature militaire en Argentine.
(49) Voir l’ouvrage récemment parus de Marie-Odile Godard, Rêves et traumatismes, ou la longue nuit des rescapés (Erès, collection “Des travaux et des jours”, 2003) qui propose une réflexion sur le trauma à partir d’un travail avec des rescapés de la Shoah et du génocide des Tutsi ainsi que d’anciens appelés de la guerre d’Algérie, et le collectif Témoignage et trauma. Implications psychanalytiques, J-F Chiantaretto dir, Dunod, collection “Inconscient et culture”, 2004.
(50) J. Hatzfeld, Une Saison de machettes, Seuil, 2003. Pour lire deux approches critiques de cet ouvrage, voir C. Coquio, "Aux lendemains, là-bas et ici : l'écriture, la mémoire et le deuil" (in Lendemains n°112, mars 2004, "Rwanda – 2004 : témoignages et littérature", C. Coquio et A. Kalisky dir.) et Frédérique Leichter-Flack, "D'une littérature de témoignage côté bourreaux : à propos d'Une saison de machettes de Jean Hatzfeld", in Humanitaire n°10, printemps/été 2004.
(51) Saul Friedländer, "The Final Solution. On the Unease in Historical Interpretation", in Peter Hayes (ed), Lessons and Legacies, Northwestern University Press, Evanston III, 1991, p.23-35.
(52) Parmi les plus importants, citons le fameux Institute for the Study of Genocide à New York, dirigé par Helen Fein, et le Montreal Institute for Genocide and Human Right Studies. De tels centres voient le jour un peu partout, dans nombre d'universités anglo-saxonnes et européennes, et des colloques internationaux transdisciplinaires et comparatiste sont régulièrement organisés.

(53) Notamment en ce qui concerne les comparaisons entre nazisme et communisme, et la confusion entre la nature du génocide et la nature de la violence totalitaire. Alors que la première implique l'extermination totale, et donc finalement la fin de toute violence, la seconde repose sur l'idée d'une domination (certes totale). Voir à ce sujet les propositions théoriques de Philippe Bouchereau : "Discours sur la violence (sauvage, guerrière, génocidaire)" in L'Intranquille n°2-3, 1994 et "La désappartenance. Penser et méditer le génocide", L'Intranquille n°4-5, 1999.
(54) Un enchevêtrement des discours sur fond de concurrences des mémoires et d'enjeux politiques toujours présents, que Catherine Coquio analyse comme symptôme d'un "malentendu" caractéristique de notre époque : voir l'important bilan critique "Du malentendu", texte introductif aux actes du colloque interdisciplinaire organisé à la Sorbonne en 1997 par l'Association Internationale de Recherches sur les Crimes contre l'humanité et les Génocides (AIRCRIGE) : Parler des camps, penser les génocides, C. Coquio éd., Albin Michel, 1999.
(55)
Exposé à l'ENS-Ulm, dans le cadre du séminaire d'Aircrige "Les Formes du déni" : "Rwanda : un génocide normalisé", 28 mars 2001.
(56) L. Bagilishya, "Discours de la négation, dénis et politiques", in L’Histoire trouée : négation et témoignage, textes réunis par C. Coquio, L’Atalante, 2004. L'auteur y retrace les "pratiques signifiantes, des pratiques de langage" qui "s'attellent à déconstruire le sens et la singularité de l'événement", "entremêl(ant) négation et formes de déni", "sur un terrain où le politique et l'idéologue réécrivent l'histoire".
(57) Soulignons à ce propos l'instrumentalisation de la référence à la Shoah qui eut lieu à l'époque, notamment dans les comptes rendus par la presse de la situation des réfugiés victimes de l'épidémie de choléra au Zaïre en 1994. Alain Destexhe (dans Rwanda. Essai sur le génocide, Complexe, 1994) rappelle qu'on a alors parlé d'"holocauste". L'exemple des photos de bulldozers dans les charniers, qui rappelait immanquablement les photos de Bergen-Belsen, constitue un des exemples les plus frappants de cette instrumentalisation médiatique (voir Philippe Mesnard, "Le parti pris des images", dans le numéro hors série n°53 du Nouvel Observateur consacré à "La mémoire de la Shoah", déc. 2003., p.2 et p. 61).
(58) Sur un possible "effet retour" de génocide des Tutsi sur la mémoire de la Shoah, voir mon article "Mémoires croisées…" dans la revue Humanitaire, art. cité.
(59) Voir notamment comment Frank Chalk et Kurt Jonassohn établissent une typologie des crimes génocidaires fondés sur les notions de mobile et d'intention, dans The History and Sociology of Genocide, New Haven et Londres, Yale University Press, 1990.
(60)
Voir par exemple Leo Kuper, Genocide; Its Political Use in the Twentieth Century, NY, Penguin Books, 1981.