Je pense d'ailleurs
que personne n'écrira
jamais toutes les vérités ordonnées de
cette tragédie mystérieuse ; ni les professeurs
de Kigali et d'Europe, ni les cercles d'intellectuels et de
politiciens. Toute explication sur ce qui s'est passé faillira
d'un côté ou d'un autre, pareille à une
table bancale. Un génocide n'est pas une mauvaise broussaille
qui s'élève sur deux ou trois racines ; mais
sur un nœud de racines qui ont moisi sous terre sans
personne pour le remarquer. (2)
J'ai lu qu'après chaque génocide
les historiens expliquent que ce sera le dernier. Parce que plus
personne ne pourra plus accepter une pareille infamie. Voilà une
blague étonnante.(3)
Reconnaître un génocide en temps
réel, c'est se rappeler une histoire passée pour
en déchiffrer une présente, et, par un regard de
devant-derrière, puiser dans la mémoire d'un génocide
reconnu pour saisir comme événement mémorable
une trame factuelle inédite. Ce qui suppose d'avoir compris
et de comprendre à nouveau : que cette trame de faits
constitue un événement catastrophique, que celui-ci
fut non seulement réel mais possible, l'est encore, et
qu'en cette possibilité il en va aujourd'hui comme hier
de l'humanité et de son sens pour nous. (4)
La comparaison, entre rhétorique,
idéologie et politique
Alors que l'année
2004 marque un sombre anniversaire, celui des dix ans écoulés
depuis le génocide des Tutsi, il est frappant de voir à quel
point le discours sur le génocide de 1994 est traversé de
références aux génocides précédents,
et en particulier à la Shoah. En soi, ce constat n’a
rien d’étonnant : la comparaison s’impose à travers
la nature même du crime. Et la multiplication de ce type
singulier de violence qu'est un "génocide" semble
perçue comme répétition du même,
ou du moins comme "variation" à partir d'un "précédent".
Et ce même lorsque le génocide "comparé" à la
Shoah la précède, comme celui des Arméniens.
L’humanité semble donc incapable de prendre acte
de l'existence de crimes de ce type indépendamment de
la référence à la Shoah, tout en s’étant
donné des lois censées les définir. Rappelons
qu'au plan juridique, c'est le génocide des Juifs qui,
après la reconnaissance biaisée du génocide
des Arméniens en tant que "crime contre les lois
de l’humanité" en 1919, a donné lieu à l’élaboration
de la notion juridique de "crime contre l’humanité" et
de "génocide" (5) .
La convention pour la prévention et la répression
du crime de génocide en 1948 consacre dans la sphère
du droit l’apparition d’une forme de violence inédite,
celle qui, directement planifiée par l’institution
politique, décide d’éradiquer une partie
de sa population. Depuis lors, et y compris au plan juridique,
la Shoah est devenue et semble appelée à rester
un paradigme, et bien souvent les discours à l’œuvre
sur les génocides et la violence politique instituent
une hiérarchie des crimes dans laquelle la Shoah représente
un "sans précédent" (6),
et, partant de là, un "sans équivalent".
Durant la dernière décennie, l’"épuration
ethnique" des Musulmans bosniaques planifiée par
l’Etat serbe sur fond de guerre en ex-Yougoslavie, et le
génocide des Tutsi du Rwanda ont montré que la
violence génocidaire(7) pouvait
non seulement surgir aux portes de l’Europe, mais s’"exporter" ailleurs.
Ils ont illustré ce qu'un discours du "devoir de
mémoire" ne cessait de marteler comme une mise en
garde dérisoire en reprenant les mots de Primo Levi : "C'est
arrivé, cela peut arriver de nouveau" (8).
En matière de droit, l'élaboration des statuts
du TPIY et du TPIR ont amorcé une prise de distance par
rapport au modèle du génocide des Juifs. Si la
référence à la Shoah reste omniprésente
dans la plupart des discours concernant les génocides,
de manière explicite ou latente, l'humanité est
contrainte de prendre acte de la répétition de
ce type de crime, et de se confronter à la nécessité de
le repenser à travers chaque génocide singulier.
En ce qui concerne le génocide
des Tutsi, avec la reconnaissance de la nature du crime aujourd'hui
acquise au plan politique et au niveau international, le discours
jusqu'ici majoritairement occidental sur la violence génocidaire
entre véritablement en contact avec la réalité historique
et politique africaine. Au passage, l'immense responsabilité des
pays occidentaux et le rôle de la colonisation se dévoilent
dans la dérive génocidaire de l'"ethnisme" au
Rwanda. Dans le même temps apparaît, peut-être
pour la première fois de manière aussi "consensuelle" depuis
1945, un crime dont la nature génocidaire est évidente
: il y a pour les Occidentaux "l'évidence d'un mal
absolu" (9). Cette "évidence" est
ce qui rassemble le génocide des Juifs et celui des Tutsi
dans nombre d'analyses, et ce qui détermine un usage courant
de la référence à la Shoah lorsqu'il est
question du génocide au Rwanda. Les différentes
modalités de cette mise en relation entre la Shoah et
le génocide des Tutsi définissent plusieurs types
de comparaisons, par conséquent plusieurs sens possibles
du geste comparatif.
Pour saisir ces sens et
leurs enjeux, et se demander dans quelle mesure la construction
même de l'événement aux plans historique
et mémoriel procède d'une opération comparatiste,
il faudrait examiner l'ensemble des discours le concernant. Nous
avons tenté de montrer ailleurs comment non seulement
les discours, mais aussi certaines pratiques et politiques mémorielles
au Rwanda, étaient traversés de références
au génocide des Juifs (10).
Or les risques d'instrumentalisation
de la comparaison sont importants, constat qui ne peut qu'inciter à la
prudence et à la reconnaissance du caractère superficiel
de l'usage de la comparaison à des fins rhétoriques
et idéologiques. Mais les parallèles entre les
crimes, lorsqu'ils ne sont pas producteurs de déni ou
de négation, et pour contestables qu'ils restent sur le
plan scientifique (11),
n'en répondent pas moins souvent à un réel
souci d'efficacité politique (12).
Ce qui a pu faire dire à Gérard Bensussan, un an
après le génocide au Rwanda, que "désormais,
le problème de l'unicité de la Shoah se pose moins
comme un problème historique (rapport comparatif rigoureusement établi
avec des antécédents)", que comme "une
question éthico-politique" (13).
Si le rapprochement avec
la Shoah peut revêtir des aspects rhétoriques et
politiques dont il faut démêler la part d'instrumentalisation,
il est porteur d'une possible valeur heuristique dans le domaine
scientifique. C'est cet autre type de mise en relation des deux événements
que nous nous proposons de questionner. (Nous avons tenté d'interroger
la valeur heuristique des références à la
mémoire de la Shoah dans l'écriture littéraire
du génocide des Tutsi : "D'une mémoire à l'autre,
le 'passage de témoin' : des références à la
Shoah dans la transmission culturelle du génocide des
Tutsi du Rwanda", colloque international "Les langages
de la mémoire : littérature, médias et génocide
au Rwanda", organisé à l'Université de
Metz par le Centre Michel Baude - Littérature et spiritualité & Centre
de Recherche sur les Médias (CREM), 6-8 novembre 2003,
Actes à paraître.) Car devant la répétition
des crimes de génocide, il importe aujourd'hui de mettre
en pratique ce que nombre de penseurs, de chercheurs, mais aussi
de rescapés de précédentes catastrophes
génocidaires appellent de leurs vœux : une comparaison
qui serait mise en relation, nous permettant de penser les événements
dans leur(s) singularité(s) (14).
Ce qui suppose de s'interroger au préalable sur les mises
en relation déjà effectuées dans les discours
sur le génocide des Tutsi du Rwanda, et qui existent du
fait même du fonctionnement de la Shoah comme paradigme.
Une réflexion sur
le sens de la comparaison est d'autant plus nécessaire
que le fonctionnement paradigmatique de la Shoah pourrait laisser
craindre un plaquage d'une analyse exogène sur l'histoire
rwandaise qui reconduirait une démarche scientifique "européocentrée".
Nous voudrions au contraire tenter de montrer la façon
dont la comparaison et l'usage réfléchi de l'analogie
ont permis de se distancer de l'approche culturaliste de l'espace
socio-politique africain. Ce "décentrement" du
regard, qui consiste à "se rappeler une histoire
passée pour en déchiffrer une présente" (15),
est cependant contesté et reste contestable sous certains
aspects. Ainsi la sociologue et historienne africaniste Claudine
Vidal se montre-t-elle critique à l'égard d'une
formule comme celle de "nazisme tropical" (16),
en soulignant le fait que si elle vise un effet de persuasion,
elle n’induit en rien à "penser les génocides
dans leurs contextes historiques singuliers" (17).
Pour répondre à cette
objection, deux logiques hétérogènes s’offrent
ici à la réflexion. L’une se situerait en
amont même du crime, et s’intéresserait précisément à ce
qui détermine sa nature et la manière dont il peut
entrer en relation avec d’autres crimes qui le précèdent
non plus seulement sur le mode indirect d’une possible
comparaison, mais sur celui d’une éventuelle filiation,
ou d’une origine commune. La seconde logique concerne l’aval
du crime, l’écriture de son histoire, la constitution
de sa mémoire, son inscription enfin dans le droit et
les relations internationales interétatiques. L’examen
de ces deux logiques, en amont comme en aval du crime, nous permettra
de réfléchir aux conditions d'une approche transversale
et comparatiste des formes de violence génocidaire.
Sortir
du culturalisme
Mais revenons tout d'abord
sur la distinction effectuée entre valeur rhétorique à visée
politique, et valeur proprement "heuristique", elle
scientifiquement fondée. Distinguer différents
sens de la comparaison ne doit pas revenir à cloisonner
les discours, entre le "politique", le "médiatique",
le "scientifique" et le "culturel" : toute
démarche scientifique est indissociable d'un certain engagement.
L'exigence d'objectivité propre à l'historien,
par exemple, n'est qu'artificiellement dissociable d'une certaine
forme de parti pris éthique, et ce d'autant plus lorsqu'il
s'agit de faire l'"histoire du temps présent".
Dans le cas qui nous occupe, la mise en relation des deux événements
répond à une logique scientifique certes, mais
aussi politique.
Dans le champ des recherches "africanistes" ces
deux dimensions sont en fait étroitement liées
: reconnaître une valeur heuristique à la comparaison,
c'est se déprendre d'un regard sur la vie politique africaine
jusque là toujours empreint d'une vulgate ethnologisante.
Selon cette dernière, le génocide de 1994 risquait
d'être réduit à une "guerre" d'origine "ethnique" .
Les préjugés sur l'Afrique, dans un champ de recherches
historiques largement "européocentré" ,
ont encore de l'avenir entre une approche culturaliste et
un "messianisme" tiers-mondiste tout aussi éloigné des
réalités africaines. L'"emprise du regard
ethnographique" , c'est-à-dire de la thèse
culturaliste de "l'immuabilité supposée des
sociétés africaines sous la rubrique du 'traditionnel'" ,
et où le changement historique ne serait intervenu qu'avec
l'arrivée des Européens, entraîne un refus
de penser la modernité africaine. Ce refus amène à occulter
la manière dont les sociétés africaines
ont adapté, réinterprété, et inventé des
formes d'existence socio-politiques complexes dont l'analyse
suppose la déconstruction préalable (18).
Or l'enjeu scientifique est ici clairement lié à une
forme d'engagement, l'"africaniste" ayant souvent à assumer
une fonction politique. Sommé de jouer le rôle d'expert
scientifique dans des crises contemporaines, l'africaniste peut
cautionner une vision aux conséquences politiques concrètes,
et c'est à ce propos que Dominique Franche parle de "faillite
des intellectuels spécifiques" (19).
Ainsi la lecture "tribaliste" et
ethnicisante des conflits de la société rwandaise,
répercutée par la presse internationale de l'époque,
a laissé la voie libre aux politiques de non intervention,
de soutien - voire de complicité - au régime génocidaire
rwandais par certains pays occidentaux. Pour les chercheurs,
remettre en cause la véritable reconstruction raciale
de l'histoire du Rwanda par la critique scientifique revenait à combattre
une idéologie. Confortable pour les Occidentaux, et bien
réappropriée depuis des décennies par la
plupart des Rwandais, cette idéologie, qui puisait ses
racines dans le processus de la colonisation(20) ,
fondait l'histoire récente du pays depuis l'indépendance
jusqu'au génocide. Les implications politiques que suppose
la démarche scientifique dans un tel contexte idéologique
deviennent d'autant plus visibles que les thèses sont
caricaturales : ainsi, encore de nos jours, des lectures dites "géopolitiques" mènent à des
dérives relativistes, voire franchement négationnistes,
au nom d'une "analyse géopolitique distante des passions
du moment" (21).
Dès le mois d'avril 1994,
Jean-Pierre Chrétien, historien spécialiste de
la région des Grands lacs, titrait un article dans Libération "Nazisme
tropical" (26/04/1994). En mars 1993 il avait déjà dénoncé,
dans la revue Esprit, "la série de pogromes menés
depuis deux ans" au Rwanda ("Le Rwanda et la France
: la démocratie et les ethnies", in Esprit, mars
1993.). Censés alerter l'opinion, les termes "chocs" de "pogrome" et
de "nazisme", ces fameux "gros mots" dont
parle François-Xavier Verschave (22), étaient
ici employés en toute connaissance de cause. Non seulement
JP. Chrétien savait qu'il touchait là un point
sensible de la mémoire et de l'imaginaire politique
européens, mais son analyse était fondée
sur une enquête scientifique rigoureuse, une observation
au long cours de la vie politique rwandaise, qui autorisait
et légitimait la comparaison et un usage réfléchi
de l'analogie.
Ainsi l'enjeu d'une comparaison
avec la Shoah est primordial : ayant une indéniable "vertu
pédagogique", elle permet d'affirmer que l'Afrique
n'est pas en dehors d'une réflexion proprement historique,
alors même que ce continent a longtemps été présenté comme "le
continent sans" : "Sans monuments, sans écriture,
donc sans histoire" (Voir encore D. Franche, "Différence
et indifférence : L'Afrique et la passivité des
intellectuels). Elle permet de changer le regard, de déporter
le point de vue en l'extrayant du contexte africain, et de privilégier
l'analyse sociale et politique, celle des discours et des pratiques
: "le rapprochement avec le projet nazi extrayait radicalement
le lecteur de la tentation ethnographique et pointait du doigt
les responsabilités politiques, il désignait un
courant idéologique et un choix politique extrême,
qui n'étaient pas les seuls possibles dans la situation
donnée" (JP. Chrétien, "L'historien face
aux crises du temps présent en Afrique : le génocide
du Rwanda", art. cité). Le recours à la comparaison
s'avère ensuite capable "d'éclairer une orientation" (ibid.)
pouvant fonder une véritable démarche, débouchant
sur une analyse transversale des formes de violence politique
extrême. C'est ainsi que, frappé par le recours à une
propagande construite autour d'un fantasme moderne de pureté raciale,
et par l'organisation bureaucratique de pogromes périodiques
dans les années 90, JP. Chrétien voit dans le côté bureaucratique
des tueries la confirmation de ce qu'il avait déjà perçu
depuis la fin des années 80. La "tentation de l'exotisme",
typique du culturalisme, ne doit donc pas aveugler le chercheur "face à l'exemplarité des
situations" (23).
Il s'agit non de plaquer une référence à un
crime "occidental" sur une réalité africaine,
mais de "puiser dans la mémoire d'un génocide
reconnu pour saisir comme événement mémorable
une trame factuelle inédite" (voir C. Coquio, "Parler
au camp, parler des camps. Hurbinek à Babel", art.
cité, p.610).
En amont du génocide
de 1994, JP. Chrétien a très tôt perçu
les parallèles possibles entre l'antisémitisme
nazi et l'idéologie anti-tutsie, qui puise ses références
dans un antihamitisme hérité de la période
coloniale. Nettement influencé par la lecture ethnographique
des colons et missionnaires occidentaux, le discours "anti-hamitique" présente
des similitudes avec le discours antisémite, ce que JP.
Chrétien a mis en évidence dès 1995, dans
un ouvrage de référence sur l'idéologie
génocidaire et son usage des médias, coécrit
avec Marcel Kabanda, Gérard Dupaquier et Joseph Ngarambe
(In Rwanda, Les Médias du génocide, Karthala,
1995. L'analogie, assumée au plan scientifique, avec le
nazisme, est lisible dans certains titres : un sous-chapitre
du chapitre 3 ("Un racisme antihamitique", p.141) est
significativement intitulé "Bréviaire de la
haine" (titre du célèbre ouvrage de Léon
Poliakov, Bréviaire de la haine : le Troisième
Reich et les Juifs, Calmann-Lévy, 1951).
Or non seulement il est
légitime de fonder une analogie entre les processus génocidaires,
mais on peut même lire une éventuelle corrélation
entre antihamitisme et antisémitisme. Ces deux idéologies,
produits des théories raciales d'inspiration gobinienne
combinées à l'antijudaïsme religieux, entretiennent
une relation de filiation indirecte qui va au-delà de
l'analogie. Et cette filiation originelle est aujourd'hui renforcée
et prolongée : la comparaison entre les deux événements
(les crimes comme leurs mémoires) a donné prise à un
amalgame racial entre Juifs et Tutsi qui a pu mener à de
véritables fantasmes identitaires.
Antisém/hamitisme
Pour l'approche culturaliste,
qui persiste à lire l'histoire politique rwandaise en
termes d'ethnies sans soumettre cette notion à la critique
scientifique, une relation de causalité unit culture rwandaise
et génocide. Des haines ethniques et "tribales" ancestrales
expliqueraient l'idéologie antitutsie. A l'opposé de
ce type d'approche, la sociologue et historienne Claudine Vidal
a tenté de retracer l'évolution qui a mené à ce
qu'elle décrit comme une intériorisation de l'"ethnie
existentielle" (Voir son approche sociologique de la notion
d'ethnie dans Sociologie des passions. Rwanda, Côte
d'Ivoire, Karthala, 1991). A la suite de Georges Balandier
(voir Sociologie actuelle de l'Afrique noire, PUF, 1963.),
elle défend une sociologie "dynamiste" pour
laquelle les faits sont le résultat d'une production continue
de relations et de représentations sociales, davantage
que le produit de permanences et de mécanismes de reproduction.
Lors de la colonisation, on a donc assisté à la
construction d’une nouvelle mémoire identitaire,
qui bouleversait profondément l’ancienne et simplifiait
considérablement la réalité sociale rwandaise.
L'approche ethnographique occidentale, puissamment simplificatrice,
est devenue ensuite un redoutable instrument de division politique
entre les mains du pouvoir colonial, qui a peu à peu cristallisé les
ensembles tutsi et hutu en classes sociales et "ethniques".
Les acteurs sociaux, nettement différenciés au
départ par les colons eux-mêmes, se sont créés
des lieux de reconnaissance et des identités nouvelles à partir
des discours externes sur la réalité rwandaise.
L'ethnie, par les effets
conjoints de la manipulation historique de mythes concernant
les catégories Hutu et Tutsi, et de l'instrumentalisation
politique de clivages sociaux existant dans la société pré-coloniale,
désigne donc un ensemble composite d'éléments
contradictoires. L'ethnique, le social et le racial constituent
autant de référents concurrentiels d'une idéologie
aux origines multiples devant dès lors faire l'objet d'un
travail de déconstruction.
Du point de vue thématique il existe de troublantes similitudes
entre la stigmatisation du Juif et du Tutsi. Sur ce point, précisons
que l’analogie entre tous les crimes de nature génocidaire
est évidente : chacun d’entre eux fut précédé par
la constitution d’une idéologie où se trouve
défini un "groupe" qualifié de "race" (les
Juifs), de "peuple" (le "peuple nouveau" khmer),
d'"ethnie" (les Tutsi), ou de groupe "ethno-religieux" (les
Musulmans bosniaques, les Arméniens définis aussi
en tant que chrétiens), cette définition reposant
en partie sur des éléments objectifs, mais essentiellement
sur des facteurs identificatoires arbitraires et irrationnels
dont les référents mêlent presque toujours
le religieux, l'"ethnique", le social et le "racial" (24).
Les modalités de ces discours sont souvent comparables,
le phénomène le plus marquant étant la déshumanisation
de la victime engendrée par son animalisation ou son assimilation à un élément
exogène (virus, microbe) ou malade (cancer) souillant
la race ou le peuple en tant qu'ensemble organique "sain" à purifier.
Antisémitisme et antihamitisme ont par conséquent
des traits internes communs, et mènent tous deux à une
logique génocidaire, visant à réduire le
niveau du "seuil d'acceptabilité" (25) de
l'exclusion, puis à l'extermination du Juif ou du Tutsi
par le reste de la population ou une de ses parties.
Mais au-delà de
l’évidente analogie qui existe entre les discours
précédant le crime (26),
il n'y n'aurait rien d'étonnant dans le fait que chaque
projet génocidaire s'inspire et se réfère
de manière plus ou moins implicite à ceux qui l'auraient
précédé dans l'histoire. L'historien arménien
Vahakn Dadrian a émis l'hypothèse selon laquelle
Hitler aurait certainement eu la "réussite" du
génocide des Arméniens à l'esprit en envisageant
l'extermination des Juifs. Le crime précédent lui
démontrait l'inertie prévisible de la communauté internationale,
c'est-à-dire l'assurance de l'impunité pour les
coupables (27). L'écrivain
Sven Lindqvist a tenté de démontrer de son côté l'existence
d'une continuité idéologique entre l'impérialisme
colonial et l'idée de génocide en Europe. A travers
la généalogie des discours pseudoscientifiques
du racisme eugéniste, notamment la genèse du concept
de Lebensraum, Lindqvist rappelle qu'Hitler, alors qu'il rédigeait
Mein Kampf, a eu connaissance des écrits de l'un des premiers
théoriciens de la domination des "races supérieures",
Friedrich Ratzel, un représentant de l'anthropologie (coloniale)
allemande (28). Ainsi,
s'il faut se souvenir que "chaque génocide possède
ses caractéristiques propres et uniques", il faut
aussi garder à l'esprit qu'"il n'est pas besoin que
deux événements soient identiques pour que l'un
d'eux ne favorise l'autre" (voir Sven Lindqvist, op. cit.,
p. 12).
En ce qui concerne le cas
rwandais, il semble également exister entre le génocide
des Juifs et celui des Tutsi une relation de filiation. On trouve
parfois - ce qui indiquerait un degré supplémentaire
dans la corrélation possible entre antihamitisme et antisémitisme
- des références explicites aux Juifs lorsqu'il
est question des Tutsi, et des mentions de la Shoah, de la Seconde
guerre mondiale et des références au nazisme lorsque
se trouve envisagée la "Solution finale" au
Rwanda.
Les références
antisémites du discours antitutsi, souvent héritées
du catholicisme ou inspirées du “mythe hamitique”,
paraissent évidentes. Les hypothèses ethno-bibliques
des missionnaires, combinées à la raciologie africaniste
gobinienne, font des Tutsi un peuple envahisseur, lointain descendant
de Cham (29). La
question est de savoir comment la lecture ethno-raciale d'inspiration
gobinienne en son aspect raciste d'une part, et d'inspiration
religieuse d'autre part, a engendré une logique d'identification
contradictoire, où l'on assimile tantôt les Tutsi
aux Juifs, tantôt aux nazis. D'abord valorisés par
les missionnaires et les colons pour leurs origines "caucasiennes" et
sémitiques, les Tutsi sont désignés comme
les "Juifs de l’Afrique", race élue destinée à gouverner
les "nègres bantous". En tant que Hamites, les
Tutsi sont valorisés comme “noirs d’exception”,
comme “délivrés de la négritude” (Voir
C. Coquio, Rwanda : le réel et les récits, op.
cit., à propos de “La malédiction de
Cham et l’exception hamitique”) car originaires du
foyer des races “civilisatrices” selon Gobineau (Voir à ce
sujet la précieuse anthologie critique de Claude Liauzu – uniquement
consacrée la culture française, Race et civilisation.
L’Autre dans la culture occidentale, Syros, 1992).
Avec l'émergence du discours anti-tutsi précédant
la "révolution sociale" de 1959, dans lequel
la question sociale est présentée comme découlant
directement de la différenciation raciale hamite-tutsi/bantou-hutu,
la logique d’élection s'inverse en logique d’exclusion,
et l'on voit surgir les thématiques typiques du discours
antisémite européen des années 30 : censés
exceller dans l'administration et les positions de commandement
(auxquelles ils n'ont pourtant plus qu'un accès fort limité depuis
1959), les Tutsi "monopolisent" les secteurs synonymes
d'argent et de pouvoir. Doués pour le commerce, "avides" et "rusés",
ils pillent les richesses du pays pour les investir à l'étranger,
avec l'aide du puissant "réseau" que la diaspora
rwandaise tutsie est supposée entretenir. Comme le fait
remarquer JP. Chrétien, "Tout se passe comme si les
images de l’antisémitisme du début du XXe
siècle avaient été projetées sur
un groupe est-africain supposé d’origine orientale
et identifié comme ‘hamito-sémitique’" (voir
JP. Chrétien, "Le génocide au Rwanda",
art. cité, p.16).
Mais l’assimilation
des Tutsi à des Juifs, stigmatisés à la
fois comme race et groupe social nuisible, semble répondre
en réalité à une logique plus sinueuse,
comme le montrent les discours autour du “plan d’expansion
territoriale des Tutsi en Afrique centrale”. Censé avoir été "découvert" en
1962 et publié en 1981 dans une revue extrémiste,
le "plan de colonisation du Kivu" rappelle fortement
les "Protocoles des Sages de Sion" et apparaît
comme le document fondateur du fantasme de l'empire Hima-Tutsi.
Il cristallise un délire identificatoire qui associe
tour à tour les Tutsi au peuple élu de Dieu, à l'image
des Juifs dont ils sont les lointains cousins, et aux nazis
qui se représentent comme race aryenne élue et
destinée à dominer le monde. Les "Hima-Tutsi" sont
qualifiés d'"ethnie qui se croit supérieure, à l'instar
de la race aryenne, et qui a le symbole de la croix gammée
de Hitler", et ils sont suspectés de vouloir conquérir
et réinstaurer le royaume Hima-Tutsi dans la région
des Grands Lacs (Rwanda, Burundi, Zaïre, Tanzanie, Ouganda).
Le premier "versant" de cette identification contradictoire
(qui identifie les Tutsi à des Juifs) pourrait nous
autoriser à émettre l'hypothèse d'une
inspiration - au moins indirecte - du projet génocidaire
du Hutu Power (notons que l’idéologie en son aspect
génocidaire était indubitablement déjà présente
dans les discours du parti Parmehutu, et dont le mouvement
Hutu Power émane en 1993) à partir de la
solution finale conçue par les nazis, comme le laisserait
penser la trouvaille d'un film sur Mein Kampf chez le Président
Habyarimana (30).
Plus globalement, ces références révèlent
clairement une inspiration puisée dans le référentiel
de la Seconde guerre mondiale. Claudine Vidal rappelle à ce
sujet que "La liaison de l'ethnisme (…) et de la
solution finale a été conçue par des intellectuels,
des cadres politiques et militaires" qui ont accompli
des études supérieures "occidentales, le
plus souvent d'ailleurs à l'extérieur du pays" ("Les
politiques de la haine", in Les Temps Modernes n°583, "Les
politiques de la haine. Rwanda, Burundi, 1994-1995", juillet-août
1995, p.25). "Radicalement étrangère à la
culture traditionnelle" (Ibid.) ,
la conception de la pureté raciale que sous-tend l'idéologie
née de cette rencontre avec les références
occidentales suppose une forme d'inspiration à partir
du modèle raciste européen. Mais l'analyse du
discours immédiatement en amont du génocide démontre
avant tout une nette filiation avec le discours de la révolution
sociale des années 1950-60, ce qui nous amène à nuancer
considérablement l’hypothèse d’une
inspiration “directe” : les producteurs de ce discours
n’étaient pas des intellectuels sortis des universités
occidentales, seul le personnel écclésiastique
(rwandais et missionnaire), représentant la tranche
la plus hautement formée de la société,
avait été formé “à l’occidentale”,
et aurait seul été susceptible de s'inspirer
de la Shoah.
Les manipulations idéologiques
de la mémoire de la Shoah en amont du génocide,
en assimilant les Tutsi aux nazis et non plus à des descendants “sémitiques” des
Hamites, visent à inverser les rôles victime/bourreau à travers
un discours dont les idéologues du Hutu Power (et déjà avant
eux ceux du Parmehutu) n’étaient pas sans ignorer
les résonances qu’il trouverait dans la conscience
occidentale. Le conflit hutu-tutsi a ainsi pu être relayé par
la presse occidentale en même temps qu'exporté en
direction du Burundi et de l'Ouganda, en s'inscrivant à la
fois dans le schéma racial ethnologisant opposant "Bantous" et "Hamites" et
en faisant jouer l'imaginaire racial gobinien sur "juifs" et "aryens".
Cela n'a d'ailleurs rien d'étonnant si le "plan de
colonisation du Kivu" a été complaisamment
commenté par la presse française dans les années
1980-90, et que le fantasme du royaume Hima-Tutsi a fait qualifier
les Tutsi de "Khmers noirs" (31).
La stratégie d’inversion des rôles victime/bourreau
précède le crime (et le prolonge par le négationnisme),
et donne lieu à une véritable propagande “en
miroir”. Selon cette perspective affabulatrice, ce sont
les Tutsi qui aurait planifié un génocide à l’encontre
des Hutu, l’exemple du Burundi, où les Tutsi sont
au pouvoir, étant censé le démontrer. Dès
les années 50-60, on trouve donc parmi les thèmes
privilégiés de la “révolution sociale” hutue
les traces de l’assimilation des Hutu à des Juifs
opprimés et réduits en esclavage. C'est dans cette
logique que pendant le génocide de 1994, les idéologues
du Hutu Power n'hésitent pas à puiser dans l’histoire
de la Seconde Guerre mondiale une aberrante caution historique
pour étayer leur discours : les combattants du FPR, assimilés
au nazis, massacrent des interahamwe comparés aux "résistants" de
la France occupée (Ainsi, un rescapé se souvient
de deux enfants tutsis auxquels ses tortionnaires avaient dessiné une
croix gammée sur le bras en les appelant "les Nazis" (Yolande
Mukagasana, Les Blessures du silence, Actes Sud MSF,
2001, p. 87).
Le génocide est
assimilé à une guerre qui opposerait des armées
ennemies, les Hutu représentant la défense de valeurs
démocratiques et républicaines de la "révolution
sociale", les Tutsi une élite aristocratique et pastorale,
dominant la majorité roturière et paysanne. Les
idéologues du génocide semblent reprendre ici une
bonne vieille tradition de l’historiographie post-coloniale,
qui voyait déjà dans la "révolution
sociale" de 1959 le scénario de la Révolution
française, une revanche des Gaulois hutus sur les Francs
tutsis (Sur ce point, voir D. Franche, Rwanda. Généalogie d'un
génocide, op. cit. et "Généalogie
du génocide rwandais. Hutu et Tutsi : Gaulois et Francs
?", Les Temps Modernes n°582, mai-juin 1995).
L’antihamitisme apparaît
donc comme héritier de l’antisémitisme à double
titre. Sur un plan idéologique et "fonctionnel" d’abord :
les deux discours procèdent de la même logique visant à créer
les conditions préalables à l’acceptation
par l’ensemble d’une population de l’extermination
d’une de ses parties (définie comme "souillure" d’une
pureté à restaurer), en puisant leurs origines
dans les théories raciales de la fin du XIXe siècle
; sur un plan strictement idéologique ensuite, l’antihamitisme
fait directement référence à l’antisémitisme
- et non plus seulement écho - en assimilant les Tutsi
aux "Juifs de l’Afrique". Il a peut-être
même assumé le caractère "exemplaire" de
la politique antisémite et génocidaire nazie. L’utilisation
rhétorique à des fins de propagande du discours
victimaire, identifiant les Hutu à des résistants
combattant l’expansionnisme Hima-Tutsi, lui-même
assimilé au nazisme, n’apparaît dès
lors que comme un avatar de la logique d’inversion bourreau/victime.
Il resterait à examiner de manière approfondie
les cas de discours des années 50-60 d’inspiration à la
fois catholique et “révolutionnaire” assimilant
les Hutu au peuple juif réduit en esclavage. Il faudrait également
vérifier s’il existe des occurrences de références
directes à la Shoah pour parler de l’oppression
des Hutu au Burundi. Mais c’est là un examen qui
dépasse le cadre forcément réduit de cette étude.
Contentons-nous de constater que si les logiques d’identification
aux Juifs et/ou aux nazis peuvent sembler symétriquement
réversibles, il n’en est rien : l’extrême
radicalité de la dérive génocidaire observée
depuis les années 1990 et le “passage à l’acte” massif
de 1994 interdisent toute confusion des rôles là où règne
celle des discours.
L'Arche perdue ou l'identité retrouvée
Le fond résiduel
des discours coloniaux et post-coloniaux dans le discours extrémiste
hutu ne doit cependant pas masquer ce qui peut apparaître
comme son envers. L'extrême nocivité du "mythe
hamitique" est visible en ce qu'il a produit des logiques
identificatoires inverses, qui constitueraient le double-fond
délirant des théories ethno-raciales et religieuses.
Ainsi, le discours colonial et missionnaire a très tôt été relayé par
une petite élite tutsie instruite, notamment à travers
le groupe scolaire Astrida (Ancien nom de la ville actuelle de
Butare avant l’indépendance), pour lequel les Tutsi
font partie des "peuples hamitiques" qui n'ont "rien
de commun avec les nègres", étant de "race
caucasique comme les Sémites et les Indo-européens".
En continuité avec cette lecture racio-ethniciste, certaines
organisations diasporiques extrémistes comme le mouvement
de Guihon (Felege Guihon International, FGI) ou l'institut Havila,
proclament leur identité juive (32).
L'identification au peuple juif en exil réduit à l’esclavage
a dépassé la simple allégorie, ou le parallèle
historique, pour donner lieu à un discours resté marginal,
mais encore actuel : retraçant leur descendance à partir
du roi David, de Salomon et de la reine de Saba, en passant par
le Negus Menelik II, les Fallashah ethiopiens et enfin les Tutsi-hima,
les "Hébreux d'Afrique" sont censés être
une des mythiques "tribus perdues d'Israël" évoquées
dans la Bible (33),
et détenant le secret de l'Arche d'Alliance perdue et
les Tambours sacrés de Salomon. Cette identification fantaisiste,
qui reprend à rebours les fantasmes occidentaux sur l'origine
des "Hamites" (en particulier les écrits d'Aristote,
de Hérodote et de Néron sur les sources du Nil.
Pour un généalogie précise, voir C. Coquio, Rwanda
: le réel et les récits, op. cit.), engendre
une lecture historique à la fois calquée sur l’histoire
du judaïsme diasporique et en continuité avec elle
: la conversion forcée de ces "Hébreux" Tutsi
pendant la période coloniale est assimilée à l'Inquisition,
tandis que les pogromes et les opérations d'extermination
organisés au Rwanda à partir de 1959 sont décrits
comme étant en continuité avec la persécution
des Juifs depuis l'exode, et bien sûr la destruction des
Juifs d'Europe, la Shoah. Et c'est "A la lumière
de la Shoah (que) plusieurs phénomènes vont revenir à la
conscience des peuples hébraïques de Havila, gardiens
de l'Ancienne Alliance" (Prof. J. Bwejeri (Président
de Havila), Le Manifeste de Havila, op. cit.)
et chargés de veiller sur les sources du Nil.
On croit lire ici une caricature
absurde de l'internationalisation de la mémoire de la
Shoah : devenue miroir déformant, la mémoire du
génocide révèle une incapacité à le
penser en termes politiques autres qu'identitaires, religieux
ou raciaux, c'est-à-dire en dehors des catégories
définies par l'idéologie raciale elle-même.
Ce discours extrémiste des "Hébreux d'Afrique" nourrit
bien évidemment en retour celui des extrémistes
du négationnisme hutu, qui fait ses choux gras de revendications
territoriales délirantes étayant la thèse
d'une conspiration régionale, voire d'un complot international
pro-FPR. Il continue également d'alimenter les formes
modernes d'un syndrome de Fachoda à la française
qui voit d'un mauvais œil l'influence croissante de la
diplomatie israélienne - censée camoufler une influence
en fait américaine - dans la région : l’amalgame
racial est ainsi relayé au-delà des extrémismes
et nourrit indirectement l’antisémitisme qui continue
parfois de fonctionner de concert avec l’antihamitisme
sur fond d'antisionisme et d'antiaméricanisme.
Si cette variante du discours extrémiste
tutsi, encore vivace aujourd’hui, hérite directement
du discours des Occidentaux, l’on trouve également
une autre modalité d’identification aux Juifs dans
la diaspora Tutsi d'avant 1994 : nombre de discours cette fois
non extrémistes dénotent une identification aux
Juifs, de nature religieuse ou fondée sur un parallèle
historique et politique (34).
On peut lire ici un usage de la comparaison et, en l'occurrence,
de l'identification, censé mener à une prise de
conscience politique. A la conférence sur les réfugiés à Washington
en 1988 se construit véritablement la solidarité de
la diaspora des Rwandais en exil, majoritairement tutsie (mais
comptant également un certain nombre de Hutu opposants
au régime d'Habyarimana dans ses rangs). Emerge alors
le thème du "droit au retour" (Voir à ce
sujet Théo Karabayinga et José Kagabo, "Les
réfugiés, de l'exil au retour armé", Les
Temps Modernes n°583,juillet-août 1995, op.
cit.), qui là encore soulève une étonnante
contradiction propres aux logiques identificatoires, puisque
certaines associations de réfugiés rwandais développent
un discours qui les assimile aux Juifs contraints à l'exil,
tandis que d'autres associent leur lutte à la cause palestinienne,
se référant au "droit au retour" revendiqué par
les Palestiniens.
Cette même identification
aux Palestiniens est aujourd’hui reprise par les Hutu en
exil qui accusent l’Etat rwandais de manipuler la mémoire
du génocide, tandis que les discours héritant de
la “révolution sociale”, assimilant les Hutu à des
Juifs opprimés et les Tutsi à des nazis, trouvent également
encore un écho parmi la population rwandaise ou les exilés
hutus. Si bien que le fait qui semble aujourd’hui le plus
frappant, au-delà du “mimétisme” ou
d’une “filiation” dans les crimes et les mémoires,
semble plutôt être l’espèce de “distorsion
permanente interne” (cette expression m'a été suggérée
par Marcel Kabanda) où bourreaux et victimes ont
tour à tour le statut du Juif, du nazi ou du Palestinien.
On voit donc bien que si
en amont comme en aval du crime, les liens étroits entre
les deux idéologies et les ressemblances entre les processus
génocidaires fondent la légitimité d'une
démarche comparatiste, il s'agit de rester fort prudent
puisque la comparaison entre les génocides comme entre
leurs mémoires risque de faire le jeu d'une manipulation
idéologique. Antisionisme et antiFPRisme risquent de basculer
vers antisémitisme et antihamitisme, en continuant de
donner prise à l'amalgame racial Tutsi/Juif. Et sur un
plan scientifique cette fois, le rapprochement entre les deux
idéologies ne doit pas masquer les singularités
des événements.
Tendances historiographiques et anthropologie
comparée
Pour JP. Chrétien, "La
pertinence de la référence à la 'Solution
finale' " tient pourtant aussi bien "à la forme
prise par les tueries" qu'"au contenu de la propagande
qui les a préparées et accompagnées et d'abord à la
nature de l'idéologie qui a marqué cette région
d'Afrique depuis un siècle" ("Le génocide
au Rwanda", art. cit., p 17). Pour Cl. Vidal en revanche,
la "forme prise par les tueries" n'a pas été suffisamment étudiée.
D'une part, les chercheurs ne se seraient précisément
intéressés qu'à l'amont du crime, à la
formation de l'idéologie génocidaire. D'autre part,
leurs thèses sur les déterminations du génocide,
construites trop près de l’événement,
résulteraient d'un recours à des "schèmes
explicatifs" exogènes inspirés de l'historiographie
de la Shoah ("Le génocide des Rwandais et l’usage
public de l’histoire", art. cit., p. 653).
Soulignons tout d'abord
le fait que ce type d'analyse peut amener à considérer
un degré supplémentaire dans les différentes "strates" du
geste comparatiste. Sur le plan des "faits", en premier
lieu, il s'agit de comparer les processus génocidaires.
C'est-à-dire de mettre en regard des mécanismes
qui, en amont du génocide, permettent de dégager
certains phénomènes communs (pénétration
progressive des propagandes antisém/hamitiques, prédominance
au sein de l'appareil étatique d'une élite acquise à l'idée
exterminationniste, mise en place d'un appareil bureaucratique
meurtrier obéissant à l'idéologie raciale/ethnique),
mais aussi de dégager des similitudes ou des différences
dans le déroulement des faits eux-mêmes (comparaisons
des modalités du meurtre, les acteurs sociaux qui y prennent
part, les formes de la cruauté exercée à l'encontre
du groupe visé). Puis, en considérant l'aval du
crime, il est légitime de comparer les événements
génocidaires (si par événement on entend
la constitution de la mémoire du génocide et sa
réception "interne" et "externe",
puis l'écriture de son histoire (35)),
plus largement ensuite les interprétations scientifiques
auxquelles il donne lieu. Comme le constatait le chercheur belge
Jean-Philippe Schreiber dès 1995, le crime aussi bien
que sa mémoire en cours d'élaboration offrent "de
frappants parallèles avec ses antécédents
historiques" ("Le génocide, la mémoire
et l'histoire", in Rwanda. Un génocide du XXe
siècle, R. Verdier, E. Decaux, JP. Chrétien
ed., L'Harmattan, 1995, p.165). Ainsi Gaulthier de Villiers
a pu analyser l'ensemble de la production historiographique sur
le génocide des Tutsi (en 1995) à la lumière
de l'évolution de l'historiographie de la Shoah - ce qui
revient à maintenir la démarche comparatiste sur
un plan méthodologique et métahistorique - tout
en réfutant la pertinence du parallélisme entre
les processus génocidaires (36).
Si l’on peut
constater d'éventuels phénomènes de "mimétisme",
où l'historiographie et la mémoire du génocide
au Rwanda puisent parfois leurs formes dans celles de la Shoah,
reste à savoir si elles relèvent d'une démarche
heuristique ou d'un "plaquage" qui impliquerait des
présupposés épistémologiques, voire
des "fonctions" idéologiques ou politiques
(Claudine Vidal, "Le génocide des Rwandais et l’usage
public de l’histoire", art. cité, p.654-655).
Pour Cl. Vidal, une tendance scientifique "militante" (37) a
privilégié la recherche d’une "intelligibilité d’ordre
génétique" du génocide. Ceci en relisant
l'histoire de la société rwandaise, et en faisant
une généalogie de la question ethnique englobant
passé pré-colonial et colonisation. Cette analyse
a eu le mérite de permettre une vision globale de la
conjonction entre l'organisation étatique et la propagande
raciste propagée par les élites, mais s'est faite,
selon la sociologue, au prix de toute nuance. En traçant
d'emblée un "schéma généralisant" des
massacres et en analysant le processus selon le modèle
fourni par l'exemple nazi, les historiens ont gommé des
traits spécifiques parmi lesquels le plus important
serait la participation directe des civils au génocide,
impossible en Allemagne, et même interdite par le régime
nazi. Cl.Vidal rappelle ainsi plusieurs traits singuliers du
génocide des Tutsi : l’ordre de tuer publiquement
donné ; une pénétration somme toute relative
de l'idéologie ethniciste (dont il faut éviter
de faire une explication monocausale) ; la participation aux
massacres d'habitants appartenant à toutes les catégories
sociales ; une organisation non uniforme de l'appareil bureaucratique,
et un encadrement administratif variable ; enfin une chronologie
différenciée des massacres selon les régions.
Cl. Vidal n'hésite donc pas à affirmer en tant
qu'historienne que l'"historiographie des relations ethniques
et des régimes politiques, écrite avant le génocide",
n’apporterait aucune "bonne" réponse à la
question du "pourquoi" du "passage à l'acte" massif
de la population. La question insuffisamment explorée
aujourd'hui resterait avant tout celle de "savoir comment
on a tué". A ces "dérives" ou
manquements de l'historiographie du génocide des Tutsi,
Cl. Vidal oppose les évolutions de celle de la Shoah,
qui lui semble avoir répondu à un fonctionnement
exactement inverse : les mises en perspective de l'événement
n’ont été développées qu’une
fois solidement établies les réponses au "comment".
Or il faut rappeler à nouveau
que les chercheurs "africanistes" ont insisté sur
la modernité de l'idéologie raciale parmehutue
et les composantes exogènes de la logique ethniste avant
de se plonger dans la micro-histoire du génocide pour
plusieurs raisons. Confrontés à la permanence de
lectures culturalistes, il s'agissait de faire prendre conscience
aux Occidentaux (l'opinion publique, les politiques et les médias
autant que les chercheurs) de la "modernité" du
génocide au Rwanda et de son intrication dans les enjeux
politiques internationaux contemporains. Claudine Vidal est d'ailleurs
la première à établir un parallèle
avec la Shoah lorsqu'il s'agit justement de répondre au "pourquoi" de
l'usage de la cruauté. Dans un article consacré aux
formes de "cruauté délibérée" pendant
des massacres, elle tente de démontrer, a partir des témoignages
recueillis et d'une approche socio-historique au long cours,
comment deux thèses culturalistes classiques s'avèrent
inefficientes : celles de la cruauté instituée
et de l'idéal guerrier (38).
La convocation d'un texte de Primo Levi s'interrogeant sur "la
violence inutile" (Titre d'un chapitre de Les Naufragés
et les rescapés) exercée par les bourreaux
nazis montre alors combien une approche transversale et comparatiste
peut s'avérer féconde pour répondre aux
thèses culturalistes.
En second lieu, les chercheurs
sont confrontés à un réel problème
de sources. Il est évident que l'analyse historique, l'enquête
sociologique et l'approche anthropologique mettent déjà,
et ne cesseront de mettre en évidence nombre de singularités
du génocide des Tutsi. Mais se plonger dans l'écriture
du processus génocidaire suppose des enquêtes de
terrains et l'usage de sources au statut parfois problématique.
Aucune étude scientifique d'ensemble n'a été menée
pour l'instant sur les modalités des tueries, la possibilité de
le faire reposant sur la collecte des témoignages des
victimes comme ceux des bourreaux, et gageons que l'histoire
précise du génocide s'écrira au moins partiellement à partir
des sources judiciaires du TPIR. Ce qui ne va pas sans soulever
nombre de problème, les logiques des discours juridique,
historique et testimonial restant profondément hétérogènes (39).
Les problèmes liés aux sources de l'écriture
de l'histoire se posent au Rwanda avec au moins autant d'acuité qu'en
ce qui concerne la Shoah, redoublées par les difficultés
d'ordre épistémologique découlant de la
collecte de sources orales. Comme se le demandait l'historien
José Kagabo au lendemain du génocide : "Il
y a des témoignages, vus, appris, transmis, mais qui va
valider l'authenticité, la qualité du témoignage?" (in "Pas
de langue pour l'hébétude", in Travail
de mémoire, op. cit., p.76.)
Claudine Vidal s'est essayée à une étude
consacrée aux dynamiques locales du génocide au
Rwanda et à une approche anthropologique des formes de
la violence génocidaire, notamment dans un article consacré au "Questions
sur le rôle des paysans durant le génocide des Rwandais
tutsi" (voir Cahiers d’études africaines n°150-151).
Comme elle le fait remarquer elle-même : "Les conditions
du génocide forment un engrenage extrêmement complexe
de causalités dont l'élucidation nécessitera
des recherches et des analyses dont on imagine la difficulté ;
mais l'une de ses dimensions spécifiques, le surgissement
du voisin-bourreau, demeure actuellement et demeurera sans doute
l'une de ses composantes les plus obscures tant il est difficile
de saisir une telle perversion du lien social" . Pourra-t-on
réellement répondre au "comment" et au "pourquoi" de
cette violence-là (40)?
(Re)penser le génocide
Claudine Vidal a raison
de dire que l'historiographie de la Shoah s'est d'abord intéressée
au "comment", notamment avec l'étude pionnière
de Raul Hilberg (41).
Un historien comme Yehuda Bauer, globalement réservé par
rapport aux approches fonctionnalistes, a précisément
reproché à Raul Hilberg de ne répondre qu'au "comment" (en
analysant le rôle central et moteur de la bureaucratie
dans le processus génocidaire) sans se préoccuper
du "pourquoi" des agissements des Allemands ordinaires.
Dans Repenser l'Holocauste, Y. Bauer rappelle que les historiens
ont privilégié des approches "globales" de
l'organisation de l'extermination des Juifs jusque dans les années
70, pour se tourner seulement par la suite vers les spécificités
propres des pays, des populations ou organisations locales. La
focalisation des débats concernant la Solution finale
sur "l'enjeu historiographique" en tant que tel date
environs des années 80 lorsque, face à un bilan
historiographique considérable, les historiens se sont
lancés dans une démarche réflexive ayant
pour objet les interprétations successives de l'événement (42).
Mais c'est seulement récemment que des études précises
et véritablement différenciées du "comment" ont
vu le jour, en particulier depuis l'ouverture des archives de
l'est. Or le débat ayant opposé "intentionnalistes" et "fonctionnalistes",
virulent jusque dans les années 90, a aujourd'hui perdu
de son intensité dans un champ de recherche se trouvant à une
nouvelle "période charnière" (43).
Selon Christian Ingrao, on peut actuellement parler d'un véritable "changement
de paradigme" impliquant un "recentrement sur les acteurs
du génocide, un élargissement des perspectives
d'appréhension de la répression nazie (…)
et, enfin, la publication de travaux extrêmement précis
sur les logiques locales menant aux décisions génocidaires" (44).
Dans les recherches depuis
la fin des années 80, nombre d'études se sont penchées
sur les exécutants, et à la suite de l'historien
Christopher Browning (45) et
du scandale suscité par la parution du livre contesté de
Daniel J. Goldhagen, on s'intéresse désormais de
façon précise au "passage à l'acte".
Or l'histoire de la Shoah dans les territoires occupés à l'est
(Pologne, Roumanie, Hongrie, Lituanie…), ainsi que les
massacres dus aux populations locales, permettront sans aucun
doute bien plus de rapprochements qu'on ne le pense entre les
formes de violences propres à la Shoah et celles du "génocide
de proximité" des Tutsi (ou "génocide
'rural'") et la figure du "voisin bourreau" qui
fait une de ses spécificités. Une approche transversale
des formes de la violence exercée lors d'un génocide
met en évidence, au fur et à mesure que progressent
les recherches, une palette très étendue menant
du sommet de la pyramide décisionnelle, de l'idéologue à l'origine
de la décision génocidaire, au "voisin-bourreau",
le bas de l'échelle, en passant par l'exécutant "ordinaire" et
le bureaucrate accomplissant "banalement" son travail.
Le génocide des
Tutsi montre la façon dont l'extension du crime à toute
une population suppose des usages inédits de la cruauté,
et implique une violence faite aux liens familiaux, affectifs
et sexuels d'une manière à la fois réfléchie
(préparée) et incontrôlable. Mais toute approche
rationnelle se heurte ici à des limites, et c'est à ce
constat qu'aboutit l'historien José Kagabo dans ses "Notes
de voyage" (46) : "Les
grands coupables – si on reste dans la logique des analyses
occidentales, de la rationalité - , sont ceux qui ont
pensé le génocide, qui l'ont organisé, etc.
Mais quand on examine la manière dont les petits coupables
l'ont exécuté, alors là, il n'y a plus de
théorie de la grande et de la petite culpabilité qui
tienne. Quand je pense à Claver qu'on a traîné des
jours dans la rue, en le rouant de coups…, je me dis bien
que dans les mots d'ordre donnés par les penseurs du génocide,
il n'y avait pas le mode d'emploi". Kagabo touche ici au
cœur du problème de l'interprétation de la
violence génocidaire, qui doit penser ensemble les deux
extrémités de la chaîne de criminalité qu'elle
implique, le "grand coupable" et le "petit",
et accule alors la pensée dans ce qui semble une impasse
: "Ou bien on considère le génocide simplement
dans ses aspects théoriques, on privilégie des
catégories de pensée de ceux qui l'ont planifié,
ou bien on le considère comme un acte accompli concrètement,
impliquant donc non seulement les acteurs, mais les modalités
de son accomplissement. Si l'on veut pousser plus loin la compréhension,
il faut peut-être aussi y ajouter la dimension personnelle",
c'est-à-dire de tenter de saisir comment un individu se
révèle tout à coup d'une cruauté inimaginable
en dehors d’un contexte où l’ordre de tuer
a été publiquement donné et l’impunité garantie
au criminel. J. Kagabo suggère que pour tenter d'amorcer
une forme de compréhension des formes de cruauté spécifiques
exercées lors d'un génocide, la psychanalyse serait
alors la seule forme de rationalité qui tienne. Pourtant
elle aussi révèle rapidement ses limites dans l'approche
de la violence exercée par les bourreaux, la violence
génocidaire impliquant un usage politique de la
cruauté qui ne prend son sens qu'en dehors d'une logique
psychanalytique centrée sur le sujet (47).
En revanche, l’approche psychanalytique s’avère
incontestablement féconde lorsqu’il s’agit
de saisir le trauma généré au plan individuel
par la violence d’Etat (48),
en particulier lorsqu’elle fonde une démarche comparatiste.
Ainsi, des études récentes montrent bien comment
l’écoute et la tentative de compréhension
des victimes de violences prenant forme “collective” et
politique (violences guerrière et/ou
génocidaire, torture) s’enrichit à travers
les mises en parallèle, les lectures croisées,
les comparaisons, et en particulier entre la Shoah et le génocide
des Tutsi(49) .
Les pistes éventuelles
dans la recherche des réponses au "comment" et
au "pourquoi" ne pourraient se trouver que dans une étude
comparative sur les bourreaux : les victimes expriment en effet
de manière quasi unanime une forme de “renonciation” volontaire
dans la recherche du “pourquoi” probablement nécessaire à leur
survie psychique, sans pour autant que cette renonciation implique
une abdication de l’activité de pensée. Mais
cette tâche qui consiste à tenter de “comprendre” et
d’”expliquer” peut alors devenir celle du tiers,
qu’il soit historien ou journaliste. Si l’historien
Christopher Browning n'a pu travailler qu'à partir de
sources judiciaires, ce qui oriente d'emblée son investigation
et limite son enquête (il n'a pas pu interroger lui-même
les bourreaux), Jean Hatzfeld en revanche, journaliste déjà auteur
d'un recueil de témoignages de rescapés publié en
2000, a tenté de questionner un groupe de bourreaux rwandais "ordinaires" dans Une
Saison de machettes (50).
Cet ouvrage n'a, selon son auteur, aucune prétention scientifique,
même s'il tente une démarche réflexive sur
les formes de violence génocidaire, notamment en établissant
un parallèle constant entre le génocide des Tutsi
et la Shoah. La lecture de ce livre permet de saisir comment
a eu lieu une criminalisation massive de la population, ce qui
suppose à la fois de comprendre comment fonctionne la "culpabilité organisée" (Arendt)
et comment elle peut induire un passage à l'acte d'"hommes
ordinaires", (Christopher Browning, auquel se réfère
Hatzfeld sans son livre p.257).
Mais elle permet aussi
et surtout de se confronter, selon la belle expression de Frédérique
Leichter-Flack, à la question des "causalités
inopérantes" de tout génocide lorsque l'on
se met à l'écoute des rescapés et de leurs
bourreaux (F. Leichter-Flack, art. cité, p.183). Comme
le rappelle Y. Bauer en parlant de l'historiographie de la Shoah,
la "difficulté principale" consiste à écrire
simultanément depuis "le haut" (l'idéologie)
et "le bas" (l'exécution du crime ; Repenser
l'Holocauste, op. cit., p.127), pour aboutir à une "description",
mais aussi à une "explication". Or une telle
tentative d'approche globale du génocide et de son idéologie,
qui tiendrait à la fois tous les “fils” d’une “explication” pose
la même vertigineuse question du "pourquoi",
et donc des "causalités inopérantes".
Saul Friedländer rappelait encore il y a dix ans combien
les obstacles pour la "compréhension" restaient
immenses (51). Les études
portant sur la Shoah aussi bien que sur le génocide des
Tutsi montrent que l'approche du phénomène génocidaire
est à nuancer à l'infini, la question de savoir "pourquoi" restant
finalement toujours sans réponse (Yehuda Bauer, Repenser
l'holocauste, op. cit., p.41-43). Comme l'écrit
Y. Bauer, la Shoah, et tout génocide, est sans cesse à repenser.
L'ère de la comparaison
L’essor de démarches
comparatistes durant les dernières décennies et
l’ouverture interdisciplinaire caractéristique des
discours contemporains sur la violence politique, ont engendré une
réflexion transversale sur la violence étatique,
notamment à travers la notion de totalitarisme, impliquant
la confrontation entre le nazisme et le stalinisme et l’étude
des fascismes européens. Plus largement, les tentatives
de saisir la structure juridicopolitique de l’Etat criminel
et de cerner les modes d’accomplissement et les "mobiles" de
crimes de masse, y compris à travers les comportements
des différents acteurs sociaux, constituent aujourd'hui
l'objet des "genocide studies". Le génocide
des Tutsi au Rwanda fait désormais l'objet de recherches
comparatistes et transdisciplinaires, comme c'est déjà le
cas dans nombre de centres de recherches en Europe et aux Etats-Unis (52).
Ce phénomène d’ouverture - qui a pu engendrer
des dérives (53) -
est perceptible sur les plans tant culturel que scientifique
et politique, et a partie liée avec la répétition
des crimes à caractère génocidaire, la visibilité accrue
de la criminalité politique des Etats, et l’émergence
d’une justice pénale internationale. Si la démarche
comparatiste peut générer des querelles, alimentant
le "malentendu" constitutif de discours mémoriels
devenus cacophoniques (54),
tandis que la reconnaissance d'autres génocides rencontre
encore nombre d'obstacles, elle semble dans le cas du Rwanda
générer aujourd'hui un consensus en ce qui concerne
la qualification du crime et l'analyse du processus génocidaire.
Si bien que la reconnaissance
du génocide des Tutsi en tant que tel pose, en retour,
la question d’une "sortie" de la thèse
de l’unicité de la Shoah. A suivre Jean-Pierre Chrétien,
qui parle d'une "normalisation" du génocide (55),
ou Louis Bagilishya, pour qui la reconnaissance du génocide
des Tutsi relève de la "concession" (56),
ce consensus cache une stratégie de relativisation, certains
politiques, médias, ou même certains prétendus "chercheurs" continuant
par exemple de parler de "contre génocide" perpétré par
l'APR au Zaïre (57).
Mais force est de constater
que ce consensus consacre peut-être réellement l'entrée
de la recherche sur la Shoah dans une ère de la comparaison,
tout comme il existe indéniablement un "effet retour" sur
la mémoire juive (58).
On peut se demander alors comment le Rwanda fera "penser" l’Occident,
et interroger la manière dont il va faire évoluer
les discours de "l’unique unicité", ou "unicité excluante" ,
pour reprendre l’expression de Bertrand Ogilvie, à une "unicité englobante
ou exemplaire", soit une simple singularité, situant
cependant la Shoah comme origine ou référence.
Certaines tentatives pour
penser la violence génocidaire de manière transversale
existent. Mais il semble que la réflexion comparatiste
débouche finalement souvent sur une hiérarchisation
plus ou moins assumée. Les analyses sociopolitiques transversales
comme celles de Helen Fein, Frank Chalk, Kurt Jonassohn ou Roger
Smith centrent leur approche du phénomène sur la
notion d'"intention", et partant de là de "mobile" du
crime (59). Vu comme
un "moyen" utilisé par l'Etat (60),
le génocide reste abordé en termes explicatifs
relevant d'une causalité à établir par le
sociologue et l'historien.
De telles approches ont
l'immense mérite d'appliquer un "paradigme du caractère
similaire" plutôt qu'un "paradigme du caractère
distinctif" selon l'expression de Steven T. Katz , mais
elles établissent une typologie des génocides où la
plupart des crimes ont une origine "pragmatique" .
La Shoah échappe dans la plupart des cas à ce modèle, étant
communément définie comme un génocide "sans
raison" : le caractère irrationnel et "non pragmatique" de
l'extermination des Juifs est alors parfois défini comme
un des critères de son unicité. Or à suivre
les interrogations de Claudine Vidal, José Kagabo, ou
des témoins de la Shoah et des rescapés du génocide
des Tutsi, du génocide khmer comme celui des Arméniens,
il est impossible de répondre à la question du "pourquoi" de
l'idéologie génocidaire, et de lire l'événement
en terme de causalité "pragmatique", tout comme
il reste impossible de comprendre le "pourquoi" et
le "comment" du passage à l'acte d'un voisin
ou d'un "homme ordinaire", et ce quel que soit le génocide
en question.
Une des conditions premières
pour véritablement repenser le génocide serait
de mener une réflexion philosophique sur la violence génocidaire
d'une part, et sur l'approche scientifique de ce type de violence
d'autre part, en particulier l'approche historiographique. La
pensée doit, ce faisant, se prémunir de deux écueils
: celui de faire du génocide un impensable, et la tentation
du causalisme absolu, qui risque toujours de basculer vers le
révisionnisme, et qui rate la spécificité de
la destruction génocidaire. Jacques Rancière, dans "Les énoncés
de la fin et du rien", a montré comment la rationalité historienne
s'édifie "dans le déni d'une raison de l'événement",
c'est-à-dire dans le refus de considérer que "l'événement
en tant qu'il se produit se moqu(e) de savoir si l'ensemble des
conditions de son effectuation est réalisé",
refus finalement du "réel qui ne se soucie pas de
se faire précéder, justifier, fonder par sa possibilité" .
La pensée doit affronter le génocide en tant que
toujours possible sans pouvoir pour autant l'attribuer à une
raison. Elle ne peut que connaître la logique qui a mené à cet événement,
en en démêlant les différents fils, et non
la comprendre. Selon P. Bouchereau, elle doit admettre que le
génocide, tout génocide, car c'est là son
essence même, est "sans raison utilitaire", autrement
dit qu'il a une "cause" (et toujours une multitude
de causes, un "nœud de racines" selon l'expression
si juste de Claudine Kayitesi), mais qu'il est sans "raison",
et partant de là qu'il n'a pas de "sens" . Ce
qui implique d'ajouter, à la distinction classique entre
savoir et connaître et connaître et penser, une distinction
supplémentaire à l’intérieur même
de la pensée entre penser et comprendre. Ainsi la logique
génocidaire est accessible à la pensée,
et on peut la connaître. En revanche, elle n'a pas de sens,
on ne peut comprendre l'intention génocidaire qui impliquerait
de lui donner une raison, et donc une justification. Il est vain
par conséquent de chercher une rationalité fonctionnelle
dans le génocide, comme la plupart des approches, en particulier
l'approche historienne, tentent de le faire.
Confronté à ce
nouveau génocide, la rationalité scientifique doit
donc à nouveau affronter la question du "comment" du
passage à l'acte massif d'une population, et la question
du "pourquoi" du génocide. Ce faisant, elle
a recours à la comparaison, et fait ainsi usage d'un geste à caractère
réflexif, dans lequel la référence à la
Shoah, assumée, prend valeur heuristique. Mais cet usage
légitime de la comparaison doit, à terme, mener à penser
véritablement la spécificité du génocide
en lui-même et pour lui-même de façon transversale
: la pure intention d'exterminer un groupe en tant que tel, mais
sans raison. Cette démarche peut s'originer dans ce que
Philippe Bouchereau indique comme seul point de départ
pour tenter de comprendre non l'intention génocidaire
mais la survivance du rescapé : une approche croisée
des témoignages issus de ces événements.
NOTES
(1) Je
tiens à remercier Marcel Kabanda pour sa lecture attentive
de ce texte et pour ses précieux conseils.
(2) Témoignage
de Claudine Kayitesi, recueilli dans le livre de Jean
Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récits des
marais rwandais, Seuil, 2000, p.198.
(3) Témoignage
d'Innocent Rwililiza, id., p.105.
(4) Catherine
Coquio, "Parler au camp, parler des camps. Hurbinek à Babel", in
Parler des camps, penser les génocides, textes
réunis par C. Coquio, Albin Michel, 1999, p.610.
(5) Voir à ce
sujet les travaux de Sévane Garibian, qui prépare
un doctorat sur la notion juridique de crime contre l’humanité,
en particulier son article “Génocide arménien
et conceptualisation du crime contre l’humanité.
De l’intervention pour cause d’humanité à l’intervention
pour violation des lois de l’humanité”, in
Ailleurs, hier, autrement : connaissance et reconnaissance
du génocide des Arméniens, RHS n° 177-178,
janvier-août 2003.
(6) Voir
par exemple Yehuda Bauer, Repenser l'Holocauste,
Autrement, "Frontières", 2002, en particulier
le ch.3 : "Comparaisons avec d'autres génocides",
p.57 (Rethinking the Holocaust, Yale University
Press 2001).
(7) Rappelons
ici que la notion d’”épuration ethnique” n’a
pas de statut juridique, et qu’elle a été pratiquée
diversement de part et d’autre du conflit en ex-Yougoslavie.
Mais côté serbe, elle a été pratiquée à l’encontre
de la population musulmane en Bosnie sur un mode qui a
valu à certains responsables (dont Milosevic) le
titre d’inculpation pour crime de génocide
au TPIY.
(8) "C'est
arrivé, cela peut arriver de nouveau : tel est le
noyau de ce que nous avons à dire", écrit
Primo Levi dans Les Naufragés et les rescapés.
Quarante ans après Auschwitz, (1986) Arcades,
Gallimard, 1989, trad. de l'italien par A. Maugé, "Conclusion" p.196.
(9) Rony
Brauman utilise cette expression dans Devant le Mal.
Un génocide en direct (Arléa, 1994),
un livre écrit en partie pendant le génocide.
Pour son auteur, l'événement est d'autant
plus révoltant qu'il a lieu pendant les préparatifs
de la commémoration du débarquement : "En
cette année 1994 où l’on célébrait
le cinquantième anniversaire de la fin de la Seconde
Guerre mondiale et l’écrasement de la barbarie
nazie, une partie de l’humanité a été massacrée,
au vu et au su de tous." L'auteur est représentatif
d'un discours intellectuel militant, qui n'hésite
pas à avoir recours à des formules choc pour
alerter l'opinion, parlant de "SS tropicaux" à propos
des Interahamwe, et se scandalisant sur l'inertie de l'ONU
au Rwanda, mais aussi concernant la Bosnie. Ironisant sur
le terme de "crise humanitaire" retenu dans la
résolution 929 des Nations Unies : "comme
si on disait 'crise vitrière' sur la Nuit de Cristal,
ou 'crise gynécologique' sur la stratégie
des viols en Bosnie" (p.17).
(10) Je
renvoie ici à mon article consacré aux discours
mémoriels, notamment ceux à l'œuvre
dans la "politique mémorielle" au Rwanda
: "Mémoires croisées - Des références à la
Shoah dans le travail de deuil et de mémoire du
génocide des Tutsi", revue Humanitaire n°10,
printemps/été 2004.
(11) En
particulier lorsque, au-delà d'une démarche
comparative parfois contestable, l'un des termes de la
comparaison est erroné. Dans L'Inavouable, Patrick
de Saint-Exupéry a récemment décrit
la liesse de la population rwandaise et des miliciens génocidaires à l'arrivée
des militaires français de l'opération Turquoise "Comme
si les troupes américaines avaient été accueillies
en fanfare par les gardiens de Treblinka, en 1945" (éd.
Les arènes, 2004, p.25). Non seulement Treblinka
n'a jamais été libéré par les
Américains, mais ce camp a été fermé par
les nazis en 1943. Quand bien même la comparaison
ne serait qu'à visée rhétorique, elle
semble pour le moins incongrue.
(12) Voir
par exemple François-Xavier Verschave qui, dans Complicité de
génocide ? (La Découverte, 1994) établit
un parallèle explicite avec la Shoah. Rappelant
les difficultés d'un Raul Hilberg pour publier ses
recherches sur les mécanismes du génocide
des Juifs et les réseaux de responsabilités
politiques qu'ils supposaient, il parle d'un soutien de
la France à un régime rwandais "en pleine
dérive nazie". Voir aussi l'article de Bernard-Henri
Lévy ("Le 6 avril, une date sombre de cette
fin de XXe siècle", Libération 6/4/1995,
p.5) où l'on peut lire : "on ne peut pas élire
un président de la République française
que le massacre rwandais, la tragédie bosniaque,
ou le calvaire des femmes algériennes laisseraient
indifférent (…); ce serait comme une élection,
en 1938, où l'on n'aurait pas dit un mot d'Hitler
(…) ni de l'Anschluss". Voir également
l'article de Jacques Amalric annonçant la création
de la commission d'enquête parlementaire sur le Rwanda
en 1998, en faisant explicitement le lien entre l'affaire
Papon, alors récemment jugé, et la responsabilité de
l'Etat français dans le génocide au Rwanda
et même en Bosnie : "De la Bosnie au Rwanda,
un devoir de vigilance", Libération,
3/4/1998, p.7.
(13) Libération,
12/10/1995, "Les génocides de l'après
Shoah".
(14) Voir
Bertrand Ogilvie, "Comparer l'incomparable" in“Hors-champs”,
revue Multitudes n°7, décembre 2001.
(15) C.
Coquio, "Parler au camp, parler des camps. Hurbinek à Babel",
art. cité, p.610.
(16) Formule
employée par l'historien Jean-Pierre Chrétien
en plein génocide des Tutsi : Libération du
26/04/1994.
(17) "Le
génocide des Rwandais et l’usage public de
l’histoire", in "Disciplines et
déchirures. Les formes de la violence", Cahiers
d’études africaines n°150-151, XXXVIII
(2-4), 1998, p.653.
(18) Pour
une approche historique et critique de la notion d'ethnie
sur le continent africain, voir Au cœur de l'ethnie
: ethnie, tribalisme et Etat en Afrique, Jean-Loup
Amselle et Elikia M'Bokolo dir, La Découverte, 1999.
Voir aussi Dominique Franche, "Différence et
indifférence : L'Afrique et la passivité des
intellectuels", in Vacarme n°16 été 2001
; critique de l'approche culturaliste menée par
Jean-François Bayart dans L'Illusion identitaire,
Fayard, 1996 ; Jean-Pierre Chrétien, "L'historien
face aux crises du temps présent en Afrique : le
génocide du Rwanda", conférence à la
sixième édition des "Rendez-vous de
l'histoire de Blois", 19/10/2003.
(19) Dominique
Franche pourfend dans son article les "africanistes" aussi
bien que les chercheurs et universitaires d'autres domaines,
dont la "culture du déni" masque souvent "un
racisme rampant". ("Différence et indifférence
: L'Afrique et la passivité des intellectuels",
art. cité).
(20) A
propos de la longue tradition de lecture ethnicisante de
l’espace politique africain, et d'une lecture mythifiante
de l’histoire rwandaise héritière de
la période coloniale, voir les ouvrages et articles
suivants de J.P. Chrétien : L'Afrique des grands
lacs, Aubier, 2000 ; "Les deux visages de Cham
: points de vue français du XIXe siècle sur
les races africaines d'après l'exemple de l'Afrique
Orientale", in P. Guirale & E. Temime, L'Idée
de race dans la pensée politique française
contemporaine, Ed. du CNRS, 1977, pp 171-199 ; "Les
Bantous, de la philologie allemande à l'authenticité africaine.
Un mythe racial contemporain", in Vingtième
siècle, oct.-déc. 1985, pp.43-66.
(21) Voir
la récente contribution de Roland Pourtier, dans "L'Afrique
centrale dans la tourmente", revue Hérodote n°111,
La Découverte, 4e trimestre 2003, (p.12). Dans ce
numéro consacré aux "Tragédies
africaines", le directeur Yves Lacoste signe une introduction
sur la "Géopolitique des tragédies africaines",
mentionnant avec dédain une "certaine attitude" (assimilée à la
gauche et l'"altermondialisme") de "la plupart
des hommes politiques africains" et "nombre d'africanistes
européens, chercheurs en sciences sociales", "très
attachés à défendre l'image de l'Afrique",
et qui "récusent cette idée de 'conflits
ethniques' " au profit d'une lecture plus "politique" (p.6).
Roland Pourtier dont le "pari" est d'atteindre
une "objectivité" - dont il nous apprend
par ailleurs qu'elle est "comme le point de fuite
sur l'horizon" - qualifie le génocide de simple "moment
d'une tragédie qui refuse obstinément de
quitter la scène"(p.11-12).
(22) Pour
François-Xavier Verschave, la presse a peur des "gros
mots" aussi longtemps que le pouvoir n'a pas officialisé la
qualification du crime. En 1993-1994, écrit-il avec
ironie, "On n'a pas parlé de 'nazisme', parce
que c'est un 'gros mot'. Les diplomates n'aiment pas les
gros mots. Les chefs d'Etat non plus (…) Les hommes
d'affaires pas davantage (…) Beaucoup d'experts
et de scientifiques considèrent qu'il en va de leur
réputation. L'opinion publique, enfin, redoute qu'on
l'empêche de dormir.", Complicité de
génocide ? op. cit., p.72.
(23) JP.
Chrétien, "Le génocide au Rwanda",
in Revue du Monde juif , été 1996,
p.16. Dans "Un nazisme tropical au Rwanda ? Image
ou logique d'un génocide", article publié dans Vingtième
Siècle, (octobre 1995), Chrétien ajoute
que cette analogie est "nécessaire pour faire
pièce aux analyses culturalistes ou naturalistes".
(24) C'est
bien cette contradiction, celle de la définition
même de l'idéologie génocidaire, que
l'on retrouve dans les difficultés liées à la
qualification juridique du crime : comment définir
de manière "objective" un "groupe" dont
les critères d'appartenance ont été défini
pas une idéologie radicalement "déréalisante" ?
C'est d'ailleurs pourquoi la notion juridique de "génocide" en
tant qu'intention d'exterminer "un groupe en tant
que tel" "entérine la race comme fiction
efficiente" (Coquio), objectivant l'existence du "groupe" visé,
qui parfois n'a pas même d'existence sociale, par
la définition même du crime. (Coquio, "Parler
au camp, parler des camps", art. cit., p.610 et 627).
Dans un article intitulé "Le génocide
est sans raison" (revue L'Intranquille n°6-7,
Paris, 2001, pp. 279-297), le philosophe Philippe Bouchereau
a tenté de mettre en évidence les contradictions
internes à la raison juridique. Car le droit définit
l'idéologie génocidaire comme intention d'exterminer
un groupe "en tant que tel", c'est-à-dire
qu'elle suppose in fine que le groupe a une existence objective,
et partant de là que l'appartenance de la victime à ce
groupe constitue une raison à son extermination.
Or comme le montre l'évolution même de l'idéologie
de la race aryenne, qui, au-delà de l'extermination
de la "race juive", reste à purifier sans
fin, la définition même de la "race" ne
repose sur aucun critère rationnel ni "objectif".
C'est pourquoi, à cette définition juridique
du génocide, Bouchereau oppose une définition
philosophique. Il propose d'appeler "génocide-humanicide" la
pure intention d'exterminer un groupe en tant que tel,
mais sans raison. Le groupe indéfinissable d'une "race" qui
n'existe pas n'est pas génocidé pour ce qu'il
est, mais pour ce qu'il n'est pas : une race mentale. Le
Juif comme "race mentale", selon une expression
d'Adolf Hitler lui-même, ne correspond à aucune
réalité qui pourrait être substantialisée
: il est pure altérité déréalisée.
(25) Le
terme est emprunté à Marc Angenot (qui l’emploie
au sujet de l’antisémitisme dans Ce que
l’on dit des Juifs en 1889. Antisémitisme
et discours social, PUF, 1989) par le chercheur rwando-canadien
Josias Semujanga dans Les Récits fondateurs
du drame rwandais. Discours social, idéologies et
stéréotypes, (L’Harmattan, collection "Etudes
africaines", 1998,p. 14). Dans ce livre, l’auteur
analyse l’ensemble des récits traversant le
discours social au Rwanda depuis la colonisation, et tente
précisément de comprendre comment le hamitisme,
en tant que pure invention coloniale, a pu se transformer “en
un antihamitisme comparable, dans ses stratégies
idéologiques, au nazisme” (p.17).
(26) J.
Semujanga rappelle à ce sujet que “tout discours
sur le génocide est traversé par ses relations
avec des meurtres semblables tant sur le plan formel que
thématique”, “aussi convient-il de donner
la primauté à la comparaison entre différents
génocides”. J. Semujanga, op. cit.,
p.20.
(27) Voir
ici V. Dadrian, Histoire du génocide arménien (Stock,
1996 pour la traduction française), en particulier
la partie consacrée aux "Considérations
sur le génocide arménien comme un précédent
et un précurseur de l'Holocauste" (dans l'annexe
de la septième partie "Une perspective comparatiste",
pp.627-638) : "La célèbre déclaration
de Hitler sur l'annihilation des Arméniens" (p.629),
et "Le cas spécial du Dr Erwin von Scheubner-Richter" (p.653).
Voir aussi Yves Ternon, “Comparer les génocides”, in
Ailleurs, hier, autrement : connaissance et reconnaissance
du génocide des Arméniens, op. cit.,
p.40-41.
(28) Exterminez
toutes ces brutes (1992), Le Serpent à plumes,
1998. Voir la quatrième partie : "La naissance
du racisme" et "Lebensraum, Todesraum".
Sur Ratzel, voir pp.187-211. Sur l’héritage
politique mortifère des théories raciales
gobiniennes, voir Catherine Coquio, Rwanda : le réel
et les récits, (à paraître, Belin,
2004), en particulier dans la première partie consacrée à “La
Fable du Hamite, 1894-1994”, les sous parties “Des ‘Hébreux
d’Afrique’ à la ‘Shoah’ rwandaise” et “La
beauté hamitique : l’Ange noir de Gobineau”.
(29) Cham,
frère de Sem et fils de Noé, est maudit par
son père à travers sa descendance pour
l'avoir surpris endormi et s’être moqué de
sa nudité. Ainsi Chanaan, fils de Cham, est condamné à devenir
l'esclave de Japhet et de Sem (Genèse, IX). Catherine
Coquio a récemment montré comment le mythe
hamitique, dont elle retrace finement la généalogie,
s’adapte de manière ambivalente à la
réalité rwandaise à partir des récits
coloniaux et des théories pseudo-scientifiques,
après que le mythe de la “malédiction” de
Cham, bientôt identifié à un noir,
ait traversé le judaïsme, le chritianisme et
l’Islam (Rwanda : le réel et les récits, op.
cit., en particulier “La malédiction
de Cham et l’exception hamitique”). Voir aussi
D. Franche Rwanda, généalogie d'un génocide, Mille
et une nuits, "Les petits libres" n°12, 1997.
Voir aussiJ.P. Chrétien, “ Les deux visages
de Cham ”, in P. Guiral et E. Temine dir., L’Idée
de race dans la pensée politique française
contemporaine, Ed. du CNRS, 1977.
(30) Rwanda,
les Médias du génocide, op. cit. p.256. Rappelons également
qu’il a été souvent rapporté qu’un
dirigeant extrémiste rwandais aurait fait traduire
Mein Kampf en kinyarwanda pendant les années 1990.
(31) Voir
FX Verschave, Complicité de génocide
?, op. cit., chap. 6 : "Fachoda et les Khmers noirs",
p.62. Ce fantasme resurgira à l'occasion de l'affaire
du rapport Gersony après le génocide. Fortement
médiatisé, ce rapport faisait état
des exactions commises par le FPR dans les camps de réfugiés
au Zaïre. Au journal Libération, on refuse
de nuancer ses conclusions (aussitôt instrumentalisées
par les extrémistes encore actifs et les négationnistes,
et menant peu ou prou à la thèse du double
génocide); Alain Frilet rapporte à ce propos
: "Les réserves que certains pouvaient émettre
sur la fiabilité de ces conclusions se voyaient
renvoyer à la figure l'exemple cambodgien. On s'est
fait avoir par les Khmers rouges, on va pas se faire avoir
une deuxième fois, nous rétorquait-on en
substance" (Alain Frilet, "Reportages en situation
de guerre et de génocide" in Les Temps Modernes
n°583, juillet-août 1995, op. cit, p.155).
(32) En 1997,
des organisations extrémistes tutsies de ce type
sont représentées au congrès mondial
de Philadelphie des organisations juives "King David
Foundation" et "Sephardic Jewish Federation",
tandis que le journal israélien Jerusalem Post donne
une audience publique à leur revendication (23 novembre
1998).
(33) Les
autres Tribus étant "les 15 millions de Marranos
du Brésil, les Keren de Birmanie, les Talibans d'Afghanistan",
sans oublier "les 300 millions de Beni Ephraïm
et Manassé", soit "un tiers de la population
du sous-continent indien"(Prof. J. Bwejeri (Président
de Havila), Le Manifeste de Havila, Bruxelles,
août 1999, p.13). Selon ces théories, une
majeure partie de l'humanité serait juive… mais
sans le savoir.
(34) Nous
ne citerons ici qu'un exemple significatif, celui du journal
mensuel Impuruza, dirigé par l'universitaire
américain Alexandre Kimenyi (Université de
Sacramento). Dans le n° 7 de juin 1986, un article
d'Eugène Muligange, intitulé "Une leçon
de l'histoire", invite à méditer l'histoire
du peuple juif depuis l'an 40 de notre ère jusqu'à la
création de l'Etat d'Israël après-guerre.
En suivant le modèle d'Israël, la diaspora
tutsie est incitée à se rassembler, à surmonter
une attitude de passivité qui la met en danger et
la laisse se faire impunément massacrer et expulser
(l'auteur se réfère en particulier à l'expulsion
des Tutsi d'Ouganda en 1982) : "Nous sommes arrivés, écrit-il,
au stade où l'oppression est acceptée comme
faisant partie de notre destin. En d'autres termes, nous
sommes au stade où étaient les Juifs avant
Hitler. Peut-être attendons-nous Hitler pour réagir!".
(35) C'est-à-dire,
selon la définition qu'en donne Jacques Rancière, "la
conjonction d'un ensemble de faits et d'une interprétation
qui désigne cet ensemble de faits comme événement
singulier" ("Les énoncés de la
fin et du rien", in Traversées du nihilisme,
Osiris, 1994, p.78).
(36) Dans
un article consacré à "L’africanisme
belge face aux problèmes d’interprétation
de la tragédie rwandaise" (publié dans
Politique africaine n°59, 1995), G. de Villers tente
d’établir une "typologie des interprétations" (à partir
des ouvrages publiés à cette époque,
ceux de Omer Marchal, Philip Reyntjens, Stefaan Marysse
et Jef Maton, Colette Braeckman, JP. Chrétien, Luc
de Heusch et Jean-Claude Willame) en faisant un parallèle
entre les deux courants principaux de l’historiographie
du nazisme et ceux qu’il croit déjà distinguer
concernant le génocide des Tutsi, à savoir
les courants "essentialiste" et "fonctionnaliste".
Or ce parallélisme est réfuté sur
le plan du contenu puisque selon lui, la pertinence de
la comparaison entre les systèmes politiques nazis
et rwandais est limitée.
(37) Voir "Le
génocide des Rwandais tutsis : les rhétoriques
négationnistes", in Travail de mémoire
1914-1998. Une nécessité dans un siècle
de violence, Autrement n°54, 1999. Dans cet article,
Cl. Vidal exprime à juste titre une méfiance
envers une trop grande collusion entre la dénonciation
politique et la démarche scientifique. Mais que
certains chercheurs tentent de comprendre les logiques
politiques à l'œuvre dans l'organisation du
génocide, en révélant notamment les
appuis dont le régime génocidaire a pu bénéficier,
n'implique pas que l'"histoire militante" (comme
elle l'appelle) puisse être suspectée de s'en
tenir à une recherche de "coupables" en
obéissant à une "logique de procès" (p.134).
Aucun ouvrage sur le sujet n'a prétendu apporter
de réponse définitive, et des enquêtes
historiques pourront nuancer ou réfuter certaines
conclusions, parfois écrites dans l'urgence pour
obtenir une réaction des pouvoirs publics. Rappelons
en outre que la collusion entre le scientifique, le politique
et l'engagement éthique, parfois inévitable,
n'empêche en rien le sérieux méthodologique,
comme l'a montré le premier travail historiographique,
désormais incontournable, sur le génocide
: Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide
au Rwanda dirigé par Alison Desforges (FIDH
et Human Rights Watch, Karthala, 1999), qui a été mené à partir
des premières enquêtes détaillées
de terrains par des ONG (dont le recueil de témoignages
issu d’une initiative humanitaire africaine de Rakiya
Omaar et Alex de Waal Rwanda : Death, Despair and Defiance,
African Rights, Londres, septembre 1994).
(38) "Le
génocide des Rwandais tutsi: cruauté délibérée
et logiques de haine", in De la violence,
séminaire de Françoise Héritier, Odile
Jacob, coll. Opus, 1996. p.332
(39) Voir à ce
sujet la réflexion de Yan Thomas à propos
des récents procès Touvier et Papon (dans "La
vérité, le temps, le juge et l’historien",
in Le Débat n°102, nov-déc.
1998) ainsi que la réflexion théorique de
C. Coquio sur le statut épistémologique du
discours testimonial dans son article "Génocide,
une vérité sans autorité?" (texte
prononcé à l'Université de Sienne
au colloque "Soria, Verita, giustizia. I crimini del
XX secol", 16-20 mars 2000. Actes publiés par
Marcello Flores, Paravia Bruno Mondadori Editori, 2001).
(40) "Le
génocide des Rwandais tutsi: cruauté délibérée
et logiques de haine", in De la violence,
séminaire de Françoise Héritier, Odile
Jacob, coll. Opus, 1996. p. 331.
(41) Raul
Hilberg, La Destruction des Juifs d'Europe (1962),
Fayard, 1988.
(42) L'épisode
le plus connu et le plus médiatisé de ce
premier bilan historiographique restant la "querelle
des historiens", (Historikerstreit éd.
Piper, Münich, 1987 ; Devant l'Histoire. Les documents
de la controverse sur la singularité de l'extermination
des Juifs par le régime nazi, éd. du
Cerf, 1988).
(43) Christian
Ingrao, "La Shoah", in Annales HSS,
mars-avril 2003, p.417.
(44) Id., p.418.
Voir à ce sujet les articles de Christopher Browning "Beyond
'Intentionalism' and 'Fonctionnalism'. The Decision of
the Final Solution Reconsidered", in The Path
to Genocid, Cambridge, University Press, 1992 et "Die
Debatte über die Täter des Holocausts", in U.
Herbert (éd), Nationalsozialistische Vernichtungspolitik,
1939-1945. Neue Forschungen und Kontroversen, Francfort,
Fischer, 1998. Les chercheurs rassemblés depuis
quelques années autour d'Ulrich Ebert à l'Université de
Freiburg montrent, en s'intéressant aux dynamiques
locales, comment les logiques "intentionnaliste" et "fonctionnaliste" s'avèrent
inextricablement liées. Voir ici, entre autres,
les bilans critiques de Ian Kershaw (Qu'est-ce que
le nazisme ? Problèmes et perspectives d'interprétation,
Gallimard, "Folio", 1992 - 1989 pour la première édition,
augmentée par la suite), de Michael R. Marrus (L'Holocauste
dans l'histoire (1990)) et de Dan Diner (Beyond
the Conceivable : studies on Germany, Nazism and the Holocaust,
Berkeley, University of California Press, 1994). Pour des
approches plus récentes, voir : Yehuda Bauer (op.
cit) ; Bruchlinien. Tendenzen der Holocaust Forschung,
Gertrud Koch (ed), Köln, Böhlau, 1999.
(45) C. Browning, Des
hommes ordinaires, Le 101e bataillon de réserve
de la police allemande et la Solution finale en Pologne,
(Ordinary Men, 1992), Les Belles Lettres, 10/18,
1994.
(46)"Après
le génocide. Notes de voyage" in Les Temps
Modernes n°583, "Les politiques de la haine.
Rwanda, Burundi, 1994-1995", juillet-août 1995.
(47) Pour
une approche pluridisciplinaire (et une réflexion
sur les croisements entre différentes théories
de la violence, philosophique, historique, anthropologique,
psychanalytique, religieuse), voir : les actes du séminaire
tenu de 1995 à 1997 par Françoise Héritier,
alors qu'elle dirigeait, au Collège de France, le
laboratoire d'anthropologie sociale (De la violence,
2 vol., Odile Jacob, coll. "Opus", 1996 et 1997)
; les actes du colloque de Cerisy (1994) Violence et
politique (Lignes n°25, mai 1995).
(48) Voir
ici, pour une approche psychanalytique, le collectif Violence
d’État et psychanalyse (J. Puget,
R. Kaës dir., Dunod, coll. "Inconscient
et culture", 1989) qui tente de cerner la spécificité du
trauma relevant de la violence politique exercée
sur les individus dans le cadre de la dictature militaire
en Argentine.
(49) Voir
l’ouvrage récemment parus de Marie-Odile Godard, Rêves
et traumatismes, ou la longue nuit des rescapés (Erès,
collection “Des travaux et des jours”, 2003)
qui propose une réflexion sur le trauma à partir
d’un travail avec des rescapés de la Shoah
et du génocide des Tutsi ainsi que d’anciens
appelés de la guerre d’Algérie, et
le collectif Témoignage et trauma. Implications
psychanalytiques, J-F Chiantaretto dir, Dunod, collection “Inconscient
et culture”, 2004.
(50) J. Hatzfeld, Une
Saison de machettes, Seuil, 2003. Pour lire deux approches
critiques de cet ouvrage, voir C. Coquio, "Aux lendemains,
là-bas et ici : l'écriture, la mémoire
et le deuil" (in Lendemains n°112, mars
2004, "Rwanda – 2004 : témoignages et
littérature", C. Coquio et A. Kalisky dir.)
et Frédérique Leichter-Flack, "D'une
littérature de témoignage côté bourreaux
: à propos d'Une saison de machettes de
Jean Hatzfeld", in Humanitaire n°10,
printemps/été 2004.
(51) Saul
Friedländer, "The Final Solution. On the Unease
in Historical Interpretation", in Peter Hayes (ed), Lessons
and Legacies, Northwestern University Press, Evanston
III, 1991, p.23-35.
(52) Parmi
les plus importants, citons le fameux Institute for the
Study of Genocide à New York, dirigé par
Helen Fein, et le Montreal Institute for Genocide and Human
Right Studies. De tels centres voient le jour un peu partout,
dans nombre d'universités anglo-saxonnes et européennes,
et des colloques internationaux transdisciplinaires et
comparatiste sont régulièrement organisés.
(53) Notamment
en ce qui concerne les comparaisons entre nazisme et communisme,
et la confusion entre la nature du génocide et la
nature de la violence totalitaire. Alors que la première
implique l'extermination totale, et donc finalement la
fin de toute violence, la seconde repose sur l'idée
d'une domination (certes totale). Voir à ce sujet
les propositions théoriques de Philippe Bouchereau
: "Discours sur la violence (sauvage, guerrière,
génocidaire)" in L'Intranquille n°2-3,
1994 et "La désappartenance. Penser et méditer
le génocide", L'Intranquille n°4-5,
1999.
(54) Un enchevêtrement
des discours sur fond de concurrences des mémoires
et d'enjeux politiques toujours présents, que Catherine
Coquio analyse comme symptôme d'un "malentendu" caractéristique
de notre époque : voir l'important bilan critique "Du
malentendu", texte introductif aux actes du colloque
interdisciplinaire organisé à la Sorbonne
en 1997 par l'Association Internationale de Recherches
sur les Crimes contre l'humanité et les Génocides
(AIRCRIGE) : Parler des camps, penser les génocides,
C. Coquio éd., Albin Michel, 1999.
(55) Exposé à l'ENS-Ulm,
dans le cadre du séminaire d'Aircrige "Les
Formes du déni" : "Rwanda : un génocide
normalisé", 28 mars 2001.
(56) L.
Bagilishya, "Discours de la négation, dénis
et politiques", in L’Histoire trouée :
négation et témoignage, textes réunis
par C. Coquio, L’Atalante, 2004. L'auteur y retrace
les "pratiques signifiantes, des pratiques de langage" qui "s'attellent à déconstruire
le sens et la singularité de l'événement", "entremêl(ant)
négation et formes de déni", "sur
un terrain où le politique et l'idéologue
réécrivent l'histoire".
(57) Soulignons à ce
propos l'instrumentalisation de la référence à la
Shoah qui eut lieu à l'époque, notamment
dans les comptes rendus par la presse de la situation des
réfugiés victimes de l'épidémie
de choléra au Zaïre en 1994. Alain Destexhe
(dans Rwanda. Essai sur le génocide, Complexe,
1994) rappelle qu'on a alors parlé d'"holocauste".
L'exemple des photos de bulldozers dans les charniers,
qui rappelait immanquablement les photos de Bergen-Belsen,
constitue un des exemples les plus frappants de cette instrumentalisation
médiatique (voir Philippe Mesnard, "Le parti
pris des images", dans le numéro hors série
n°53 du Nouvel Observateur consacré à "La
mémoire de la Shoah", déc. 2003., p.2
et p. 61).
(58) Sur un
possible "effet retour" de génocide des
Tutsi sur la mémoire de la Shoah, voir mon article "Mémoires
croisées…" dans la revue Humanitaire,
art. cité.
(59) Voir
notamment comment Frank Chalk et Kurt Jonassohn établissent
une typologie des crimes génocidaires fondés
sur les notions de mobile et d'intention, dans The
History and Sociology of Genocide, New Haven et Londres,
Yale University Press, 1990.
(60) Voir
par exemple Leo Kuper, Genocide; Its Political Use
in the Twentieth Century, NY, Penguin Books, 1981.