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Mémoires croisées : références à la Shoah dans le travail de deuil et de mémoire du génocide des Tutsi

Par Aurélia Kalisky, revue Humanitaire n°10, printemps-été 2004 (Médecins du monde), numéro spécial à l'occasion de la commémoration des dix ans du génocide des Tutsi du Rwanda, pp. 69-92.


"Vous savez, rien que de vous entendre maintenant j'ai des frissons d'émotion.

D'émotion par rapport à ce passé commun je dirais, et cette similitude de nos situations à près de cinquante ans de distance. (…) Mais mon émotion vient aussi du fait qu'ayant survécu, (…) vous vous êtes heurtée à ce même mur du silence que celui que nous avons rencontré, et pour les mêmes raisons. Vous avez utilisé les mêmes mots que les nôtres sans jamais avoir su ce que nous-mêmes avions dit, et avec les mêmes détails.

Un journaliste : Vous avez dit un jour, à propos des juifs d'Israël : 'Eux peuvent nous comprendre mieux que d'autres'. C'est-à-dire?
Paul Kagame : Si j'ai dit cela, c'était évidemment en référence aux génocides qu'eux et nous avons subis. Je parlais de la persécution, de la souffrance, de la volonté de survivre, rien de plus. Mais c'est déjà beaucoup.

Le Rwanda c'est le Rwanda. Chaque pays a son histoire, sa singularité Il n'y a pas de syndrome israélien, mais un syndrome rwandais."

 

Dès 1995, le chercheur belge Jean-Philippe Schreiber constatait à propos du génocide des Tutsi du Rwanda que le crime aussi bien que sa mémoire en cours d'élaboration offraient "de frappants parallèles avec ses antécédents historiques". Dix ans plus tard, à l'heure où le Rwanda et la communauté internationale commémorent l'événement, il est clair que le génocide de 1994 apparaît désormais comme le dernier génocide du vingtième siècle. Que sa mémoire se constitue – au moins en partie - dans un rapport aux autres génocides, faisant apparaître le génocide des Tutsi comme un génocide parmi d'autres dans une série plus ou moins longue selon l'origine du discours, n'a rien d'étonnant en soi. Dans un tel contexte où se constitue la mémoire d'un événement, les mises en relation entre génocides existent du fait même du fonctionnement de la Shoah comme paradigme qui fait de tout génocide après elle un génocide "second". Y compris lorsqu'un génocide la précède, comme le démontre aujourd'hui la difficile reconnaissance du génocide des Arméniens. La Shoah est inévitablement le terme premier de la comparaison, la référence aussi bien lorsqu'il s'agit de reconnaître et de qualifier le crime, que de penser l'événement. C’est la manière même des événements à caractère génocidaire d'entrer en relation réciproque qui peut alors se révéler productrice de mimétismes et de hiérarchisations ambiguës, tenant au fait que la mémoire représente l’enjeu d’un débat tant culturel et historique qu’éminemment politique.


Ce jeu d’écho entre les discours sur les formes de violence politique explique en partie les multiples occurrences des références à la Shoah dans les discours sur le génocide des Tutsi, puis les quelques effets "retour" résultant de l'inscription de ce génocide dans les discours sur l'extermination des Juifs. Aujourd'hui majoritairement reconnu, le génocide de 1994 est perçu en Occident comme le resurgissement du "pire" auquel on avait tenté de répondre par un "plus jamais ça" et un "devoir de mémoire". Pour la première fois depuis 1945 il y a là l'évidence d'un "mal absolu", et on peut affirmer aujourd'hui que les discours niant explicitement la nature du crime sont en voie de marginalisation sur les plans scientifique et politique.
A l'occasion de la commémoration des dix ans du génocide des Tutsi, sa mémoire semble entrer dans une phase nouvelle, marquée par un processus de reconnaissance sur le plan international et par une intense activité scientifique et artistique à l'extérieur comme à l'intérieur du Rwanda. Deux signes montrent qu'il est en train d'acquérir le statut d'événement "mondial" au plan politique: lors de la session de mars 2003 du Conseil exécutif de l'Union Africaine a été prise la décision de commémorer le génocide et d'émettre une recommandation à l'égard de l'ONU afin qu'elle institue une journée du souvenir. Et même si le génocide et sa mémoire ont acquis depuis quelques années déjà une visibilité croissante en Europe et aux Etats-Unis, comme en témoignent l'importance de l'activité éditoriale, cinématographique et scientifique sur le sujet, la récente multiplication des initiatives associatives, la parution, notamment en France, d'ouvrages majeurs depuis 2000, et le tournage de deux productions internationales à grand budget en Afrique indiquent une internationalisation de la mémoire de l'événement.


Dans le travail de mémoire engagé depuis 1994, le rôle du "tiers" a connu une place décisive, et ce aussi bien dans le travail de justice, de reconstruction politique, que dans le processus de transmission culturelle de l'événement. Comme le montre C.Coquio, la question du tiers dans l'élaboration de la mémoire du génocide se présente sous trois formes : "celle de l’Occident dans son rapport à l’Afrique et au génocide ; celle de l’Afrique dans son rapport au génocide rwandais ; celle de l’Etat rwandais dans son rapport à la catastrophe et aux rescapés". La question que nous pouvons nous poser ici est celle de la place, du rôle et du sens de la référence à la Shoah dans les discours de ces "tiers". Les discours sur les deux génocides peuvent entrer en relation sur des modes divers, variant de la simple mise en parallèle à valeur rhétorique à une comparaison à valeur heuristique. Essayer de comprendre les sens différents que peut prendre la référence à la Shoah, et à sa mémoire, supposerait par conséquent de mener une enquête approfondie, couvrant tant les discours politiques et médiatiques que les champs culturel et scientifique.


Le présent article se propose d'examiner comment se construisent les références à la Shoah dans le processus de deuil et le travail de mémoire au Rwanda, la manière dont se tissent des liens entre les mémoires de la Shoah et du génocide des Tutsi, et la façon dont ce dernier produit un "effet retour" sur la mémoire occidentale de la Shoah. En se penchant sur l'état actuel du processus mémoriel aux niveaux national (à travers la "politique de la mémoire" rwandaise et la perception du génocide dans la société), continental et international (l'apparition d'une telle violence questionnant en profondeur la vision que l'Afrique peut avoir d'elle-même, mais aussi l'image que peut se forger l'Occident du continent africain), on peut tenter de saisir les enjeux et les sens de la mise en relation de ces deux génocides.


"Plus jamais ça" : entre mot d'ordre hérité et "lieu de mémoire" africain


Depuis 1945, l’Occident s’est assigné le mot d’ordre "plus jamais ça" et l’a de fait assigné au reste du monde en créant une justice pénale internationale, mais aussi sur un plan mémoriel, culturel, et symbolique en entretenant un "devoir de mémoire" dont on peut constater l'internationalisation croissante. Des années 70 à nos jours s'est constitué un discours sur l'"unicité" de la Shoah, notion aujourd'hui remise en question au profit de celle de "singularité", mais ce principalement à partir du paradigme de la Shoah. Or le surgissement d'une violence politique de type génocidaire en Afrique questionne l'Occident à bien des titres. Il n'a d'abord pu être question, pendant le déroulement du génocide au Rwanda, d'appliquer à un pays d'Afrique une lecture de l'événement en termes historiques, et ce pour des raisons clairement politiques. L'Afrique, restée à l'écart de l'universel "devoir de mémoire", et perçue comme un espace de violence constitutive, devait s'ancrer ensuite, une fois le génocide reconnu, dans une historicité auparavant déniée. La confrontation avec la réalité historique et politique africaine n’avait jusque là, et à quelques rares exceptions près, que pris la forme d’un recyclage du discours colonial ou post-colonial, où l’Afrique se déterminait exclusivement par rapport à l’Occident. Au passage, c'est précisément l'écrasante responsabilité des pays occidentaux et de la colonisation qui se dévoilait dans la dérive génocidaire au Rwanda : les logiques identificatoires propres à l'ethnisme apparaissent en partie comme héritage d’une historiographie d’inspiration coloniale, qui a pris pour habitude de plaquer sur l’Afrique ses vieux mythes, en recyclant des fantasmes historiques qui faisaient disparaître le continent noir dans un passé an-historique.


Mais comment dès lors penser le génocide de 1994 : en appliquant la vieille grille de lecture post-coloniale sur un événement qui s'en différencie radicalement ? Ou en plaquant à nouveau d’autres références, étrangères aux problématiques africaines ? La lecture de l'événement suppose un exercice réfléchi sachant faire la part des chose entre l'héritage colonial et la nocivité de ses discours, les dérives de l'"ethnisme" dans l'ensemble de la région des Grands Lacs, les spécificités du contexte politico-culturel africain et rwandais, mais aussi la singularité de la violence génocidaire et d'une organisation politique de l'extermination, à la fois "inspirée" de certains modèles occidentaux et spécifiquement rwandaise. Cette complexité de l'événement, qui implique ce que l'on pourrait appeler un "défi" au plan épistémologique, interroge en profondeur la vision européenne et occidentale des réalités africaines, mais aussi l'analyse et l'interprétation de la violence génocidaire. Symétriquement, elle bouleverse le regard des Africains sur leur propre continent et son histoire.


Dans un livre récent sur Les enjeux de mémoire en Afrique, J-L. Triaud, s'interrogeant sur la pertinence d'une possible transposition du concept européen de "lieu de mémoire", constatait combien les développements récents d'une "politique de la mémoire" en Afrique démontraient un recours à des passés "à la fois hérités, reconstruits, imaginés, fabriqués, sacralisés", parmi lesquels les "lieux" coloniaux deviennent "objets d’appropriations, de syncrétismes, de naturalisations". Dans l'Afrique noire d'aujourd'hui, entrée selon lui dans l'"ère des commémorations", le passé est ressenti à travers de "grands traumatismes" (J-P. Chrétien): la colonisation, l'esclavage et le racisme. En cela, comme le fait remarquer J-P. Chrétien dans le même ouvrage, les rapports entre histoire et mémoire en Afrique ne sont pas si éloignés de ceux en Europe, centrés sur la Shoah, la guerre, le Goulag. Or dans les lieux de mémoire "institués" sur ce continent depuis peu, "la part d’invention (…) est manifeste, et la réappropriation d’inventions européennes n’est pas la moindre". Au jour où l'on voit réapparaître l'expression du "devoir de mémoire" appliquée au génocide des Tutsi, on peut se demander si ce dernier sera véritablement perçu comme un "grand traumatisme" au plan africain, et quelle part prendra l'"appropriation" de formes mémorielles européennes.


Dès le mois de mai 1994, Wole Soyinka déclarait au quotidien espagnol El Pais puis au journal allemand Der Spiegel que ce qui se qui était en train de se dérouler sur le continent africain n'était "comparable qu'avec l'Holocauste". S'adressant à l'opinion occidentale, et allemande, il usa de cette référence pour frapper les esprits. Mais elle est représentative de ce détour de la pensée contraint d'"importer" une référence d'Europe pour qualifier ce qui a été produit de pire en terme de violence politique sur le continent africain. Ce qui suppose d'interroger le rôle et la place de la référence à la Shoah dans la prise de conscience de l'événement et la mise en place d'un travail de mémoire et de deuil en Afrique. Or l'événement a connu davantage d'échos en Europe jusqu'à présent : ce sont des interventions extérieures qui, sur un plan le plus souvent culturel, ont entraîné une prise de parole sur le sujet par des Africains, exilés en Europe pour la plupart, et c'est avec la commémoration des dix ans du génocide que le discours sur l'événement est véritablement devenu africain et international.


Symétriquement, la découverte du génocide au Rwanda par les opinions internationale et occidentale en particulier, semble avoir modifié le discours sur la violence politique et les génocides. La perception publique du génocide en Occident est d’abord restée dépendante de la presse. Parallèlement à la désinformation massive dont se sont rendus coupables certains organes de presse, on a pu remarquer ça et là une référence à la Shoah dans les discours médiatiques qui a consisté en la reprise de termes désormais "consacrés" comme celui de "solution finale". Des rapports émanant d'ONG travaillant sur place retiendront la qualification de "génocide" pendant le déroulement même des événements, en particulier le rapport de MSF en avril 1994. C'est notamment sur la base de ce rapport que le rapporteur de l'ONU mentionne la notion d'"holocauste" et affirme que "la qualification de génocide doit d'ores et déjà être retenue en ce qui concerne les Tutsi". Le refus de qualifier la situation de génocide s'est ensuite manifesté dans une bataille de procédures au sein de l'ONU, autour de cet enjeu de reconnaissance du crime aux niveaux juridique et diplomatique, impliquant l'obligation d'une intervention des Nations Unies en vertu de la convention de 1948. C'est donc seulement une fois le génocide achevé que l'ONU prend officiellement la mesure du crime en créant le TPIR, en novembre 1994.


Dès la fin du génocide, la nature du crime est attestée par un nombre important d'ouvrages publiés par des journalistes, des acteurs humanitaires, des militants politiques et des universitaires. Or si la référence à la Shoah a d'abord été utilisée pour rendre l’opinion occidentale sensible à la situation rwandaise en 1994-1995, ces références ont presque toujours été purement rhétoriques. Raccourcis et simplifications sont, dans ce cas, inévitables. Mais l'utilisation de certains mots désormais ancrés dans l'imaginaire politique occidental peut avoir l'effet salutaire de bousculer l'indifférence. C'est ce qui fait dire à F-X. Verschave que la presse a peur des "gros mots", du moins aussi longtemps que le pouvoir n'a pas "officialisé" la qualification du crime. Ainsi la mise en parallèle intempestive, contestable sur le plan scientifique, répond à un réel souci d'efficacité politique.


Après l'officialisation du terme de génocide, la presse prend acte de l'importance de l'événement. A. Frilet n'hésite pas à affirmer à ce propos que le Rwanda "aurait dû 'naturellement' retomber dans l'oubli", et que c'est la qualification de génocide "qui va maintenir l'intérêt des rédactions". On voit très vite surgir des références directes à la Shoah, se multiplier l'usage de lieux communs désormais largement admis à propos de tout génocide, voir de toute expérience de formes de violence politique extrême, les topoï de l'"indicible", de l'"impensable", de l'"innommable". Le génocide, reconnu, est appelé à une "normalisation". Ce consensus quant à la nature génocidaire du crime fait parler L. Bagilishya de "génocide concédé" : la reconnaissance n'empêche pas la banalisation, la relativisation, voire le déni, de prolonger la négation par d'autres moyens.


Cette "normalisation" du génocide, globalement reconnu par une communauté occidentale qui continue de nier ses responsabilités dans la "tragédie rwandaise", est peut-être le symptôme habituel, déjà observé en ce qui concerne la Shoah, d'une "digestion" de l'événement sur le plan du discours pour éviter ses conséquences sur celui de l'action politique. Ainsi l'Occident ne cesserait "de se mirer dans ce bain de sang qui lui renvoie l'image de 'son' génocide, l'extermination des juifs auxquels la pensée coloniale a si efficacement assimilé les Tutsis, 'Nilotiques errants' dans l'Afrique des Grands Lacs". A sa manière habituelle, idéologiquement suspecte, Stephen Smith soulève une question importante : la référence à la nature génocidaire du crime, rappelant aux occidentaux la faillite du mot d'ordre "plus jamais ça", a certainement joué un grand rôle dans un déplacement du travail mémoriel. Mais si la reconnaissance de la nature du crime amène parfois les Occidentaux à "plaquer" leur mémoire sur une réalité africaine, la mémoire de la Shoah sert à l'inverse de référence dans un processus mémoriel aux aspects parfois "mimétiques" au Rwanda. C'est pourquoi il semble important d'observer d'abord comment la référence à la Shoah dans les discours sur le Rwanda revêt un rôle d'ordre politique.

 

Instrumentalisation versus négation


Dès les lendemains du génocide s'engage au Rwanda une véritable réflexion au niveau institutionnel et étatique. Le nouveau gouvernement se retrouve face à une situation sans précédent: presque immédiatement après la catastrophe, les victimes et leurs anciens bourreaux se trouvent contraints de cohabiter et de reprendre des relations de voisinage. Cette spécificité détermine une politique nationale centrée sur la question de l'"après-génocide", ayant pour tâche délicate de synthétiser les contradictions à l'œuvre dans la société rwandaise. La référence au génocide des Juifs y revêt un double aspect : dans un contexte d'universalisation de sa mémoire, qui devient une référence centrale de la conscience politique occidentale, définir le génocide de 1994 dans ses différences et ses points communs avec la Shoah permet de lui conférer une dimension internationale. Mais dans un second temps, on ne peut occulter les critiques auxquelles s'expose un Etat qui fait du génocide "l'événement fondateur de l'histoire nationale" (selon l'expression de Kagame) et la possible "instrumentalisation" de la démarche comparative.


En 1996, Paul Kagame (alors vice-Président et Ministre de la Défense) a effectué un voyage de quelques jours en Israël. Ayant visité Yad Vashem, il exprima sa volonté de construire un mémorial qui s'en inspirerait. Depuis, il est devenu membre d'honneur de la fondation Raoul Wallenberg et a affirmé à maintes occasions la proximité de fait existant entre le Rwanda et Israël en raison du crime subi, en récusant toutefois l'existence d'un "syndrome israélien". Autant d'éléments qui alimentent un discours négationniste puisant dans la tradition "antihamite" dont on peut constater l'étonnante proximité avec l'antisémitisme. Ainsi, les négationnistes accusent Kigali d'instrumentaliser la mémoire du génocide des Tutsi comme Israël le fait avec le génocide des Juifs en "justifiant" la politique d'occupation des territoires palestiniens par l'argument d'une menace de disparition de l'Etat hébreu, voire de nouveau génocide. L'Etat rwandais aurait donc justifié aux yeux de l'opinion internationale sa politique offensive et guerrière au Congo (1996-1998) par le même type d'argument, et ce pour mener à bien un plan d'occupation et de conquête de la région des Grands Lacs. On a pu lire dans certains journaux édités en Belgique et en France des articles aux accents négationnistes et antisémites : Kagame, lors de son voyage à Tel-Aviv en octobre 1996, aurait convaincu Benyamin Netanyahu que les Tutsi seraient des Fallachas, et il s'en serait suivi une aide militaire de la part du "lobby juif" en Israël et aux Etats-Unis, dont on suspecte par ailleurs les visées néocoloniales en Afrique centrale. Paul Kagame, présenté comme un “Tutsi emblématique”, et fustigé comme une “victime mythique”, est accusé d'avoir orchestré un "contre-génocide" au Congo et au Burundi voisin. Ce type de discours s'associe bien souvent à un antisémitisme explicite, tel qu'on peut le trouver dans l’ouvrage du Canadien Robin Philpot, ou sous la plume du journaliste belge Ludo Martens qui écrit que "La bourgeoisie tutsi au pouvoir à Kigali a résolument opté pour le modèle israélien: depuis 50 ans, l'Etat sioniste invoque le génocide commis par les nazis contre les populations juives, pour justifier sa politique de racisme, de discrimination, de terreur, d'agression et de guerre à l'encontre des Palestiniens et des autres peuples arabes."


Précisons toutefois que le reproche d'"instrumentaliser" le génocide ne se trouve pas que chez les négationnistes : certaines ONG ont pu accuser les autorités rwandaises de "dérive israélienne", Kigali "utilisant" la mémoire à des fins politiciennes alors que le Rwanda menait la guerre au Congo-K. Si la critique du régime en place à Kigali est légitime, notamment dans ses dérives militaires, on peut s'interroger sur la pertinence de ce recours systématique à la comparaison avec l'Etat israélien, ce qui supposerait de se pencher sur les croisements entre les discours antisionistes et anti FPR, et comment ces discours sont susceptibles de basculer respectivement vers l'antisémitisme et l'antihamitisme, ce qui déborde notre sujet. Observer comment se construit la mémoire du génocide de 1994 dans ses croisements éventuels avec la mémoire de la Shoah suppose en revanche d'interroger le rôle et la place de la référence à la Shoah dans la prise de conscience de l'événement et la mise en place d'un travail de mémoire et de deuil au Rwanda.

 

"Mimétisme" d'une mémoire officielle ?


Au Rwanda même, les références à la Shoah ont d'abord pris un aspect très direct et concret : dès 1995, des colloques et des conférences sont organisés en partenariat avec des associations de rescapés, et des représentants de la communauté juive et d'autres communautés touchées par un génocide sont invités. La première "conférence internationale sur le génocide" organisée à Kigali du 1er au 5 novembre 1995 semblait répondre à une volonté de conférer au génocide des Tutsi une dimension internationale, et de rappeler les implications de certains pays occidentaux. L'accent fut mis sur l'importance d'une justice pénale internationale qui, exercée au TPIR d'Arusha, impliquerait l'ensemble de la communauté internationale. Y intervenait une Arménienne membre de la Mission du Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l'homme au Rwanda et John Lemberger, Président de l'organisation israélienne Amcha. Intervenait également Efraim Zuroff, Directeur du Centre Simon Wiesenthal en Israël, dont la présence représentait incontestablement un signe fort de la part d'un organisme de dimension internationale. E. Zuroff émet une série de recommandations : celle de créer ce qu'il appelle une "Haute Autorité de la Mémoire", un centre de documentation et d'histoire pour collecter les documents relatifs au génocide, inspiré du centre Yad Vashem en Israël, ainsi que des mesures politiques, au niveau institutionnel et législatif. Les "recommandations" publiées à l'issue du colloque reprennent ces propositions à travers l'idée d'instituer un "Memorial Day" le 7 avril, de créer des mémoriaux, et de mettre sur pied une "Commission Nationale sur le Génocide" indépendante des structures étatiques, et qui regrouperait les associations de survivants, ainsi qu'un "Fonds national de soutien aux survivants".


Une seconde grande conférence est organisée en novembre 2001, avec l'association Ibuka, et une association de rescapés de la Shoah, le Group Project for Holocaust Survivors and their Children. L'idée même du projet émane de discussions entre Rwandais et "leurs amis qui ont survécu à l'Holocauste et au génocide à des moments différents de l'histoire et dans d'autres parties du monde". Le but est d'"amener les survivants de différents génocides du XXème siècle à se mettre ensemble avec les rescapés du génocide rwandais et les représentants des autres groupes rwandais pour partager leurs expériences, commémorer la mémoire des victimes, chercher la façon d'améliorer les conditions de vie des survivants (…) et pour s'assurer que de tels crimes contre l'humanité ne se répètent nulle part à l'avenir". Les organisateurs ont invité des Arméniens, des Cambodgiens et des Bosniaques, et le "Réseau International des survivants de l'Holocauste et du Génocide et de leurs Amis" (International Network of Holocaust and Genocide Survivors and their Friends) est créé à l'issue de la rencontre. De tels réseaux, principalement associatifs et non-étatiques, permettent une mise en relation effective qui débouche sur un véritable travail de mémoire. En avril 2004 enfin, la dixième commémoration du génocide a donné lieu à nombre de manifestations au Rwanda du 1er au 7 avril, et une troisième conférence internationale s'est tenue à Kigali, regroupant là encore des représentants des communautés juive et arménienne, tandis qu'à Butare étaient projetés deux films sur la Shoah dans le cadre des manifestations officielles.


Parallèlement à ces trois grandes manifestations, l'Etat a mis en place depuis 1995 plusieurs projets commémoratifs et programmes officiels (en particulier, depuis peu, dans les programmes scolaires) avec les associations de rescapés. Certains projets sont directement inspirés des formes de la mémoire de la Shoah telles qu'on les trouve en Europe, aux Etats-Unis et en Israël. Le relais institutionnel implique souvent une modification du sens de la commémoration : Ibuka à entrepris le recensement des tous les "Justes" ayant sauvé des vies pendant le génocide à partir de juillet 2001. Or la reprise du projet par le "tiers" étatique en 2002 lui ajoute un sens politique, l'Etat rendant hommage aux "Héros et martyrs de la Nation", et créant un cimetière qui leur est consacré. A côté des "héros" ayant refusé de participer au génocide, sont célébrées des personnes controversées comme le roi Mutara III ou Fred Rwigema, cofondateur du FPR tué lors de l'offensive de 1990.


Les "recommandations" de la conférence de 1995 comprenaient la création d'un "fonds de compensation" alimenté par les Etats "complices". Or ce projet n'a jamais pu être réalisé, et l'Etat rwandais a dû réviser à la baisse ses ambitions en matière de droit international appliqué aux Etats occidentaux. La politique institutionnelle rwandaise s'est du même coup trouvée tributaire d'apports financiers insuffisants, et n'a pu mettre en place une institution comme le centre Yad Vashem, le manque de moyens laissant souvent la place à des initiatives privées. On doit le premier projet d'envergure à un prêtre exilé en France et rescapé du génocide qui a créé une fondation (en 2003) centrant son action sur la mémoire du génocide et s'inscrivant dans une "démarche de mémoire publique". De telles initiatives supposent parfois le recours à un tiers occidental, comme c'est le cas pour la "Fondation Nyamirambo-Point d'appui" créée par une rescapée du génocide, Y.Mukagasana. Son projet s’est réalisé en partie grâce à des subventions européennes, cet apport lui ayant notamment permis de faire circuler l’exposition conçue à partir de son livre les Blessures du silence, montrée à Lyon en 2003 au Musée d'Histoire de la Résistance et de la Déportation, et qui vient d'être inaugurée au Centre de Documentation Juive Contemporaine à Paris. D'autres initiatives de ce type ont vu le jour, mais rencontrent un succès inégal, qui dépend en partie de la forme d'intervention du tiers occidental ou étatique. Ainsi le projet de V.Kayimahe, la "Maison de la mémoire", n'a pas trouvé de financement extérieur. Malgré la formulation du projet, qui se réfère à un "devoir de mémoire", le caractère politique et critique à l'égard de la France du témoignage de V.Kayimahe explique éventuellement les difficultés rencontrées dans la recherche de fonds.


Si les Tutsi s'identifient parfois aux Juifs avant 1994, le parallèle entre Juifs et Tutsi s'est considérablement répandu depuis. Cette identification puise à la fois dans le discours colonial qui assimilait les Tutsi aux "Juifs de l'Afrique", et dans la culture religieuse chrétienne. Elle a changé de nature depuis 1994, en se structurant désormais sur la notion de génocide à partir de la Shoah, et la référence à la mémoire juive. Mais la mémoire interne offre peu d'exemples d'"inspiration" de la mémoire juive pour l'instant, et il est parfois difficile d'en démêler l'origine : les résultats de l'enquête récemment menée par Raphaël Glucksmann montrent à l'œuvre un double mouvement de projection réciproque, au cours duquel le chercheur occidental, héritier de la Shoah, rencontre des rescapés faisant à leur tour le parallèle avec la Shoah et sa mémoire.


Certaines initiatives plus importantes en termes de moyens supposent que le tiers intervienne de manière plus directe, et non plus seulement dans une position auxiliaire, ce que montre la création du mémorial sur le site de Gisozi inauguré à l'occasion de la commémoration des dix ans du génocide. A résonance clairement politique, l'initiative veut "soutenir" la promotion de valeurs "démocratiques" auprès du futur électorat rwandais. Soutenu par l'Etat et la ville de Kigali, le projet repose cependant sur des fonds extérieurs. A côté des associations de rescapés rwandaises, ce sont des associations anglaises de rescapés de la Shoah qui en sont à l'origine. Les frères James et Stephen Smith, concepteurs du Gisozi Genocide Education Project, prônent une approche "pédagogique" et éducative tournée vers la compréhension du génocide et l'écoute des rescapés (à côté d'un centre de documentation sont prévues des interventions de rescapés en milieu scolaire). La pertinence de la "méthode" envisagée est justifiée par les modèles l'ayant inspirée : le centre consacré à la mémoire de l'Holocauste déjà réalisé par J. et S.Smith en Angleterre, les mémoriaux israéliens et un mémorial créé dans la ville sud-africaine de Cape Town. Le discours, d'inspiration universaliste, témoigne d'un souci d'efficacité qui peut faire douter de la pertinence d'un tel mémorial dont le "concept" est livré "clef en main". Mais si l'intervention du "tiers" occidental est ici particulièrement visible, elle semble toutefois fonctionner comme un "passage du témoin", le site de Gisozi étant jusqu'à présent perçu comme une réussite par ses visiteurs.


Outre les projets réalisés en partenariat avec l'Etat, des initiatives émanent directement de tiers occidentaux, en particulier des organisations concernant la mémoire et l'historiographie de la Shoah. Etonnamment, ces projets sont plus souvent anglo-saxons ou israéliens. A l'exception notoire de Fest'Africa, qui présente la spécificité d'être à la fois un projet français et africain, et d'associations comme Survie et Agir ici, les associations françaises restent peu représentées. L'absence quasi-totale d'acteurs allemands étonne, et si l'événement trouve un écho certain en Allemagne, c'est surtout sur un plan scientifique et universitaire, la mémoire de l'événement y restant singulièrement absente de l'espace public. Or si la situation au Rwanda au lendemain du génocide reste inédite, les similitudes avec la situation de l'Allemagne au lendemain de la guerre sont évidentes: même si les Allemands n'ont pas massivement pris part au processus d'extermination du judaïsme d'Europe, une grande partie de la population a assisté à la mise en place d'une politique d'exclusion, sans compter les nombreux criminels au sein de la Wehrmacht. Les références à l'Allemagne et au processus démocratique mis en place par la RFA dès 1946 restent pourtant relativement rares, et très peu d'ONG et de centres de recherches allemands sont associés au travail de mémoire.


La majorité des interventions étrangères émane d'associations de recherche parfois comparatistes, mais centrées sur l'"Holocauste", et d'associations de rescapés de la Shoah anglo-saxones. En 2002, le projet "Remembering Rwanda" ("Rappelons-nous du Rwanda") est lancé. Il se construit autour d'une injonction à se souvenir adressée à la communauté internationale. Ses concepteurs sont à l'origine des démarches pour obtenir de l'Union Africaine une reconnaissance du dixième anniversaire. Fait notoire, le projet prévoyait de charger Daniel Libeskind, l'architecte et concepteur du musée juif de Berlin et du site de "Ground Zero", de créer un mémorial pour le dixième anniversaire du génocide (projet qui ne semble pas avoir abouti pour le moment). On ne peut s'empêcher de voir ici un certain décalage entre des initiatives locales, émanant de rescapés ou de collectifs présents au Rwanda depuis 1995, et une telle conception "universaliste" du "travail de mémoire" inspiré de la mémoire de la Shoah. Mais "Remembering Rwanda" se veut avant tout une coordination de projets souvent déjà conçus au préalable au niveau local. L'initiative a donc manifestement pour but de conférer un écho international à la commémoration.


Enfin, des commémorations sont organisées depuis 1995 par des Rwandais à l'extérieur du Rwanda, souvent conçues comme des journées de réflexion sur les génocides. L'association Ibuka a ainsi organisé depuis 1995 des commémorations à Paris et à Bruxelles dont l'un des mots d'ordre est de construire un "nouveau 'Plus jamais ça'", notamment en invitant "des représentants des peuples dont l’histoire fut marquée d’un génocide". La communauté rwandaise en diaspora manifeste, depuis son apparition, une forte volonté de maintenir l'identité culturelle rwandaise à travers la musique, le chant, la danse, cette volonté restant, avant 1994, souvent liée à la détermination de retourner au Rwanda, ainsi qu'à une volonté politique de mettre un terme au régime en place. Si le choc du génocide amène beaucoup d'exilés à se pencher sur l'histoire de la Shoah et sur les témoignages qui en sont issus, pour tenter de saisir le sens de l'événement, cet intérêt ne se fait pas au détriment des formes culturelles spécifiques que peut prendre leur mémoire rwandaise. Le détour par l'histoire et la mémoire occidentales de la Shoah peut mener à des formes de syncrétisme inédites. Citons l'exemple de la Communauté Rwandaise de France qui, pour tenter d'attirer l'attention des Français sur le génocide et rassembler Rwandais en exil et Français d'origine rwandaise, organise à Paris, le 16 juillet 1994, alors que le génocide n'est pas encore achevé, une grande manifestation musicale et festive au Trianon. Une telle manifestation est profondément étrangère à ce qu'un "Occidental" pourrait concevoir pour rassembler un public autour d'un tel événement. Cet exemple ne peut qu'inviter à observer comment, au-delà de formes "mimétiques" somme toute limitées, se construit la spécificité de la mémoire du génocide.

 

Entre spécificités et singularité, le processus mémoriel rwandais


Si les formes de "mimétisme" ou d'"inspiration" sont indéniables dans la "politique mémorielle", L'Etat rwandais a su trouver une voie propre, inhérente à sa situation singulière. Et s'il détermine pour une grande part les modalités de cette mémoire, il n'est qu'un acteur social parmi d'autres, les associations de rescapés et l'ensemble de la société rwandaise s'impliquant, chacun selon ses propres orientations, dans la "gestion" mémorielle de l'événement. Le pouvoir de Kigali est pris dans un réseau de contradictions : au plan international, il demande légitimement la reconnaissance du génocide, et la prise en compte des difficultés propre à un Etat chargé de gérer une situation post-génocidaire. Il se retrouve acculé entre la nécessité de créer puis de conserver une "unité nationale" et les différentes revendications émanant des composantes de la société : non seulement Hutu et Tutsi, mais anciens exilés tutsi et rescapés, exilés hutus de retour des pays limitrophes, et criminels qu'ils s'agit de "réintégrer".


Les formes qu'ont prises les commémorations dans ce contexte politique et social complexe illustrent une particularité de la "voie rwandaise". Il apparaît que le "plaquage" hypothétique de la mémoire de la Shoah reste limité. On retrouve évidemment la thématique du "Plus jamais ça", le souci de donner une identité aux victimes dont les noms sont inscrits sur des panneaux près des lieux d’inhumation. Le thème de la réconciliation nationale, très présent, s'inscrit dans une tentative de désethniciser les rapports sociaux et de refonder un projet démocratique sur l'"unité nationale", et dont la Commission Nationale pour l'Unité et la Réconciliation, créée en mars 1999, est la traduction institutionnelle. L’Eglise se fait l’écho de cette volonté de réconciliation nationale, qui passerait pour elle par un "pardon" chrétien et une renonciation à la "vengeance". Le discours religieux, émanant parfois au Rwanda des milieux charismatiques non reconnus par le Vatican, peut donner lieu à des dérives aux accents négationnistes.


Dans ce contexte, la référence à la destruction du judaïsme européen peut parfois jouer le rôle d’un repoussoir salutaire : la démarche du pardon (en tout cas d'un pardon "collectif") reste étrangère à la problématique de la destruction génocidaire, qui appelle avant tout une nécessité de justice. Les autorités et les associations de rescapés travaillent souvent en partenariat avec l'Eglise, qui reste un élément essentiel du tissu social rwandais. Mais le discours religieux tenu sur les bourreaux et les victimes, l'interprétation même de l'événement génocidaire, en brouillent le sens. En parlant de la nécessité d'un pardon mutuel, l’Eglise associe souvent de manière indistincte toutes les victimes, hutues comme tutsies, du génocide aussi bien que du FPR, dans des cérémonies communes. Cette compétition symbolique des pouvoirs politique et religieux pour la mémoire, qui mène à partir de 1996 à un conflit quasi ouvert entre l’Etat et l’Eglise, n'est qu'un exemple du fait qu'il n'existe aucune unanimité nationale possible en la matière.


Depuis 1995, l’évolution des commémorations annuelles du génocide semble difficilement réductible à une logique linéaire. Les juridictions Gacaca suscitent le débat concernant la possibilité d'un pardon, cette fois non plus au sens chrétien, mais intégré dans un effort de justice où il se cache parfois derrière la notion de "réconciliation". Le bilan actuel de cette initiative reste mitigé, dans un contexte souvent difficile pour les rescapés contraints de vivre à proximité des anciens bourreaux, et qui leur demandent dans les meilleurs des cas de "pardonner", les menacent ou les assassinent dans les pires. Sans compter le fait que les procès en Gacaca constituent de véritables "boîtes de Pandore" mettant au jour des dizaines de milliers de crimes restés impunis depuis 1994.


Les rescapés insistent souvent sur l'écart infranchissable qui existe entre une possible cohabitation pacifique et une quelconque "réconciliation". De la même façon qu'on a pu accuser le régime de Kigali d'"instrumentaliser" la mémoire du génocide pour justifier sa politique étrangère, on entend des critiques virulentes à l'égard de la gestion de la mémoire au Rwanda même. Pour nombre d'opposants, la "politique de la mémoire" est détournée de son but pour servir les intérêts de l'équipe dirigeante et museler les voix discordantes. Si les rescapés sont associés aux commémorations, ils n’en sont pas les concepteurs : c'est l'Etat qui a autoritairement organisé et a fixé les dates de la semaine commémorative (1er-7 avril de chaque année). Il s'est longtemps trouvé en situation de conflit larvé avec la principale association de rescapés du génocide, Ibuka, qui ne représente elle-même qu’une partie des rescapés. Le livre récemment paru d'Esther Mujawayo, une rescapée co-fondatrice de l'importante association de veuves du génocide Avega, relate bien les difficultés des rescapés au lendemain du génocide, et leur relatif isolement dans une société dominée par la volonté d'oubli et de reconstruction.


Il ne faut pas occulter enfin les grandes différences de lectures de l'événement dans la société rwandaise. Car aux clivages Hutu/Tutsi, ville/campagne, rescapés/bourreaux ou population ayant "laissé faire", qui se recoupent seulement partiellement à chaque fois, s'ajoute le déphasage entre les Rwandais qui habitaient le pays avant le génocide et ceux revenus s'installer après parfois trente ans d'exil. A cela s'ajoute la spécificité d'une certaine "idéologie" du FPR. Fondée sur un refus virulent de la "victimisation" et un combat pour la dignité et les droits civiques dans les pays d'exil, elle se développe à partir de la fin des années 80 jusqu'au déclenchement de l'offensive en 1990. Au lendemain du génocide, José Kagabo parlera de "l'idéologie libératrice du FPR qui dissimule la douleur". Nombre de rescapés témoignent d'un décalage douloureux avec la mémoire du tiers, qui se joue ici non seulement avec l'Etat soucieux de construire sa "réconciliation nationale" mais aussi avec la population. Le "deuil collectif" que l'Etat essaie de susciter se trouve dans un réseau de contradictions dû à la diversité des mémoires, et l'on est tenté de parler avec Marcel Kabanda de "quatrième ethnie" à propos des rescapés du génocide. Il existe donc "un sentiment que l'on rencontre chez pratiquement tous les Rwandais de l'intérieur" qui "éprouvent un malaise vis-à-vis de ceux qui arrivent de l'extérieur", ce qui suggère, comme le souligne Catherine Coquio, que dans toute politique de la mémoire et gestion de l'après d'un génocide, ce sont peut-être les rescapés eux-mêmes qui restent les plus difficiles à "intégrer".


En 1995, José Kagabo parlait d'un paysage mémoriel et social dévasté, dans un pays où personne n'avait les moyens de "structurer, de construire, de socialiser" la mémoire du génocide. Surgissaient alors les risques de la banalisation, de l'oubli, du refoulement, dont Kagabo rappelle combien ils sont constitutifs du processus mémoriel depuis 1959. Mais s'il semblait à Kagabo que le travail de structuration de la mémoire faisait défaut en 1995, il paraît mieux engagé aujourd'hui. Les difficultés subsistent, mais c'est la société dans sa majeure partie qui a pris conscience de la nature du crime génocidaire.


La spécificité la plus marquante des modalités de la mémoire du génocide réside indéniablement dans la tentative d'élaborer un "deuil collectif" à travers les cérémonies d'inhumation organisées par l'Etat depuis 1995, et parfois, au niveau local, par les associations. Chaque année a lieu une cérémonie officielle le 7 avril au cours de laquelle sont enterrés des corps de victimes extraits de fosses communes qu'on ne cesse de découvrir. En 1996, les autorités ont décidé d'exposer les corps dans certains sites où ont eu lieu les massacres les plus terribles. Bien que controversés - l'exposition des cadavres transgressant les rites funéraires à la fois rwandais et chrétiens hérités de la colonisation, et créant parfois un conflit entre rite privé et rite public institutionnel - ces sites-mémoriaux permettent de mettre en route un processus de deuil.

 

Un possible "effet retour" sur la mémoire de la Shoah


C'est d'ailleurs en observant un étonnant "effet-retour" sur la mémoire d'autres héritiers de génocides que l'on peut prendre la mesure de la capacité de ces sites à restaurer le passage du réel au symbolique, qui permet le deuil, dans un contexte où c'est précisément la disparition des corps qui empêche ce travail. Ainsi Hélène Piralian, de parents arméniens, témoigne de cet "effet retour". Et Jacqueline Bikhovsky, venue s'exprimer en tant que survivante de la Shoah lors de commémorations organisées en Belgique en 1995 et en 1996, témoigne de l'effet singulier de ces cérémonies sur sa propre mémoire. Ces expériences collectives du deuil lui rappellent l’absence de sépulture de ses parents morts dans les camps nazis : "il m'est venu (…) l'idée curieuse que cette vision tragique mais concrète était bénéfique pour le cœur et la mémoire des Rwandais. En les regardant, je pensais que, comme eux, j'aurais aimé voir les corps des miens plutôt qu'imaginer sans répit qu'ils sont partis en fumée dans le ciel et que leurs cendres sont retombées sur les champs de blé allemands." C'est le travail de deuil des Rwandais qui permet à la survivante de se remémorer son propre passé d'enfant cachée : "En recherchant, pour eux (les Rwandais), les traces de l’Histoire, j’ai regardé la mienne en face".


L'exemple de Jacqueline Bikhovsky est loin d'être isolé : les réactions de la communauté juive ont très rarement été dans le sens d’une contestation du génocide des Tutsi au nom de l’unicité de la Shoah. Il semble y avoir eu un "effet retour" sur la mémoire de la Shoah, les représentants d’organisations juives amenés à s’exprimer sur le génocide ayant au contraire souligné l’évidente similitude entre les deux génocides, et déploré l’échec politique du mot d’ordre d’après Auschwitz "Plus jamais ça". La simultanéité entre le déclenchement du génocide au Rwanda et les commémorations du 50ème anniversaire du débarquement frappent particulièrement les esprits en 1994. Le fait que l'exposition conçue à partir du livre de Y. Mukagasana soit montrée d'abord au Musée de la Résistance et de la Déportation de Lyon, puis au CDJC en avril 2004, revêt, à lui seul, une portée symbolique.


Au sein des discours militants ou officiels témoignant d'un "effet-retour" sur la mémoire juive de la Shoah, une exception mérite ici d'être commentée : celle de ce journaliste de Tribune Juive, Stéphane Trano, qui accuse l’association Ibuka (dont il rappelle que le nom, qui signifie "Souviens-toi", rappelle le "Za'hor" hébraïque) lors de la première commémoration du génocide à Paris en 1995 de "confiscation" des rites mémoriels, en encourageant "une culture du malheur stéréotypée", un "culte de la mémoire fourre-tout". Dans un parfaite méconnaissance des faits (il accuse Ibuka d’utiliser le calendrier commémoratif de la libération des camps nazis, ignorant que le génocide des Tutsi commençait le 7 avril), il dénonce une "récupération suspecte" de la mémoire, "une esthétisation narcissique (…) qui nie l’identité du peuple martyr". Le même journaliste avait pourtant dénoncé, à peine trois mois auparavant, le culte de la mémoire de la Shoah sur fond d’un "devoir de mémoire" vidé de sens à une époque où se multiplient les génocides. Il avait alors commis l’excès inverse de la négation, celui d'une dilution de la notion de génocide, détachée de son sens juridique, et dont il soulignait pourtant combien il est important de la "penser" et de la "définir".


A côté de cet exemple de dérive, d'autres indices semblent indiquer un écho important dans le champ intellectuel "juif" : dès 1996, la Revue du Monde juif publie un article de Jean-Pierre Chrétien, tandis que Les Temps Modernes, dirigés par Claude Lanzmann, figure intellectuelle et artistique ayant longtemps tenu à affirmer l'"unicité" de la Shoah, consacrent très tôt des articles au Rwanda : publication d’articles de Luc de Heusch et Claudine Vidal en 1994, de Dominique Franche en 1995, un incontournable numéro spécial sur "les politiques de la haine au Rwanda-Burundi" en 1995 et un nouvel article de C.Vidal en 2001. La date importante sur le plan symbolique de la commémoration des dix ans du génocide donne lieu à nombre de publications, parmi lesquelles on peut citer le numéro de la rentrée 2004 de la Revue d'Histoire de la Shoah, qui sera consacré au génocide des Tutsi, ainsi qu'un "entretien croisé" entre Simone Veil et Esther Mujawayo.

 

(texte publié sans son appareil de notes, nous vous renvoyons à sa version imprimée.)