"Vous savez, rien que de vous entendre
maintenant j'ai des frissons d'émotion.
D'émotion par rapport à ce passé commun
je dirais, et cette similitude de nos situations à près
de cinquante ans de distance. (…) Mais mon émotion
vient aussi du fait qu'ayant survécu, (…) vous
vous êtes heurtée à ce même mur du
silence que celui que nous avons rencontré, et pour les
mêmes raisons. Vous avez utilisé les mêmes
mots que les nôtres sans jamais avoir su ce que nous-mêmes
avions dit, et avec les mêmes détails.
Un journaliste : Vous
avez dit un jour, à propos
des juifs d'Israël : 'Eux peuvent nous comprendre mieux
que d'autres'. C'est-à-dire?
Paul Kagame : Si j'ai dit cela, c'était évidemment
en référence aux génocides qu'eux et nous
avons subis. Je parlais de la persécution, de la souffrance,
de la volonté de survivre, rien de plus. Mais c'est déjà beaucoup.
Le Rwanda c'est le Rwanda.
Chaque pays a son histoire, sa singularité Il n'y a
pas de syndrome israélien,
mais un syndrome rwandais."
Dès 1995, le chercheur belge Jean-Philippe
Schreiber constatait à propos du génocide des
Tutsi du Rwanda que le crime aussi bien que sa mémoire
en cours d'élaboration offraient "de frappants
parallèles avec ses antécédents historiques".
Dix ans plus tard, à l'heure où le Rwanda et
la communauté internationale commémorent l'événement,
il est clair que le génocide de 1994 apparaît
désormais comme le dernier génocide du vingtième
siècle. Que sa mémoire se constitue – au
moins en partie - dans un rapport aux autres génocides,
faisant apparaître le génocide des Tutsi comme
un génocide parmi d'autres dans une série plus
ou moins longue selon l'origine du discours, n'a rien d'étonnant
en soi. Dans un tel contexte où se constitue la mémoire
d'un événement, les mises en relation entre génocides
existent du fait même du fonctionnement de la Shoah comme
paradigme qui fait de tout génocide après elle
un génocide "second". Y compris lorsqu'un
génocide la précède, comme le démontre
aujourd'hui la difficile reconnaissance du génocide
des Arméniens. La Shoah est inévitablement le
terme premier de la comparaison, la référence
aussi bien lorsqu'il s'agit de reconnaître et de qualifier
le crime, que de penser l'événement. C’est
la manière même des événements à caractère
génocidaire d'entrer en relation réciproque qui
peut alors se révéler productrice de mimétismes
et de hiérarchisations ambiguës, tenant au fait
que la mémoire représente l’enjeu d’un
débat tant culturel et historique qu’éminemment
politique.
Ce jeu d’écho entre les discours sur les formes
de violence politique explique en partie les multiples occurrences
des références à la Shoah dans les discours
sur le génocide des Tutsi, puis les quelques effets "retour" résultant
de l'inscription de ce génocide dans les discours sur
l'extermination des Juifs. Aujourd'hui majoritairement reconnu,
le génocide de 1994 est perçu en Occident comme
le resurgissement du "pire" auquel on avait tenté de
répondre par un "plus jamais ça" et un "devoir
de mémoire". Pour la première fois depuis
1945 il y a là l'évidence d'un "mal absolu",
et on peut affirmer aujourd'hui que les discours niant explicitement
la nature du crime sont en voie de marginalisation sur les plans
scientifique et politique.
A l'occasion de la commémoration des dix ans du génocide
des Tutsi, sa mémoire semble entrer dans une phase nouvelle,
marquée par un processus de reconnaissance sur le plan
international et par une intense activité scientifique
et artistique à l'extérieur comme à l'intérieur
du Rwanda. Deux signes montrent qu'il est en train d'acquérir
le statut d'événement "mondial" au plan
politique: lors de la session de mars 2003 du Conseil exécutif
de l'Union Africaine a été prise la décision
de commémorer le génocide et d'émettre une
recommandation à l'égard de l'ONU afin qu'elle
institue une journée du souvenir. Et même si le
génocide et sa mémoire ont acquis depuis quelques
années déjà une visibilité croissante
en Europe et aux Etats-Unis, comme en témoignent l'importance
de l'activité éditoriale, cinématographique
et scientifique sur le sujet, la récente multiplication
des initiatives associatives, la parution, notamment en France,
d'ouvrages majeurs depuis 2000, et le tournage de deux productions
internationales à grand budget en Afrique indiquent une
internationalisation de la mémoire de l'événement.
Dans le travail de mémoire engagé depuis 1994,
le rôle du "tiers" a connu une place décisive,
et ce aussi bien dans le travail de justice, de reconstruction
politique, que dans le processus de transmission culturelle de
l'événement. Comme le montre C.Coquio, la question
du tiers dans l'élaboration de la mémoire du génocide
se présente sous trois formes : "celle de l’Occident
dans son rapport à l’Afrique et au génocide
; celle de l’Afrique dans son rapport au génocide
rwandais ; celle de l’Etat rwandais dans son rapport à la
catastrophe et aux rescapés". La question que nous
pouvons nous poser ici est celle de la place, du rôle et
du sens de la référence à la Shoah dans
les discours de ces "tiers". Les discours sur les deux
génocides peuvent entrer en relation sur des modes divers,
variant de la simple mise en parallèle à valeur
rhétorique à une comparaison à valeur heuristique.
Essayer de comprendre les sens différents que peut prendre
la référence à la Shoah, et à sa
mémoire, supposerait par conséquent de mener une
enquête approfondie, couvrant tant les discours politiques
et médiatiques que les champs culturel et scientifique.
Le présent article se propose d'examiner comment se construisent
les références à la Shoah dans le processus
de deuil et le travail de mémoire au Rwanda, la manière
dont se tissent des liens entre les mémoires de la Shoah
et du génocide des Tutsi, et la façon dont ce dernier
produit un "effet retour" sur la mémoire occidentale
de la Shoah. En se penchant sur l'état actuel du processus
mémoriel aux niveaux national (à travers la "politique
de la mémoire" rwandaise et la perception du génocide
dans la société), continental et international
(l'apparition d'une telle violence questionnant en profondeur
la vision que l'Afrique peut avoir d'elle-même, mais aussi
l'image que peut se forger l'Occident du continent africain),
on peut tenter de saisir les enjeux et les sens de la mise en
relation de ces deux génocides.
"Plus jamais ça" : entre
mot d'ordre hérité et "lieu de mémoire" africain
Depuis 1945, l’Occident s’est assigné le mot
d’ordre "plus jamais ça" et l’a
de fait assigné au reste du monde en créant une
justice pénale internationale, mais aussi sur un plan
mémoriel, culturel, et symbolique en entretenant un "devoir
de mémoire" dont on peut constater l'internationalisation
croissante. Des années 70 à nos jours s'est constitué un
discours sur l'"unicité" de la Shoah, notion
aujourd'hui remise en question au profit de celle de "singularité",
mais ce principalement à partir du paradigme de la Shoah.
Or le surgissement d'une violence politique de type génocidaire
en Afrique questionne l'Occident à bien des titres. Il
n'a d'abord pu être question, pendant le déroulement
du génocide au Rwanda, d'appliquer à un pays d'Afrique
une lecture de l'événement en termes historiques,
et ce pour des raisons clairement politiques. L'Afrique, restée à l'écart
de l'universel "devoir de mémoire", et perçue
comme un espace de violence constitutive, devait s'ancrer ensuite,
une fois le génocide reconnu, dans une historicité auparavant
déniée. La confrontation avec la réalité historique
et politique africaine n’avait jusque là, et à quelques
rares exceptions près, que pris la forme d’un recyclage
du discours colonial ou post-colonial, où l’Afrique
se déterminait exclusivement par rapport à l’Occident.
Au passage, c'est précisément l'écrasante
responsabilité des pays occidentaux et de la colonisation
qui se dévoilait dans la dérive génocidaire
au Rwanda : les logiques identificatoires propres à l'ethnisme
apparaissent en partie comme héritage d’une historiographie
d’inspiration coloniale, qui a pris pour habitude de plaquer
sur l’Afrique ses vieux mythes, en recyclant des fantasmes
historiques qui faisaient disparaître le continent noir
dans un passé an-historique.
Mais comment dès lors penser le génocide de 1994
: en appliquant la vieille grille de lecture post-coloniale sur
un événement qui s'en différencie radicalement
? Ou en plaquant à nouveau d’autres références, étrangères
aux problématiques africaines ? La lecture de l'événement
suppose un exercice réfléchi sachant faire la part
des chose entre l'héritage colonial et la nocivité de
ses discours, les dérives de l'"ethnisme" dans
l'ensemble de la région des Grands Lacs, les spécificités
du contexte politico-culturel africain et rwandais, mais aussi
la singularité de la violence génocidaire et d'une
organisation politique de l'extermination, à la fois "inspirée" de
certains modèles occidentaux et spécifiquement
rwandaise. Cette complexité de l'événement,
qui implique ce que l'on pourrait appeler un "défi" au
plan épistémologique, interroge en profondeur la
vision européenne et occidentale des réalités
africaines, mais aussi l'analyse et l'interprétation de
la violence génocidaire. Symétriquement, elle bouleverse
le regard des Africains sur leur propre continent et son histoire.
Dans un livre récent sur Les enjeux de mémoire
en Afrique, J-L. Triaud, s'interrogeant sur la pertinence d'une
possible transposition du concept européen de "lieu
de mémoire", constatait combien les développements
récents d'une "politique de la mémoire" en
Afrique démontraient un recours à des passés "à la
fois hérités, reconstruits, imaginés, fabriqués,
sacralisés", parmi lesquels les "lieux" coloniaux
deviennent "objets d’appropriations, de syncrétismes,
de naturalisations". Dans l'Afrique noire d'aujourd'hui,
entrée selon lui dans l'"ère des commémorations",
le passé est ressenti à travers de "grands
traumatismes" (J-P. Chrétien): la colonisation, l'esclavage
et le racisme. En cela, comme le fait remarquer J-P. Chrétien
dans le même ouvrage, les rapports entre histoire et mémoire
en Afrique ne sont pas si éloignés de ceux en Europe,
centrés sur la Shoah, la guerre, le Goulag. Or dans les
lieux de mémoire "institués" sur ce continent
depuis peu, "la part d’invention (…) est manifeste,
et la réappropriation d’inventions européennes
n’est pas la moindre". Au jour où l'on voit
réapparaître l'expression du "devoir de mémoire" appliquée
au génocide des Tutsi, on peut se demander si ce dernier
sera véritablement perçu comme un "grand traumatisme" au
plan africain, et quelle part prendra l'"appropriation" de
formes mémorielles européennes.
Dès le mois de mai 1994, Wole Soyinka déclarait
au quotidien espagnol El Pais puis au journal allemand Der Spiegel
que ce qui se qui était en train de se dérouler
sur le continent africain n'était "comparable qu'avec
l'Holocauste". S'adressant à l'opinion occidentale,
et allemande, il usa de cette référence pour frapper
les esprits. Mais elle est représentative de ce détour
de la pensée contraint d'"importer" une référence
d'Europe pour qualifier ce qui a été produit de
pire en terme de violence politique sur le continent africain.
Ce qui suppose d'interroger le rôle et la place de la référence à la
Shoah dans la prise de conscience de l'événement
et la mise en place d'un travail de mémoire et de deuil
en Afrique. Or l'événement a connu davantage d'échos
en Europe jusqu'à présent : ce sont des interventions
extérieures qui, sur un plan le plus souvent culturel,
ont entraîné une prise de parole sur le sujet par
des Africains, exilés en Europe pour la plupart, et c'est
avec la commémoration des dix ans du génocide que
le discours sur l'événement est véritablement
devenu africain et international.
Symétriquement, la découverte du génocide
au Rwanda par les opinions internationale et occidentale en particulier,
semble avoir modifié le discours sur la violence politique
et les génocides. La perception publique du génocide
en Occident est d’abord restée dépendante
de la presse. Parallèlement à la désinformation
massive dont se sont rendus coupables certains organes de presse,
on a pu remarquer ça et là une référence à la
Shoah dans les discours médiatiques qui a consisté en
la reprise de termes désormais "consacrés" comme
celui de "solution finale". Des rapports émanant
d'ONG travaillant sur place retiendront la qualification de "génocide" pendant
le déroulement même des événements,
en particulier le rapport de MSF en avril 1994. C'est notamment
sur la base de ce rapport que le rapporteur de l'ONU mentionne
la notion d'"holocauste" et affirme que "la
qualification de génocide doit d'ores et déjà être
retenue en ce qui concerne les Tutsi". Le refus de qualifier
la situation de génocide s'est ensuite manifesté dans
une bataille de procédures au sein de l'ONU, autour de
cet enjeu de reconnaissance du crime aux niveaux juridique et
diplomatique, impliquant l'obligation d'une intervention des
Nations Unies en vertu de la convention de 1948. C'est donc seulement
une fois le génocide achevé que l'ONU prend officiellement
la mesure du crime en créant le TPIR, en novembre 1994.
Dès la fin du génocide, la nature du crime est
attestée par un nombre important d'ouvrages publiés
par des journalistes, des acteurs humanitaires, des militants
politiques et des universitaires. Or si la référence à la
Shoah a d'abord été utilisée pour rendre
l’opinion occidentale sensible à la situation rwandaise
en 1994-1995, ces références ont presque toujours été purement
rhétoriques. Raccourcis et simplifications sont, dans
ce cas, inévitables. Mais l'utilisation de certains mots
désormais ancrés dans l'imaginaire politique occidental
peut avoir l'effet salutaire de bousculer l'indifférence.
C'est ce qui fait dire à F-X. Verschave que la presse
a peur des "gros mots", du moins aussi longtemps que
le pouvoir n'a pas "officialisé" la qualification
du crime. Ainsi la mise en parallèle intempestive, contestable
sur le plan scientifique, répond à un réel
souci d'efficacité politique.
Après l'officialisation du terme de génocide, la
presse prend acte de l'importance de l'événement.
A. Frilet n'hésite pas à affirmer à ce propos
que le Rwanda "aurait dû 'naturellement' retomber
dans l'oubli", et que c'est la qualification de génocide "qui
va maintenir l'intérêt des rédactions".
On voit très vite surgir des références
directes à la Shoah, se multiplier l'usage de lieux communs
désormais largement admis à propos de tout génocide,
voir de toute expérience de formes de violence politique
extrême, les topoï de l'"indicible", de
l'"impensable", de l'"innommable". Le génocide,
reconnu, est appelé à une "normalisation".
Ce consensus quant à la nature génocidaire du crime
fait parler L. Bagilishya de "génocide concédé" :
la reconnaissance n'empêche pas la banalisation, la relativisation,
voire le déni, de prolonger la négation par d'autres
moyens.
Cette "normalisation" du génocide, globalement
reconnu par une communauté occidentale qui continue de
nier ses responsabilités dans la "tragédie
rwandaise", est peut-être le symptôme habituel,
déjà observé en ce qui concerne la Shoah,
d'une "digestion" de l'événement sur
le plan du discours pour éviter ses conséquences
sur celui de l'action politique. Ainsi l'Occident ne cesserait "de
se mirer dans ce bain de sang qui lui renvoie l'image de 'son'
génocide, l'extermination des juifs auxquels la pensée
coloniale a si efficacement assimilé les Tutsis, 'Nilotiques
errants' dans l'Afrique des Grands Lacs". A sa manière
habituelle, idéologiquement suspecte, Stephen Smith soulève
une question importante : la référence à la
nature génocidaire du crime, rappelant aux occidentaux
la faillite du mot d'ordre "plus jamais ça",
a certainement joué un grand rôle dans un déplacement
du travail mémoriel. Mais si la reconnaissance de la nature
du crime amène parfois les Occidentaux à "plaquer" leur
mémoire sur une réalité africaine, la mémoire
de la Shoah sert à l'inverse de référence
dans un processus mémoriel aux aspects parfois "mimétiques" au
Rwanda. C'est pourquoi il semble important d'observer d'abord
comment la référence à la Shoah dans les
discours sur le Rwanda revêt un rôle d'ordre politique.
Instrumentalisation versus négation
Dès les lendemains du génocide s'engage au Rwanda
une véritable réflexion au niveau institutionnel
et étatique. Le nouveau gouvernement se retrouve face à une
situation sans précédent: presque immédiatement
après la catastrophe, les victimes et leurs anciens bourreaux
se trouvent contraints de cohabiter et de reprendre des relations
de voisinage. Cette spécificité détermine
une politique nationale centrée sur la question de l'"après-génocide",
ayant pour tâche délicate de synthétiser
les contradictions à l'œuvre dans la société rwandaise.
La référence au génocide des Juifs y revêt
un double aspect : dans un contexte d'universalisation de sa
mémoire, qui devient une référence centrale
de la conscience politique occidentale, définir le génocide
de 1994 dans ses différences et ses points communs avec
la Shoah permet de lui conférer une dimension internationale.
Mais dans un second temps, on ne peut occulter les critiques
auxquelles s'expose un Etat qui fait du génocide "l'événement
fondateur de l'histoire nationale" (selon l'expression de
Kagame) et la possible "instrumentalisation" de la
démarche comparative.
En 1996, Paul Kagame (alors vice-Président et Ministre
de la Défense) a effectué un voyage de quelques
jours en Israël. Ayant visité Yad Vashem, il exprima
sa volonté de construire un mémorial qui s'en inspirerait.
Depuis, il est devenu membre d'honneur de la fondation Raoul
Wallenberg et a affirmé à maintes occasions la
proximité de fait existant entre le Rwanda et Israël
en raison du crime subi, en récusant toutefois l'existence
d'un "syndrome israélien". Autant d'éléments
qui alimentent un discours négationniste puisant dans
la tradition "antihamite" dont on peut constater l'étonnante
proximité avec l'antisémitisme. Ainsi, les négationnistes
accusent Kigali d'instrumentaliser la mémoire du génocide
des Tutsi comme Israël le fait avec le génocide des
Juifs en "justifiant" la politique d'occupation des
territoires palestiniens par l'argument d'une menace de disparition
de l'Etat hébreu, voire de nouveau génocide. L'Etat
rwandais aurait donc justifié aux yeux de l'opinion internationale
sa politique offensive et guerrière au Congo (1996-1998)
par le même type d'argument, et ce pour mener à bien
un plan d'occupation et de conquête de la région
des Grands Lacs. On a pu lire dans certains journaux édités
en Belgique et en France des articles aux accents négationnistes
et antisémites : Kagame, lors de son voyage à Tel-Aviv
en octobre 1996, aurait convaincu Benyamin Netanyahu que les
Tutsi seraient des Fallachas, et il s'en serait suivi une aide
militaire de la part du "lobby juif" en Israël
et aux Etats-Unis, dont on suspecte par ailleurs les visées
néocoloniales en Afrique centrale. Paul Kagame, présenté comme
un “Tutsi emblématique”, et fustigé comme
une “victime mythique”, est accusé d'avoir
orchestré un "contre-génocide" au Congo
et au Burundi voisin. Ce type de discours s'associe bien souvent à un
antisémitisme explicite, tel qu'on peut le trouver dans
l’ouvrage du Canadien Robin Philpot, ou sous la plume du
journaliste belge Ludo Martens qui écrit que "La
bourgeoisie tutsi au pouvoir à Kigali a résolument
opté pour le modèle israélien: depuis 50
ans, l'Etat sioniste invoque le génocide commis par les
nazis contre les populations juives, pour justifier sa politique
de racisme, de discrimination, de terreur, d'agression et de
guerre à l'encontre des Palestiniens et des autres peuples
arabes."
Précisons toutefois que le reproche d'"instrumentaliser" le
génocide ne se trouve pas que chez les négationnistes
: certaines ONG ont pu accuser les autorités rwandaises
de "dérive israélienne", Kigali "utilisant" la
mémoire à des fins politiciennes alors que le Rwanda
menait la guerre au Congo-K. Si la critique du régime
en place à Kigali est légitime, notamment dans
ses dérives militaires, on peut s'interroger sur la pertinence
de ce recours systématique à la comparaison avec
l'Etat israélien, ce qui supposerait de se pencher sur
les croisements entre les discours antisionistes et anti FPR,
et comment ces discours sont susceptibles de basculer respectivement
vers l'antisémitisme et l'antihamitisme, ce qui déborde
notre sujet. Observer comment se construit la mémoire
du génocide de 1994 dans ses croisements éventuels
avec la mémoire de la Shoah suppose en revanche d'interroger
le rôle et la place de la référence à la
Shoah dans la prise de conscience de l'événement
et la mise en place d'un travail de mémoire et de deuil
au Rwanda.
"Mimétisme" d'une
mémoire officielle ?
Au Rwanda même, les références à la
Shoah ont d'abord pris un aspect très direct et concret
: dès 1995, des colloques et des conférences sont
organisés en partenariat avec des associations de rescapés,
et des représentants de la communauté juive et
d'autres communautés touchées par un génocide
sont invités. La première "conférence
internationale sur le génocide" organisée à Kigali
du 1er au 5 novembre 1995 semblait répondre à une
volonté de conférer au génocide des Tutsi
une dimension internationale, et de rappeler les implications
de certains pays occidentaux. L'accent fut mis sur l'importance
d'une justice pénale internationale qui, exercée
au TPIR d'Arusha, impliquerait l'ensemble de la communauté internationale.
Y intervenait une Arménienne membre de la Mission du Haut
Commissariat des Nations Unies aux Droits de l'homme au Rwanda
et John Lemberger, Président de l'organisation israélienne
Amcha. Intervenait également Efraim Zuroff, Directeur
du Centre Simon Wiesenthal en Israël, dont la présence
représentait incontestablement un signe fort de la part
d'un organisme de dimension internationale. E. Zuroff émet
une série de recommandations : celle de créer ce
qu'il appelle une "Haute Autorité de la Mémoire",
un centre de documentation et d'histoire pour collecter les documents
relatifs au génocide, inspiré du centre Yad Vashem
en Israël, ainsi que des mesures politiques, au niveau institutionnel
et législatif. Les "recommandations" publiées à l'issue
du colloque reprennent ces propositions à travers l'idée
d'instituer un "Memorial Day" le 7 avril, de créer
des mémoriaux, et de mettre sur pied une "Commission
Nationale sur le Génocide" indépendante des
structures étatiques, et qui regrouperait les associations
de survivants, ainsi qu'un "Fonds national de soutien aux
survivants".
Une seconde grande conférence est organisée en
novembre 2001, avec l'association Ibuka, et une association de
rescapés de la Shoah, le Group Project for Holocaust Survivors
and their Children. L'idée même du projet émane
de discussions entre Rwandais et "leurs amis qui ont survécu à l'Holocauste
et au génocide à des moments différents
de l'histoire et dans d'autres parties du monde". Le but
est d'"amener les survivants de différents génocides
du XXème siècle à se mettre ensemble avec
les rescapés du génocide rwandais et les représentants
des autres groupes rwandais pour partager leurs expériences,
commémorer la mémoire des victimes, chercher la
façon d'améliorer les conditions de vie des survivants
(…) et pour s'assurer que de tels crimes contre l'humanité ne
se répètent nulle part à l'avenir".
Les organisateurs ont invité des Arméniens, des
Cambodgiens et des Bosniaques, et le "Réseau International
des survivants de l'Holocauste et du Génocide et de leurs
Amis" (International Network of Holocaust and Genocide Survivors
and their Friends) est créé à l'issue de
la rencontre. De tels réseaux, principalement associatifs
et non-étatiques, permettent une mise en relation effective
qui débouche sur un véritable travail de mémoire.
En avril 2004 enfin, la dixième commémoration du
génocide a donné lieu à nombre de manifestations
au Rwanda du 1er au 7 avril, et une troisième conférence
internationale s'est tenue à Kigali, regroupant là encore
des représentants des communautés juive et arménienne,
tandis qu'à Butare étaient projetés deux
films sur la Shoah dans le cadre des manifestations officielles.
Parallèlement à ces trois grandes manifestations,
l'Etat a mis en place depuis 1995 plusieurs projets commémoratifs
et programmes officiels (en particulier, depuis peu, dans les
programmes scolaires) avec les associations de rescapés.
Certains projets sont directement inspirés des formes
de la mémoire de la Shoah telles qu'on les trouve en Europe,
aux Etats-Unis et en Israël. Le relais institutionnel implique
souvent une modification du sens de la commémoration :
Ibuka à entrepris le recensement des tous les "Justes" ayant
sauvé des vies pendant le génocide à partir
de juillet 2001. Or la reprise du projet par le "tiers" étatique
en 2002 lui ajoute un sens politique, l'Etat rendant hommage
aux "Héros et martyrs de la Nation", et créant
un cimetière qui leur est consacré. A côté des "héros" ayant
refusé de participer au génocide, sont célébrées
des personnes controversées comme le roi Mutara III ou
Fred Rwigema, cofondateur du FPR tué lors de l'offensive
de 1990.
Les "recommandations" de la conférence de 1995
comprenaient la création d'un "fonds de compensation" alimenté par
les Etats "complices". Or ce projet n'a jamais pu être
réalisé, et l'Etat rwandais a dû réviser à la
baisse ses ambitions en matière de droit international
appliqué aux Etats occidentaux. La politique institutionnelle
rwandaise s'est du même coup trouvée tributaire
d'apports financiers insuffisants, et n'a pu mettre en place
une institution comme le centre Yad Vashem, le manque de moyens
laissant souvent la place à des initiatives privées.
On doit le premier projet d'envergure à un prêtre
exilé en France et rescapé du génocide qui
a créé une fondation (en 2003) centrant son action
sur la mémoire du génocide et s'inscrivant dans
une "démarche de mémoire publique". De
telles initiatives supposent parfois le recours à un tiers
occidental, comme c'est le cas pour la "Fondation Nyamirambo-Point
d'appui" créée par une rescapée du
génocide, Y.Mukagasana. Son projet s’est réalisé en
partie grâce à des subventions européennes,
cet apport lui ayant notamment permis de faire circuler l’exposition
conçue à partir de son livre les Blessures du silence,
montrée à Lyon en 2003 au Musée d'Histoire
de la Résistance et de la Déportation, et qui vient
d'être inaugurée au Centre de Documentation Juive
Contemporaine à Paris. D'autres initiatives de ce type
ont vu le jour, mais rencontrent un succès inégal,
qui dépend en partie de la forme d'intervention du tiers
occidental ou étatique. Ainsi le projet de V.Kayimahe,
la "Maison de la mémoire", n'a pas trouvé de
financement extérieur. Malgré la formulation du
projet, qui se réfère à un "devoir
de mémoire", le caractère politique et critique à l'égard
de la France du témoignage de V.Kayimahe explique éventuellement
les difficultés rencontrées dans la recherche de
fonds.
Si les Tutsi s'identifient parfois aux Juifs avant 1994, le parallèle
entre Juifs et Tutsi s'est considérablement répandu
depuis. Cette identification puise à la fois dans le discours
colonial qui assimilait les Tutsi aux "Juifs de l'Afrique",
et dans la culture religieuse chrétienne. Elle a changé de
nature depuis 1994, en se structurant désormais sur la
notion de génocide à partir de la Shoah, et la
référence à la mémoire juive. Mais
la mémoire interne offre peu d'exemples d'"inspiration" de
la mémoire juive pour l'instant, et il est parfois difficile
d'en démêler l'origine : les résultats de
l'enquête récemment menée par Raphaël
Glucksmann montrent à l'œuvre un double mouvement
de projection réciproque, au cours duquel le chercheur
occidental, héritier de la Shoah, rencontre des rescapés
faisant à leur tour le parallèle avec la Shoah
et sa mémoire.
Certaines initiatives plus importantes en termes de moyens supposent
que le tiers intervienne de manière plus directe, et
non plus seulement dans une position auxiliaire, ce que montre
la création du mémorial sur le site de Gisozi
inauguré à l'occasion de la commémoration
des dix ans du génocide. A résonance clairement
politique, l'initiative veut "soutenir" la promotion
de valeurs "démocratiques" auprès du
futur électorat rwandais. Soutenu par l'Etat et la ville
de Kigali, le projet repose cependant sur des fonds extérieurs.
A côté des associations de rescapés rwandaises,
ce sont des associations anglaises de rescapés de la
Shoah qui en sont à l'origine. Les frères James
et Stephen Smith, concepteurs du Gisozi Genocide Education
Project, prônent une approche "pédagogique" et éducative
tournée vers la compréhension du génocide
et l'écoute des rescapés (à côté d'un
centre de documentation sont prévues des interventions
de rescapés en milieu scolaire). La pertinence de la "méthode" envisagée
est justifiée par les modèles l'ayant inspirée
: le centre consacré à la mémoire de l'Holocauste
déjà réalisé par J. et S.Smith
en Angleterre, les mémoriaux israéliens et un
mémorial créé dans la ville sud-africaine
de Cape Town. Le discours, d'inspiration universaliste, témoigne
d'un souci d'efficacité qui peut faire douter de la
pertinence d'un tel mémorial dont le "concept" est
livré "clef en main". Mais si l'intervention
du "tiers" occidental est ici particulièrement
visible, elle semble toutefois fonctionner comme un "passage
du témoin", le site de Gisozi étant jusqu'à présent
perçu comme une réussite par ses visiteurs.
Outre les projets réalisés en partenariat avec
l'Etat, des initiatives émanent directement de tiers occidentaux,
en particulier des organisations concernant la mémoire
et l'historiographie de la Shoah. Etonnamment, ces projets sont
plus souvent anglo-saxons ou israéliens. A l'exception
notoire de Fest'Africa, qui présente la spécificité d'être à la
fois un projet français et africain, et d'associations
comme Survie et Agir ici, les associations françaises
restent peu représentées. L'absence quasi-totale
d'acteurs allemands étonne, et si l'événement
trouve un écho certain en Allemagne, c'est surtout sur
un plan scientifique et universitaire, la mémoire de l'événement
y restant singulièrement absente de l'espace public. Or
si la situation au Rwanda au lendemain du génocide reste
inédite, les similitudes avec la situation de l'Allemagne
au lendemain de la guerre sont évidentes: même si
les Allemands n'ont pas massivement pris part au processus d'extermination
du judaïsme d'Europe, une grande partie de la population
a assisté à la mise en place d'une politique d'exclusion,
sans compter les nombreux criminels au sein de la Wehrmacht.
Les références à l'Allemagne et au processus
démocratique mis en place par la RFA dès 1946 restent
pourtant relativement rares, et très peu d'ONG et de centres
de recherches allemands sont associés au travail de mémoire.
La majorité des interventions étrangères émane
d'associations de recherche parfois comparatistes, mais centrées
sur l'"Holocauste", et d'associations de rescapés
de la Shoah anglo-saxones. En 2002, le projet "Remembering
Rwanda" ("Rappelons-nous du Rwanda") est lancé.
Il se construit autour d'une injonction à se souvenir
adressée à la communauté internationale.
Ses concepteurs sont à l'origine des démarches
pour obtenir de l'Union Africaine une reconnaissance du dixième
anniversaire. Fait notoire, le projet prévoyait de charger
Daniel Libeskind, l'architecte et concepteur du musée
juif de Berlin et du site de "Ground Zero", de créer
un mémorial pour le dixième anniversaire du génocide
(projet qui ne semble pas avoir abouti pour le moment). On ne
peut s'empêcher de voir ici un certain décalage
entre des initiatives locales, émanant de rescapés
ou de collectifs présents au Rwanda depuis 1995, et une
telle conception "universaliste" du "travail de
mémoire" inspiré de la mémoire de la
Shoah. Mais "Remembering Rwanda" se veut avant tout
une coordination de projets souvent déjà conçus
au préalable au niveau local. L'initiative a donc manifestement
pour but de conférer un écho international à la
commémoration.
Enfin, des commémorations sont organisées depuis
1995 par des Rwandais à l'extérieur du Rwanda,
souvent conçues comme des journées de réflexion
sur les génocides. L'association Ibuka a ainsi organisé depuis
1995 des commémorations à Paris et à Bruxelles
dont l'un des mots d'ordre est de construire un "nouveau
'Plus jamais ça'", notamment en invitant "des
représentants des peuples dont l’histoire fut marquée
d’un génocide". La communauté rwandaise
en diaspora manifeste, depuis son apparition, une forte volonté de
maintenir l'identité culturelle rwandaise à travers
la musique, le chant, la danse, cette volonté restant,
avant 1994, souvent liée à la détermination
de retourner au Rwanda, ainsi qu'à une volonté politique
de mettre un terme au régime en place. Si le choc du génocide
amène beaucoup d'exilés à se pencher sur
l'histoire de la Shoah et sur les témoignages qui en sont
issus, pour tenter de saisir le sens de l'événement,
cet intérêt ne se fait pas au détriment des
formes culturelles spécifiques que peut prendre leur mémoire
rwandaise. Le détour par l'histoire et la mémoire
occidentales de la Shoah peut mener à des formes de syncrétisme
inédites. Citons l'exemple de la Communauté Rwandaise
de France qui, pour tenter d'attirer l'attention des Français
sur le génocide et rassembler Rwandais en exil et Français
d'origine rwandaise, organise à Paris, le 16 juillet 1994,
alors que le génocide n'est pas encore achevé,
une grande manifestation musicale et festive au Trianon. Une
telle manifestation est profondément étrangère à ce
qu'un "Occidental" pourrait concevoir pour rassembler
un public autour d'un tel événement. Cet exemple
ne peut qu'inviter à observer comment, au-delà de
formes "mimétiques" somme toute limitées,
se construit la spécificité de la mémoire
du génocide.
Entre spécificités
et singularité, le processus mémoriel rwandais
Si les formes de "mimétisme" ou d'"inspiration" sont
indéniables dans la "politique mémorielle",
L'Etat rwandais a su trouver une voie propre, inhérente à sa
situation singulière. Et s'il détermine pour une
grande part les modalités de cette mémoire, il
n'est qu'un acteur social parmi d'autres, les associations de
rescapés et l'ensemble de la société rwandaise
s'impliquant, chacun selon ses propres orientations, dans la "gestion" mémorielle
de l'événement. Le pouvoir de Kigali est pris dans
un réseau de contradictions : au plan international, il
demande légitimement la reconnaissance du génocide,
et la prise en compte des difficultés propre à un
Etat chargé de gérer une situation post-génocidaire.
Il se retrouve acculé entre la nécessité de
créer puis de conserver une "unité nationale" et
les différentes revendications émanant des composantes
de la société : non seulement Hutu et Tutsi, mais
anciens exilés tutsi et rescapés, exilés
hutus de retour des pays limitrophes, et criminels qu'ils s'agit
de "réintégrer".
Les formes qu'ont prises les commémorations dans ce contexte
politique et social complexe illustrent une particularité de
la "voie rwandaise". Il apparaît que le "plaquage" hypothétique
de la mémoire de la Shoah reste limité. On retrouve évidemment
la thématique du "Plus jamais ça", le
souci de donner une identité aux victimes dont les noms
sont inscrits sur des panneaux près des lieux d’inhumation.
Le thème de la réconciliation nationale, très
présent, s'inscrit dans une tentative de désethniciser
les rapports sociaux et de refonder un projet démocratique
sur l'"unité nationale", et dont la Commission
Nationale pour l'Unité et la Réconciliation, créée
en mars 1999, est la traduction institutionnelle. L’Eglise
se fait l’écho de cette volonté de réconciliation
nationale, qui passerait pour elle par un "pardon" chrétien
et une renonciation à la "vengeance". Le discours
religieux, émanant parfois au Rwanda des milieux charismatiques
non reconnus par le Vatican, peut donner lieu à des dérives
aux accents négationnistes.
Dans ce contexte, la référence à la destruction
du judaïsme européen peut parfois jouer le rôle
d’un repoussoir salutaire : la démarche du pardon
(en tout cas d'un pardon "collectif") reste étrangère à la
problématique de la destruction génocidaire, qui
appelle avant tout une nécessité de justice. Les
autorités et les associations de rescapés travaillent
souvent en partenariat avec l'Eglise, qui reste un élément
essentiel du tissu social rwandais. Mais le discours religieux
tenu sur les bourreaux et les victimes, l'interprétation
même de l'événement génocidaire, en
brouillent le sens. En parlant de la nécessité d'un
pardon mutuel, l’Eglise associe souvent de manière
indistincte toutes les victimes, hutues comme tutsies, du génocide
aussi bien que du FPR, dans des cérémonies communes.
Cette compétition symbolique des pouvoirs politique et
religieux pour la mémoire, qui mène à partir
de 1996 à un conflit quasi ouvert entre l’Etat et
l’Eglise, n'est qu'un exemple du fait qu'il n'existe aucune
unanimité nationale possible en la matière.
Depuis 1995, l’évolution des commémorations
annuelles du génocide semble difficilement réductible à une
logique linéaire. Les juridictions Gacaca suscitent le
débat concernant la possibilité d'un pardon, cette
fois non plus au sens chrétien, mais intégré dans
un effort de justice où il se cache parfois derrière
la notion de "réconciliation". Le bilan actuel
de cette initiative reste mitigé, dans un contexte souvent
difficile pour les rescapés contraints de vivre à proximité des
anciens bourreaux, et qui leur demandent dans les meilleurs des
cas de "pardonner", les menacent ou les assassinent
dans les pires. Sans compter le fait que les procès en
Gacaca constituent de véritables "boîtes de
Pandore" mettant au jour des dizaines de milliers de crimes
restés impunis depuis 1994.
Les rescapés insistent souvent sur l'écart infranchissable
qui existe entre une possible cohabitation pacifique et une quelconque "réconciliation".
De la même façon qu'on a pu accuser le régime
de Kigali d'"instrumentaliser" la mémoire du
génocide pour justifier sa politique étrangère,
on entend des critiques virulentes à l'égard de
la gestion de la mémoire au Rwanda même. Pour nombre
d'opposants, la "politique de la mémoire" est
détournée de son but pour servir les intérêts
de l'équipe dirigeante et museler les voix discordantes.
Si les rescapés sont associés aux commémorations,
ils n’en sont pas les concepteurs : c'est l'Etat qui a
autoritairement organisé et a fixé les dates de
la semaine commémorative (1er-7 avril de chaque année).
Il s'est longtemps trouvé en situation de conflit larvé avec
la principale association de rescapés du génocide,
Ibuka, qui ne représente elle-même qu’une
partie des rescapés. Le livre récemment paru d'Esther
Mujawayo, une rescapée co-fondatrice de l'importante association
de veuves du génocide Avega, relate bien les difficultés
des rescapés au lendemain du génocide, et leur
relatif isolement dans une société dominée
par la volonté d'oubli et de reconstruction.
Il ne faut pas occulter enfin les grandes différences
de lectures de l'événement dans la société rwandaise.
Car aux clivages Hutu/Tutsi, ville/campagne, rescapés/bourreaux
ou population ayant "laissé faire", qui se recoupent
seulement partiellement à chaque fois, s'ajoute le déphasage
entre les Rwandais qui habitaient le pays avant le génocide
et ceux revenus s'installer après parfois trente ans d'exil.
A cela s'ajoute la spécificité d'une certaine "idéologie" du
FPR. Fondée sur un refus virulent de la "victimisation" et
un combat pour la dignité et les droits civiques dans
les pays d'exil, elle se développe à partir de
la fin des années 80 jusqu'au déclenchement de
l'offensive en 1990. Au lendemain du génocide, José Kagabo
parlera de "l'idéologie libératrice du FPR
qui dissimule la douleur". Nombre de rescapés témoignent
d'un décalage douloureux avec la mémoire du tiers,
qui se joue ici non seulement avec l'Etat soucieux de construire
sa "réconciliation nationale" mais aussi avec
la population. Le "deuil collectif" que l'Etat essaie
de susciter se trouve dans un réseau de contradictions
dû à la diversité des mémoires, et
l'on est tenté de parler avec Marcel Kabanda de "quatrième
ethnie" à propos des rescapés du génocide.
Il existe donc "un sentiment que l'on rencontre chez pratiquement
tous les Rwandais de l'intérieur" qui "éprouvent
un malaise vis-à-vis de ceux qui arrivent de l'extérieur",
ce qui suggère, comme le souligne Catherine Coquio, que
dans toute politique de la mémoire et gestion de l'après
d'un génocide, ce sont peut-être les rescapés
eux-mêmes qui restent les plus difficiles à "intégrer".
En 1995, José Kagabo parlait d'un paysage mémoriel
et social dévasté, dans un pays où personne
n'avait les moyens de "structurer, de construire, de socialiser" la
mémoire du génocide. Surgissaient alors les risques
de la banalisation, de l'oubli, du refoulement, dont Kagabo rappelle
combien ils sont constitutifs du processus mémoriel depuis
1959. Mais s'il semblait à Kagabo que le travail de structuration
de la mémoire faisait défaut en 1995, il paraît
mieux engagé aujourd'hui. Les difficultés subsistent,
mais c'est la société dans sa majeure partie qui
a pris conscience de la nature du crime génocidaire.
La spécificité la plus marquante des modalités
de la mémoire du génocide réside indéniablement
dans la tentative d'élaborer un "deuil collectif" à travers
les cérémonies d'inhumation organisées par
l'Etat depuis 1995, et parfois, au niveau local, par les associations.
Chaque année a lieu une cérémonie officielle
le 7 avril au cours de laquelle sont enterrés des corps
de victimes extraits de fosses communes qu'on ne cesse de découvrir.
En 1996, les autorités ont décidé d'exposer
les corps dans certains sites où ont eu lieu les massacres
les plus terribles. Bien que controversés - l'exposition
des cadavres transgressant les rites funéraires à la
fois rwandais et chrétiens hérités de la
colonisation, et créant parfois un conflit entre rite
privé et rite public institutionnel - ces sites-mémoriaux
permettent de mettre en route un processus de deuil.
Un possible "effet retour" sur
la mémoire de la Shoah
C'est d'ailleurs en observant un étonnant "effet-retour" sur
la mémoire d'autres héritiers de génocides
que l'on peut prendre la mesure de la capacité de ces
sites à restaurer le passage du réel au symbolique,
qui permet le deuil, dans un contexte où c'est précisément
la disparition des corps qui empêche ce travail. Ainsi
Hélène Piralian, de parents arméniens, témoigne
de cet "effet retour". Et Jacqueline Bikhovsky, venue
s'exprimer en tant que survivante de la Shoah lors de commémorations
organisées en Belgique en 1995 et en 1996, témoigne
de l'effet singulier de ces cérémonies sur sa propre
mémoire. Ces expériences collectives du deuil lui
rappellent l’absence de sépulture de ses parents
morts dans les camps nazis : "il m'est venu (…) l'idée
curieuse que cette vision tragique mais concrète était
bénéfique pour le cœur et la mémoire
des Rwandais. En les regardant, je pensais que, comme eux, j'aurais
aimé voir les corps des miens plutôt qu'imaginer
sans répit qu'ils sont partis en fumée dans le
ciel et que leurs cendres sont retombées sur les champs
de blé allemands." C'est le travail de deuil des
Rwandais qui permet à la survivante de se remémorer
son propre passé d'enfant cachée : "En recherchant,
pour eux (les Rwandais), les traces de l’Histoire, j’ai
regardé la mienne en face".
L'exemple de Jacqueline Bikhovsky est loin d'être isolé :
les réactions de la communauté juive ont très
rarement été dans le sens d’une contestation
du génocide des Tutsi au nom de l’unicité de
la Shoah. Il semble y avoir eu un "effet retour" sur
la mémoire de la Shoah, les représentants d’organisations
juives amenés à s’exprimer sur le génocide
ayant au contraire souligné l’évidente similitude
entre les deux génocides, et déploré l’échec
politique du mot d’ordre d’après Auschwitz "Plus
jamais ça". La simultanéité entre le
déclenchement du génocide au Rwanda et les commémorations
du 50ème anniversaire du débarquement frappent
particulièrement les esprits en 1994. Le fait que l'exposition
conçue à partir du livre de Y. Mukagasana soit
montrée d'abord au Musée de la Résistance
et de la Déportation de Lyon, puis au CDJC en avril 2004,
revêt, à lui seul, une portée symbolique.
Au sein des discours militants ou officiels témoignant
d'un "effet-retour" sur la mémoire juive de
la Shoah, une exception mérite ici d'être commentée :
celle de ce journaliste de Tribune Juive, Stéphane Trano,
qui accuse l’association Ibuka (dont il rappelle que le
nom, qui signifie "Souviens-toi", rappelle le "Za'hor" hébraïque)
lors de la première commémoration du génocide à Paris
en 1995 de "confiscation" des rites mémoriels,
en encourageant "une culture du malheur stéréotypée",
un "culte de la mémoire fourre-tout". Dans un
parfaite méconnaissance des faits (il accuse Ibuka d’utiliser
le calendrier commémoratif de la libération des
camps nazis, ignorant que le génocide des Tutsi commençait
le 7 avril), il dénonce une "récupération
suspecte" de la mémoire, "une esthétisation
narcissique (…) qui nie l’identité du peuple
martyr". Le même journaliste avait pourtant dénoncé, à peine
trois mois auparavant, le culte de la mémoire de la Shoah
sur fond d’un "devoir de mémoire" vidé de
sens à une époque où se multiplient les
génocides. Il avait alors commis l’excès
inverse de la négation, celui d'une dilution de la notion
de génocide, détachée de son sens juridique,
et dont il soulignait pourtant combien il est important de la "penser" et
de la "définir".
A côté de cet exemple de dérive, d'autres
indices semblent indiquer un écho important dans le champ
intellectuel "juif" : dès 1996, la Revue du
Monde juif publie un article de Jean-Pierre Chrétien,
tandis que Les Temps Modernes, dirigés par Claude Lanzmann,
figure intellectuelle et artistique ayant longtemps tenu à affirmer
l'"unicité" de la Shoah, consacrent très
tôt des articles au Rwanda : publication d’articles
de Luc de Heusch et Claudine Vidal en 1994, de Dominique Franche
en 1995, un incontournable numéro spécial sur "les
politiques de la haine au Rwanda-Burundi" en 1995 et un
nouvel article de C.Vidal en 2001. La date importante sur le
plan symbolique de la commémoration des dix ans du génocide
donne lieu à nombre de publications, parmi lesquelles
on peut citer le numéro de la rentrée 2004 de la
Revue d'Histoire de la Shoah, qui sera consacré au génocide
des Tutsi, ainsi qu'un "entretien croisé" entre
Simone Veil et Esther Mujawayo.
(texte publié sans son appareil
de notes, nous vous renvoyons à sa version imprimée.)