Paru dans la collection dirigée par Claude Lefort,
l’ouvrage de Catherine Coquio n’est pas un énième
récit sur le génocide rwandais mais se présente
comme un discours analytique sur ses récits. En effet, à la
différence des nombreux ouvrages parus sur le sujet,
l’auteur, présidente de l’Association
Internationale de Recherche sur les Crimes contre l’Humanité et
les génocides (Aircrige), n’apporte pas de nouveaux
témoignages mais elle se donne comme objet d’analyse
les récits, récits d’avant le génocide
et récits d’après le génocide
qui composent les deux parties de l’ouvrage : une première
partie « 1894-1994 – La fable du Hamite. Exotisme
racial et idéologie génocidaire » traite
des mythes et des fables, dans leurs sens de récits
fictionnels et légendaires, dans lesquels la haine
raciale et la folie meurtrière ont pu trouver leurs
fondements ; la deuxième partie « 1994 – 2004 – Le
tiers, la mémoire, l’oubli » analyse les
récits du rescapé, du tiers, du survivant exilé,
de l’absent, du « témoin d’à côté et
d’après », de la victime et du tueur,
sous l’angle de leurs fonctions, « devoir de
mémoire » et travail de deuil, et de leurs formes
entre témoignage et littérature ou expression
artistique, et enfin des réceptions auxquelles ont
donné lieu les publications et événements
suscités par la commémoration des dix ans du
génocide.
La première partie montre comment l’idéologie
coloniale et précoloniale a produit la haine raciale
fondée sur la création d’une figure mythique
(le « Hamite ») incarnée dans le Tutsi
et investie « des tâches symboliques surhumaines,
sinon métaphysiques » (p. 41), « de surmonter
le partage ancestral des races noires et blanches et de réconcilier
les deux familles bibliques, celles de Cham et de Sem » (p.
42).
Les explorateurs ont nourri une image fantasmée du
royaume du « Ruanda », l’un des derniers
pays du continent africain à avoir été conquis
en 1894 et dont « le prestige exotique » a été bâti
sur l’imaginaire de la quête symbolique des sources
du Nil, sur la réputation guerrière du pays
qui a longtemps résisté aux conquêtes,
et sur « la figure d’une race mystérieuse,
proche et lointaine, prestigieuse et redoutable, troublement
métissée » (p. 22). C’est sur ces éléments
mythiques que s’est construit le « surinvestissement » d’un
groupe humain, les « (Watutsi », « une
variante de noir supérieur », incarnation de « l’Africain
civilisé » (ibid.), « nommée « Hamite », « originaire
de la race d’Ethiopie dite « sémitique-hamitique » (p.
31) que son origine « asiatique », c’est-à-dire
blanche, distinguait de la malheureuse « race de Cham » (p.19).
Dès 1894, l’Européen colporta une narration à prétention
historique fondée sur une « théorie ethnologique » (Speke)
construite par lui et mettant en scène « les « twa »,
peuples de Pygmées chasseurs, premiers occupants de
ces terres, refoulés dans les forêts par les « Hutu »,
peuple de Bantous agriculteurs, bientôt promis à la
domination fatale des « Tutsi », peuple de Hamites
pasteurs et guerriers venus du Nord » (p. 25). La malédiction
de Cham serait sauvée par le « Hamite »,
assimilé à l'Ethiopien, à l'Egyptien
puis au Juif ; ainsi les peuples dits hamites ont pu être
dénommés les « Juifs d’Afrique » (p.
45). Le Tutsi, représentant du « Hamite »,
investi du pouvoir de changer le Noir en Blanc et en Juif,
a été accusé d’opprimer le Hutu
et de vouloir « exterminer le peuple noir » (T.
Sotinel cité p. 61).
Cette prétendue supériorité raciale
que l’explorateur puis le colonisateur attribuent au
Hamite, le « double de l’Européen », « l’autre
du nègre » (p.34), étayée par
les textes bibliques et les thèses « scientifiques »,
notamment celle de Gobineau sur « l’inégalité des
races humaines » (1853), va produire une stéréotypisation
positive du Tutsi au détriment des autres groupes.
Cette fable raciale issue du fantasme européen, incorporée
par les différents groupes, et notamment par les Hutu,
qui l’ont subie comme « une école d’humiliation
chronique » (p.22), a engendré le retournement
du stéréotype en une stigmatisation du Tutsi
exacerbée jusqu'à l'émergence d'une
nécessaire extermination "raciale".
En Europe, le génocide de 1994 a été catégorisé comme « massacre
interethnique » alors même que, selon les recherches
de J.-P. Chrétien1, Tutsie et Hutus ne réfèrent
ni à « des races, ni des ethnies, ni même
des castes ou des classes, mais des groupes définis à partir
de critères socioprofessionnels singuliers et de clans
lignagiers dotés de mythes d’origine » (p.
33). Ce choix dénominatif de « massacre ethnique » a
eu une fonction rassurante et déculpabilisante pour
l'Occident : elle a permis de classer les exactions au registre
de « la barbarie africaine », ce qui a contribué à prolonger
le mythe colonial, en alimentant ainsi l’imaginaire
exotique (p.65).
Du côté des rescapés, c'est « le
sentiment d'étrangeté » (p. 66-67) qui
domine : les rescapés se sentent étrangers à leur
pays, à leurs voisins, étrangers à eux-mêmes
aussi car privés de leur passé, incompris,
ils se sentent appartenir à « une quatrième
ethnie ».
Dans la deuxième partie, Catherine Coquio s'interroge
sur le sens des formes prises par le travail de mémoire
et sur le rôle du tiers dans le travail de deuil. A
partir des années 2000 et dans la perspective de la
commémoration des dix ans du génocide, on voit
en effet se mettre en œuvre un travail de mémoire, à la
fois au Rwanda sous la forme d'une politique de la mémoire,
et en Europe, par une intense activité éditoriale
et artistique, autour de l'expression littéraire et
du témoignage. Si la mise en mots, la re-présentation
de « l'irreprésentable » (J. Delcuvellerie
cité p. 74) a une fonction symbolique de deuil, celle
de « donner une forme et un sens à la perte » (p.
75), si cette « fable du deuil » permet de rétablir
le lien avec l'humain, le partage de ce deuil entre Africains
et Européens ainsi que le relais opéré doublement
par la fiction et par le rôle du tiers, posent une
série de questions : « celle d'une reconduite éventuelle
de postures coloniales dans le processus mémoriel,
lorsque l'intervention est européenne ; celle d'une
projection ou appropriation abusive lorsqu'elle est africaine
; celle d'une déréalisation de l'événement
allant de pair avec l'esthétisation de son écriture,
que le tiers soit Européen ou Africain » (p.
76). Catherine Coquio distingue ainsi, à la suite
de Giorgio Agamben2, deux types de témoins : le survivant
et le tiers ou l'intermédiaire garant, qui témoignant
pour le témoin, à travers la mise en scène
du survivant, prend le statut de témoin, en créant « une
vérité fictionnelle » en lieu et place
de la réalité vécue par les rescapés.
Le tiers joue par conséquent un double rôle
de « relais » de transmission de la mémoire
mais aussi dans le même temps, d'« écran » au
travail de deuil (p. 75-77).
Du côté rwandais, la politique de la mémoire
mise en chantier par le gouvernement n'a pas été simple,
d'abord par l'aspect paradoxal des objectifs assignés
tels que la restauration d'une vie sociale et la nécessité d'empêcher
l'impunité, ou l'entreprise d'un deuil collectif et
l'internationalisation de la mémoire du génocide
de façon à « l'inscrire dans une autre écriture
de l'histoire » (p. 79), mais aussi par des choix difficiles à opérer
entre la déclaration d'un deuil collectif national
(rassemblant Hutu et Tutsi) et le respect du deuil des victimes
du génocide Tutsi. Ces questions ont donné lieu à de
nombreux débats entre l'Etat et les associations de
rescapés, entre l'Etat et l'Eglise, concernant notamment
les sites des mémoriaux et le parti pris d'exposition
des corps, entre l'Etat, les associations et le Tribunal
Pénal International pour le Rwanda (TPIR), émanation
de l'ONU, considéré comme impliqué indirectement
dans le génocide et accusé de mauvaise gestion
de l'enquête. Cependant, la mémoire pour les
Rwandais, aux prises avec une détresse matérielle,
morale et psychologique s'est instaurée en maladie
collective que l'Etat rwandais et la science occidentale
ont eu du mal à prendre en charge de façon
adaptée.
Les événements commémoratifs ont suscité une « étrange
actualité culturelle » (p. 97). Tout d'abord
l'organisation au Rwanda de résidences d'auteurs et
d'artistes africains par l'association française Fest'Africa,
Arts et Medias d'Afrique, dont les productions ont donné lieu à des
rencontres au Rwanda et en France et à des créations
et publications en tout genre, y compris celles de la littérature
négationniste, qui a suscité une prise de conscience
du devoir de mémoire du génocide rwandais en
France.
Le caractère d'étrangeté que Catherine
Coquio relève dans cette foisonnante actualité culturelle
réside dans la contradiction entre texte de témoignage
et texte de littérature, contradiction qui se situe
d'abord au niveau de l'intention littéraire, dans
un pays qui n'a pas développé une culture écrite
et encore moins une culture littéraire (p. 100) mais
aussi au niveau de la confusion entre preuve et œuvre
(p. 105) : tant que le travail du droit et l'histoire n'ont
pas attesté de la reconnaissance des événements,
le rescapé doit inlassablement administrer les preuves,
régulièrement bafouées par la négation,
alors même que la question de la fidélité au
réel ne se pose pas pour lui, « comme il lui
est inutile de "devoir" se souvenir, tant il ne
peut oublier » (p. 141). C'est en priorité la
nécessité de dire, de crier, de faire sortir
hors de soi, pour échapper à la folie, qui
suscite « le besoin ou le désir d'écrire
(qui) ne se confond pas avec l'intention littéraire » (p.
109).
Si incontestablement le corpus généré par
le génocide a donné naissance à un genre
nouveau, cependant Catherine Coquio relève l'ambiguïté d'une
telle production qui repose la question du rôle de
l'Européen qui en tant que tiers participe de la production
et de la transmission des témoignages. Le texte co-produit
par un témoin et un auteur s'expose au risque de la
projection du modèle européen sur l'expression
des sentiments rwandais ; ce mode d'assistance du tiers européen,
qui peut être perçu comme une intrusion, contribue,
d'une certaine manière, à faire perdurer la
relation de domination coloniale.
L'ambiguïté est encore patente dans le fait que
la publication des œuvres ait été produite
en Europe, en langue française, langue des anciens
colonisateurs, ce qui leur confèrent une réception
limitée au Rwanda, pays dans lequel les traditions
orales sont ou étaient – avant d'être
partiellement détruites par le génocide – partie
de la culture rwandaise.
Le témoignage du survivant exilé prend un relief
particulier, l'exil permettant de prolonger le témoignage
par des activités publiques. Catherine Coquio l'illustre à travers
trois cas. Yolande Mukagasana a choisi l'écriture
comme substitut au deuil ; dans ses deux ouvrages, elle retrace « les
péripéties du parcours d'un retour à l'humanité » (p.112).
Bien que l'auteur ne se revendique pas comme écrivain,
les textes écrits et dits sur scène sont des
hybridations de témoignage et d'expression artistique
(littéraire et théâtrale) qui provoquent émotion
et malaise ; cette ambiguïté de genre a permis
de dépasser le rapport de forces avec les négationnistes
pour toucher directement le tiers à l'état
de public. Les textes de Vénuste Kayimahe s'inscrivent
plus délibérément dans une démarche
politique de dénonciation de la haine raciale, de
la trahison française et de la corruption, qu'il y
relate les collusions des régimes ou le parcours autobiographique
du survivant. Le parcours personnel d'Esther Mujawayo entre
le Rwanda et l'Europe et son expérience de survivante
lui permettent de porter son regard à la fois sur
la réalité rwandaise et européenne.
Elle témoigne de « la folie du réel ou
plutôt des réels qui forment l'humain (et qui)
engendre l'autre folie : celle "normale" des rescapés » (p.122),
et après une première réaction de rébellion
et de révolte face à l'injustice du monde après
le génocide, elle choisit de s'investir aux côtés
du « clan des veuves » d'Avega et « folle
d'une réalité atroce, mais "forte" aussi
d'un savoir traumatique, devient thérapeute » (p.120).
La position d'absent exilé permet aux auteurs de poser
un regard différent, celui d'entre-deux, à la
fois de Rwandais et de chercheur français, sur le
rôle du tiers, seul détenteur de la documentation
et du savoir, et à même de valider les témoignages,
et en raison de la langue, seul en capacité de transmettre.
« Il y a là une autre dimension de l'histoire à comprendre
: celle des effets de la colonisation n'est pas requise seulement
pour expliquer la généalogie du génocide,
mais pour élaborer une anthropologie de la transmission
barrée » (p. 128).
Catherine Coquio s'interroge ensuite sur le rôle du
tiers présent en tant que témoin oculaire,
comme le journaliste, dont le « témoignage a
toute chance d'être juridiquement et historiquement
validé en tant que tel, pour son extériorité supposée "objective" » (p.
131). Pourtant ces témoignages sont empreints de toute
la subjectivité de celui dont la vie a été ébranlée
par ce qu'il a vu.
Autre regard extérieur, celui de l'intellectuel africain,
comme Boubacar Boris Diop, qui en tant qu'Africain, se sentant
investi d'un « devoir d'écriture », choisit
la « fiction critique » comme parti pris d'un
nouveau type d'« engagement », « à l'égard
d'une réalité inédite, et non plus d'une
position idéologique » (p. 141) qui s'exprime
par « une colère radicale contre l'histoire,
ses décideurs et commentateurs : une certaine "intelligentsia
française" affichant son mépris des vies
africaines, mais aussi de "l'intellectuel africain" qui
[…] comprend qu'il ne "sert à rien" » (p.
139). Cette forme de témoignage révèle « la
distance irréductible » qui sépare l'écrivain
engagé de l'écrivain rescapé, témoin
direct : alors que le premier s'efforce de ne pas trahir,
l'écrivain rescapé, dans son absolue nécessité d'être
crédible, est dans l'obligation de déformer,
car « si le rescapé se sent forcé de
témoigner, ce n'est pas seulement parce qu'on voudrait
ne pas l'entendre mais parce qu'il a lui-même du mal à croire
ce qu'il a vécu » (p. 122).
Cette question de la mise en littérature des témoignages
se repose avec encore plus d'acuité à la lecture
des textes de Jean Hatzfeld, écrits à partir
des témoignages des victimes : Dans le nu de la vie,
récit des marais rwandais et des tueurs : Une saison
de machettes. Ces ouvrages que Catherine Coquio situe « entre
témoignage réécrit et poème "naturel" »,
posent à nouveau deux questions à notre auteur
: « celle de l'éventuelle reconduite de postures
coloniales, d'une part, et celle d'une esthétisation
déréalisante du témoignage » (p.
170). Si les deux ouvrages se donnent pour objet la reconstitution
des deux expériences parallèles du génocide
au quotidien, les deux types de retraitement des témoignages,
celui des victimes rescapées, qui « suscite
une mélancolie de pensée active » et
celui des tueurs, qui « provoque le malaise éthique » (p.175)
ont deux fonctions différenciées : le premier
permet d'entrer dans la pensée du génocide
en tant que catastrophe humaine » alors que le second, « véritable
précis d'anthropologie de la violence génocidaire » (p.174), « fait
saisir la logique du génocide en tant que crime inhumain » (p.
175).
Dans son ouvrage, Catherine Coquio démontre la fonction
performative des discours, qui ont le pouvoir de reconstruire
le réel, d'asseoir des rapports de domination et de
manipuler des masses. L'entreprise de l'auteur de Rwanda.
Le réel et les récits n'est pas de relater
le « comment » du génocide, ni d'en élucider
le « pourquoi », mais plutôt, d'essayer
de démêler les fils du tissage d'une mémoire
raciale ; construite à partir d'une fable sur l'origine
importée par les conquérants, explorateurs
ou colons, et prolongée par les textes religieux ou à prétention
scientifique, cette mémoire imaginaire a été transmise
aux Tutsi comme aux Hutu, qui se la sont appropriée
jusqu'à produire, dans la réalité, un
clivage identitaire tel, que la nécessité,
pour le pouvoir Hutu, d'une libération par l'extermination
s'impose.
La force du texte de Catherine Coquio repose sur ce démontage
de la mécanique discursive propre à l'idéologie
civilisatrice qui a conduit au génocide, mais également
sur la mise en relief du prolongement d'une construction
du réel à travers le filtre occidental; envers
et contre la réalité des faits historiques
: la représentation des événements du
génocide par les différentes catégories
de témoins est encore tributaire de l'intervention
de l'autre, comme relais dans la transmission d'une mémoire,
notamment par le biais de la langue du dominant, et à ce
titre, n'échappe pas à la prégnance
d'un interdiscours idéologique.
Le travail de reconstitution de l'imaginaire racial à travers
ces ensembles de textes procède d'une entreprise d'« archéologie
des discours », pré et post génocidaires,
entreprise qui se donnerait pour visée de lever « la
part d'impensé nécessaire à l'éternisation
de tels mythes et à leur réactualisation possible » (p.
42), d'inverser « l'ordre du discours » (Foucault).
Françoise Dufour, publié dans Acta le 17 février
2005